Chapitre IV : Temporalité et quotidienneté


§ 67 Le socle de la constitution existentiale du Dasein et l’ébauche de son interprétation temporelle (4 al.)

L’analyse préparatoire |section 1| a permis d’accéder à une diversité de phénomènes qui, en dépit du fait qu’ils se concentrent tous sur la totalité structurelle fondatrice qu’est le souci, ne saurait se dérober au regard phénoménologique. En tant qu’elle est ordonnée, la totalité originelle de la constitution du Dasein, loin d’exclure une telle multiplicité, la réclame au contraire. Toutefois, l’originarité de la constitution d’être ne coïncide pas avec la simplicité et l’unicité d’un ultime élément de construction. L’origine ontologique de l’être du Dasein n’est pas « moindre » que tout ce qui en provient ; au contraire, du fait qu’elle précède ce tout, elle le dépasse en puissance, et, dans le champ ontologique, tout ce qui « provient de l’origine » est dérivé. La progression ontologique jusqu’à l’« origine » n’aboutit donc pas à ce qui va ontiquement de soi pour « l’entendement commun », mais elle ouvre plutôt audit entendement ce qu’a de problématique tout ce qui « va de soi ». (67.al. 1)

Pour ramener sous le regard phénoménologique les phénomènes qui ont été conquis dans l’analyse préparatoire, il suffit de se référer aux stades parcourus par celle-ci. L’analyse qui a conduit au souci s’enracine dans celle de l’ouverture, constitutive de l’être du « là ». La clarification de ce phénomène signifiait l’interprétation provisoire de la constitution fondamentale du Dasein, autrement dit de la constitution de l’être-au-monde. C’est en caractérisant ce dernier que dès le début, en s’opposant aux prédéterminations ontologiques inadéquates, le plus souvent implicites, du Dasein, l’investigation s’est attachée à s’assurer un horizon phénoménal satisfaisant. L’être-au-monde a d’emblée été caractérisé en considération du phénomène du monde. L’explicitation est partie de la caractérisation ontique et ontologique de l’étant utilisable et de l’étant substantiel « dans » le monde ambiant, pour en venir à discerner l’intramondanéité, et ce afin de rendre visible dans celle-ci le phénomène du monde en général. Toutefois, la structure du phénomène du monde, à savoir la significativité, s’est montrée solidaire de ce d’après quoi la compréhension qui, par essence, participe de l’ouverture se projette, solidaire autrement dit de ce pouvoir-être du Dasein à dessein duquel celui-ci existe. (67.al. 2)

Il convient que dès le départ l’interprétation temporelle du Dasein quotidien s’appuie sur les structures qui constituent son ouverture. Ce sont : la compréhension, la tonalité affective, la déchéance-dans-le-quotidien, le parler. Les modes de temporalisation de la temporalité, modes qu’il nous faut dégager compte tenu de ces phénomènes, donnent l’assise permettant de déterminer la temporalité de l’être-au-monde. Ceci conduit à nouveau au phénomène du monde et permet d’en délimiter la problématique spécifiquement temporelle. Cette problématique, il faut qu’elle se précise au moyen de la caractérisation de l’être-au-monde quotidien immédiat, autrement dit au moyen de la caractérisation de la préoccupation du Dasein dans la déchéance-dans-le-quotidien. La temporalité de ladite préoccupation rend possible le fait que la vue-native préoccupée sur l’utilisable se modifie en observation de ce qui est perçu et, fondée dans cette dernière, en connaissance théorique. La temporalité de l’être-au-monde qui ressort de cette façon se montre également comme fondement de la spatialité spécifique du Dasein. La constitution temporelle propre au rapprochement et à l’orientation sera mise en évidence. L’ensemble de ces analyses dégage une possibilité de temporaliser la temporalité dans laquelle est ontologiquement fondé l’être-inauthentique du Dasein et conduit à la question de savoir comment il convient de comprendre la temporalité de la quotidienneté, autrement dit comment il convient de comprendre le sens temporel de l’expression « de prime abord et le plus souvent » dont nous avons jusqu’ici fait continuellement usage. La fixation de ce problème fera comprendre que la clarification jusqu’ici atteinte du phénomène est insuffisante et jusqu’à quel point elle l’est. (67.al. 3)

Le présent chapitre recevra donc l’ordonnance suivante : la temporalité de l’ouverture en général (§ 68) ; la temporalité de l’être-au-monde et le problème de la transcendance du monde (§ 69) ; la temporalité de la spatialité conforme à ce qu’est le Dasein (§ 70) ; le sens temporel qu’a la quotidienneté du Dasein (§ 71). (67.al. 4)

§ 68 La temporalité de l’ouverture en général (36 al.)

Tel que nous l’avons caractérisé relativement à son sens temporel, l’être-résolu représente une ouverture propre du Dasein. Ce dernier constitue un étant qui, en existant, peut être son « là » lui-même. Relativement à son sens temporel nous n’avons, en premier lieu, caractérisé le souci que dans ses traits fondamentaux. Mettre en lumière sa constitution temporelle concrète veut dire interpréter temporellement ses moments structurels pris un par un, c’est-à-dire la compréhension, la tonalité affective, la déchéance-dans-le-quotidien et le parler. Toute compréhension a sa tonalité affective. Toute tonalité affective a son comprendre. Ce qui caractérise la déchéance-dans-le-quotidien, c’est la compréhension qui communique toujours avec un certain état affectif. Quant à son intelligibilité, la compréhension, telle qu’elle est disposée affectivement dans la déchéance-dans-le-quotidien, s’articule dans le parler. La constitution temporelle respective des phénomènes en question ramène à chaque fois à la temporalité unique comme étant ce qui se porte garant de l’unité structurelle possible de la tonalité affective, de la compréhension, de la déchéance-dans-le-quotidien et du parler. (68.al. 1)

  • La temporalité du comprendre |§ 31|.

Par le terme de comprendre ou de compréhension, nous désignons un existential fondamental. Nous n’entendons par là, ni une espèce déterminée de connaissance, distincte par exemple de l’explication et de la conception, ni même une connaissance au sens de la saisie thématique de quelque chose. Mais c’est bien l’être du là que le comprendre constitue, et ce de telle manière que c’est sur la base du comprendre qu’un Dasein qui existe peut configurer les diverses possibilités que sont la vue, le fait de chercher autour de soi, la simple observation. En tant que dévoilement par le comprendre de ce qui était jusque là incompris, toute explication s’enracine dans le comprendre primaire du Dasein. (68.al. 2)

Saisi de manière originellement existentiale, le comprendre veut dire : être-qui-projette en ayant pour perspective un pouvoir-être à dessein duquel le Dasein, à chaque fois, existe. La compréhension ouvre au Dasein le pouvoir-être qui est le sien, et ce de telle manière que le Dasein comprenant sait à chaque fois ce qu’il en est de lui-même. Toutefois, ce « savoir » ne tient pas au fait qu’une réalité lui aurait été dévoilée, mais il tient au fait que ledit Dasein se tient dans une possibilité existentielle. Le non-savoir correspondant, quant à lui, ne consiste pas en une compréhension qui n’aurait pas eu lieu, mais il faut le considérer comme un mode déficient de la projection du pouvoir-être. Il est possible que l’existence soit problématique et se mette en question. Afin que la « mise-en-question » devienne possible, il faut une ouverture. Ce qui est sous-jacent au fait, pour le Dasein, de se comprendre en se projetant dans une possibilité existentielle, c’est le voir-venir comme acte de parvenir à soi en partant d’une possibilité donnée dans le moment, en tant qu’une telle possibilité relève à chaque fois de l’existence du Dasein. Le voir-venir rend ontologiquement possible un étant qui est tel qu’il existe en étant compris à partir de son pouvoir-être. La projection, qui au fond se réfère à ce qui est à venir, ne saisit pas thématiquement, en la visant, la possibilité qui est projetée, mais elle se jette plutôt dans celle-ci en tant qu’elle est une possibilité. Tandis qu’il comprend, le Dasein est à chaque fois comme il peut être. L’être-résolu s’ensuit en tant que mode d’exister originel et authentique. Il est vrai que, de prime abord et le plus souvent, le Dasein reste irrésolu, c’est-à-dire fermé à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, pouvoir-être vers lequel il ne se porte que dans l’isolement. Ceci implique que la temporalité ne se temporalise pas toujours depuis le voir-venir propre. Toutefois, ce manque de permanence ne veut pas dire que la temporalité manquerait, de temps à autre, de voir-venir, mais cela veut dire que la temporalisation du voir-venir est susceptible de se modifier. (68.al. 3)

