L’être quotidien du là et la déchéance du Dasein


En revenant aux structures existentiales de l’ouverture de l’être-au-monde, notre interprétation a d’une certaine manière perdu des yeux la quotidienneté du Dasein. Cet horizon phénoménal qu’elle s’était donnée pour thème, l’analyse doit le reconquérir. La question est donc maintenant celle-ci : quels sont les caractères existentiaux de l’ouverture de l’être-au-monde pour autant que celui-ci se tienne, en tant que quotidien, dans le mode d’être du on ? Est-ce qu’une tonalité affective spécifique, un comprendre, un parler, un expliciter particuliers lui appartiennent ? Si nous rappelons que le Dasein, de prime abord et le plus souvent, s’identifie au on, la solution de ces questions devient d’autant plus urgente. Le Dasein comme être-au-monde jeté-là n’est-il pas d’abord jeté dans le on avec son caractère public ? Et qu’est-ce que cette publicité signifie d’autre que l’ouverture spécifique du on ? Si le comprendre doit être primairement conçu comme le pouvoir-être du Dasein, une analyse du comprendre et de l’expliciter propres au on devra nous apprendre quelles possibilités de son être le Dasein, pris comme on, a ouvertes et s’est appropriées. Ensuite, ces possibilités elles-mêmes manifesteront une tendance d’être essentielle de la quotidienneté. Quant à celle-ci, enfin, elle doit dévoiler, si elle est ontologiquement expliquée, un mode originaire d’être du Dasein à partir duquel le phénomène de l’être-jeté-là puisse être mis en lumière de façon existentiale. Ce qui est exigé en premier lieu, c’est donc de rendre visible, sur des phénomènes déterminés, l’ouverture du on, c’est-à-dire le mode d’être quotidien du parler, du voir et de l’expliciter. Par rapport à ces phénomènes, il ne sera peut-être pas superflu d’observer que l’interprétation est guidée par une intention purement ontologique et qu’elle se tient, par conséquent, très éloignée d’une critique moralisante du Dasein quotidien ainsi que de toute entreprise de « philosophie de la culture ».

§ 35 Le bavardage (10 al.)

L’expression « bavardage » n’est pas employée avec une connotation dépréciative. Elle signifie un phénomène positif qui constitue un mode d’être du comprendre et de la façon d’expliciter propres au Dasein quotidien. Le plus souvent, le parler s’exprime ouvertement et s’est déjà toujours exprimé de la sorte. Il est langage. Mais dans ce qui a été proféré sont alors incluses la compréhension et l’explicitation. En tant qu’être-proféré, le langage renferme en soi une explicitation de ce que le Dasein comprend. Cet être-explicité est, tout aussi peu que la parole, un étant substantiel : au contraire son être est conforme à ce qu’est le Dasein. C’est à cet état d’explicitation que le Dasein, de prime abord et dans certaines limites, est en permanence livré ; c’est cet état qui règle et répartit les possibilités qu’ont la compréhension moyenne et la disposition d’esprit qui l’accompagne. Dans l’ensemble des complexes de signification qu’il a ordonnés, l’être-proféré met en dépôt une compréhension du monde, telle qu’elle a été ouverte, et avec celle-ci, co-originellement, une compréhension de l’être-là-avec les autres et de l’être-situé. La compréhension mise en dépôt dans l’être-proféré concerne non seulement la part atteinte de l’être-dévoilé de l’étant, mais aussi la compréhension correspondante de l’être-ainsi que les possibilités et horizons qui sont à la disposition du Dasein permettent d’expliciter sur de nouvelles bases et d’articuler conceptuellement. Or, au-delà d’une simple référence au fait originel qu’est cet état d’explicitation du Dasein, il faut s’enquérir du mode d’être existential de la parole proférée qui s’exprime ouvertement. Si elle ne peut être conçue en tant qu’étant substantiel, quel est son mode d’être et que nous dit-il du mode d’être quotidien du Dasein ? (35.al. 1)

La parole proférée est la communication. La tendance d’être de cette dernière a pour visée d’amener ceux qui écoutent à participer à l’être de ce qui a été ouvert, et à le faire en rapport avec ce dont parle la parole. (35.al. 2)

Conformément à l’intelligibilité moyenne qui, là où l’on s’exprime ouvertement, se trouve déjà dans les paroles émises, le discours communiqué peut, dans une large mesure, être compris sans que celui qui l’écoute se porte dans la position d’un être comprenant originellement le sujet du discours. On ne cherche pas à comprendre l’étant dont on parle, mais on écoute le contenu de la parole et donc ce-qui-est-dit de l’étant dont il est parlé lui-même. C’est cela qui est compris, tandis que ce dont on parle ne l’est qu’à peu près, en passant ; celui qui parle et celui qui écoute ont en tête la même chose, et cela parce que ce qui est dit est compris à l’aune du « on » qui est dans la moyenne. (35.al. 3)

