Chapitre II : L’être-au-monde en général, en tant que constitution fondamentale du Dasein


§ 12 L’ébauche de l’être-au-monde tirée de l’orientation sur l’être-situé en tant que tel (18 al.)

Dans les discussions préparatoires |§ 9|, nous avons d’ores et déjà discerné des caractères d’être susceptibles d’offrir un éclairage à l’investigation à venir, lesquels caractères reçoivent de l’investigation même une mise en lumière de leur structure. Le Dasein est l’étant qui, alors qu’en son être il comprend, se rapporte à cet être même. Par là est formellement renseigné le concept d’existence. Le Dasein existe. De plus, le Dasein est l’étant que quelqu’un est, à chaque fois, lui-même. Au Dasein qui existe appartient ainsi ce que nous avons nommé le fait d’être-toujours-celui-de-quelqu’un, lequel est la condition de possibilité de l’authenticité ou de l’inauthenticité. À chaque fois, le Dasein existe dans l’un de ces deux modes ou encore dans un flottement entre les deux. (12.al. 1)

Or, ces déterminations d’être du Dasein, c’est à priori qu’il faut les voir et les comprendre, et cela sur la base de la constitution d’être que nous nommons l’être-au-monde. L’amorce correcte de l’analytique du Dasein consiste donc à expliciter cette constitution d’être. (12.al. 2)

Dans sa frappe, l’expression que nous ramassons en « être-au-monde » affiche déjà qu’avec elle un phénomène unitaire est visé. Ce constat primordial doit être envisagé globalement. L’impossibilité de dénouer cette constitution d’être en éléments susceptibles d’être agrégés n’exclut pas qu’une pluralité de moments structurels la constituent. Le constat phénoménal qu’affiche l’expression ramassée d’« être-au-monde » autorise en fait une triple perspective. Si nous creusons le phénomène de l’« être-au-monde » dans son intégralité, les trois moments constitutifs qui ressortent sont les suivants : (12.al. 3)

1°) Le « monde » ; en relation à ce premier moment, la tâche naît de s’enquérir de la structure ontologique du « monde » et de déterminer l’idée du phénomène du monde en tant que telle (chapitre III de cette section). (12.al. 4)

2°) L’étant qui est dans la modalité de l’être-au-monde, autrement dit le Dasein. Avec ce second moment, ce qui est recherché, c’est ce dont nous nous enquérons lorsque nous posons la question « qui est-ce qui se trouve être-au-monde ? » Ce que la mise en lumière phénoménologique se doit de déterminer est le « qui est-ce qui » du Dasein dans le mode de sa quotidienneté moyenne (chapitre IV de cette section). (12.al. 5)

3°) L’être-au ou, plus spécifiquement, l’être-situé qu’est à chaque fois l’être-au-monde en tant que tel (troisième moment) ; la constitution ontologique de l’inclusion existentiale elle-même doit être établie (chapitre V de cette section). (12.al. 6)

Toute mise au jour de l’un de ces trois moments constitutifs signifie la mise au jour concomitante des deux autres, autrement dit : elle signifie que le phénomène est à chaque fois envisagé dans son intégralité. L’être-au-monde (être-situé-dans-un-monde) est assurément une constitution à priori et nécessaire du Dasein, mais elle est loin de suffire à déterminer pleinement son être. Avant d’engager l’analyse thématique de chacun des trois moments ainsi détachés, il importe que nous tentions de caractériser le troisième et dernier des moments constitutifs en question, et ce afin d’en tirer une orientation pour la suite. (12.al. 7)