Dans notre terminologie, pour caractériser le voir-venir authentique, nous conservons notre expression de devancement. Elle indique que, dès lors qu’il existe authentiquement, le Dasein fait en sorte de parvenir à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, autrement dit, elle indique qu’il lui faut avant tout aller à la conquête de son devancement, et cela non pas en partant du présent, mais en s’extirpant du voir-venir inauthentique. Le terme, formellement indifférent, pour le voir-venir, nous le trouvons dans notre désignation du premier moment structurel du souci, à savoir dans le en-avance-sur-soi. En fait, le Dasein est continuellement en avance sur soi, mais, au regard de la possibilité existentielle d’une authenticité il n’est dans le devancement que par intermittence. (68.al. 4)

Comment, alors, convient-il de faire ressortir le voir-venir inauthentique ? De la même façon que le voir-venir authentique envers l’être-résolu, le mode d’ouverture qu’est le voir-venir inauthentique ne peut se révéler que dans une régression ontologique partant du comprendre inauthentique, à savoir celui qui se manifeste dans la préoccupation quotidienne, pour remonter à son sens existential temporellement déterminé. En tant que souci, le Dasein est par essence en-avance-sur-soi. De prime abord et le plus souvent, l’être-au-monde préoccupé se comprend à partir de ce dont il se préoccupe. La compréhension inauthentique se projette vers ce qui, dans les affaires de l’occupation quotidienne, est objet de préoccupation possible, est opportun, est urgent ou indispensable. Mais ce dont le Dasein se préoccupe est cependant à-dessein-du pouvoir-être qui vise l’authenticité. Tandis que, dans son être préoccupé, le Dasein est près de ce dont il se préoccupe, ce pouvoir-être garde en vue le fait qu’il parvienne à soi. Ce n’est pas primairement dans son pouvoir-être le plus authentiquement sien non relatif que le Dasein parvient à soi, au contraire, tandis qu’il s’affaire dans la préoccupation, la connaissance de soi qu’il a provient de ce que procure ou refuse ce dont il se préoccupe. C’est en partant de ce dont il se préoccupe que le Dasein parvient à soi. Le voir-venir inauthentique a le caractère du s’attendre-à. C’est sur la « base » de ce dernier mode d’ouverture du voir-venir qu’est possible le fait que le Dasein préoccupé se comprenne en tant que soi-comme-on dans l’activité qu’il exerce. Et c’est parce que c’est de cette seule façon que, partant de ce dont il se préoccupe, le Dasein en situation a connaissance de son pouvoir-être qu’il peut espérer et s’attendre à quelque chose. À chaque fois, il faut que le « s’attendre-à » ait ouvert l’horizon et le périmètre à partir desquels quelque chose peut être espéré. L’espoir est un mode du voir-venir fondé dans le fait d’être dans le s’attendre-à, lequel voir-venir se temporalise authentiquement dans le devancement. C’est pourquoi dans le fait de devancer réside un être-destinalisé-par-la-mort plus originel que dans l’attente préoccupée par la mort. (68.al. 5)

En tant qu’il consiste à exister dans le pouvoir-être qui toujours est projeté, le comprendre est primairement anticipant. Mais il ne se temporaliserait pas si il n’était pas temporel, c’est-à-dire co-originellement déterminé par le ce-qui-fut et par la présentification-du-là. Nous avons déjà clarifié, certes de façon rudimentaire, la façon dont cette dernière ekstase temporelle contribue à constituer le comprendre inauthentique. La préoccupation quotidienne se comprend à partir du pouvoir-être, lequel va au-devant d’elle, inquiet du succès ou de l’échec possibles de ce dont elle se préoccupe. Au voir-venir inauthentique, autrement dit au s’attendre-à, correspond un être près-de-l’étant du Dasein préoccupé qui lui est spécifique. Le mode d’ouverture de cet être-présent-à se révèle par comparaison lorsque nous considérons cette même ekstase temporelle dans le mode de la temporalité authentique. Au fait, inhérent à l’être-résolu, de devancer la mort, appartient un présent, conformément auquel une résolution ouvre une situation-d’action. Chez l’être-résolu, la présentification-du-là n’est pas seulement ramenée de la dispersion vers ce dont il se préoccupe, mais elle est prise dans le voir-venir et le ce-qui-fut. La présentification-du-là considérée dans la modalité de la temporalité authentique, par conséquent la présentification-du-là authentique, nous la nommons l’instant. Ce terme, il faut le comprendre en un sens actif, et comme une des ekstases temporelles de l’authenticité. Il désigne l’échappée résolue du Dasein, mais échappée tenue dans cette résolution, vers ce qui, dans la situation, est présent en matière de possibilités dont il puisse se préoccuper, autrement dit en matière de circonstances. Par principe, le phénomène qu’est l’instant ne peut être éclairci en partant du maintenant. Le maintenant est un phénomène temporel qui appartient au temps en tant qu’être-pris-dans-le-temps : le maintenant est ce « dans quoi » quelque chose apparaît, disparaît, ou subsiste. « Dans l’instant » rien n’a lieu mais, en tant qu’être-présent-à authentique, l’instant ménage la rencontre avec ce qui, en tant qu’étant utilisable ou substantiel, peut être « dans le temps » |S. Kierkegaard a vu le phénomène existentiel de l’instant de manière on ne peut plus pénétrante, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit parvenu à en donner une interprétation existentiale qui soit conforme au phénomène. Il reste collé au concept courant du temps et détermine l’instant à l’aide du maintenant et de l’éternité. Lorsque Kierkegaard parle de « temporalité », il a en tête l’« être-dans-le-temps » de l’homme. En tant qu’être-pris-dans-le-temps, le temps ne connaît que le maintenant, mais non l’instant. Mais si de ce dernier on fait une expérience existentielle, une temporalité plus originelle doit être présupposée, quand bien même cette présupposition demeurerait implicite. En ce qui concerne l’« instant », K. Jaspers, Psychologie des conceptions du monde, p. 108 sq, et en outre, sur les références à Kierkegaard, p. 419-443|. (68.al. 6)

Pour différencier mieux le maintenant de l’instant comme présentification-du-là authentique, nous identifions l’instant comme acte de présentifier, de « rendre présent-le-là ». Compris formellement, toute présentification-du-là présentifie, mais toute présentification-du-là n’a pas le mode d’être de l’« instant ». Lorsque nous employons l’expression « présentification » sans plus de précision, nous visons toujours la présentification inauthentique, dépourvue d’instants et irrésolue. La présentification ne devient claire que si l’on part de l’interprétation temporelle du comportement du Dasein dans le mode dans lequel il succombe au « monde » dont il se préoccupe avec lequel la présentification dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien prend son sens existential. Dans la mesure où le comprendre inauthentique projette le pouvoir-être du Dasein à partir de ce qui est pour lui objet de préoccupation possible dans le maintenant, cela signifie qu’il se temporalise à partir de la présentification-du-là. À l’inverse, l’instant se temporalise à partir de l’avenir authentique. (68.al. 7)