L’écoute et la compréhension se sont par avance attachées au contenu du discours, à savoir à ce-qui-est-dit de ce dont on parle. La communication ne « participe » donc pas à la relation primitive de l’être avec l’étant dont on parle, l’être-l’un-avec-l’autre se meut au contraire dans l’interlocution et la préoccupation qui concernent ce que l’on en dit. Ce qui importe à l’être-l’un-avec-l’autre, c’est ce qui est dit. L’être-dit, le dicton, la sentence répondent désormais de la véridicité et de l’adéquation du discours, ainsi que de la compréhension de ce dernier. Et c’est parce que l’acte de discourir a perdu, ou n’a jamais atteint, le rapport primitif de l’être à l’étant dont on parle qu’il ne se partage pas à la façon qui découlerait d’une appropriation originelle de cet étant, mais qu’il le fait par la voie de la rumeur et de la reformulation. Le contenu de la parole, ce qu’elle dit et ce dont elle parle, gagne des cercles toujours plus larges et prend un caractère d’autorité. La chose est ainsi, puisqu’on le dit. C’est en de telles reformulations et de telles rumeurs, au cours desquels le manque d’enracinement au sol, déjà présent au coup d’envoi, s’accroît jusqu’à se transformer en une complète absence de sol, que se constitue le bavardage. Et à vrai dire, il ne reste pas limité à la reformulation orale, mais il se propage dans l’écrit où il devient « durable ». Dans ce cas, la reformulation n’est plus fondée dans un ouï-dire mais se nourrit de ce qu’elle a lu. Dans l’écrit, la compréhension moyenne du lecteur ne peut trancher entre ce qui est conquis de façon originelle et ce qui est reformulé. Plus encore, la compréhension moyenne ne voudra même pas faire une telle distinction et n’en aura même pas besoin puisqu’elle comprend tout de façon directe. (35.al. 4)

L’absence de sol du bavardage ne lui barre pas l’accès à l’être-public, mais le favorise au contraire. Le bavardage est ainsi la possibilité offerte au Dasein de tout comprendre, et cela sans s’être au préalable approprié la chose dont il s’agit. Le bavardage préserve sans doute du danger d’échouer dans une telle appropriation. Le bavardage, que tout un chacun peut ramasser au passage, ne délie pas seulement de la tâche de comprendre vraiment, mais en outre il façonne une façon de comprendre, neutre et indifférente, à laquelle rien n’est inaccessible. (35.al. 5)

Le parler, qui fait partie de la constitution d’être déterminante du Dasein et contribue à en constituer l’ouverture, a la possibilité de devenir bavardage et, en tant que tel, de ne pas tant tenir l’être-au-monde ouvert dans une compréhension ordonnée que de le refermer et, ce faisant, de dissimuler l’étant intramondain. Pour cela, il n’est pas besoin d’une intention de tromper. Le bavardage, en effet, n’a pas le mode d’être de ce qui, en toute conscience, fait passer quelque chose en tant que quelque chose d’autre. Le fait que ce qui a été dit et qui vient à être propagé soit sans fond suffit pour que l’ouverture se retourne pour devenir fermeture. Car ce qui a été dit va être d’emblée toujours compris en tant que « ce qui est », c’est-à-dire en tant que dévoilement. Ainsi, du fait que, par nature, il s’abstient de tout recours à l’assise de ce dont on parle, le bavardage, nativement, est une fermeture. (35.al. 6)

Cette fermeture s’accentue derechef par le fait que le bavardage, dans lequel est soi-disant atteinte une compréhension de ce dont on parle, entrave, en raison de cette « présomption », tout questionnement nouveau et toute objection en les réprimant ou les retardant. (35.al. 7)

Dans le Dasein, cet état d’explicitation qu’est le bavardage s’est toujours établi. Nous apprenons à connaître les choses de prime abord de cette manière, et nombreuses sont celles qui ne vont jamais au-delà d’une telle compréhension moyenne. Cet état d’explicitation quotidien, le Dasein s’y développe d’emblée et n’est jamais capable de s’en soustraire entièrement. C’est dans cet état d’explicitation, à partir de lui ou en opposition à lui, que se déroulent toute compréhension, toute explicitation et toute communication authentiques, tout re-dévoilement et toute appropriation nouvelle. Un Dasein qui, privé de cet état d’explicitation, serait indemne de tout contact et de toute les séductions qu’il peut exercer n’en viendrait jamais à être placé en face du champ libre d’un « monde » pour seulement regarder ce qui est présent. Le pouvoir qu’exerce l’état d’explicitation public a même déjà tranché quant aux diverses possibilités qu’a le Dasein d’être disposé affectivement, c’est-à-dire quant aux modes de base dans lesquels le Dasein se laisse aborder par le monde. Le on conditionne la disposition affective, il prédétermine ce que l’on « voit », et comment « on » le voit. (35.al. 8)

Le bavardage qui, de la manière que nous avons indiquée, referme le Dasein, est le mode d’être de la compréhension qu’a le Dasein dès lors que ladite compréhension est coupée de ses racines. Toutefois le bavardage ne se présente pas comme un étant substantiel à même un autre étant substantiel, il est au contraire lui-même existentialement continuellement déraciné. Ontologiquement, donc en tant qu’être-au-monde, le Dasein qui se maintient dans le bavardage est coupé des relations d’être authentiques, primitives et originelles, qui sont en rapport au monde, à l’être-là-avec et à l’être-situé lui-même. Il se tient en suspens et, dans cette modalité pourtant, il se tient toujours près du « monde », avec les autres et en rapport à lui-même. Seul un étant dont l’ouverture est constituée par le discours comprenant tout en étant dans un certain état affectif, c’est-à-dire seul un étant qui, dans cette constitution ontologique, est son là, autrement dit est « au-monde », seul un tel étant a la possibilité d’être à ce point déraciné que, loin de constituer un non-être du Dasein, cet état affectif constitue bien plutôt sa « réalité » la plus quotidienne et la plus tenace. (35.al. 9)

