Chapitre IV : L’être-au-monde comme être-avec et être-soi-même, le « on »
L’analyse du phénomène du monde a continuellement porté sous le regard le phénomène total qu’est l’être-au-monde sans pour autant que tous les moments constitutifs de ce dernier aient été discernés avec la même clarté phénoménale que le phénomène du monde lui-même. Si l’interprétation ontologique du monde, telle qu’elle transite par l’étant intramondain utilisable, est placée en tête, c’est parce que le Dasein, dans sa quotidienneté, au point de vue de laquelle il reste notre thème constant, même s’il ne s’y limite pas, a cependant pour mode d’être prédominant de se rapporter au monde. Le Dasein, en effet, est initialement et généralement prisonnier de son monde. Ce mode d’être suivant lequel le Dasein ne fait qu’un avec le monde découle de l’être-situé en général et détermine le phénomène que nous allons éclaircir en partant de la question suivante : qui, dans la quotidienneté, est le Dasein ? Toutes les structures d’être du Dasein, y compris le phénomène répondant à la question « qui », sont des modes de son être. Leur caractérisation ontologique est existentiale. C’est pourquoi il convient d’ajuster correctement la question et d’indiquer par avance le chemin par lequel un domaine phénoménal plus étendu de la quotidienneté du Dasein a vocation à être porté au regard. L’enquête que nous allons mener dans la direction du phénomène grâce auquel il devient possible de répondre à la question du « qui » du Dasein va nous conduire à des structures qui sont tout aussi originelles que l’être-au-monde, à savoir : l’être-avec et l’être-là-avec. C’est dans ces modes d’être qu’est fondé le mode de l’être-soi-même quotidien, mode dont l’explicitation rend visible ce que nous sommes autorisés à appeler le « sujet » de la quotidienneté : le on. Le présent chapitre, qui porte sur la question « qui est ? » le Dasein moyen, est en conséquence divisé comme suit : 1°) l’amorce de la question existentiale du qui du Dasein (§ 25) ; 2°) l’être-là-avec des autres et l’être-avec quotidien (§ 26) ; 3°) l’être-soi-même quotidien et le on (§ 27).
§ 25 L’amorce de la question existentiale du « qui » du Dasein (9 al.)
Apparemment, à la question de savoir « qui » est cet étant (le Dasein) la réponse a été donnée lorsqu’ont été indiquées les déterminations fondamentales du Dasein |§ 9|. Le Dasein, c’est l’étant que je suis moi-même, c’est l’être qui, à chaque fois, est mien, est moi-même. Cette définition indique une constitution ontologique, mais elle ne fait que cela. Elle renferme en même temps l’indication ontique – encore que celle-ci soit rudimentaire – suivant laquelle c’est un je qui est à chaque fois cet étant, et non pas un autre. La réponse qu’il se donne à la question « qui », le Dasein la tire du je lui-même, autrement dit du « sujet », du « soi-même ». En tant que ce « qui » est identique au cours du temps, le « qui » est ce qui se maintient au cours du changement des conduites et des vécus et qui, ce faisant, se rapporte à cette diversité. Ontologiquement, ce je est généralement compris comme ce qui, en permanence, subsiste pour lui-même dans une région fermée, autrement dit il est compris comme comme un subjectum. Celui-ci, en tant que ce qui reste identique au sein d’altérations multiples, a le caractère du « soi-même ». On peut bien rejeter l’idée que l’âme soit une substance, tout comme on peut rejeter celle que la conscience soit une chose et la personne un objet, tout en continuant, sur le plan ontologique, à prendre pour base quelque chose dont l’être conserve, explicitement ou non, le sens d’être du substantiel. La substantialité est ainsi le fil conducteur ontologique de la détermination de l’étant depuis lequel la question « qui » obtient une réponse. D’entrée de jeu, le Dasein est conçu en tant qu’étant substantiel. En tout cas, l’indétermination de son être implique toujours que cet être prenne ce sens. Pourtant, la substantialité a un mode d’être qui n’est pas celui du Dasein. (25.al. 1)
L’« évidence » ontique de l’énoncé suivant lequel je suis moi-même, à tout instant, Dasein ne doit pas entraîner à penser que le chemin d’une interprétation ontologique de ce qui est ainsi « donné » serait par là même tracé d’une façon nette. La question reste même de savoir si, à elle seule, la teneur ontique de l’énoncé ci-dessus restitue de manière adéquate la réalité phénoménale du Dasein quotidien. Il se pourrait que le « qui » du Dasein quotidien, je ne le sois justement pas toujours moi-même. (25.al. 2)
Si, pour parvenir à des énoncés ontico-ontologiques il convient que la mise en lumière phénoménale tirée du mode d’être de l’étant lui-même conserve la primauté, y compris sur les réponses les plus évidentes et de tous temps les plus usuelles ainsi que sur les problématisations qui en sont extraites, alors l’interprétation phénoménologique du Dasein concernant la question qu’il nous faut poser maintenant doit se mettre à l’abri d’une inversion possible de sa problématique. (25.al. 3)
Mais si le point de départ d’une problématique cesse de s’en tenir aux données évidentes du domaine qu’elle prend pour thème, ne va-t-on pas à rebours des règles de toute saine méthode ? Et qu’y a-t-il de plus indubitable que la donation du je ? De plus, inhérente à cet être-donné, et aux fins de son élaboration originelle, la consigne n’est-elle pas de faire d’abord abstraction de tout ce qui est « donné » par ailleurs, à savoir non seulement d’un « monde » étant, mais également de l’être d’autres « je » ? En fait, il est possible de prendre ce que donne ce mode de donation, à savoir la simple réception formelle et réflexive du je, comme une évidence première. Cette façon de voir ouvre même l’accès à une problématique phénoménologique autonome qui, en tant que « phénoménologie formelle de la conscience », a sa signification principielle et son cadre structurant. (25.al. 4)