Que veut dire être-situé ? D’emblée, nous spécifions l’expression en : être-au-monde (être-situé-dans-un-monde), et nous sommes enclins à comprendre cet être-situé en tant que « être inclus dans ». Cette dernière expression qualifie le mode d’être d’un étant qui est « dans » un autre, comme par exemple : l’eau est « dans » (inclue dans) le verre, le vêtement est « dans » l’armoire. Ce que nous avons en tête en employant la préposition « dans », c’est le rapport d’être qu’entretiennent entre eux deux étants étendus « dans » l’espace, et cela en relation à leur localisation dans cet espace. Eau et verre, vêtement et armoire sont tous deux, de la même manière, « dans » l’espace, « à » un endroit. Ce rapport d’être, il est possible de l’élargir, par exemple : le banc est dans l’amphithéâtre, l’amphithéâtre est dans l’université, l’université est dans la ville, etc., et cela jusqu’à : le banc est « dans l’espace cosmique ». Ces étants, dont on peut ainsi déterminer la façon dont ils sont l’un « dans » l’autre, ont tous le même mode d’être, à savoir celui de la substantialité en tant que ce mode d’être est celui de choses qui se présentent « dans » le monde. La substantialité « dans » un étant substantiel, la substantialité en concomitance avec quelque chose ayant le même mode d’être, et cela au sens d’un rapport déterminé de localisation, ce sont là des caractères ontologiques que nous nommons catégoriaux, caractères de nature telle qu’ils relèvent d’un étant dont le mode d’être n’est pas à la mesure du Dasein. (12.al. 8)

À l’encontre de cela, être-situé désigne une constitution d’être du Dasein ; c’est donc un existential. Par cette expression, on ne peut donc pas penser à la substantialité d’une chose corporelle (corps humain) qui serait « localisée dans » un étant substantiel. L’être-situé désigne si peu le fait que des étants substantiels soient spatialement « les uns dans les autres » que, à l’origine, la préposition « dans », in |Le in allemand traduit par « dans » a la même racine en français : dans = de intus, à l’intérieur|, ne signifie pas du tout un rapport spatial de la nature du type de celui que l’on vient d’évoquer |Jacob Grimm, Kleinere Schriften, tome VII, p. 247| ; « in » tire son origine de « innan » qui signifie résider, habiter, séjourner ; « an » signifie : j’ai coutume de, je suis familier de, je prends soin de quelque chose ; il a la signification de colo, je cultive, je soigne, j’élis, j’honore, au sens de habito, j’habite, et de diligo, je choisis, j’estime, j’aime, je privilégie. Cet étant auquel appartient, dans cette acception, l’être-situé, nous l’avons caractérisé comme étant l’étant que je suis moi-même à chaque fois. L’expression « suis » est étroitement liée à la préposition « auprès » ; « je suis », à son tour, veut donc dire : je réside auprès du monde, je séjourne auprès du monde, comme ce qui m’est, de telle ou telle façon, familier. Être, en tant qu’infinitif de « je suis », c’est-à-dire compris comme étant un existential, signifie résider auprès de, être familier de. Par conséquent, être-situé est l’expression formellement existentiale de l’être du Dasein, lequel a pour constitution essentielle l’être-au-monde. (12.al. 9)

Le fait « d’être auprès du monde », en un sens restant à expliciter plus précisément, de ne faire qu’un avec le monde est un existential qui est dérivé de l’être-situé. Comme, dans ces analyses, il s’agit de voir une structure d’être originelle du Dasein, structure dont il faut articuler la teneur phénoménale en conformité avec les concepts d’être, et comme cette structure est radicalement insaisissable au moyen des catégories ontologiques traditionnelles, il importe d’observer encore de plus près cet « être auprès de ». Nous optons une nouvelle fois pour la méthode consistant à distinguer d’un rapport de position cet « être auprès de » qui, par essence, est ontologiquement distinct – c’est-à-dire à distinguer ce dernier d’un rapport d’être catégorial que nous exprimons néanmoins par les mêmes moyens linguistiques. Fût-ce au risque de discuter de « ce qui va de soi », il nous faut mener explicitement à bien la reprise phénoménologique de différences ontologiques fondamentales, lesquelles peuvent être facilement effacées. L’état de l’analytique ontologique montre que nous sommes loin d’être suffisamment « en prise » sur ces évidences, et que nous les avons plus rarement encore explicitées en leur sens d’être ; il montre aussi que nous possédons encore moins les concepts structurels assurés qui leur correspondent. (12.al. 10)