Toutefois, dans l’évidence et l’assurance qui sont inhérentes à l’état d’explicitation moyen repose le fait que, sous la protection dudit état, l’inquiétante étrangeté de sa condition par laquelle il pourrait être entraîné vers une absence croissante de sol reste cachée pour le Dasein [au sujet de l’inquiétante étrangeté (Unheimliche) : § 40-16]. (35.al. 10)

§ 36 La curiosité (7 al.)

À l’occasion de l’analyse du comprendre et de l’ouverture du là en général, il a été fait référence au lumen naturale, et l’ouverture de l’être-situé a été nommée l’éclaircie du Dasein dans laquelle devient avant tout possible la vue. La vue elle-même, en considération du mode de base de tout acte d’ouverture conforme à ce qu’est le Dasein, autrement dit en considération de toute compréhension, nous l’avons conçue au sens de l’appropriation native de l’étant auquel le Dasein, conformément aux possibilités d’être essentielles qui sont les siennes, peut se rapporter. (36.al. 1)

La constitution fondamentale de la vue-native se montre à même une tendance « à voir » qui est spécifique de la quotidienneté. Nous désignons cette tendance par le terme de curiosité, laquelle n’est pas restreinte au fait de voir, mais exprime la tendance à permettre la rencontre du monde sous la forme d’une réception spécifique. Ce phénomène, nous l’interprétons avec une intention ontologique principielle ; nous ne rétrécissons pas notre orientation à la seule connaissance, laquelle très tôt, et déjà dans la philosophie grecque, a été conçue, sans que cela n’ait rien de fortuit, à partir du « désir de voir ». Le traité qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote, se place en tête, commence par la phrase : « tous les hommes, par nature, désirent connaître » |Métaphysique, A 1, 980 a 21|. Par essence, l’être de l’homme renferme, d’après Aristote, le désir de voir. Par là, va être introduite une investigation qui tente de découvrir, à partir du mode d’être du Dasein, l’origine de l’exploration scientifique de l’étant et de son l’être. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est pas fortuite. Ce qui en elle accède à la compréhension formelle et complète, c’est ce qui était esquissé dans la proposition de Parménide : « le penser et l’être sont une même chose ». L’être est ce qui se montre dans la réception pure par intuition, et le fait de voir dévoile l’être. La vérité originelle et authentique repose dans l’intuition pure. Cette thèse restera le fondement de la philosophie occidentale. C’est en elle que la dialectique hégélienne a son motif, et cette dernière n’est possible que sur sa base. (36.al. 2)

Cette remarquable primauté du « voir », Augustin l’a soulignée dans le contexte de l’interprétation qu’il fait de la concupiscentia |Confessions, livre X, chapitre 35|. Le fait de voir, en effet, appartient proprement aux yeux. Mais nous faisons également usage de ce mot « voir » pour les autres sens, lorsque nous en faisons usage pour connaître. En effet, nous ne disons pas : écoute comme cela scintille ; ou bien, sens comme cela brille ; ou bien, goûte comme cela est éclatant ; ou bien, touche comme cela rayonne ; mais dans tous ces cas nous disons : vois, nous disons que tout cela est vu. À l’inverse, nous ne disons pas seulement « vois comme cela est lumineux » là où seuls les yeux sont concernés. Mais nous disons aussi : vois comme cela résonne, vois comme cela est odorant, vois comme cela est goûteux, vois comme cela est dur. C’est pourquoi l’expérience des sens en général est qualifiée de « désir des yeux », et cela parce que même les autres sens, du fait d’une certaine ressemblance, dès lors qu’il s’agit d’un acte cognitif, s’approprient la performance de la vision, performance pour laquelle les yeux ont la primauté. (36.al. 3)

Qu’en est-il de cette tendance à réceptionner sans plus ? Quelle est la constitution existentiale du Dasein que l’on parvient à comprendre à même le phénomène de la curiosité ? (36.al. 4)