Dans le présent contexte d’une analytique existentiale du Dasein en situation, la question se pose de savoir si le mode mentionné ici de donation du je, à supposer qu’il ouvre vraiment le Dasein, l’ouvre dans sa quotidienneté. Va-t-il donc à priori de soi qu’il faille que l’accès au Dasein soit une réflexion simplement interrogative portant sur le je et ses actes de conscience ? Et si, pour l’analytique existentiale, ce mode d’« auto-donation » du Dasein était un leurre fondé dans l’être du Dasein lui-même ? Il se peut que le Dasein, en s’évoquant immédiatement soi-même, dise toujours : « je suis », et peut-être est-ce finalement quand il « n’est pas » cet étant qu’il le dit le plus fort ? Et si la constitution du Dasein, suivant laquelle il est à chaque fois celui-de-quelqu’un, était la raison pour laquelle, initialement et généralement, le Dasein n’est pas lui-même ? Et si l’analytique existentiale, en prenant pour point de départ la donnée du je au Dasein lui-même et à une explicitation naturelle de lui-même, tombait en quelque sorte dans le piège ? Et s’il devait s’ensuivre que reste radicalement indéterminé l’horizon ontologique permettant de déterminer ce qui est accessible dans une simple donation ? En toute légitimité ontique, on peut sans doute toujours dire de cet étant qu’un « je » l’est. Pourtant, l’analytique ontologique qui se sert de tels énoncés doit les soumettre à des réserves de principe. On n’est autorisé à comprendre le « je » que dans le sens d’une indication formelle et n’engageant à rien, dans le sens de quelque chose qui, dans la connexion phénoménale d’être, se révélera peut-être comme son « contraire ». Ainsi donc, « non-je » ne veut pas dire un étant par essence privé d’« égoïté », mais désigne un mode d’être déterminé du « je » lui-même, par exemple le fait qu’il ne soit plus lui-même. (25.al. 5)
Mais même l’interprétation positive du Dasein qui a été donnée jusqu’ici interdit déjà de partir de l’être formel qu’est le je, et ce du fait de notre intention d’apporter une réponse phénoménalement satisfaisante à la question « qui ? ». La clarification de l’être-au-monde a montré en effet qu’un simple sujet sans monde n’« est » pas donné d’emblée et ne l’est jamais. Et de ce fait, finalement, un je isolé, sans les autres, n’est pas davantage donné |Voir, à ce sujet, les mises en lumières phénoménologiques de Max Scheler, in Nature et formes de la sympathie : Contribution à l’étude des lois de la vie affective, 1913, appendice, p. 118 sq ; et aussi la seconde édition, intitulée, 1923, p. 244 sq|. Mais si, dans l’être-au-monde, « les autres » sont toujours déjà là, cette constatation phénoménale n’entraîne pas qu’il faille tenir pour allant de soi la structure ontologique de ce qui est ainsi « donné », ni qu’il faille la tenir pour ne nécessitant pas d’investigation. C’est donc notre tâche que de rendre phénoménalement visible et d’interpréter de manière ontologiquement adéquate la nature de cet être-là-avec dans la quotidienneté immédiate. (25.al. 6)
De même que l’évidence ontique de l’être-en-soi de l’étant intramondain entraîne la conviction de l’évidence ontologique du sens de cet être et qu’avec cette conviction on manque le phénomène du monde, de même l’évidence ontique suivant laquelle le Dasein est à chaque fois le Dasein de quelqu’un renferme-t-elle en elle-même la possibilité de fourvoyer la problématique ontologique qui en relève. Initialement, ce n’est pas seulement ontologiquement que le « qui » du Dasein est un problème, mais c’est ontiquement aussi qu’il reste dissimulé. (25.al. 7)
La réponse analytique et existentiale à la question « qui » est-elle donc dépourvue de fil conducteur ? En aucun cas. Parmi les indications formelles qui ont été données plus haut (§ 9 et § 12) sur la constitution d’être du Dasein, ce qui fait office de fil conducteur n’est pas tant celle dont on a parlé jusqu’ici, que celle suivant laquelle l’« essence » du Dasein est fondée dans son existence. De ce fait, dès lors que le « je » est une détermination d’être essentielle du Dasein, nous sommes tenus de l’interpréter de façon existentiale. Dans ce cas, la seule façon d’apporter une réponse à la question du « qui » du Dasein est de mettre phénoménalement en lumière son mode d’être précis. Si c’est à chaque fois uniquement en existant que le Dasein est son soi-même, alors le maintien du soi-même, tout autant que son possible « maintien-dans-le-non-soi-même », requiert une mise en question ontologique existentialement fondée, en tant que c’est là l’unique chemin d’accès adapté à la problématique du « qui ». (25.al. 8)
Mais, dira-t-on, s’il convient que le soi-même soit conçu « uniquement » comme étant un mode d’être de cet étant, cela ne revient-il pas à une volatilisation du « noyau » propre du Dasein ? De telles craintes se nourrissent du préjugé inverse suivant lequel, au fond, l’étant qui pose question aurait quand même le mode d’être d’un étant substantiel, dût-on écarter à son propos l’idée d’une chose qui se présente sous forme corporelle. Seulement, la « substance » de l’homme n’est pas l’esprit, ni la synthèse de l’âme et du corps, mais l’existence. (25.al. 9)
§ 26 L’être-là-avec des autres et l’être-avec quotidien (25 al.)