En tant qu’existential, le « fait d’être auprès du » monde ne désigne jamais le fait, pour des choses qui se présentent, d’être substantiellement ensemble. Par « être-au-monde » rien n’est nommé qui soit semblable à la « juxtaposition » d’un étant nommé Dasein et d’un autre étant nommé « monde ». Le fait pour deux étants substantiels d’être regroupés, nous avons coutume, il est vrai, de l’exprimer parfois de la manière suivante : « la table repose près de la porte », « la chaise touche le mur ». Mais, rigoureusement parlant, jamais il ne peut être question d’un « contact », et cela non pas en raison de ce que, lors d’un examen plus précis, on peut constater un espace intermédiaire entre la chaise et le mur, mais parce que, par principe, la chaise ne peut pas toucher le mur, même si l’espace intermédiaire entre les deux était réduit à zéro. En effet, pour que la chaise puisse toucher le mur, il faudrait présupposer que « pour » la chaise, le mur puisse faire encontre. À l’intérieur du monde, l’étant ne peut toucher l’étant substantiel que s’il a, à l’origine, le mode d’être de l’être-situé – autrement dit, il ne le peut que si lui est déjà dévoilé quelque chose de tel que le monde en tant qu’être-le-là depuis lequel l’étant peut se manifester pour ainsi devenir accessible en sa substantialité. Deux étants qui sont substantiels à l’intérieur du monde et qui, de surcroît, sont en eux-mêmes sans monde, ne peuvent jamais se « toucher » ; aucun des deux ne peut « être auprès de » l’autre. Il importe que ce que nous ajoutons par : « qui, de surcroît, sont en eux-mêmes sans monde » ne soit pas omis, parce que même l’étant qui n’est pas sans monde, le Dasein, est substantiel « dans » le monde ; disons-le plus précisément : même l’étant qui a un monde peut être conçu, avec quelque légitimité et dans certaines limites, comme étant seulement substantiel. Pour cela, il faut nécessairement faire totalement abstraction de la constitution existentiale de l’être-situé, ou plutôt, il ne faut pas la voir. Mais cette possibilité de concevoir le « Dasein » en tant qu’il serait un étant substantiel, et même ne serait que cela, on ne saurait la confondre avec la modalité d’accès à la « substantialité » qu’a le Dasein. Dès lors en effet que l’on fait abstraction des structures spécifiques du Dasein la substantialité cesse d’être accessible ; ce n’est que si l’on en a une compréhension préalable, laquelle réside dans les structures spécifiques du Dasein, que cette substantialité devient elle-même accessible. Le Dasein comprend son être au sens d’une certaine « substantialité de fait » |§ 29|. Et pourtant, ontologiquement, « l’état de fait » qu’est la réalité d’un Dasein particulier est radicalement différent d’une espèce minérale. Le fait originel en lequel consiste le Dasein, nous le nommons sa facticité. La structure complexe de la caractéristique ainsi nommée, on ne peut la saisir en tant que problème qu’à la lumière de la constitution existentiale fondamentale du Dasein qu’on élabore. Le concept de facticité renferme celui d’être-au-monde d’un étant « intramondain », mais de telle sorte que ledit étant peut se comprendre en tant qu’il est solidaire de l’être de l’étant qui est présent à l’intérieur de son propre monde jusque dans sa « destinée ». (12.al. 11)