De prime abord, l’être-au-monde ne fait qu’un avec le monde dont il se préoccupe. La préoccupation est guidée par la vue-native, laquelle dévoile l’étant utilisable et le met à l’abri en son être-dévoilé. À tout apport, à toute réalisation projetée, la vue-native fournit une marche à suivre, des moyens de les mener à bien, une évaluation de l’occasion favorable, de l’instant approprié. La préoccupation peut être suspendue : soit elle interrompt ce qu’elle exécute, par exemple pour se reposer, soit elle l’a achevé. Lors du repos, la préoccupation ne disparaît pas ; mais la vue-native devient vacante, elle n’est plus attachée au monde-propre-à-l’ouvrage. Dès lors que le Dasein se repose, il se réinstalle au sein de la vue-native devenue vacante. Le dévoilement de la vue-native du monde-propre-à-l’ouvrage a ce caractère d’être : il rapproche. Devenue vacante, la vue-native n’a plus rien dans son champ d’utilisabilité dont elle aurait à se préoccuper de le rapprocher. En tant que par essence elle est rapprochante, la vue-native se procure des possibilités nouvelles de rapprocher ; ceci veut dire qu’elle a tendance à se détourner de l’étant utilisable le plus proche pour se tourner vers le monde lointain et étranger. Chez le Dasein qui demeure au repos, peut émerger la préoccupation pour des possibilités de ne voir le « monde » qu’en son seul aspect. Le Dasein cherche ce qui est lointain uniquement pour le rapprocher de soi, dans l’aspect que cela a. Le Dasein se laisse emporter par l’aspect du monde ; c’est là un mode d’être dans lequel il se préoccupe de se décharger de lui-même en tant qu’être-au-monde, de se décharger de l’être auprès de l’étant utilisable qui lui est le plus proche au quotidien. (36.al. 5)

Mais si, ainsi libérée, la curiosité se préoccupe de voir, ce n’est pas pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour établir avec ce qui est vu un rapport d’être, mais c’est seulement pour voir. Elle ne recherche la nouveauté que pour sauter derechef de celle-ci vers une autre. Ce dont il y va pour le comportement d’un tel voir, ce n’est pas de saisir et d’être, par le savoir, dans la vérité, mais c’est de possibilités de s’abandonner au monde. C’est pourquoi la curiosité se caractérise par une incapacité de s’arrêter à ce qui est le plus proche. C’est pourquoi également elle ne recherche pas le temps libre permettant de s’arrêter pour contempler, mais elle recherche le trouble et l’excitation qu’apporte ce qui est toujours nouveau et le changement des objets présents. Dans son incapacité de s’arrêter, la curiosité se maintient au sein de la possibilité continuelle de la dispersion. La curiosité n’a rien à voir avec la contemplation admirative de l’étant, avec l’étonnement, le thaumazein ; ce qui lui importe, ce n’est pas que l’étonnement l’amène dans la situation de ne pas comprendre ; elle se préoccupe au contraire de savoir, mais uniquement pour avoir su. Des deux moments constitutifs de la curiosité que sont l’incapacité de s’arrêter dans le monde ambiant dont le Dasein se préoccupe et la dispersion vers de nouvelles possibilités, dérive le troisième caractère de la nature de ce phénomène, que nous appelons l’agitation. La curiosité est partout et nulle part. Ce mode de l’être-au-monde révèle un nouveau mode d’être du Dasein quotidien, mode dans lequel celui-ci se déracine en permanence. (36.al. 6)

Le bavardage lui aussi régit les voies qu’emprunte la curiosité ; il dit ce que l’on doit avoir lu et vu. L’être-partout-et-nulle-part inhérent à la curiosité est livré au bavardage. Dans leur propension au déracinement, ces deux modes d’être quotidiens que sont la parole et la vue ne sont pas uniquement l’un à côté de l’autre, mais l’un de ces modes d’être entraîne l’autre avec soi. La curiosité, à laquelle rien n’est inaccessible, le bavardage pour lequel rien ne reste incompris, se donnent tous deux, c’est-à-dire donnent au Dasein dont ils sont le mode d’être, la garantie d’une « vie » présumée « vivante ». Mais avec cette présomption se manifeste un troisième phénomène caractéristique de l’ouverture du Dasein quotidien : l’équivocité. (36.al. 7)

§ 37 L’équivocité (9 al.)

Lorsque, dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, quelque chose est accessible à tous et sur quoi chacun peut dire ce qu’il veut, il devient bientôt impossible de départager ce qui est ouvert dans une vraie compréhension de ce qui ne l’est pas. Cette équivocité [Zweideutigkeit] ne s’étend pas seulement au monde, mais aussi à l’être-l’un-avec-l’autre en tant que tel, et même à l’être du Dasein dans son rapport à lui-même. (37.al. 1)

Tout a l’air d’avoir été vraiment compris, saisi, dit, et ne l’est, au fond, quand même pas, ou bien il n’a pas l’air d’en être ainsi, alors qu’au fond cela a été vraiment compris, saisi, dit. L’équivocité ne concerne pas seulement la façon dont, à notre convenance, par l’usage et la jouissance, nous disposons de ce qui nous est présentement accessible, mais, en s’étant installée dans la compréhension en tant que pouvoir-être, elle s’est aussi déjà installée dans les modalités de la projection au moyen de la donation par avance des possibilités du Dasein. Non seulement chacun a connaissance, et chacun parle, de ce qui se produit, mais chacun sait également d’ores et déjà quoi dire sur ce qui va à première vue advenir, sur ce qui n’est pas encore là, mais devrait, « certainement », l’être sous peu. Chacun a par avance toujours déjà pressenti et flairé ce que d’autres également pressentent et flairent. Être-sur-une-piste, même si ce n’est qu’à partir d’un ouï-dire – celui qui « est » authentiquement « sur la piste » d’une affaire, n’en parle pas –, c’est la façon la plus insidieuse qu’a l’équivocité de donner par avance les possibilités qu’a le Dasein, non sans aussitôt en étouffer la dynamique. (37.al. 2)