« Qui » est le Dasein quotidien ? La réponse à cette question, il convient de la conquérir en analysant le mode d’être dans lequel le Dasein se tient initialement et généralement. Notre investigation va prendre son orientation à même l’être-au-monde, constitution fondamentale du Dasein d’après laquelle chacun de ses modes d’être se voit co-déterminé. Dès lors que, grâce à l’explicitation précédente du monde, nous étions en droit de dire que les autres moments structurels de l’être-au-monde étaient également déjà venus au regard, alors, grâce à ladite explicitation, il faut que la réponse à la question « qui » ait d’une certaine façon été préparée. (26.al. 1)
La « description » du monde ambiant immédiat, celle du monde-propre-à-l’ouvrage de l’artisan par exemple, a montré qu’avec l’outil tel qu’on le trouve dans le travail, les autres, ceux auxquels l’« ouvrage » est destiné, font de concert encontre. Dans le mode d’être de cet étant utilisable qu’est le vêtement, c’est-à-dire dans la finalité qui est la sienne, repose un renvoi essentiel à des porteurs possibles « à la mesure corporelle desquels » il va être taillé. Pareillement, dans les matériaux qu’il emploie, le fabricant ou le « fournisseur » dudit vêtement est présent en tant que « rendant » un bon ou un mauvais « service ». Ou encore, le champ que nous longeons se manifeste en tant qu’il appartient à tel ou tel, en tant qu’il est ou non convenablement entretenu par lui ; le livre que nous utilisons a été acheté chez tel libraire, offert par telle personne, et autres exemples du même genre. En son être, le bateau ancré près de la côte renvoie à une personne de connaissance, laquelle entreprend ses voyages avec ; mais en tant que « bateau inconnu » il fait aussi voir les autres qui le possèdent ou l’utilisent. Les autres « sont présents » de cette manière, reliés qu’ils sont à un complexe d’outils utilisables comme l’est ce qui relève du monde ambiant, ils ne sont pas ajoutés par la pensée à une chose initialement substantielle, mais ce sont ces « choses » qui sont présentes depuis le monde dans lequel les autres les utilisent ; monde qui est toujours également le mien. Dans l’analyse que nous avons conduite jusqu’ici, le périmètre de l’étant intramondain présent a initialement été restreint à l’outil utilisable, voire à la nature substantielle, et donc à un étant dont le caractère n’est pas à la mesure du Dasein. Cette restriction n’avait pas seulement pour but de simplifier l’explicitation, mais elle était avant tout rendue nécessaire par le mode d’être du Dasein des autres, lequel diffère de l’utilisabilité et de la substantialité. Le monde du Dasein contient par conséquent de l’étant qui n’est pas seulement différent de l’outil et des choses substantielles en général, mais qui, conformément au mode d’être qui est le sien en tant que Dasein, est lui-même « ouvert au » monde à l’intérieur duquel il est présent de façon intramondaine dans le mode d’être de l’être-au-monde. Cet étant, qui n’est ni substantiel ni utilisable, est dans le même mode d’être que le Dasein lui-même – lui aussi est là, et il l’est-avec nous. Si donc on voulait identifier le monde en général avec l’étant intramondain, on devrait dire : le « monde » c’est également le Dasein. (26.al. 2)
De cette façon toutefois, la caractérisation de la rencontre des autres, à son tour, s’oriente à chaque fois sur un Dasein particulier. Ne part-elle pas, elle aussi, d’un « je » à qui elle donne la préséance et qu’elle a isolé, et ce au point qu’il faille ensuite chercher un passage conduisant de ce sujet isolé vers les autres ? Afin d’éviter cette méprise, il faut tenir compte du sens en lequel il est ici question « des autres ». « Les autres », cela ne veut pas dire : tout le reste de ceux qui sont en-dehors de moi, desquels le je ressort ; les autres sont bien plutôt ceux desquels, le plus souvent, on ne diffère pas soi-même, parmi lesquels on est soi aussi. Cet être-là-avec eux et comme eux n’a pas le caractère ontologique d’un « avec », considéré comme substantialité à l’intérieur d’un monde. Le « avec eux » est de l’ordre de ce qui est conforme à ce qu’est le Dasein, le « comme eux » désigne l’identité de l’être en tant qu’être-au-monde préoccupé et jetant une vue-native sur les choses. « Avec eux » et « comme eux » sont donc à comprendre de façon existentiale, et non pas catégoriale. Sur la base de cet être-au-monde doué de l’être-avec, le monde est toujours celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde partagé. L’être-situé est être-avec en commun avec les autres. L’être-en-soi intramondain des autres est l’être-là-avec. (26.al. 3)
Les autres ne font pas encontre du fait que le sujet particulier, initialement substantiel, saisirait par avance en quoi il se différencie des autres sujets qui eux aussi paraissent ; ils ne fait pas non plus encontre du fait que ledit sujet dirigerait son regard d’abord sur soi-même pour découvrir ensuite ce qui le différencie d’eux. Les autres sont présents dans le monde dans lequel, par essence, séjourne le Dasein préoccupé avec sa vue-native sur les choses qui l’environnent. À l’encontre des « explications » fabriquées de toutes pièces par la théorie, explications qui s’accréditent aisément de la substantialité des personnes, il faut s’en tenir au constat phénoménal que nous venons de souligner : les personnes sont présentes dans le monde ambiant. Ce mode de rencontre dans le monde, immédiat et élémentaire propre au Dasein s’étend si loin que le Dasein n’est initialement en mesure de « constater » par lui-même son propre Dasein que s’il détourne les yeux de ses « vécus » et du « centre de ses actes ». Le Dasein se trouve « soi-même » d’emblée dans ce qu’il exerce, dans ce dont il a besoin, dans ce qu’il espère, dans ce qu’il empêche – dans l’étant utilisable du monde ambiant dont il se préoccupe initialement. (26.al. 4)
Et même lorsque le Dasein s’adresse expressément à lui-même comme étant un je-ici, la détermination locale de la personne doit être comprise à partir de la spatialité existentiale du Dasein. En interprétant celle-ci (§ 23), nous avons déjà signalé que ce je-ici ne désigne pas un point privilégié de l’espace que serait le je considéré comme chose, mais qu’il se comprend en tant qu’être-situé, et ce, depuis le là-bas qu’est le monde utilisable auprès duquel, en tant que préoccupation, séjourne le Dasein. (26.al. 5)