Il ne s’agit ici que de voir la différence ontologique entre l’être-situé du Dasein en tant qu’existential, et l’« inclusion catégoriale » d’étants substantiels en tant que catégorie. Si nous délimitons ainsi l’être-situé, il n’en faut pas conclure que toute sorte de « spatialité » soit pour autant déniée au Dasein. Bien au contraire : le Dasein a même son propre « être-dans-l’espace », mais ce dernier n’est possible que sur la base de l’être-au-monde. C’est pourquoi, dans l’ordre ontologique, l’être-situé ne peut pas être précisé au moyen d’une caractérisation ontique qui poserait que le fait d’être-situé dans un monde est une propriété de l’esprit de l’homme tandis que la « spatialité » est une propriété du corps de l’homme. En s’exprimant ainsi, on se tiendrait de nouveau dans le cadre de la réunion ensemble de deux étants substantiels, à savoir la réunion d’une chose de l’esprit pourvue de l’être-situé et d’une chose corporelle, et l’être de l’étant ainsi composé, en tant que tel, n’en deviendrait que plus obscur. Il n’est possible d’accéder à la spatialité existentiale du Dasein qu’à la condition de comprendre l’être-au-monde comme étant la structure déterminante de la spatialité. C’est la spatialité existentiale du Dasein qui l’entraîne à négliger cette structure qu’est l’être-au-monde, négligence qui n’est pas motivée ontologiquement, mais bien « métaphysiquement », suivant l’opinion naïve d’après laquelle l’homme serait un être spirituel transféré après coup « dans » un espace. (12.al. 12)

Dans la situation du moment qui est celle du Dasein, l’être-au-monde dudit Dasein est à chaque fois éparpillé, voire fragmenté, en des modalités multiples de l’être-situé. L’énumération qui suit permet d’illustrer la diversité de telles modalités de l’être-situé : avoir affaire à quelque chose, produire quelque chose, cultiver quelque chose et en prendre soin, employer quelque chose, abandonner quelque chose et en subir la perte, entreprendre, faire faire, se renseigner, interroger, considérer, parler de, déterminer, etc. Ces modalités de l’être-situé ont pour mode d’être commun la préoccupation, à la caractérisation de laquelle il faudra parvenir. Sont également des formes de préoccupation les modes déficients : s’abstenir de, négliger, renoncer à, se reposer, ainsi que tous les modes « limitatifs » (ne rien faire d’autre que, se contenter de, etc.) relatifs à des possibilités de préoccupation. Le terme de « préoccupation » a d’emblée sa signification pré-scientifique, et peut vouloir dire : mettre à exécution, mener à son terme, « peaufiner ». L’expression peut également désigner l’acte de se préoccuper de quelque chose, au sens de tendre à « se le procurer ». En outre, nous employons encore cette expression dans une autre tournure caractéristique : je suis préoccupé par l’éventualité de l’échec de cette entreprise. Dans ce cas, « être préoccupé » désigne quelque chose comme craindre. À l’encontre de ces significations ontiques, pré-scientifiques, l’expression « préoccupation » va, dans la présente investigation, être employée en tant que terme ontologique (existential) pour qualifier un mode d’être possible de l’être-au-monde. Ce terme n’est pas choisi parce que le Dasein serait, par exemple, de prime abord et dans une large mesure, animé de tendances « pratiques » et pragmatiques, mais parce que l’être du Dasein lui-même, comme la suite le montrera, sera affiché comme étant le souci. Cette expression à son tour est à saisir en tant que concept ontologique de structure (chapitre VI de cette section). Elle ne désigne pas les « peines », l’« abattement », les « soucis de la vie » que l’on constate ontiquement en tout Dasein. Ces vécus, tout comme ceux de l’« insouciance » et la « sérénité », ne sont ontiquement possibles que parce que le Dasein, compris ontologiquement, est souci. C’est parce que, de façon déterminante, l’être-au-monde relève du Dasein qui est souci, que l’être en rapport au monde de ce dernier est par essence préoccupation. (12.al. 13)

D’après ce qui vient d’être dit, l’être-situé n’est pas une « propriété » que le Dasein, dans certains cas, aurait, et que, dans d’autres cas, il n’aurait pas. L’homme n’« est » pas, tout en ayant de surcroît un rapport d’être au « monde » qu’il ajouterait à ce noyau d’être. « De prime abord », le Dasein n’est jamais un étant « libre d’être-situé » et qui serait de temps à autre d’humeur à entrer en « rapport » avec le monde. Avoir de tels rapports avec le monde n’est possible que parce que, en tant qu’être-au-monde, le Dasein est d’emblée dans ces rapports. Ce qui est à l’origine de cette constitution d’être, ce n’est pas le fait qu’en dehors de l’étant ayant le caractère du Dasein, un autre étant, substantiel, concorde avec lui. « Concorder avec » le Dasein, cet étant substantiel ne le peut que dans la mesure où il est capable de se montrer à l’intérieur d’un monde. (12.al. 14)