En effet, à supposer que ce que l’on pressentait et flairait vienne un jour à entrer dans les faits de façon effective, alors justement c’est ce dont l’équivocité s’était déjà avisée, au point que tout aussitôt dépérit l’intérêt pour l’affaire qui s’est concrétisée. Aussi longtemps qu’est donnée la possibilité du simple pressentiment commun qui n’engage à rien, cet intérêt ne subsiste que sous la forme de la curiosité et du bavardage. Dès lors que l’on est sur la piste d’une affaire, et aussi longtemps qu’on l’est, ceux-là mêmes qui sont de la partie refusent de suivre dès que commence à s’accomplir ce qui était pressenti. Car avec cet accomplissement, le Dasein est à chaque fois contraint de faire retour sur soi-même. Le bavardage et la curiosité perdent leur ascendant. Et ils ont également tôt fait de se venger. Face à l’accomplissement de ce que l’on pressentait en commun, le bavardage constate sans réfléchir : on aurait pu en faire autant puisque, aussi bien, on le pressentait avec les autres. Finalement, le bavardage est même irrité de voir s’être produit de façon effective ce qu’il pressentait et réclamait en permanence. En cette occurrence, ce dont il est privé, c’est bien de l’occasion de pressentir encore. (37.al. 3)

Or, dans la mesure où le temps du Dasein qui s’implique dans le silence de l’exécution d’une tâche silencieusement et en redoutant l’échec est un temps autre, sensiblement plus lent, vu publiquement, que celui du bavardage, lequel « vit plus vite », ce bavardage s’est, pour cette raison, depuis longtemps tourné vers une autre action, à chaque fois la plus récente. Une fois que cela est réalisé, ce qui antérieurement avait été pressenti est, compte tenu de la dernière nouveauté, arrivé trop tard. Dans leur équivocité, le bavardage et la curiosité veillent à ce que, dès son apparition, toute création authentique et nouvelle soit déjà démodée pour l’être-public. Cette création ne sera capable de se libérer, dans sa possibilité positive, qu’une fois le bavardage qui la dissimule devenu inopérant et pour autant que l’intérêt « commun » se soit éteint. (37.al. 4)

L’équivocité de l’état d’explicitation public fait passer le pronostic et le pressentiment fureteur pour ce qui advient véritablement, et elle appose sur la réalisation et l’action l’estampille du subsidiaire et du banal. Par suite, telle qu’elle s’exprime dans le on, la compréhension du Dasein se méprend continuellement dans les projections qu’elle fait concernant ses possibilités authentiques d’être. C’est de façon équivocité que le Dasein est toujours « là », c’est-à-dire dans l’ouverture publique qui est inhérente à l’être-l’un-avec-l’autre, ouverture dans laquelle le bavardage parlant le plus fort et la curiosité la plus ingénieuse entretiennent le « mouvement », là où, au quotidien, tout arrive, sans qu’au fond rien n’arrive. (37.al. 5)

Cette équivocité repasse toujours à la curiosité ce que cette dernière recherche, et elle donne au bavardage l’illusion que tout se décide en lui. (37.al. 6)

Mais ce mode d’être de l’ouverture qui est inhérent à l’être-au-monde exerce également son empire sur l’être-l’un-avec-l’autre en tant que tel. L’autre est d’emblée « là », et il l’est en fonction de ce que l’on a entendu le concernant, de ce que l’on dit de lui et de ce que l’on en sait. C’est au cœur de l’être-l’un-avec-l’autre originel que le bavardage se fraye immédiatement un chemin. Chacun commence tout d’abord et immédiatement par surveiller l’autre afin de savoir comment il va se comporter, ce qu’il va dire concernant ceci ou cela. Tel qu’il s’exprime dans le on, l’être-l’un-avec-l’autre n’est pas un côtoiement fermé, indifférent, mais c’est une surveillance réciproque tendue, équivocité, un secret espionnage mutuel. Sous le masque du l’un-pour-l’autre se joue un l’un-contre-l’autre. (37.al. 7)

L’équivocité n’a pas pour source première une intention expresse de déguisement et d’altération et ce n’est pas par le Dasein singulier qu’elle est en premier provoquée. Elle repose déjà dans l’être-l’un-avec-l’autre jeté-là dans un monde commun. Mais justement, de façon publique, elle est cachée, et l’on se défendra toujours contre le fait que cette interprétation du mode d’être de l’état d’explicitation du on soit pertinente. Ce serait se méprendre que de vouloir tirer de l’approbation du on la vérification de l’explicitation de ces phénomènes. (37.al. 8)

Les phénomènes du bavardage, de la curiosité et de l’équivocité ont été mis en évidence de telle manière que s’est même déjà annoncée la connexion d’être qu’il y a entre eux. Il convient désormais de saisir ontologiquement le mode d’être de cette connexion en tant qu’elle est existentialement fondée. Le mode de base de l’être de la quotidienneté, c’est dans l’horizon des structures d’être du Dasein que nous avons acquis jusqu’ici que nous allons le comprendre. (37.al. 9)

§ 38 La déchéance-dans-le-quotidien et l’être-jeté-là (20 al.)