La compréhension inauthentique se temporalise comme acte d’être dans l’attente de quelque chose à l’unité des ekstases temporelles duquel doit appartenir aussi un ce-qui-fut. Le fait pour l’être-résolu qui devance de parvenir au soi authentique est en même temps un retour en arrière vers le soi-même le plus authentiquement sien tel qu’il a été jeté-là dans son isolement. Cette ekstase de la temporalité rend possible que le Dasein puisse assumer résolument l’étant qu’il est déjà. Tandis qu’il devance, le Dasein va se chercher dans le pouvoir-être le plus authentiquement sien. La reprise de l’être authentique que le Dasein a été, nous la nommons la réinstanciation. La projection inauthentique de soi-même vers les possibilités tirées de ce dont le on se préoccupe n’est possible que dans la mesure où le Dasein jeté-là a oublié son pouvoir-être le plus authentiquement sien. Cet oubli n’est pas rien et n’est pas non plus une simple absence du souvenir, c’est au contraire un mode de temporalisation particulier des ekstases temporelles, en ce sens « positif », du ce-qui-fut. L’ekstase de la temporalité inhérente à l’oubli se caractérise comme un repli du Dasein qui se ferme en face de ce qui est le plus authentiquement sien et cela au point que ce repli-devant-soi referme l’ekstase temporelle de ce qui est devant et du même coup se referme soi-même. En tant que ce-qui-fut inauthentique, l’oubli est ainsi relatif à l’être particulier qui a été jeté-là ; il est le sens temporel du mode d’être suivant lequel je suis ce que, de prime abord et le plus souvent, je fus. Et ce n’est que sur la base de cet oubli que le Dasein présentifiant ce dans l’attente de quoi il est et dont il se préoccupe est capable de retenir, et qu’il est même capable de retenir l’étant qui n’est pas à la hauteur du Dasein, étant qui est présent comme le fait ce qui relève du monde ambiant. À cette rétention correspond une non-rétention, un « oubli ». (68.al. 8)

De même que l’espoir n’est possible que sur la base du s’attendre-à, de même le souvenir n’est possible que sur la base de l’oubli, et non pas l’inverse ; car c’est dans le mode de l’oubli que le ce-qui-fut « ouvre » primairement l’horizon à l’intérieur duquel, en s’y engageant, le Dasein, perdu qu’il est dans l’« extériorité » de ce dont il se préoccupe, peut se souvenir. L’acte par lequel le Dasein, en présentifiant quelque chose, et cela parce qu’il oublie, est dans l’attente de ce quelque chose, cet acte est une unité d’ekstases temporelles particulière conformément à laquelle le comprendre inauthentique se temporalise selon une temporalité qui lui est propre. L’unité de ces ekstases de la temporalité referme le pouvoir-être authentique et constitue ainsi la condition de possibilité existentiale de l’irrésolution. Bien que le comprendre inauthentique, pris dans la préoccupation du on, se détermine à partir de la présentification de ce dont le Dasein se préoccupe, la temporalisation du comprendre ne se déroule pas moins en priorité dans le voir-venir. (68.al. 9)

  • La temporalité de la tonalité affective |§ 29|

La compréhension n’est jamais suspendue dans le vide mais est toujours dans un certain état affectif. Co-originellement, le là est ouvert ou fermé par la tonalité affective. La disposition affective porte le Dasein en face de son être-jeté-là, et cela de telle manière que cet être-jeté-là, loin d’être connu en tant que tel, est originellement ouvert sur le mode d’un « être disposé à être ou ne pas être ». Être-jeté-là est la traduction existentiale de ce que signifie, existentiellement, être dans tel ou tel état affectif. Par suite, la tonalité affective est fondée dans l’être-jeté-là. La tonalité affective est la modalité dans laquelle je suis, primairement, comme étant jeté-là. Comment la constitution temporelle de la disposition affective se rend-elle visible ? Comment, partant de l’unité des ekstases de la temporalité, la connexion existentiale entre la tonalité affective et le comprendre devient-elle claire ? (68.al. 10)

La tonalité affective ouvre le Dasein à lui-même dans l’une des deux modalités suivantes : ou bien il fait face ou bien il se détourne de soi. Que la disposition affective porte le Dasein en face de son propre être-jeté-là – qu’elle le fasse authentiquement, en le révélant, ou qu’elle le fasse inauthentiquement, en le dissimulant –, cela n’est existentialement possible que si l’être du Dasein reste ce qu’il a été. Que la disposition affective porte le Dasein en face de l’étant jeté-là que l’on est soi-même n’est pas ce qui crée ce que l’on a été, c’est au contraire l’ekstase temporelle de ce qui a été qui rend possible que l’on se trouve dans la modalité d’un certain état affectif. La compréhension est fondée primairement dans le voir-venir ; la tonalité affective, en revanche, se temporalise primairement dans le ce-qui-fut. La tonalité affective se temporalise, c’est-à-dire que son ekstase temporelle spécifique relève d’un voir-venir et d’une présentification-du-là, mais cela, toutefois, de telle manière que c’est le ce-qui-fut qui prime parmi les ekstases temporelles co-originelles. (68.al. 11)

Nous avons insisté sur ce point : les états d’âme sont ontiquement bien connus, mais ils ne sont pas, le plus souvent, reconnus pour ce qu’ils sont dans leur fonction existentiale originelle. Ils passent pour être des vécus fugaces qui « colorent » l’ensemble des « états de conscience ». Ce qui, à l’observation, a le caractère du surgissement et de l’éclipse relève du maintien originel de l’existence. Mais qu’y a-t-il de commun entre des états d’âme et le « temps » ? Que ces « vécus », qui vont et viennent, se déroulent « dans le temps », est une constatation triviale, et c’est même une constatation ontique d’ordre psychologique. Il n’en reste pas moins que la tâche est là de mettre en lumière la structure ontologique de la disposition affective, et cela dans sa constitution existentiale et temporelle. Il doit de prime abord s’agir de rendre visible la temporalité propre à la tonalité affective. La thèse suivant laquelle « la tonalité affective est en premier lieu fondée dans le ce-qui-fut » veut dire : le caractère existential fondamental de la tonalité affective est le ramener-en-arrière. Ce retour en arrière n’est pas ce qui produit le ce-qui-fut, c’est au contraire la tonalité affective qui à chaque fois, pour l’analyse existentiale, ouvre le Dasein selon le mode du ce-qui-fut. Par conséquent, l’interprétation temporelle de la tonalité affective ne saurait se proposer de réduire les états d’âme à de purs phénomènes de temporalisation. Il s’agit uniquement de montrer que les états d’âme, envisagés en ce qu’ils « signifient » sur le plan existentiel, ne sont possibles que sur la base de la temporalité. L’interprétation temporelle que nous allons mener se limitera aux phénomènes déjà analysés de manière préparatoire de la peur et de l’angoisse. (68.al. 12)