Wilhelm von Humboldt a attiré l’attention sur le fait que certaines langues expriment le « je » par « ici », le « tu » par « là », et le « il » par « là-bas », langues qui, par conséquent – si on le formule grammaticalement – restituent les pronoms personnels par des adverbes de lieu |Sur la parenté des adverbes de lieu avec les pronoms dans quelques langues, 1829, in Œuvres complètes, éditées par l’Académie des Sciences de Prusse, tome VI, 1ère section, p. 304 sq|. Le point est controversé de savoir laquelle des significations, adverbiale ou pronominale, serait bien celle, originelle, des expressions de lieu. Cette controverse perd toute assise dès lors que l’on tient compte du fait que les adverbes de lieu se rapportent au je en tant que Dasein. Le « ici », le « là-bas », le « là », ne sont pas primairement des déterminations pures de lieu de l’étant intramondain qui subsiste en des emplacements déterminés de l’espace, mais ils caractérisent la spatialité originelle du Dasein. Les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein, leur signification est principalement existentiale, et non pas catégoriale. Mais ils ne sont pas non plus des pronoms, leur signification est antérieure à la différenciation entre adverbes de lieu et pronoms personnels ; mais la signification existentiale, en réalité spatiale, de ces expressions témoigne que l’explicitation du Dasein qui n’est pas cachée par la théorie voit celui-ci immédiatement dans son « être à proximité du monde » dont il se préoccupe, lequel être est spatial c’est-à-dire rapprochant et orientant. Lorsqu’il dit « ici » le Dasein qui se confond avec son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de soi pour se tourner vers le « là-bas » d’un étant que, avec sa vue-native, il juge utilisable, et pourtant, ce faisant, il se vise lui-même dans la spatialité existentiale. (26.al. 6)
Initialement et généralement, le Dasein se comprend depuis son monde et l’être-là-avec des autres est présent de diverses manières, à partir de l’étant intramondain utilisable. Mais même si les autres sont thématisés dans leur Dasein, ils ne font pas encontre en tant que personnes considérées comme des choses substantielles, mais c’est « dans leur activité ou leurs loisirs » que nous entrons en contact avec eux, c’est-à-dire en premier lieu dans leur être-au-monde. Même lorsque nous voyons l’autre « simplement planté là à ne rien faire », il n’est jamais saisi en tant qu’homme pris comme une chose substantielle, mais ce « ne rien faire » est un mode d’être, lequel consiste à s’arrêter auprès de tous et de personne dans l’indifférence et exercer sa vue-native. L’autre fait encontre dans son être-là-avec dans le monde. (26.al. 7)
Mais l’expression « Dasein » montre pourtant clairement que cet étant est « initialement » sans rapport aux autres, et qu’assurément c’est à posteriori qu’il peut, en plus, être « avec » d’autres. Il convient cependant de ne pas négliger que nous employons le terme être-là-avec pour qualifier l’être depuis lequel les étants intramondains que sont les autres sont délivrés. C’est en effet uniquement de façon intramondaine que cet être-là-avec des autres est ouvert à un Dasein, et qu’il l’est également lui-même à ceux qui sont-là-avec lui, parce que le Dasein est par essence en lui-même être-avec. L’énoncé phénoménologique a un sens ontologique existentialement fondé qui dit : le Dasein est par essence être-avec. Cet énoncé n’entend pas constater ontiquement qu’en réalité je ne suis pas seul à être substantiel et qu’au contraire d’autres étants de mon espèce se présentent. Si c’était une telle chose que l’on avait en tête avec la proposition « l’être-au-monde du Dasein est par essence constitué par l’être-avec », alors l’être-avec ne serait pas un déterminant existential qui reviendrait au Dasein d’après son mode d’être et partant de lui, mais serait une constitution qui se réglerait en raison de l’occurrence des autres. Or, l’être-avec détermine existentialement le Dasein, même si un autre n’est en fait ni présent, ni perçu. Même lorsqu’il est seul, le Dasein est être-avec dans le monde. Être absent, l’autre ne le peut que dans un être-avec et pour un être-avec. Le fait d’être seul est un mode déficient de l’être-avec ; et que ce fait soit possible prouve l’être-avec. D’un autre côté, le fait que je sois seul dans une situation donnée n’est pas supprimé du fait qu’un deuxième ou dix exemplaire d’homme est présent « à côté » de moi. Même lorsque ceux-ci, et de plus nombreux encore, sont présents, il se peut que le Dasein soit seul. Ainsi, ni l’être-avec [Mitsein], ni la facticité de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] ne sont fondés dans la présence simultanée de plusieurs « sujets ». Cependant, à son tour, le fait d’être « parmi » nombre d’autres ne veut pas dire qu’ils sont présents pour un Dasein donné. Même lorsque le Dasein est « parmi eux » et qu’ils sont là avec lui et autour de lui, le Dasein peut être dans le mode de l’indifférence et de l’être-étranger à l’égard de leur être-là-avec [Mitdasein]. L’absence et le « fait d’être au loin » sont des modes de l’être-là-avec ; et si ces modes sont possibles, c’est uniquement parce que, en tant qu’être-avec, le Dasein ménage dans son monde la rencontre du Dasein des autres. L’être-avec est une détermination d’être du Dasein ; l’être-là-avec caractérise le Dasein des autres, pour autant qu’ils sont délivrés dans le monde d’un Dasein sur le mode de l’être-avec. Dans la mesure où il a l’être-avec pour structure déterminante c’est seulement en tant qu’il est présent pour les autres que le Dasein est être-là-avec. (26.al. 8)
Si l’être-avec appartient à la constitution existentiale de l’être-au-monde alors, tout comme nous l’avons fait pour l’usage avec l’étant intramondain utilisable en caractérisant la préoccupation par la vue-native, il va nous falloir interpréter l’être-avec, par anticipation (nous y reviendrons au chapitre VI de cette section), à partir du phénomène du souci en tant que ce dernier détermine l’être du Dasein en général. En effet, le caractère d’être de la préoccupation ne peut pas convenir à l’être-avec, et cela bien que, tout comme l’est la préoccupation, ce dernier mode d’être soit tourné vers un étant intramondain présent. L’étant auquel le Dasein, en tant qu’être-avec, se rapporte, n’a pas le mode d’être de l’outil utilisable, il est lui-même Dasein. Cet étant, le Dasein ne s’en préoccupe pas mais il est l’objet de sa sollicitude. (26.al. 9)