Le bavardage, la curiosité et l’équivocité caractérisent la modalité dans laquelle le Dasein est quotidiennement son « là », autrement dit ils caractérisent l’ouverture de l’être-au-monde. En tant qu’existentiaux, ces caractères ne sont pas substantiels mais contribuent à constituer l’être du Dasein. Dans ces caractères, et dans leur cohésion ontologique d’ensemble, se révèle un mode d’être de la quotidienneté, mode que nous nommons la déchéance-dans-le-quotidien du Dasein. (38.al. 1)

Ce terme, qui n’exprime aucune appréciation négative, a vocation à signifier ceci : de prime abord et le plus souvent, le Dasein est auprès du « monde » dont il se préoccupe. Cette immersion dans le « monde » auprès duquel il est se caractérise le plus souvent par le fait que le Dasein est perdu dans l’être-public du on. En tant qu’il est son pouvoir-être-soi-même, c’est de son propre chef que le Dasein a de prime abord toujours déjà succombé au « monde ». Cette propension qu’a le Dasein à succomber au « monde » désigne ce qui fait corps avec l’être-l’un-avec-l’autre guidé par le bavardage, la curiosité et l’équivocité. Grâce à l’interprétation de la déchéance-dans-le-quotidien, ce que nous avons appelé l’inauthenticité du Dasein peut désormais faire l’objet d’une définition plus précise |§ 9|. Toutefois, inauthenticité ne signifie nullement un « ne pas être », comme si le Dasein, dans un tel mode d’être, était privé de son être. Inauthenticité désigne si peu quelque chose de tel que ne-plus-être-au-monde que ce mode constitue précisément un être-au-monde premier dans lequel le Dasein est pris par le « monde » et par l’être-là-avec-autrui dans le on. Ne-pas-être-soi-même fait ainsi office de possibilité positive de l’étant qui, par essence, pris qu’il est dans la préoccupation quotidienne, se confond avec le monde. Tel qu’ainsi défini, le fait de ne-pas-être-soi-même doit être conçu comme le mode d’être le plus immédiat du Dasein, celui dans lequel il se tient le plus souvent. (38.al. 2)

Par conséquent, il importe également de ne pas concevoir comme étant une « chute », depuis un « état originel » plus pur et plus élevé, la propension du Dasein à la déchéance-dans-le-quotidien. D’une telle chute, non seulement nous n’avons, sur le plan ontique, aucune expérience, mais encore nous n’avons, sur le plan ontologique, aucune possibilité d’en fournir une interprétation. (38.al. 3)

En tant qu’être-au-monde en situation, c’est de son propre chef que le Dasein est pris dans la déchéance-dans-le-quotidien ; et il n’a pas succombé à quelque étant dont il dépendrait avant tout de la progression de son être qu’il s’y heurte ou ne s’y heurte pas ; mais il a au contraire succombé au monde qui lui-même participe de son être. La déchéance-dans-le-quotidien est une détermination existentiale du Dasein lui-même et elle ne dit rien des rapports qu’il entretient avec l’étant substantiel dont il « provient » ou ceux qu’il entretient avec l’étant avec lequel il serait entré après coup dans un commercium. (38.al. 4)

Ce serait également se méprendre sur la structure ontologique existentialement fondée de la déchéance-dans-le-quotidien que de vouloir lui adjoindre le sens d’une propriété ontique déplorable qui, éventuellement, pourrait être éliminée à des stades culturels plus avancés de l’humanité. (38.al. 5)

Lorsque, pour la première fois, nous avons fait référence à l’être-au-monde comme étant la constitution fondamentale du Dasein et lorsque nous avons caractérisé les moments structurels qui constituent cet être-au-monde, nous n’avons pas prêté attention, au-delà de l’analyse de la constitution d’être, au mode d’être de ladite constitution. Certes, les modes de base possibles de l’être-situé, de la préoccupation et de la sollicitude, ont été décrits. Toutefois, la question du mode d’être quotidien de ces modalités d’être est restée non élucidée. Il est également apparu que l’être-situé est tout autre chose qu’une simple position réflexive ou agissante vis-à-vis du « monde », c’est-à-dire tout autre chose que l’être-ensemble-substantiel d’un sujet et d’un objet. Malgré cela, il fallait que demeure l’illusion que l’être-au-monde joue le rôle d’une ossature fixe à l’intérieur de laquelle se déroulent les conduites possibles du Dasein en rapport à son monde, et cela sans pour autant toucher ontologiquement à l’« ossature » elle-même. Cette « ossature » contribue à constituer le mode d’être du Dasein. C’est de ce fait un mode existential de l’être-au-monde qu’illustre le phénomène de la déchéance-dans-le-quotidien. (38.al. 6)

Ce mode existential se déploie selon trois modalités : (i) Le bavardage ouvre au Dasein l’être qui comprend son rapport au monde, aux autres et à lui-même, mais cela de telle façon néanmoins que cet être en rapport est comme en suspens, sans fond. (ii) La curiosité ouvre tout et n’importe quoi, mais de telle façon néanmoins que l’être-situé est partout et nulle part. (iii) L’équivocité ne cache rien à la compréhension du Dasein, mais ce n’est que pour contenir l’être-au-monde dans le partout-et-nulle-part déraciné. (38.al. 7)