Commençons notre analyse par la mise en lumière de la temporalité de la peur |§ 30|. Nous avions caractérisé celle-ci comme étant une tonalité affective inauthentique. Dans quelle mesure l’existential qui la rend possible est-il un ce-qui-fut ? Quel est le mode de cette ekstase temporelle qui caractérise la temporalité spécifique à la peur ? Cette dernière, on l’a vu, implique un quelque chose de menaçant face à quoi elle s’inquiète, quelque chose de préjudiciable au pouvoir-être du Dasein, quelque chose qui s’approche du périmètre de l’étant utilisable et de l’étant substantiel dont le Dasein se préoccupe. Dans la modalité de la vue-native quotidienne, le Dasein qui a peur découvre ainsi quelque chose de menaçant. Un sujet qui ne ferait qu’intuitionner serait, avons-nous dit, incapable de jamais dévoiler quelque chose de ce genre. Mais avoir peur devant quelque chose, n’est-ce pas anticiper un danger ? N’est-ce pas, d’ailleurs, à bon droit que l’on a déterminé la peur comme étant l’attente inquiète d’un mal à venir ? Le sens temporel premier de la peur n’est-il pas alors le voir-venir plutôt que le ce-qui-fut ? C’est incontestable, le fait d’avoir peur se « rapporte » à ce qui est « à-venir », dès lors que l’on prend l’expression au sens de ce qui ne fait qu’arriver « dans le temps », mais c’est le quelque chose à quoi l’acte se rapporte qui est à-venir dans un sens originellement temporel. Si on s’en tient à la constitution existentiale temporellement déterminée de la peur, il est manifeste qu’elle s’accompagne d’un s’attendre-à. Ce qui veut de prime abord dire que la temporalité de la peur est inauthentique. Avoir peur devant quelque chose, est-ce bien uniquement attendre quelque chose de menaçant et qui approche ? Une telle attente n’a pas besoin d’être de la peur, et l’est si peu que le caractère tonal spécifique à la peur lui manque. Ce caractère réside dans ceci que le s’attendre-à propre à la peur fait revenir ce qui est menaçant vers le pouvoir-être préoccupé. La seule chose à laquelle je puisse m’attendre, c’est que ce quelque chose de menaçant revienne vers l’étant que je suis, et ainsi le Dasein ne peut en venir à être menacé que si ce vers quoi le retour s’oriente est ouvert par l’ekstase temporelle. Or, que l’on prenne peur pour « soi » lorsque, ayant peur, l’on s’attend à quelque chose, c’est-à-dire, qu’avoir peur devant quelque chose soit à chaque fois avoir peur pour quelqu’un en particulier, c’est en cela que résident le caractère tonal et donc le caractère d’affect de la peur. Ce qui constitue le sens existential et temporellement déterminé de la peur, c’est un oubli-de-soi : étant troublé, le Dasein replie son propre pouvoir-être facticiel qui devient celui de l’être-au-monde menacé et préoccupé par l’étant utilisable. C’est à juste titre qu’Aristote détermine la peur comme étant « un état pénible ou un trouble » |Cf. Rhétorique B 5, 138a 2|. L’état pénible dissimule au Dasein son être-jeté-là au point que celui-ci devient inaccessible. Le trouble est ainsi fondé dans un oubli-de-soi. Oublieux-de-soi et des possibilités d’un pouvoir-être facticiel résolu, le Dasein s’en tient aux échappatoires qui lui ont été dévoilées dans sa vue-native sur l’utilisable. En l’occurrence, étant oublieux-de-soi, le Dasein ne saisit aucune possibilité déterminée, mais saute d’une possibilité immédiate à une autre. Toutes les possibilités « qui se présentent », y compris les plus funestes, font office de salut. Le Dasein qui a peur ne s’en tient à aucune possibilité précise, le « monde ambiant » ne disparaît pas, mais est présent de telle sorte que le Dasein ne sait plus où il en est. Ce qui, dans la peur, s’oublie, c’est ce qui se présente à son esprit troublé comme le plus proche et le plus accessible. Il est bien connu que les habitants d’une maison en flammes « sauvent » souvent les choses utilisables les plus proches qui leur sont pourtant les plus indifférentes. Dans l’oubli-de-soi, la présentation à l’esprit d’un enchevêtrement de possibilités flottantes génère le trouble, en tant que celui-ci constitue le caractère tonal de la peur. L’oubli-de-soi inhérent au trouble modifie également le s’attendre-à en lui conférant une modalité oppressée ou troublée, ce en quoi elle se distingue d’une pure attente. (68.al. 13)

L’unité spécifique des ekstases de la temporalité qui rend existentialement possible que l’on ait peur pour soi, se temporalise donc primairement à partir de l’oubli-de-soi, tel que nous l’avons caractérisé, oubli-de-soi qui, en tant que mode du ce-qui-fut, modifie, dans leur temporalisation, également la présentification-du-là et le voir-venir qui relèvent de la même unité de temporalisation. La temporalité de la peur est un oubli-de-soi par lequel le Dasein ne vise plus que ce à quoi il s’attend. De prime abord, l’explicitation de bon sens de la peur, qui met l’accent sur le fait qu’elle est axée sur l’étant intramondain présent, tend à faire du « mal qui arrive » ce devant quoi le Dasein a peur et, conformément à cela, détermine son rapport à sa cause comme une attente. Quant à ce qui, de surcroît, appartient au phénomène, cela entre dans la catégorie des « plaisirs et des peines ». (68.al. 14)

Quel rapport la temporalité de la peur entretient-elle avec celle de l’angoisse ? Ce phénomène de l’angoisse, nous l’avons appelé une tonalité affective fondamentale |§ 40|. L’angoisse porte le Dasein en face de son être-jeté-là le plus authentiquement sien et révèle l’inquiétante étrangeté de l’être-au-monde qui, au quotidien, lui est familier. Tout comme la peur, l’angoisse est formellement déterminée par ce devant quoi et ce pour quoi elle apparaît. Néanmoins, l’analyse l’a montré, le devant quoi et le pour quoi coïncident dans l’angoisse. Cela n’entend pas signifier que les caractères structurels que sont le devant quoi et le pour quoi feraient un amalgame, comme si l’angoisse ne s’angoissait ni devant quelque chose ni pour quelqu’un. Que le devant quoi et le pour quoi coïncident, cela entend signifier que l’étant qui satisfait aux deux visées est le même : le Dasein. En particulier, le devant quoi nous nous angoissons n’est pas présent comme le serait un étant déterminé au sein de la préoccupation ; la menace ne vient ni de l’étant utilisable ni de l’étant substantiel, mais elle vient bien plutôt, justement, de ce que tout étant utilisable et tout étant substantiel ne nous « dit » plus rien. Plus rien de ce qu’il en est pour nous ne relève du monde ambiant. Le monde dans lequel j’existe a sombré dans l’absence de significativité et le monde ouvert de la sorte ne peut délivrer d’étants que ceux qui se caractérisent comme dépourvus de finalité. Le rien du monde devant lequel l’angoisse s’angoisse ne veut pas dire que, dans l’angoisse, le Dasein fasse l’expérience de ce qui serait une absence de l’étant intramondain substantiel. Au contraire, il faut précisément qu’un tel étant soit présent pour le Dasein angoissé, et ce afin que ce dernier fasse l’expérience de ce qu’il en est pour lui de cet étant, en l’occurrence rien, et ainsi permette à cet étant qu’il se montre dans ce qu’il a de vide. Toutefois, cela implique que le Dasein qui, dans l’affairement préoccupé s’attend à quelque chose ne trouve plus rien à partir de quoi il pourrait se comprendre, et cela implique simultanément qu’il ait accès au rien du monde ; mais, alors qu’il se heurte au monde, le comprendre est porté par l’angoisse vers l’être-au-monde en tant que tel ; or cet être-au-monde devant lequel le Dasein s’angoisse est en même temps ce pour quoi il s’angoisse. Le fait de s’angoisser devant quelque chose n’a pas le caractère d’une attente pure et encore moins celui d’un s’attendre-à. Ce devant quoi l’angoisse s’angoisse est déjà « là », c’est le Dasein lui-même. Mais alors, ce qui constitue l’angoisse, n’est-ce pas, là encore, un à-venir ? Assurément, mais pas le voir-venir inauthentique du s’attendre-à. (68.al. 15)

Telle que l’angoisse l’ouvre, l’absence de significativité du monde révèle au Dasein le caractère futile de ce qui est pour lui objet de préoccupation possible, c’est-à-dire l’impossibilité dans laquelle il se trouve de se projeter vers un pouvoir-être de l’existence, pouvoir-être qui serait principalement fondé dans ce dont il se préoccupe. La révélation de cette impossibilité signifie toutefois qu’est mise en relief la possibilité d’un pouvoir-être authentique. Quel sens temporel cette révélation a-t-elle ? L’angoisse s’angoisse pour le Dasein en tant qu’il a été jeté-là dans l’inquiétante étrangeté. Elle reconduit l’être-jeté-là à son « n’être que » dans l’isolement. Cette rétrogradation n’a pas le caractère d’un oubli-de-soi qui serait une dérobade, mais elle n’a pas non plus le caractère d’un souvenir. La prise en charge de l’existence qui se réinstancie quand le Dasein parvient à la résolution ne se trouve pas davantage incluse dans l’angoisse. En revanche, l’angoisse reconduit le Dasein vers l’être-jeté-là en tant qu’elle rend possible de le réinstancier. Et ainsi l’angoisse révèle concomitamment qu’est possible un pouvoir-être authentique, lequel, par la réinstanciation retourne au là du jeté-là. Le mode d’ouverture temporelle spécifique du ce-qui-fut, mode constitutif de la tonalité affective qu’est l’angoisse, consiste à réouvrir la possibilité de la réinstanciation. (68.al. 16)