Se « préoccuper » de nourrir et d’habiller, soigner le corps malade, cela aussi est de la sollicitude. Mais l’expression de « sollicitude », conformément à l’emploi que nous faisons de l’expression de « préoccupation », nous la comprenons comme un terme désignant un existential. En tant qu’institution sociale, l’« assistance », par exemple, est fondée dans la constitution d’être du Dasein qu’est l’être-avec. Son caractère impérieux a pour motif que, initialement et généralement, le Dasein se tient dans des modes déficients de la sollicitude. S’entraider mais aussi s’opposer, s’isoler, se croiser en s’ignorant, n’attendre rien l’un de l’autre, sont des modes d’être possibles de la sollicitude. Et ce sont précisément les deux modes cités en dernier, à savoir la déficience de sollicitude et l’indifférence, qui caractérisent l’être-l’un-avec-l’autre quotidien et moyen. Ces modes d’être montrent à nouveau ce qui caractérise proprement tout aussi bien l’être-là-avec intramondain quotidien des autres que l’utilisabilité de l’outil dont le Dasein se préoccupe journellement, à savoir qu’ils ne s’imposent pas à l’attention et qu’ils vont de soi. Passant inaperçus, ces modes de l’être-l’un-avec-l’autre indifférent favorisent l’interprétation ontologique consistant à expliciter cet être comme la substantialité de plusieurs sujets isolés les uns des autres. Apparemment, ce ne sont que des nuances insignifiantes de ce même mode d’être que l’on met de la sorte en avant, et pourtant il existe bien, sur le plan ontologique, une différence essentielle entre le fait de se présenter ensemble en étant « indifférents » les uns envers les autres, et l’indifférence propre à des étants qui se présentent ensemble mais n’attendent rien les uns des autres. (26.al. 10)
S’agissant de ses modes positifs, la sollicitude compte deux possibilités diamétralement opposées. Elle peut, en quelque sorte, ôter à l’autre son « souci » et se mettre à sa place concernant ce dont il se préoccupe, autrement dit elle peut se substituer à lui. Cette première sollicitude prend en charge, pour l’autre, ce dont il faut que ce dernier se préoccupe. L’autre est en ce cas éjecté de sa place, il s’efface et lui est procuré l’objet dont il se préoccupe qui est ainsi mis à sa disposition, l’exonérant de sa préoccupation. Dans le cas d’une telle sollicitude, l’autre peut être mis sous dépendance et assujetti, même si cette domination est tacite et reste cachée. Cette sollicitude consistant à se substituer à l’autre en lui ôtant son « souci », détermine dans une large mesure l’être-l’un-avec-l’autre ; le plus souvent, elle concerne la préoccupation envers l’étant utilisable. (26.al. 11)
Face à cette première possibilité existe une autre sollicitude qui ne consiste pas tant à se substituer à l’autre qu’à le devancer dans son pouvoir-être existentiel non pour lui ôter son « souci », mais pour le lui restituer en tant que tel. Cette seconde sollicitude, qui concerne essentiellement le souci proprement dit, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas un objet quelconque dont il se préoccupe, aide l’autre à devenir lucide quant à son souci et libre pour celui-ci. (26.al. 12)
La sollicitude se révèle être une constitution d’être du Dasein qui, du fait des possibilités diverses qu’elle enveloppe, peut être tout autant attachée à l’être du Dasein envers le monde dont il se préoccupe qu’à son être envers lui-même. Initialement, et même souvent exclusivement, l’être-l’un-avec-l’autre est fondé dans ce qui fait l’objet d’une préoccupation commune. Un être-l’un-avec-l’autre provenant du fait que l’on exerce la même activité se tient non seulement le plus souvent dans des limites extérieures, mais encore revêt le mode de la distance et de la réserve. L’être-l’un-avec-l’autre de ceux qui sont employés à la même affaire ne se nourrit souvent que de méfiance. Inversement, l’investissement commun pour la même cause est déterminé à partir du Dasein qui, à chaque fois, est saisi expressément. C’est cette solidarité proprement dite qui ouvre la possibilité d’un pragmatisme opportun qui rend l’autre à sa liberté envers lui-même. (26.al. 13)
C’est entre ces deux pôles de la sollicitude substituante et la sollicitude devançante – la sollicitude consistant à se substituer et à dominer d’une part, la sollicitude consistant à aller au-devant et à libérer d’autre part – que se tient l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, lequel présente diverses formes mixtes, dont la description et la classification sont en dehors des limites de la présente investigation. (26.al. 14)
De même que la vue-native fait partie de la préoccupation en tant que modalité de dévoilement de l’étant utilisable, de même la sollicitude est guidée par l’attention et par l’indulgence. Toutes deux peuvent, de concert avec la sollicitude, parcourir les modes déficients qui leur correspondent, jusqu’à atteindre le manque d’attention et la négligence qui résulte de l’indifférence. (26.al. 15)
Le monde ne fait pas que délivrer l’étant utilisable en tant qu’étant intramondain, mais il délivre également le Dasein, autrement dit les autres, dans leur être-là-avec. Mais ce dernier étant qui est délivré comme l’est ce qui relève du monde ambiant est lui-même être-au-monde, et ce conformément au sens qu’y prend l’être pour le Dasein et il l’est dans le monde à l’intérieur duquel, venant à la rencontre des autres, il est lui-même là avec eux. Le phénomène du monde a été interprété comme étant le réseau de renvois inhérent à la significativité |§ 18|. Dans son être par avance familier de ce phénomène du monde, le Dasein comprenant, en tant qu’il dévoile l’étant utilisable en sa finalité, en ménage la rencontre. La chaîne de renvois inhérente à la significativité est ancrée dans l’être du Dasein qui, par essence, ne peut avoir un rapport de compétence à lui-même, mais est à dessein de lui-même. (26.al. 16)
Mais, d’après l’analyse que nous avons conduite jusqu’ici, l’être-avec en commun avec les autres participe de l’être du Dasein, être dont en son être il y va de cet être lui-même. C’est pourquoi, en tant qu’être-avec, le Dasein est, par essence, un être-à-dessein-des-autres. Il faut comprendre cette proposition comme un énoncé existential. Même lorsque le Dasein en situation ne se tourne pas vers les autres, même lorsqu’il présume ne pas avoir besoin d’eux ou qu’il est privé d’eux, il demeure dans le mode de l’être-avec. Dans l’être-avec, et dans la mesure où l’être-à-dessein-des-autres est un existential, les autres sont eux aussi ouverts dans leur Dasein. Par suite, cet être-ouvert des autres qui est constitué par l’être-avec contribue à constituer la significativité du monde, c’est-à-dire le phénomène du monde en tant que celui-ci est ancré dans l’à-dessein-de-quoi comme existential. C’est pourquoi le phénomène du monde, ainsi constitué, dans lequel le Dasein, par essence, est toujours pris, ménage la rencontre de l’étant qui est utilisable du monde ambiant, et il le fait de telle sorte que, ne faisant qu’un avec lui en tant qu’il s’en préoccupe avec une vue-native, l’être-là-avec des autres fait aussi encontre. La structure du phénomène du monde est telle que les autres n’y sont pas initialement substantiels en tant que sujets à côté d’autres choses, mais que, dans leur être préoccupé qui relève du monde ambiant, les autres se manifestent dans le monde au milieu de ce qui est utilisable. (26.al. 17)