Sur le plan ontologique, le propos aujourd’hui rebattu, suivant lequel « l’homme a son environnement », ne veut rien dire aussi longtemps que cet « avoir » reste indéterminé. Quant à sa possibilité, cet « avoir » est fondé dans la constitution existentiale de l’être-situé. C’est en tant que, par essence, il est un étant dans la modalité de l’être-situé que le Dasein peut se dévoiler à lui-même l’étant qui est présent dans son environnement, c’est pour cette raison qu’il peut en savoir quelque chose et que de surcroît il peut en disposer, c’est pour cette raison, en un mot, qu’il peut avoir le « monde ». Le propos ontiquement trivial suivant lequel le Dasein « a un environnement » est ontologiquement problématique. Résoudre ce problème ne réclame rien d’autre que de déterminer au préalable l’être du Dasein de manière ontologiquement satisfaisante. Si l’on en est venu, en biologie, à faire usage de cet aspect de constitution d’être qui met l’accent sur l’environnement du vivant – surtout depuis Karl Ernst von Baer –, il convient de ne pas en conclure, en s’appuyant sur un « biologisme » hâtif, à la teneur philosophique de cette constitution d’être. Car en tant que science positive, la biologie n’est pas capable de déterminer cette structure et il lui faut la présupposer. Mais la structure elle-même, en tant qu’à priori de l’objet qu’a pour thème la biologie, ne peut, sur le plan philosophique, être expliquée que si elle est avant cela saisie comme étant une structure du Dasein. Ce n’est qu’en partant de l’orientation sur la structure ontologique saisie de cette façon qu’il est possible de délimiter la constitution ontologique de la « vie ». Sur le plan ontique tout autant que sur le plan ontologique, la primauté revient à l’être-au-monde en tant que préoccupation. C’est dans l’analytique du Dasein que cette structure manifeste son rôle fondateur pour l’interprétation de l’expérience. (12.al. 15)

Mais la détermination jusqu’ici donnée de cette constitution d’être ne s’engage-t-elle pas exclusivement dans des énoncés négatifs ? C’est un fait que nous n’entendons toujours rien dire d’autre que ce que cet être-situé, soi-disant si fondamental, n’est pas. Cette prépondérance de la caractérisation négative n’est pas fortuite. C’est bien plutôt elle-même qui fait connaître la particularité du phénomène, et elle est par là positive, et ce en un sens authentique et adéquat au phénomène lui-même. La mise en lumière phénoménologique de l’être-au-monde se caractérise par un rejet des recouvrements et des dissimulations, et cela parce que ce phénomène, d’une certaine manière, en chaque Dasein, est lui-même toujours déjà « vu ». Et s’il en est ainsi, c’est parce que ledit phénomène exprime une constitution fondamentale du Dasein, à savoir que ce dernier, en même temps qu’il est, est ouvert à sa compréhension de l’être. Mais ledit phénomène est également le plus souvent mésinterprété ou insuffisamment explicité sur le plan ontologique. Ce fait de le « voir d’une certaine manière, tout en le mésinterprétant le plus souvent », n’est lui-même fondé dans rien d’autre que dans la constitution d’être du Dasein conformément à laquelle il se comprend lui-même – et cela veut dire conformément à laquelle il comprend son être-au-monde également – ontologiquement en fonction de l’étant qu’il n’est pas lui-même, mais qu’il rencontre « à l’intérieur » de son monde. (12.al. 16)