L’oubli-de-soi, qui pour la peur est constitutif et sème le trouble, laisse le Dasein évoluer entre des possibilités non saisies qui « relèvent du monde ». À l’opposé de ces présentifications le Dasein, dans la temporalisation de la présentification-du-là propre à l’angoisse, réinstancie l’être-jeté-là qui est sien. D’après son sens existential, l’angoisse ne peut pas se perdre au contact de préoccupations possibles. Que, dans une tonalité affective qui lui ressemble, quelque chose comme une préoccupation se fasse jour, et c’est alors de peur qu’il s’agit, que l’entendement courant confond souvent avec l’angoisse. La présentification-du-là propre à l’angoisse n’a cependant pas le caractère de l’instant qui se temporalise à partir de la résolution. L’angoisse porte seulement le Dasein dans la tonalité affective propre à une résolution possible. L’instant sur lequel il est possible que l’angoisse débouche, et que seule elle peut devenir, la présentification-du-là authentique propre à l’angoisse le retient, prêt à s’élancer. (68.al. 17)

Avec la temporalité spécifique à l’angoisse suivant laquelle celle-ci est originellement fondée dans le ce-qui-fut et temporalisant le voir-venir et la présentification-du-là, se révèle l’emprise par laquelle la tonalité affective propre à l’angoisse se signale. Dans cette tonalité affective le Dasein est complètement réduit à l’inquiétante étrangeté nue de l’angoisse et il est prisonnier de celle-ci. Toutefois, cette captation ne fait pas que replier le Dasein en deçà des possibilités qui « relèvent du monde », mais elle lui procure en même temps la possibilité d’un pouvoir-être authentique. (68.al. 18)

Cependant, ces deux tonalités affectives que sont la peur et l’angoisse, ne se « présentent » jamais isolément dans un « flux de vécus », mais au contraire donnent sa couleur affective à une compréhension, ou plutôt elles se déterminent à partir d’une compréhension ayant une teinte affective. La peur a son motif dans l’étant dont le Dasein se préoccupe, comme il le fait de ce qui relève du monde ambiant. En revanche, l’angoisse jaillit du Dasein lui-même. La peur envahit le Dasein depuis ce qui est intramondain. L’angoisse se lève depuis l’être-au-monde en tant qu’être-destinalisé-par-la-mort jeté-là au sein d’une inquiétante étrangeté. Comprise temporellement, cette « montée » de l’angoisse issue du Dasein veut dire ceci : le voir-venir et la présentification-du-là propres à l’angoisse se temporalisent depuis un être originel que le Dasein a été et cela au sens où l’angoisse reconduit le Dasein à la possibilité d’une réinstanciation de ce ce-qui-fut. L’angoisse ne peut se présenter durablement que dans un Dasein résolu. Celui qui est résolu ne connaît, pour cette raison, aucune peur mais comprend la possibilité de l’angoisse comme tonalité affective qui ne le trouble que quand sa résolution faiblit. Elle le débarrasse de possibilités « futiles » et le laisse devenir libre pour sa possibilité authentique. (68.al. 19)

Bien que les deux modes de la tonalité affective que sont la peur et l’angoisse soient primairement fondés dans un ce-qui-fut, leurs origines respectives pourtant, compte tenu de leur temporalisation à chaque fois particulière dans le tout du souci, sont distinctes. L’angoisse provient du voir-venir propre à l’être-résolu, la peur résulte de la présentification-du-là à laquelle la peur craint de succomber. (68.al. 20)

Mais peut-être cette thèse de la temporalité des états d’âme vaut-elle uniquement pour les deux phénomènes, peur et angoisse, que nous avons choisi d’analyser ? De quelle façon va-t-on trouver un sens temporel à la pâle langueur de l’indifférence qui domine dans la « grisaille quotidienne » ? Et qu’en est-il de la temporalité d’états d’âme et d’affects tels que l’espérance, la joie, l’enthousiasme, la gaîté ? Que non seulement la peur et l’angoisse, mais également d’autres états d’âme, soient existentialement fondés dans un ce-qui-fut, c’est ce qui devient clair pour peu que l’on mentionne des phénomènes tels que le dégoût, la tristesse, la mélancolie, le désespoir. Il est vrai que, pour les interpréter, il faut se placer sur la base élargie d’une analytique existentiale dûment élaborée du Dasein. Mais même un phénomène tel que l’espérance qui semble entièrement fondé dans le voir-venir doit être analysé de manière analogue à la peur. Tout en la distinguant de la peur, qui se rapporte à un malum futurum, nous avons caractérisé l’espérance comme étant l’attente d’un bonum futurum. Toutefois, ce qui est décisif pour la structure du phénomène, ce n’est pas tant le caractère « à-venir » de ce à quoi l’espérance se rapporte que le sens existential du fait même d’espérer. Ici également, le caractère tonal réside principalement en ceci : avoir des espérances, c’est escompter pour soi. Celui qui a des espérances se joint en quelque sorte à ce qu’il attend et se porte au-devant de ce qu’il espère. Mais cela présuppose qu’il se soit auparavant conquis lui-même. Le fait que, face à l’anxiété oppressante, l’espérance soulage dit uniquement que cette tonalité affective reste elle aussi en rapport avec le caractère de fardeau de l’existence, et ce sur le mode de l’être que l’on fut. Une tonalité affective exaltée n’est ontologiquement possible que dans un mode de temporalisation tel que l’ekstase temporelle mette le Dasein en relation avec le fond de lui-même, tel qu’il a été jeté-là. (68.al. 21)

Outre cela, la pâle langueur de l’indifférence qui n’est attachée à rien et ne se presse vers rien, qui en plus s’abandonne à ce qu’apporte chaque journée et ce faisant, d’une certaine manière, malmène tout, illustre de la façon la plus pénétrante la puissance qu’a l’oubli-de-soi dans les états d’âme quotidiens de la préoccupation immédiate. Le fait de « se laisser vivre », lequel « laisse » tout « être » comme il est, est fondé dans le fait d’abandonner l’être-jeté-là à l’oubli. Ce comportement a le sens d’ouverture temporelle d’un ce-qui-fut inauthentique. L’indifférence, qui peut d’ailleurs s’accompagner d’un activisme débridé, doit être séparée nettement de l’impassibilité. Cette dernière tonalité affective provient de l’être-résolu, lequel est, dans le coup d’œil de l’« instant », tourné vers les situations possibles qui s’offrent au pouvoir-être-total ouvert dans le devancement de l’être-destinalisé-par-la-mort. (68.al. 22)

Seul peut être affecté un étant qui, d’après le sens ontologique qui est le sien, est susceptible d’entrer dans une disposition affective, c’est-à-dire un étant qui, tandis qu’il existe, est toujours ce qu’il fut, et qui existe selon le mode du ce-qui-fut. Sur le plan ontologique, que le Dasein soit affecté, cela présuppose qu’il présentifie quelque chose, et cela de telle sorte que, dans cette présentification, il soit ramené vers soi en tant que ce-qui-fut. Comment faut-il, chez un être qui n’est que vivant, délimiter ontologiquement le stimulus et l’agitation des sens, comment, et où, en somme, l’être des animaux par exemple est-il constitué par un « temps », cela reste un problème à part. (68.al. 23)