Dire que l’être-ouvert de l’être-là-avec des autres participe de l’être-avec, cela veut dire : étant donné que l’être du Dasein est être-avec, la compréhension de l’être qu’a le Dasein inclut déjà la compréhension des autres. Tout comme la compréhension en général, cette compréhension n’est pas une connaissance née d’un acte cognitif, mais elle est un mode d’être originellement existential qui rend possible le connaître et la connaissance de l’autre. Le fait de se connaître l’un l’autre est ainsi fondé dans l’être-avec, lequel, originairement, comprend. Conformément au mode d’être immédiat de l’être-au-monde qui inclut l’être-avec, le se-connaître se meut initialement dans le re-connaître l’autre, lequel comprend ce que le Dasein trouve dans le monde ambiant dont il se préoccupe avec lui. C’est depuis ce dont il se préoccupe, et du fait de la compréhension qu’il en a, que le Dasein comprend la préoccupation d’assister l’autre. De sorte que c’est dans la sollicitude consistant à se préoccuper de l’autre que ce dernier est d’emblée ouvert. (26.al. 18)
Or, étant donné que, initialement et généralement, la sollicitude se trouve dans ses modes déficients ou ceux de l’indifférence – se croiser en s’ignorant –, le fait immédiat et essentiel de se connaître l’un l’autre a besoin de passer par un apprendre à se connaître. Et dès lors que le fait de se connaître l’un l’autre se perd dans les modes d’être de la réserve, du masque et de la dissimulation, l’être-l’un-avec-l’autre a besoin de voies particulières pour approcher l’autre ou pour le « percer à jour ». (26.al. 19)
Mais de même que le fait de s’ouvrir ou de se renfermer est fondé dans le mode d’être particulier qu’est l’être-l’un-avec-l’autre et n’est même rien d’autre que ce mode lui-même, de même l’être-ouvert de l’autre induit par la sollicitude ne naît et ne se développe à chaque fois qu’à partir de l’être-avec primordial que nous avons en commun avec lui. Quoique thématique, mais non au sens d’une théorie psychologique, un tel être-ouvert à l’autre devient dès lors aisément, pour la problématique théorique de la compréhension de la « vie d’une âme étrangère », le phénomène qui vient immédiatement sous le regard. Mais ce qui, de la sorte, « initialement » et phénoménalement, représente un mode d’être-l’un-avec-l’autre comprenant va parallèlement être pris pour ce qui constitue originellement l’être en rapport aux autres. Ce phénomène qui, d’une manière malheureuse, a été qualifié d’« empathie » (Einfühlung), va alors être compris, sur le plan ontologique, comme jetant un pont entre deux sujets particuliers, initialement isolés et inaccessibles l’un à l’autre. (26.al. 20)
Assurément, l’être en rapport aux autres est ontologiquement différent de l’être en rapport aux choses substantielles. L’étant qu’est l’« autre », en effet, a lui-même le mode d’être du Dasein. Dans l’être avec les autres, et en rapport à eux, se trouve par conséquent un rapport d’être de Dasein à Dasein. Ce rapport, pourrait-on dire, est déjà constitutif du Dasein particulier, puisqu’il a lui-même une compréhension de l’être et de la sorte se rapporte au Dasein qu’il est. Le rapport d’être aux autres serait une transposition « dans un autre être » de l’être propre du Dasein en rapport à soi-même. L’autre devient alors un double du soi-même. (26.al. 21)
Mais il est aisé de voir que cette réflexion apparemment « évidente » repose sur un sol fragile. La présupposition dont se réclame cette argumentation, suivant laquelle l’être du Dasein en rapport à lui-même serait la matrice de l’être en rapport à un autre, n’est pas exacte. Aussi longtemps que n’est pas établi de manière évidente la légitimité d’une telle présupposition la manière dont le rapport du Dasein à lui-même ouvre l’autre en tant qu’autre restera énigmatique. (26.al. 22)
L’être en rapport aux autres a non seulement trait à l’être de façon autonome et irréductible, mais, en tant qu’être-avec, il est déjà contenu dans l’être du Dasein. Il est en effet incontestable que la connaissance mutuelle qui s’éveille sur la base de l’être-avec dépend souvent de la mesure dans laquelle le Dasein s’est lui-même compris ; mais cela doit s’entendre comme voulant dire que le Dasein comprend l’autre aussi loin qu’il s’est rendu limpide à lui-même et ne se dissimule pas que l’être-avec est un moment de l’être-au-monde. L’« empathie » n’est pas le préalable constitutif de l’être-avec, mais c’est au contraire l’être-avec qui la rend possible. (26.al. 23)
Que l’« empathie » ne soit pas un phénomène originel et existential, pas plus que ne l’est la connaissance en général, cela ne veut pas dire cependant qu’il n’existe aucun problème la concernant. Une herméneutique qui lui serait consacrée aurait à montrer de quelle façon les diverses possibilités d’être du Dasein lui-même égarent et compromettent l’être-l’un-avec-l’autre et la connaissance mutuelle qui lui est inhérente, et cela au point qu’une vraie « compréhension » est empêchée et que le Dasein a recours à des succédanés ; une telle herméneutique aurait donc à montrer quelle est la condition existentiale positive qui rend possible une vraie compréhension des autres. Notre analyse l’a montré : l’être-avec est un constituant existential de l’être-au-monde. L’être-là-avec s’est révélé être un mode d’être propre à certains étants intramondains. Dans la mesure où le Dasein est, il a le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre. Ce dernier ne peut être conçu comme étant le résultat cumulé de l’occurrence de plusieurs « sujets ». Tomber sur des « sujets », cela même n’est possible que d’une seule façon : il faut que les autres, tels qu’ils font d’emblée encontre dans leur être-là-avec, soient en outre uniquement traités comme « numéros » et de façon statistique. Une telle quantité ne peut être dévoilée que grâce à un être-l’un-avec-l’autre et un être-en-rapport-à-l’autre déterminés. Cet être-avec « sans égards » des autres « tient compte » d’eux, mais cela sans sérieusement « compter avec eux », ni même souhaiter simplement « avoir affaire à eux ». (26.al. 24)
Initialement et généralement, le Dasein et l’être-là-avec des autres sont présents dans le monde partagé dont ils se préoccupent comme de ce qui relève du monde ambiant. En faisant corps avec le monde dont il se préoccupe, c’est-à-dire également dans son être-avec les autres, le Dasein n’est pas lui-même. « Qui » est-ce donc qui a pris en charge son être en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien ? (26.al. 25)
§ 27 L’être-soi-même quotidien et le on (18 al.)