Dans le Dasein lui-même et pour lui cette constitution d’être est, dans une certaine mesure, toujours déjà « connue ». Mais dès qu’il s’agit de parvenir à la discerner explicitement, la connaissance en tant que connaissance du monde qu’implique une telle tâche se présente elle-même comme constituant le rapport exemplaire de la « pensée » au monde. La connaissance du monde (noein), ou le fait d’évoquer le « monde » et d’en parler (logos), fait pour cette raison office de mode primordial de l’être-au-monde, sans que celui-ci soit saisi en lui-même. Or, comme cette structure d’être reste ontologiquement inaccessible, mais comme l’on en fait l’expérience ontique en tant que « rapport » entre un étant (monde) et un autre étant (pensée), et comme être est de prime abord compris en s’appuyant ontologiquement sur l’étant en tant qu’il est un étant intramondain, on tente de concevoir ce rapport entre les deux étants en question suivant le sens de leur être, c’est-à-dire en tant que substantialité. Bien que l’on en fasse l’expérience et qu’on le connaisse de façon pré-phénoménologique, l’être-au-monde devient invisible dès lors qu’on l’explicite de façon ontologiquement inadéquate. La constitution du Dasein, on ne la connaît plus désormais que dans la frappe obtenue au moyen d’une explicitation inadéquate – et qui plus est, on la connaît comme quelque chose qui va de soi. À telle enseigne qu’elle deviendra alors le point de départ « allant de soi » pour les problèmes de théorie de la connaissance ou de « métaphysique ». Quoi de plus évident, en effet, que ceci : un « sujet » se rapporte à un « objet », et vice versa ? Ce « rapport sujet-objet », il faut le présupposer. Mais c’est là une présupposition qui, bien qu’intangible dans sa facticité et, pour cette raison, fort légitime, n’en reste pas moins fatale dès lors que sa nécessité et son sens ontologique sont laissés dans l’ombre. (12.al. 17)

En raison du fait que la connaissance du monde tient lieu d’exemple du phénomène de l’être-situé, et cela pas seulement pour la théorie de la connaissance, le comportement pratique est compris comme étant un comportement non-théorique, et en raison du fait que cette primauté du connaître fait se fourvoyer la compréhension du mode d’être de l’être-au-monde, il convient, dans l’optique de la connaissance du monde, de mettre l’être-au-monde en évidence de façon plus nette encore et de le rendre lui-même visible en tant que « modalité » existentiale de l’être-situé. (12.al. 18)

§ 13 Exemplification de l’être-situé tirée d’un mode dérivé : la connaissance du monde (6 al.)

Si l’être-au-monde est une constitution fondamentale du Dasein dans laquelle celui-ci se meut en premier lieu et le plus souvent dans le mode de la quotidienneté, il faut alors également que l’on en fasse toujours déjà l’expérience de façon ontique. Que ce phénomène reste totalement masqué serait inintelligible, et cela d’autant plus que, nous l’avons vu, le Dasein dispose d’une compréhension de son propre être, si indéterminée et vague qu’elle puisse être. Mais dès l’instant que le « phénomène de la connaissance du monde » est lui-même saisi, il tombe dans une explicitation « extrinsèque » et uniquement formelle. La preuve en est que, de façon aujourd’hui encore usuelle, on tient la connaissance pour un « rapport entre sujet et objet », lequel rapport abrite en lui autant de « vérité » que de vide. Mais sujet et objet ne coïncident pas du tout avec Dasein et monde. (13.al. 1)