  • La temporalité de la déchéance-dans-le-quotidien |§ 38|

L’analyse temporelle du comprendre et de la tonalité affective ne s’est pas seulement heurtée à une ekstase temporelle à chaque fois primaire pour le phénomène considéré, mais elle s’est toujours, et en même temps, heurtée à la temporalité totale. De même que c’est le voir-venir qui rend primairement possible le comprendre, de même que c’est le ce-qui-fut qui rend possible la tonalité affective, de même c’est dans la présentification-du-là qu’a son sens existential le troisième moment structurel constitutif du souci qu’est la déchéance-dans-le-quotidien. Notre analyse préparatoire de la déchéance-dans-le-quotidien a commencé par une interprétation du bavardage, de la curiosité et de l’équivocité |§ 35|. L’analyse temporelle de la déchéance-dans-le-quotidien va adopter la même démarche. Néanmoins, nous bornerons notre investigation à un examen de la curiosité, et cela parce que c’est en elle que la temporalité spécifique de la déchéance-dans-le-quotidien se voit le plus aisément. L’analyse du bavardage et de l’équivocité présuppose que soit clarifiée la constitution temporelle du discours et de l’explicitation. (68.al. 24)

La curiosité est une tendance d’être courante du Dasein, suivant laquelle il se préoccupe de voir et de savoir |§ 34|. Comme nous l’avons fait pour le concept de la vue, l’acte de « voir » ne sera pas restreint à la réception oculaire. Pris au sens large, voir c’est réceptionner, c’est ménager la rencontre de l’étant utilisable et de l’étant substantiel, et cela en eux-mêmes, « en chair et en os » s’agissant de leur aspect. La rencontre ainsi ménagée est fondée dans une présentification-du-là. Ce dernier fournit d’ordinaire l’horizon d’ekstases temporelles à l’intérieur duquel il est possible que de l’étant soit, en chair et en os, présent. Toutefois, si la curiosité présentifie l’étant substantiel, ce n’est pas en demeurant près de lui et afin de le comprendre, mais en cherchant à voir seulement pour voir et pour avoir vu, pour savoir. Lors de cette présentification, dans laquelle elle s’empêtre en elle-même, la curiosité se tient dans l’unité de l’ekstase temporelle du voir-venir et du ce-qui-fut qui lui correspondent. La soif de nouveauté est sans doute une avancée vers quelque chose de pas-encore-vu, mais d’une manière telle que la présentification cherche à se soustraire au s’attendre-à. C’est dans sa totalité que la curiosité est inauthentique de façon anticipante, de telle manière qu’elle ne s’attend pas à une possibilité, mais qu’au contraire, dans sa convoitise, elle ne désire aucune possibilité. Ce qui constitue la curiosité, c’est une présentification non tenue, laquelle, en rendant seulement présent à l’esprit, cherche continuellement à s’évader du s’attendre-à qu’elle « observe » sans pourtant s’y tenir. Le présent « échappe » au s’attendre-à dont il relève, et ce au sens d’une évasion. Mais la présentification ainsi « échappante » qui caractérise la curiosité est si peu consacrée à la « chose » qu’elle considère, qu’à peine obtient-elle une vue sur celle-ci, qu’elle s’en détourne et passe à une autre. Ce qui rend ontologiquement possible l’incapacité de s’arrêter qui constitue le trait distinctif de la curiosité, c’est la présentification « échappante », telle qu’elle est en permanence dans le s’attendre-à d’une possibilité déterminée qu’elle saisirait. Quand nous disons que la présentification « échappe » au s’attendre-à, il ne s’agit pas de comprendre cela ontiquement, de telle sorte que ladite présentification se délierait du s’attendre-à pour abandonner celle-ci à elle-même. L’« échappatoire » est une modification des ekstases de la temporalité de l’attente d’une nature telle que le s’attendre-à se met à courir à la poursuite de la présentification. Le s’attendre-à renonce pour ainsi dire à lui-même, et il ne permet même plus que lui parviennent des possibilités inauthentiques de préoccupation qu’il tirerait de l’étant dont il se préoccupe sinon celles qui se présentent à l’esprit sans y être retenues. La modification des ekstases temporelles du voir-venir sous la forme d’une présentification qui échappe pour finir en un s’attendre-à qui coure à la poursuite de la présentification est la condition de possibilité, existentiale et temporelle, de la dispersion. (68.al. 25)

Du fait que le s’attendre-à coure à la poursuite de la présentification, cette dernière est de plus en plus abandonnée à elle-même. C’est à dessein de sa seule présentification que la présentification se présente à l’esprit. S’empêtrant de la sorte en elle-même, l’incapacité de s’arrêter de la dispersion s’aggrave en agitation. Ce phénomène de modalisation de la présentification se situe aux antipodes de l’instant. Dans l’agitation, l’être-le-là est partout et nulle part. L’instant, quant à lui, porte l’existence dans la situation et ouvre le « là » authentique. (68.al. 26)

Plus le présent est inauthentique, c’est-à-dire plus la présentification aboutit à elle-même, plus elle fuit, en se refermant, devant un pouvoir-être résolu, moins l’avenir peut revenir vers l’étant qui a été jeté-là. L’« échappatoire » du présent implique parallèlement un oubli croissant. Que la curiosité se tienne toujours déjà près de ce qui va suivre et ait oublié ce qui précède, voilà qui n’est pas la conséquence de la curiosité, mais qui au contraire est sa condition ontologique de possibilité. (68.al. 27)

S’agissant de leur sens temporel, les caractères de la déchéance-dans-le-quotidien que nous avons mis en évidence, à savoir la tentation-à-déchoir, le réconfort-du-on, l’aliénation dans le on et le fait de s’empêtrer en soi-même, veulent dire que la présentification « échappante », en vertu de sa nature d’ekstase temporelle, cherche à se temporaliser à partir d’elle-même. Le Dasein s’empêtre, et cette détermination a le sens d’une ekstase temporelle. L’échappée de l’existence dans la présentification ne signifie assurément pas que le Dasein se détache de son je et de son soi-même. Même dans la présentification la plus extrême, il reste temporel, c’est-à-dire qu’il reste dans l’attente, qu’il est en train d’oublier. Même quand il présentifie, le Dasein se comprend encore, quand bien même il serait devenu étranger à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, lequel est fondé primairement dans l’à-venir et le ce-qui-fut authentiques. Mais dans la mesure où la présentification offre continuellement du « nouveau », elle ne laisse pas le Dasein revenir en arrière vers soi et elle le réconforte en permanence. Ce réconfort-du-on, à son tour, renforce la propension du Dasein à s’échapper à lui-même. Ce qui « cause » la curiosité, ce n’est pas l’immensité sans fin de ce qui n’a pas encore été vu, mais le mode de temporalisation du présent qui s’échappe dans la déchéance-dans-le-quotidien. Même lorsque l’on a tout vu la curiosité invente encore du nouveau. (68.al. 28)

Le mode de temporalisation qu’est le présent qui échappe est fondé dans la nature de la temporalité finie. Ayant été jeté-là et destinalisé-par-la-mort, le Dasein, de prime abord et le plus souvent, fuit devant ce qui lui est révélé de manière plus ou moins explicite. La présentification-du-là échappe à son voir-venir et à son ce-qui-fut authentiques pour ne faire parvenir le Dasein à l’existence qu’au prix d’un contournement de soi. L’origine de l’échappement, autrement dit l’origine de la déchéance-dans-le-quotidien et de la propension à se perdre dans le on, c’est la temporalité originelle elle-même, laquelle rend possible la fuite devant l’être-destinalisé-par-la-mort qui a été jeté-là. (68.al. 29)

L’être-jeté-là, en face duquel le Dasein peut assurément venir à être porté de façon authentique telle que dans cet être-jeté-là il se comprenne, reste fermé au Dasein quant au « lieu ontique d’où il vient » et quant à son « comment » ontique. Mais cet état fermé n’est en aucune façon une simple ignorance de fait qui subsiste, il constitue au contraire la facticité du Dasein. Il contribue à déterminer le caractère d’ouverture qu’a le fait que l’existence soit abandonnée au fond négatif d’elle-même. (68.al. 30)