Le résultat ontologiquement pertinent de l’analyse de l’être-avec qui précède réside en cette façon de voir suivant laquelle le « caractère de sujet », tant du Dasein propre que du Dasein des autres, se détermine existentialement, c’est-à-dire à partir de certains modes d’être. C’est dans ce dont il se préoccupe et qui relève du monde ambiant que le Dasein rencontre les autres en tant que ce qu’ils sont et dans l’activité qu’ils exercent. (27.al. 1)
Dans l’acte de se préoccuper de ce que l’on a entrepris avec, pour ou contre les autres, repose en permanence l’affirmation d’une certaine différence vis-à-vis desdits autres. Ou bien il s’agit d’aplanir cette différence vis-à-vis d’eux, ou bien le Dasein, s’il est en retrait des autres, veut, dans son rapport à eux, les rejoindre et se mêler à eux, ou bien le Dasein, s’il a une primauté sur les autres, cherche à se les soumettre. L’être-l’un-avec-l’autre, même si cela lui demeure caché, est troublé par l’inquiétude que lui cause cette différence. Pour l’exprimer dans l’ordre existential, l’être-l’un-avec-l’autre a comme caractère le sens de la différence. Pour le Dasein quotidien lui-même, plus ce mode d’être passe inaperçu, plus l’influence qu’il exerce est tenace et déploie son influence. (27.al. 2)
Cependant, dans ce sens de la différence qui est inhérent à l’être-avec, se trouve inclus ceci : en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien, le Dasein se tient sous l’emprise des autres. Ce n’est pas lui-même qui est ; les autres l’ont amputé de son être. Le bon plaisir des autres dispose des possibilités d’être quotidiennes du Dasein. En l’occurrence, ces autres ne sont pas des autres bien définis. À contrario, tout autre peut les représenter. Le facteur décisif, c’est la domination des autres qui, sans que le Dasein y ait prêté attention, a déjà été assumée par lui. On fait soi-même partie des autres et on consolide leur ascendant. « Les autres », que l’on appelle ainsi afin de dissimuler sa propre appartenance à eux, laquelle est essentielle, sont ceux qui, initialement et généralement, dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, « sont là ». Le « qui » que nous recherchons, ce n’est ni celui-ci, ni celui-là, ni on lui-même, ni quelques-uns, ni l’addition de tous. Le « qui », c’est le neutre, c’est le on. (27.al. 3)
Nous avons montré avant cela comment le « monde ambiant public » est utilisable et fait l’objet d’une préoccupation partagée. Dans l’utilisation des moyens de transports publics, dans l’emploi des organes d’information (journal, radio), tout autre ressemble à un autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout le Dasein particulier dans le mode d’être « des autres », du « on », et cela au point que les autres s’évanouissent encore davantage quant à ce qui les différencie et les caractérise. C’est en passant inaperçu, et parce qu’il ne peut être clairement perçu, que le « on » déploie sa dictature propre. Nous nous réjouissons et nous nous divertissons comme on se réjouit ; en matière de littérature et d’art, nous lisons, nous voyons et nous jugeons comme on voit et juge ; et même, nous nous retirons de la « grande masse » comme on s’en retire ; nous trouvons « révoltant » ce que l’on trouve révoltant. Le on, qui n’est rien de bien défini, que tous sont, mais ne sont toutefois pas en tant que cumul, prescrit le mode d’être de la quotidienneté. (27.al. 4)
Le on a même ses propres modes d’être. La tendance de l’être-avec que nous venons de souligner, le sens de la différence, est fondée dans ceci que, en tant que tel, l’être-l’un-avec-l’autre craint le fait d’être dans la moyenne. Ce fait est un caractère existential du on. C’est de lui essentiellement qu’il y va, pour le on, en son être. C’est pourquoi le on se tient en fait dans la moyenne de ce qui est convenable et de ce qui ne l’est pas, de ce à quoi on accorde le succès et de ce à quoi on le refuse. Ce fait d’être dans la moyenne, à l’aune duquel est préfiguré ce que l’on peut se permettre et ce que l’on a le droit d’oser, surveille toute exception qui se mettrait en vedette. Toute primauté est silencieusement réprimée. D’un jour au suivant, ce qui était original est présenté comme étant bien connu depuis longtemps. Ce qui a été acquis de haute lutte devient courant. Tout secret perd sa force. La tendance à être dans la moyenne révèle une autre pente essentielle du Dasein que nous appelons le nivellement des possibilités d’être. (27.al. 5)
En tant que modes d’être du on, le sens de la différence, le fait d’être dans la moyenne et le nivellement, constituent l’« être-public ». C’est lui qui d’emblée réglemente toute explicitation du monde et du Dasein, et c’est lui qui a raison en tout. Et s’il en va ainsi, ce n’est pas en raison d’un rapport d’être, privilégié et premier, aux « choses », ce n’est pas parce que l’être-public dispose d’une transparence qui lui serait expressément dédiée concernant le Dasein, mais c’est en raison du fait qu’il survole « les choses », et cela parce qu’il est insensible à l’égard de toutes les différences de niveau et d’authenticité. L’être-public éclipse tout, et il fait passer ce qu’il a ainsi dissimulé pour bien connu et accessible à tous. (27.al. 6)
Le on est partout, mais cela de telle manière qu’il s’est également toujours déjà esquivé là où le Dasein doit décider. Cependant, parce que le on fournit par avance tout jugement et toute décision, il ôte toute responsabilité au Dasein particulier. Le on peut, pour ainsi dire, se permettre que l’« on » se réclame de lui en permanence. Le on peut d’autant plus facilement répondre de tout qu’il n’a pas à répondre de quoi que ce soit. C’« était » bien toujours le on, et pourtant il est possible de dire que ce n’était « personne ». Dans la quotidienneté du Dasein, la plupart des choses adviennent par le fait de quelque chose dont nous sommes obligés de dire que ce n’était personne. (27.al. 7)
C’est de cette façon que le on décharge le Dasein particulier dans sa quotidienneté. Mais il ne fait pas que cela ; en déchargeant le Dasein d’être, le on va au-devant de lui, et ce dans la mesure où ledit Dasein a tendance à prendre les choses à la légère. Et c’est parce que, en déchargeant le Dasein particulier de la charge de son être, le on va en permanence au-devant de lui, qu’il maintient et consolide sa domination tenace. (27.al. 8)
Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. Le on, avec lequel la question de savoir « qui » est le Dasein quotidien trouve sa réponse, c’est l’ « indéfini » auquel tout Dasein, dès lors qu’il est parmi les uns et les autres, s’est livré. (27.al. 9)