Ce n’est qu’en précisant ontologiquement le mode d’être de l’être-au-monde quotidien qui transparaît dans ces phénomènes que nous parviendrons à déterminer existentialement la constitution fondamentale du Dasein. Ainsi, pour commencer, quelle est la structure de l’état d’agitation inhérent à la déchéance-dans-le-quotidien ? (38.al. 8)

Le bavardage et l’état d’explicitation public qu’il renferme se constitue dans l’être-l’un-avec-l’autre. Le bavardage n’est pas un produit détaché de cet être-l’un-avec-l’autre qui serait substantiel à l’intérieur du monde. Il ne se laisse pas davantage réduire en un « universel », qui, parce que par essence il n’appartient à personne, n’est « en réalité » rien du tout et ne se présente comme « réel » que dans le seul Dasein en train de parler. Le bavardage est le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre lui-même et il ne résulte pas en premier lieu de certaines circonstances qui agiraient « de l’extérieur » sur le Dasein. Mais si, dans le bavardage et donc dans l’état d’explicitation public, le Dasein se donne par avance à lui-même la possibilité de se perdre dans le on, de ne pas pouvoir échapper à l’absence de sol, alors cela revient à dire que le Dasein se laisse lui-même continuellement tenter par la déchéance-dans-le-quotidien. En lui-même, l’être-au-monde en tant que déchéance-dans-le-quotidien est une tentation-à-déchoir. (38.al. 9)

C’est de cette manière que l’état d’explicitation public, en lui-même déjà devenu tentation-à-déchoir, fixe le Dasein dans sa propension à la déchéance-dans-le-quotidien. Le bavardage et l’équivocité, autrement dit le fait pour le Dasein d’avoir tout vu et tout compris, développent chez lui la présomption qu’avec l’ouverture dont il dispose et qui prévaut, il pourrait se voir garantir la solidité, la véridicité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. L’assurance et la fermeté du on propagent dans le Dasein une absence croissante de besoin de compréhension authentique. La présomption du on, suivant laquelle il nourrit et guide la « vie » pleine et authentique, apporte au Dasein un réconfort au gré duquel « tout va bien » et pour lequel toutes les portes sont ouvertes. L’être-au-monde sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien est ainsi pour lui-même non seulement tentateur mais aussi rassurant. (38.al. 10)

Ce réconfort que procure au Dasien le fait d’être sur un mode inauthentique ne l’incite nullement à l’immobilité et à l’inaction, mais le pousse au contraire à l’« affairement » effréné. Le Dasein dans le « monde » ne trouve plus le repos. Le réconfort du on accentue la déchéance-dans-le-quotidien. Dès lors que l’on prend plus particulièrement en considération l’explicitation du Dasein, l’opinion peut se faire jour suivant laquelle la compréhension des cultures les plus étrangères et la « synthèse » de celles-ci avec la sienne propre conduirait le Dasein à un éclaircissement plus profond de soi-même. Curiosité tous azimuts et soif infatigable de tout connaître donnent ainsi l’illusion d’une compréhension universelle. Mais au fond, savoir ce qu’il faut en fait comprendre reste indéterminé et n’est l’objet d’aucun questionnement ; reste de même incompris le fait que la compréhension elle-même est un pouvoir-être, lequel, s’il doit s’ouvrir à lui-même, ne le fera que dans le Dasein authentique. En se réconfortant ainsi par des comparaisons et en comprenant tout superficiellement, le Dasein est entraîné dans une aliénation dans laquelle son pouvoir-être authentique se dissimule à lui-même. En tant qu’il est tentateur et rassurant, l’être-au-monde sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien est aliénant. (38.al. 11)

Mais d’autre part cette aliénation ne veut pas être arrachement du Dasein à lui-même ; elle pousse, tout au contraire, le Dasein à adopter un mode d’être auquel importe l’« auto-analyse » qui recourt à toutes les possibilités d’explicitation accessibles, tant et si bien qu’il multiplie les recours aux « caractérologies » et aux « typologies de personnalité ». Cette aliénation, qui referme au Dasein son authenticité et les possibilités qui sont proprement les siennes, ne serait-ce que celle d’un échec, ne le livre pas pourtant à l’étant qu’il n’est pas lui-même mais l’accule à son inauthenticité, autrement dit à un mode d’être possible qui lui appartient. Déjà tentatrice et rassurante, l’aliénation qui est inhérente à la déchéance-dans-le-quotidien, par sa propre agitation, conduit le Dasein à s’empêtrer en lui-même. (38.al. 12)

Les phénomènes que nous avons mis en avant, à savoir la tentation-à-déchoir, le réconfort, l’aliénation et le fait de s’empêtrer en soi-même, caractérisent le mode d’être spécifique de la déchéance-dans-le-quotidien. Cette agitation du Dasein dans son propre être, nous l’appelons la chute. Le Dasein tombe hors de lui-même, dans le vide et la futilité de la quotidienneté inauthentique. Toutefois, du fait de l’état d’explicitation public, cette chute lui reste cachée, si bien qu’il la comprend comme étant une « ascension » et un accès à la « vie concrète ». (38.al. 13)