Même s’il était admissible de déterminer ontologiquement l’être-situé à partir de l’être-au-monde connaissant, cela impliquerait encore, comme première tâche, de caractériser phénoménalement la connaissance comme étant un être dans le monde et en rapport au monde. Lorsque l’on réfléchit sur ce rapport d’être, un étant nommé nature est immédiatement donné comme étant ce qui vient à être connu dans la connaissance. Ce n’est pas à même cet étant que l’on trouve le connaître lui-même. Si vraiment l’acte de connaissance « est », alors il relève exclusivement de l’étant qui parvient à connaître. Mais même chez ce dernier étant, à savoir l’homme, le connaître n’est pas un étant substantiel. En tout cas, il ne peut pas y être constaté extérieurement, comme le sont par exemple des propriétés corporelles. Dès lors, dans la mesure où le connaître relève de cet étant, mais n’en est pas une constitution externe, il faut qu’il soit « à l’intérieur ». Ainsi, plus on s’accroche au fait que le connaître est « au-dedans » et au fait qu’il n’a rien du mode d’être d’un étant physique et psychique, plus on croit progresser sans présupposition dans la question de la nature de la connaissance et dans l’éclaircissement du rapport qu’entretiennent entre eux sujet et objet. Car c’est alors seulement que peut surgir un problème : comment ce sujet connaissant sort-il de sa « sphère » intérieure pour passer dans une sphère « extérieure », comment le connaître en général peut-il avoir un objet, comment va-t-il falloir penser l’objet lui-même pour que le sujet le connaisse ? Si nombreuses et variées que soient les manières de poser le problème, la question du mode d’être du sujet connaissant reste pendante, mode d’être qui est pourtant, en permanence et implicitement, pris pour thème lorsque l’on traite de la connaissance. Certes, on s’entend à chaque fois assurer que la « sphère intérieure » du sujet n’est pas pensée comme une « boîte » ou un « réceptacle ». Mais que signifie de positif l’« intérieur » de l’immanence dans lequel le connaître est enfermé ? Le caractère d’être de cet « être-à-l’intérieur », caractère qui est propre au connaître, comment est-il enraciné dans le mode d’être du sujet ? Sur tout cela règne soit le silence soit la confusion. Mais de quelque manière que cette sphère intérieure puisse être explicitée, dès l’instant où est posée la question de savoir comment le connaître est capable d’en « sortir » pour atteindre une « transcendance », il apparaît que le connaître est problématique et il ne peut que le rester tant que l’on n’a pas clarifié le problème de savoir ce qu’est l’être capable de l’acte qui pose une pareille question. ( al. 2)

En posant le problème de cette façon on se confronte à ce que même la thématisation du phénomène de la connaissance a toujours aveuglément dit de façon implicite : connaître est un mode d’être du Dasein en tant qu’être-au-monde, le connaître est ontiquement fondé dans cette constitution d’être. À ce renvoi au constat phénoménal suivant lequel connaître est un mode d’être de l’être-au-monde, on pourrait objecter qu’une telle interprétation du connaître conduit à réduire à néant le problème de la connaissance ; en effet, quelle question convient-t-il donc encore de poser dès lors que l’on présuppose que le connaître serait déjà auprès du monde qu’il s’efforce de connaître, lequel n’est pourtant atteint que si le sujet se transcende ? Indépendamment du fait que, dans cette dernière question, c’est un « point de vue » phénoménalement non identifié qui est de nouveau mis en avant, quelle est donc l’instance qui tranchera la question de savoir si un problème de la connaissance subsiste et, si oui, en quel sens, sinon le phénomène du connaître lui-même à travers un mode d’être de l’étant connaissant ? (13.al. 3)