C’est dans le caractère d’être que nous avons mis en évidence comme étant l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, à savoir le sens de la différence, le fait d’être dans la moyenne et le nivellement, l’être-public, la décharge d’être et la prévenance, que réside le « maintien » immédiat du Dasein. Ce maintien ne concerne pas la substantialité de quelque chose, mais le mode d’être du Dasein en tant qu’être-avec. Dès lors qu’ils sont dans les modes qui viennent d’être indiqués, le soi-même du Dasein ne s’est pas trouvé ou s’est perdu. Le on est dans le mode du maintien-dans-le-non-soi-même et de l’inauthenticité. Ce mode d’être ne signifie pas une moindre facticité du Dasein, pas plus que le on, en tant qu’il n’est personne de défini, n’est rien. Bien au contraire, c’est dans ce mode d’être que le Dasein est ens realissimum, si tant est que par « réalité » est compris un être conforme au Dasein. (27.al. 10)
Le on est aussi peu substantiel que le Dasein. Plus le on est manifeste, plus il est insaisissable et caché, mais d’autant moins également il n’est rien. À la « vue » ontico-ontologique dépourvue de préjugés, le on se révèle comme étant le « sujet le plus réel » de la quotidienneté. Et s’il n’est pas accessible comme l’est une pierre en tant que substance, cela n’est pas décisif quant à son mode d’être. Il n’est permis ni de décréter hâtivement que ce on n’est « à vrai dire » rien, ni de courtiser l’opinion suivant laquelle le phénomène serait ontologiquement interprété dès lors qu’il serait « expliqué », par exemple, comme étant le résultat, consolidé après coup, de la réunion de plusieurs personnes. À l’inverse, ce sont bien plutôt les concepts de l’être qui doivent être élaborés en se tournant vers ces phénomènes. (27.al. 11)
Le on n’est pas davantage un « sujet universel » planant au-dessus de plusieurs sujets. Une telle conception ne serait envisageable que si l’être des « sujets » était compris comme n’étant pas conforme à ce qu’est le Dasein et si lesdits sujets étaient posés au départ en tant qu’occurrences d’un genre relevant, à ce titre, des catégories de l’étant substantiel. Avec une telle base d’élan, la seule possibilité qui existe sur le plan ontologique est de comprendre au sens des catégories une chose à laquelle les catégories ne s’appliquent nullement. Car si le on n’est pas l’équivalent d’un Dasein il n’a pas non plus la structure de l’étant substantiel. Que même la logique traditionnelle soit mise en échec en face de tels phénomènes, cela ne peut étonner si l’on songe qu’elle a son fondement dans une ontologie de l’étant substantiel, au demeurant rudimentaire. C’est pourquoi il est radicalement impossible de l’assouplir en y apportant des améliorations et des développements, si nombreux soient-ils, permettant d’inclure le genre d’être dont relève le on. Ces réformes de la logique orientées sur les « sciences humaines » ne font qu’aggraver la confusion ontologique. (27.al. 12)
Le on est un existential et, en tant que phénomène originel, il relève de la constitution du Dasein. Il a diverses possibilités de prendre corps de façon conforme à ce qu’est le Dasein. La pénétration, le caractère explicite de sa domination peuvent varier de diverses façons. (27.al. 13)
Le soi-même du Dasein quotidien est le soi-comme-on, que nous distinguons du soi-même authentique, c’est-à-dire du soi-même qui s’est expressément pris en charge. En tant que soi-comme-on, le Dasein particulier est dispersé dans le on, et ce qu’il lui faut faire avant tout, c’est de se trouver. Cette dispersion caractérise le « sujet » dont le mode d’être nous est connu comme étant l’immersion par préoccupation dans le monde qui fait immédiatement encontre. Dès lors que c’est en tant que soi-comme-on que le Dasein est familier de lui-même, cela veut dire également que le on configure l’explicitation immédiate du monde et de l’être-au-monde. C’est le soi-comme-on, à dessein duquel le Dasein est au quotidien, qui articule la chaîne de renvois inhérente à la significativité. Le monde du Dasein délivre l’étant qui est présent de façon telle que ledit étant s’intègre à une tournure d’ensemble familière au on, et cela dans les limites que permet de fixer le fait, inhérent au on, d’être dans la moyenne. Initialement, le Dasein en situation est dans le monde partagé tel qu’il est dévoilé en moyenne. De prime abord, dans le « je » de l’expression « je suis », le je qui est n’est pas le je au sens authentique du soi-même, mais ce sont les autres dans le mode du on. C’est depuis le on et en tant que on que je suis d’abord « donné » à « moi-même ». Initialement, le Dasein est le on, et le plus souvent, il reste tel. Lorsque le Dasein dévoile expressément le monde et se le rend familier, lorsqu’il s’ouvre à lui-même son être propre, le dévoilement du « monde » et cet être-ouvert du Dasein se déroulent ainsi : le Dasein évacue ce qui dissimule et obscurcit, il cache ce qui recouvre, autrement dit ce par quoi il se verrouillait à lui-même. (27.al. 14)
Avec l’interprétation de l’être-avec et de l’être-soi-même, tels qu’ils s’expriment dans le on, la question qui portait sur le « qui » de l’être-l’un-avec-l’autre de la quotidienneté a trouvé sa réponse. Ces considérations ont également apporté de quoi comprendre la constitution fondamentale du Dasein. L’être-au-monde est devenu visible dans sa quotidienneté et dans le fait qu’il soit dans la moyenne. (27.al. 15)
Le Dasein quotidien puise l’explicitation pré-ontologique de son être dans le mode d’être immédiat du on. L’interprétation ontologique suit d’emblée cette tendance explicitative, elle comprend le Dasein à partir du monde et le saisit en tant qu’étant intramondain. Mais ce n’est pas tout ; c’est également le sens d’être de ces étants que sont des « sujets » que l’ontologie « immédiate » du Dasein se laisse donner par avance à partir du « monde ». Mais comme, dans cette immersion dans le monde, le phénomène lui-même du monde en vient à être escamoté, c’est l’étant substantiel intramondain qui prend sa place, autrement dit le mode d’être des objets. L’être de l’étant qui est-là-avec en vient à être conçu en tant que substantialité. C’est ainsi que la mise en lumière du phénomène positif qu’est l’être-au-monde quotidien immédiat rend possible l’accès à la racine du ratage de l’interprétation ontologique de cette constitution d’être. C’est cette constitution elle-même qui, initialement, dans son mode d’être quotidien, se rate en se dissimulant dans le on. (27.al. 16)
Si l’être de l’être-l’un-avec-l’autre quotidien qui, apparemment, se rapproche ontologiquement de la pure substantialité en diffère en réalité radicalement, il est encore moins possible de concevoir l’être du soi-même authentique en tant que substantialité. L’être-soi-même authentique ne repose pas sur un état exceptionnel du sujet dans lequel ce dernier serait détaché du on, mais il est une modification existentielle de le mode d’être du on en tant qu’existential. (27.al. 17)
Mais alors, sur le plan ontologique, la mêmeté du soi-même qui existe authentiquement est séparée par un gouffre de l’identité du je telle qu’elle se maintient tout au long de la diversité continue des vécus. (27.al. 18)