Le jeté inhérent à l’être-jeté-là dans le monde ne va pas d’emblée être intercepté authentiquement par le Dasein ; ce n’est pas parce que le Dasein « est » désormais « là » que la « mobilité » inhérente au jeter en vient pour autant à la « stabilité ». Le Dasein en vient à être entraîné dans l’être-jeté-là, c’est-à-dire que, en tant qu’il a été jeté-là dans le monde, il se perd à même le « monde », et cela en raison de sa dépendance mutuelle avec ce dont il a à se préoccuper. Le présent, qui constitue le sens existential de cet entraînement, n’atteint jamais, par lui-même, un autre horizon d’ekstase temporelle, sauf si une résolution va le chercher pour le sortir de sa propension à se perdre, et ce afin d’ouvrir, en tant qu’instant tenu, la situation du moment, et du même coup d’ouvrir la « situation limite » originelle qu’est l’être-destinalisé-par-la-mort. (68.al. 31)

  • La temporalité du parler |§ 34|

L’ouverture du là que la tonalité affective, le comprendre et la déchéance-dans-le-quotidien co-constituent, reçoit son articulation dans le parler. Telle est la raison pour laquelle le parler ne se temporalise pas primairement dans une ekstase temporelle déterminée. Mais comme, en réalité, le parler s’exprime ouvertement le plus souvent dans le langage et comme, de prime abord, il le fait dans le mode de l’évocation de ce dont on parle et de ce qui, du fait que l’on s’en préoccupe, relève du « monde ambiant », la présentification s’y trouve être privilégiée. (68.al. 32)

Les temps grammaticaux, tout comme les autres phénomènes temporels propres au langage, à savoir les « modes d’action » et les « modes verbaux », ne proviennent pas du fait que le parler s’exprime ouvertement, « de surcroît », sur des processus « temporels » qui sont présents « dans le temps ». La raison de tout cela ne tient pas davantage au fait que l’action de parler se déroulerait « dans un temps psychique ». Dans la mesure où toute action de parler-à-partir-de, toute action de parler-de, et toute action de parler-à est fondée dans l’unité des ekstases de la temporalité, le parler est en lui-même temporel. Les modes d’action sont enracinés dans la temporalité originelle de la préoccupation, que celle-ci se rapporte à quelque chose d’intratemporel ou non. À l’aide du concept courant et traditionnel du temps auquel la linguistique est contrainte de recourir, le problème de la structure existentiale de la temporalité des modes d’action ne peut pas même en venir à être posé |Jakob Wackernagel, Cours sur la syntaxe, tome I (1920), p. 15 et p. 149-210. Voir aussi G. Herbig, Mode d’action et mode verbal dans Indogermanische Forschung, tome VI (1896), p. 167 sq|. Mais comme, à chaque fois, parler c’est parler d’un étant même si ce n’est pas, de façon primaire et prépondérante, au sens de l’énonciation théorique, l’analyse de la constitution temporelle du parler et l’explicitation des caractères temporels des figures linguistiques ne peuvent être abordées que si le problème de la connexion principielle entre l’être et la vérité est déroulé à partir de la problématique de la temporalité. C’est alors que l’on pourra également délimiter le sens ontologique qu’a le « est » qu’une théorie superficielle de la proposition et du jugement a défiguré en le qualifiant de « copule ». C’est à partir de la temporalité du parler, c’est-à-dire à partir de la temporalité du Dasein en général que la « genèse » de la « signification » pourra avant tout être éclaircie et que sera rendue ontologiquement intelligible la possibilité d’une formation de concept. (68.al. 33)

La compréhension est primairement fondée dans le voir-venir (le s’attendre-à ou le devancement, pour ses modes inauthentiques et authentiques respectivement). La tonalité affective se temporalise primairement dans le ce-qui-fut (oubli ou réinstanciation, pour ses modes inauthentiques et authentiques respectivement). Sur le plan temporel, la déchéance-dans-le-quotidien est primairement enracinée dans la présentification (maintenant ou instant, pour ses modes inauthentiques et authentiques respectivement). Il n’empêche que le comprendre est à chaque fois du présent « en train d’être ce qui fut ». Il n’empêche que la tonalité affective se temporalise en tant qu’avenir « présent à l’esprit ». Il n’empêche que le présent « s’échappe », ou bien est tenu par un avenir en train d’être ce-qui-fut. De tout cela, il ressort ceci : la temporalité se temporalise intégralement dans toutes les ekstases temporelles, c’est-à-dire que c’est dans l’unité des ekstases temporelles de la pleine temporalisation de la temporalité qu’est fondée la totalité du tout structurel que forment l’existence, la facticité et la déchéance-dans-le-quotidien, autrement dit l’unité de la structure du souci. (68.al. 34)

La temporalisation n’est pas un « séquençage » des ekstases temporelles. L’à-venir ne vient pas après le ce-qui-fut, et ce dernier ne vient pas avant la présentification du présentification-du-là. La temporalité se temporalise en tant que voir-venir qui, en présentifiant-le-là, est le ce-qui-fut. (68.al. 35)

L’ouverture du là et les possibilités existentielles fondamentales du Dasein que sont l’authenticité et l’inauthenticité sont fondés dans la temporalité. Mais l’ouverture concerne toujours, co-originellement, l’être-au-monde complet, autrement dit l’être-situé aussi bien que le monde. Par suite, dès lors que l’on s’oriente sur la constitution temporelle de l’être-ouvert, il faut également mettre en lumière la condition ontologique de possibilité permettant que puisse être un étant qui existe en tant qu’être-au-monde. (68.al. 36)

§ 69 La temporalité de l’être-au-monde et le problème de la transcendance du monde (40 al.)

L’unité des ekstases de la temporalité, c’est-à-dire l’unité de ce qui est « en-dehors-de-soi » dans le voir-venir, le ce-qui-fut et la présentification-du-là, est la condition de possibilité pour que puisse être un étant qui existe comme étant son « là ». L’étant qui porte le titre d’être-le-là est « ouvert » |§ 28|. La lumière qui constitue cet être-ouvert du Dasein n’est pas une force, ni une source, ontiquement substantielle, d’une luminosité irradiante qui apparaîtrait à même cet étant. Ce qui par essence ouvre cet étant, c’est-à-dire ce qui le rend, pour lui-même, aussi bien « ouvert » que « clairvoyant », nous l’avons déterminé, et ce avant même toute interprétation « temporelle », comme étant le souci. C’est dans le souci qu’est fondé la pleine ouverture du là. C’est cet être-ouvert qui rend en premier lieu possible toute apparition et toute manifestation de quelque chose, chaque réception de quelque chose, chaque « vue » et chaque avoir de quelque chose. La lumière de cet être-ouvert, nous ne la comprenons que si, plutôt que de chercher une substance qui y serait implantée, nous interrogeons au contraire la constitution d’être totale du Dasein, à savoir le souci, quant à l’existential formant son fond unitaire de possibilité. C’est la temporalité structurée selon ses trois ekstases qui ouvre le là originellement. Elle est ce qui régule primairement l’unité possible de toutes les structures existentiales du Dasein. (69.al. 1)

C’est à partir de l’enracinement du être-le-là dans la temporalité que se dégage en tant qu’existential la possibilité du phénomène que nous avions, au commencement de l’analytique du Dasein, désigné comme constitution fondamentale : l’être-au-monde. Ce dont il s’est agi au départ c’est d’assurer l’unité structurelle de ce phénomène. La raison de l’unité de cette structure restait à l’arrière-plan. C’est avec l’intention de préserver ledit phénomène des tendances naturelles à le faire voler en éclats que nous avons interprété en détail le mode quotidien de l’être-au-monde, à savoir comme être qui se préoccupe de l’étant intramondain utilisable. Mais à présent que le souci lui-même a été ontologiquement délimité et ramené à son fond existential, autrement dit à la temporalité, nous allons pouvoir, en partant du souci, ou plus exactement de la temporalité, expliciter la préoccupation. (69.al. 2)