À la suite de cela, si nous posons la question de savoir ce qui se montre lorsque l’on fait le bilan phénoménal du connaître, il faut s’en tenir au fait que cet acte de connaître lui-même est par avance fondé dans un être-auprès-du-monde, en tant que ce dernier, par essence, est constitutif de l’être du Dasein. De prime abord, cet être-auprès-de ne se réduit nullement à la contemplation immobile d’un pur étant substantiel. Dans le mode d’être de la préoccupation, l’être-au-monde est prisonnier du monde dont il se préoccupe. Afin que le connaître, en tant que cet acte est déterminé par l’examen qu’il fait de l’étant substantiel, soit rendu possible, une déficience du mode d’être de la préoccupation est requise. Dès lors qu’elle s’abstient de toute action de produire, de toute action manipulatrice et de toute activité de même nature, la préoccupation s’adonne à l’unique mode d’être-situé qui lui reste alors : elle ne fait rien d’autre que demeurer auprès de. C’est sur la base de ce dernier mode d’être en rapport au monde, lequel mode fait que l’étant intramondain faisant encontre se limite à son pur aspect, à son eidos, et c’est en tant que ce mode d’être est un mode déficient du mode d’être premier qu’est l’être-au-monde préoccupé, qu’il devient possible d’observer pour lui-même l’étant faisant encontre. Observer ainsi, c’est à chaque fois se polariser d’une certaine manière sur ce qui fait encontre en ayant en point de mire l’étant substantiel. D’entrée de jeu, ce comportement tire de l’étant qui est présent un « point de vue ». Une telle observation se présente elle-même sous la forme d’un temps d’arrêt au contact de l’étant intramondain qui a son caractère propre. Dans un « séjour » de cette sorte – en tant qu’il se caractérise par l’abstention de toute manipulation ou de toute utilisation – se déroule la réception de l’étant substantiel. Cette réception a lieu de la manière dont on évoque quelque chose en tant que quelque chose et dont on parle de quelque chose en tant que quelque chose. En prenant appui sur cette explicitation, et cela au sens le plus large, la réception devient une détermination. Ce qui est ainsi réceptionné et déterminé peut être proféré dans des propositions et, en tant qu’il l’est sous forme d’énoncé, peut être conservé et mis en dépôt. Cette rétention de ce qui a été réceptionné qui prend la forme d’un énoncé concernant quelque chose est elle-même une modalité de l’être-au-monde et ne peut être interprétée comme un « processus » au moyen duquel un sujet se procure des représentations de quelque chose qu’il garde « au-dedans » de lui-même après se les être appropriées de cette façon et au sujet desquelles peut, à l’occasion, se poser la question de savoir comment elles « sont en accord » avec ce qui est effectivement. (13.al. 4)

En se tournant vers l’étant pour le saisir, le Dasein ne commence pas par quitter la sphère intérieure dans laquelle il aurait été d’abord encapsulé, mais au contraire, et du fait de son mode d’être primitif, il est toujours déjà « au-dehors », auprès d’un étant qui est dévoilé. Et le temps d’arrêt auprès de l’étant à connaître destiné à le déterminer n’est pas un échappement de la sphère intérieure vers l’extérieur ; car même en cet « être-au-dehors » auprès de l’objet, le Dasein est « au-dedans », au sens bien compris du mot, c’est-à-dire qu’en tant qu’être-au-monde il est lui-même ce qui parvient à connaître. Et d’autre part, la réception de ce qui est connu n’est pas un retour dans le « réceptacle » de la conscience du Dasein enrichi du butin que sa sortie lui a permis de saisir ; mais même lorsqu’il réceptionne, préserve et retient, le Dasein connaissant reste en tant que Dasein au-dehors. En sachant « simplement » ce qu’il en est d’une connexion d’être de l’étant, en « me contentant » de représenter l’étant, en « pensant uniquement » à cela, je n’en suis pas moins auprès de l’étant, au-dehors dans le monde, pas moins que si je le saisissais de façon fondamentalement nouvelle. Même le fait d’oublier quelque chose où apparemment s’efface tout rapport d’être à ce qui était auparavant connu doit être conçu comme une modification de l’être-situé originel, et il en est de même de toute illusion et de toute erreur. (13.al. 5)

La connexion de fondation et de dérivation ici mise en évidence entre les modes de l’être-au-monde qui sont constitutifs de la connaissance du monde fait comprendre la chose suivante : dans le connaître, le Dasein conquiert une nouvelle position d’être en rapport au monde qui lui est dévoilé. Cette possibilité d’être peut se façonner de façon autonome, elle peut devenir une tâche et, en tant que science, entreprendre de guider l’être-au-monde. Mais, le connaître n’est pas ce qui vient initialement créer un « commercium » du sujet avec un monde, pas plus que ce commerce ne résulte d’une action exercée par le monde sur le sujet. Le connaître est un mode d’être du Dasein dérivé de l’être-au-monde. C’est pourquoi, en tant que constitution fondamentale, l’être-au-monde requiert une interprétation préalable. (13.al. 6)