La façon de se mouvoir qu’est la chute dans le on au gré de laquelle l’être inauthentique du Dasein tombe vers l’absence de sol ne cesse d’arracher le comprendre du Dasein à ses possibilités propres et entraîne la compréhension vers la présomption rassurée qu’elle possède tout et qu’elle peut tout atteindre. Cet arrachement continuel du Dasein à son authenticité, arrachement que l’illusion du contraire accompagne cependant toujours et qui ne fait qu’un avec l’entraînement vers le on, caractérise comme tourbillon l’agitation incessante de la déchéance-dans-le-quotidien. (38.al. 14)

La déchéance-dans-le-quotidien ne fait pas que déterminer existentialement l’être-au-monde. Le tourbillon rend en même temps manifeste les caractères de l’être-jeté-là que sont la chute et l’agitation, lequel être-jeté-là peut s’imposer dans la tonalité affective du Dasein. Non seulement l’être-jeté-là n’est pas un « fait accompli », mais il n’est pas non plus un « fait originel » indépendant. Ce qui relève de la facticité du Dasein, c’est que celui-ci est emporté par le tourbillon vers l’inauthenticité inhérente au on. L’être-jeté-là dans lequel la facticité se laisse phénoménalement voir, relève du Dasein pour lequel, il y va en son être de cet être lui-même. C’est toujours facticiellement que le Dasein existe. (38.al. 15)

Toutefois, en ayant mis en lumière la déchéance-dans-le-quotidien, n’avons-nous pas mis en évidence un phénomène qui parle à l’encontre de la détermination à l’aide de laquelle l’idée formelle d’existence était annoncée ? Le Dasein peut-il être conçu en tant que l’étant dans l’être duquel il y va de son pouvoir-être, alors que, dans son quotidien, cet étant s’est perdu, et que, dans la déchéance-dans-le-quotidien, il « vit » à l’écart du soi authentique ? Réponse : succomber au monde ne peut devenir une « preuve » phénoménale contre l’existentialité du Dasein que si celui-ci est posé comme je-sujet isolé, comme un point fixe dont il tendrait à s’écarter. Dans ce cas, le monde devient objet. Ontologiquement, le fait qu’il succombe au monde en vient alors à dévoyer l’interprétation du Dasein pour en faire une substantialité à la manière d’un étant intramondain. Cependant, si nous gardons en vue l’être du Dasein qu’a mis en évidence la constitution de l’être-au-monde, alors il devient manifeste que, en tant que mode d’être de cet être-situé, la déchéance-dans-le-quotidien représente bien plutôt la preuve la plus nette en faveur de l’existentialité du Dasein. Dans la déchéance-dans-le-quotidien, en effet, il y va du pouvoir-être-au-monde, même si c’est sur le mode de l’inauthenticité. Le Dasein ne peut être dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien qu’en raison du fait que, pour lui, il y va à chaque fois de l’être-au-monde comprenant qui est dans un certain état affectif. Existentialement, l’existence authentique n’est pas quelque chose qui flotte au-dessus de la quotidienneté, mais c’est une saisie modifiée des possibilités de la quotidienneté. (38.al. 16)

Le phénomène de la déchéance-dans-le-quotidien ne vise pas à produire une « idée sombre » du Dasein qui, sur le plan ontique, se mettrait en avant pour compenser l’aspect anodin de cet étant. La déchéance-dans-le-quotidien révèle une structure ontologique essentielle du Dasein lui-même, laquelle en détermine si peu le côté sombre qu’elle en constitue au contraire le mode d’être le plus courant. (38.al. 17)

C’est pourquoi l’interprétation ontologique existentialement fondée n’affirme rien d’ontique concernant la « corruption de la nature humaine », et cela non pas parce que les moyens nécessaires pour en apporter la preuve sont manquants, mais parce que sa problématique se tient par-delà tout énoncé concernant la corruption ou l’intégrité. La déchéance-dans-le-quotidien est un concept ontologique indiquant une direction de l’interprétation. Sur le plan ontique, on ne tranchera pas sur le point de savoir si l’homme dans le mode d’être de la déchéance-dans-le-quotidien est dans un état de péché, un status corruptionis, s’il évolue dans un état d’intégrité, un status integritatis, ou encore s’il se trouve dans un « état de grâce », un status gratiae. Toutefois, la foi et toute « conception du monde », dès lors qu’elles se prononcent dans un sens ou dans un autre en formant des propositions sur ce qui concerne le Dasein en tant qu’être-au-monde, devront en revenir aux structures existentiales ici mises en évidence si leurs énoncés entendent revendiquer également une compréhension conceptuelle. (38.al. 18)

La question directrice de ce chapitre portait sur l’être du là. Elle avait pour thème la constitution ontologique de ouverture qui relève du Dasein. La tonalité affective, la compréhension et le parler constituent l’être de cette ouverture. Le mode d’être quotidien de l’ouverture se caractérise par le bavardage, la curiosité et l’équivocité. Ceux-ci eux-mêmes manifestent la déchéance-dans-le-quotidien dont les caractères essentiels sont la tentation-à-déchoir, le réconfort-du-on, l’aliénation et l’empêtrement en soi-même. (38.al. 19)

Avec cette analyse le tout de la constitution existentiale du Dasein est bien dégagé quant à ses traits dominants, et le sol phénoménal est conquis, qui permet l’interprétation « récapitulatrice » de l’être du Dasein comme souci. (38.al. 20)