L’analyse de la temporalité de la préoccupation s’en tient de prime abord au mode consistant à avoir affaire à la vue-native sur-l’étant utilisable. Ensuite, elle suit la transformation des existentiaux temporalisés qui ouvre la possibilité que la préoccupation dans sa vue-native se modifie en ce qui « n’est que » le dévoilement par observation de l’étant intramondain au sens où le prend la recherche scientifique. L’interprétation de la temporalité de l’être avec sa vue-native, tout aussi bien que l’interprétation de la temporalité de l’être auprès de l’étant utilisable et de l’étant substantiel, montrera comment cette temporalité est la condition de possibilité de l’être-au-monde dans laquelle de surcroît est fondé l’être-auprès-de-l’étant intramondain. L’analyse thématique de la constitution temporelle de l’être-au-monde aboutit aux questions suivantes : de quelle manière le monde est-il possible ? en quel sens le monde est-il ? qu’est-ce qui est transcendé par le monde ? comment le monde fait-il pour transcender ce qu’il transcende ? comment l’étant intramondain et indépendant peut-il se concilier avec le monde qui transcende ? Exposer ontologiquement ces questions, ce n’est pas leur apporter une réponse. En revanche, cela permet de clarifier, comme c’est au préalable nécessaire, les structures eu égard auxquelles le problème de la transcendance va être posé. L’interprétation de l’être-au-monde comme existential temporalisé examine les trois points suivants : a) la temporalité de la préoccupation dans le mode de la vue-native ; b) le sens temporel qu’a la modification de la préoccupation dans le mode de la vue-native en dévoilement théorique de l’étant intramondain substantiel ; c) le problème temporel de la transcendance du monde. (69.al. 3)

    1. La temporalité de la préoccupation dans sa vue-native

Comment allons-nous acquérir la direction du regard propice à l’analyse de la temporalité de la préoccupation ? L’être préoccupé-par-le-« monde », nous l’avons appelé l’usage du monde ambiant |§ 15|. Comme phénomènes illustrant l’être préoccupé-par-le-« monde », nous avions choisi les actions d’utiliser, de manipuler, de produire l’étant utilisable, ainsi que leurs modes déficients et indifférents, c’est-à-dire l’être-insouciant-de ce qui relève des besoins quotidiens |§ 12|. L’existence authentique du Dasein, elle aussi, se tient dans ce type de préoccupation – et cela même lorsque celle-ci reste « indifférente » à ladite existence. Ce n’est pas l’étant utilisable dont le Dasein se préoccupe qui occasionne la préoccupation, laquelle ne se déclencherait qu’en raison de l’influence qu’aurait l’étant intramondain. L’être-auprès-de-l’étant utilisable ne se laisse pas expliquer ontiquement à partir de l’étant utilisable, pas plus, inversement, que l’étant utilisable ne peut tirer son origine de l’être-auprès-de-l’étant. La préoccupation, en tant que mode d’être du Dasein, et l’étant dont celui-ci se préoccupe, en tant qu’étant intramondain utilisable, ne sont toutefois pas non plus uniquement substantiels par l’ensemble qu’ils forment. Une « connexion » existe entre eux. Dès lors qu’est compris avec justesse ce qui est propre à l’usage une lumière est jetée sur la préoccupation elle-même. Inversement, le fait de rater la structure phénoménale de ce qui est propre à l’usage a pour conséquence une méconnaissance de la constitution existentiale de l’usage et de la préoccupation. Pour l’analyse de l’étant qui est immédiatement présent c’est assurément déjà un acquis de grande importance que de ne pas sauter par-dessus le caractère d’utilisabilité de cet étant. Mais il importe plus encore de comprendre que l’usage préoccupé ne s’attarde jamais près d’un outil isolé. En tant que telles, l’utilisation et la manipulation d’un outil déterminé restent orientées sur un complexe d’outils. Supposons par exemple que nous cherchions un outil que nous avons « égaré ». Dans un tel cas ce n’est ni uniquement ni principalement l’outil recherché que nous avons en tête dans un « acte » isolé, mais c’est le périmètre de l’ensemble d’outils qui déjà est pré-dévoilé. Dès lors que l’on se « met à l’ouvrage », toute prise en main d’un outil ne tombe pas, partant de rien, sur un outil isolément donné par avance, mais au contraire, partant du monde-propre-à-l’ouvrage ouvert, la prise en main revient, pour s’en saisir, vers un outil bien défini. (69.al. 4)

Il résulte de tout cela la consigne suivante : pour analyser l’usage en visant le avec-quoi il est usage, l’être qui existe près de l’étant dont il se préoccupe doit être orienté non sur un outil utilisable isolé mais sur l’ensemble des outils. Que ce soit de la sorte qu’il faille saisir le avec-quoi inhérent à l’usage c’est ce à quoi nous astreint notre méditation sur le caractère d’être distinctif de l’outil utilisable, à savoir la compétence |§ 18|. Ce terme de compétence, nous le comprenons ontologiquement. Quand nous disons : il est inhérent à quelque chose d’avoir pour finalité quelque chose d’autre, nous n’entendons pas seulement constater ontiquement une réalité patente, mais nous entendons surtout indiquer le mode d’être de l’étant utilisable. Le caractère relationnel de la compétence, le caractère relationnel du fait qu’est « inhérent à quelque chose d’avoir pour finalité quelque chose d’autre » laisse entendre qu’un outil isolé est ontologiquement impossible. Certes, il se peut qu’il n’y ait qu’un seul outil utilisable et que tel autre « manque ». Mais c’est en cela que se fait connaître l’appartenance de cet étant utilisable-ci à un ensemble d’étants utilisables. L’usage préoccupé ne peut ménager la rencontre de la vue-native de l’étant utilisable qu’à la condition que le Dasein comprenne déjà quelque chose de tel que la compétence, autrement dit qu’il comprenne à chaque fois qu’est inhérent à quelque chose d’avoir pour finalité quelque chose d’autre. L’être-auprès-de qu’est la préoccupation et que dévoile la vue-native, c’est l’action de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité, c’est-à-dire l’action de projeter de la finalité en comprenant la relation établie par cette action. Si l’action de laisser apparaître la finalité de quelque chose est constitutive de la structure existentiale de la préoccupation et si la préoccupation, en tant qu’être-auprès-de, relève de la constitution essentielle du souci, et si enfin, le souci est fondé dans la temporalité, alors il faut que la condition existentiale rendant possible que le Dasein laisse quelque chose s’en tenir à sa finalité soit un mode de temporalisation de la temporalité. (69.al. 5)

Dans le plus simple maniement d’un outil, le fait est que l’on laisse quelque chose s’en tenir à sa finalité. Ce à quoi cet outil s’en tient a le caractère du à-quelle-fin ; c’est eu égard à cette dernière fin que l’outil est susceptible d’être employé. La compréhension du à-quelle-fin, c’est-à-dire la compréhension du « à-dessein-de-quoi » de la compétence, a la structure temporelle du s’attendre-à. C’est seulement parce qu’elle s’attend à la finalité propre à l’outil que la préoccupation peut revenir vers ce dont il retourne avec lui. Le fait que le Dasein s’attende au « pour » qui caractérise la finalité de la compétence et le fait qu’il ait retenu le inhérent-à de la compétence comme ne faisant qu’un avec la finalité, tout cela rend possible, dans l’unité des ekstases temporelles qui la caractérise, la présentification manipulatrice de l’outil. (69.al. 6)

Que le Dasein s’attende à la finalité de quelque chose, cela n’est ni obtenu en considération d’un « but », ni en considération de l’attente de l’achèvement d’un ouvrage à produire. Cela n’a nullement le caractère d’une saisie thématique. Et la rétention par le Dasein de ce dont il retourne dans la compétence n’a pas non plus la signification d’une fixation thématique. L’usage au cours duquel le Dasein manipule se rapporte tout aussi peu au seul « pour » propre à la finalité de la compétence qu’à son seul « pour lui-même ». Le fait de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité se constitue plutôt dans l’unité de la rétention qui anticipe quelque chose de telle sorte que la présentification rende possible ce qui caractérise la préoccupation, à savoir son immersion dans un monde d’outils. Le fait « proprement dit » de s’occuper de quelque chose en s’y consacrant totalement n’est ni seulement un « s’activer à l’ouvrage », ni non plus seulement « manipuler l’outil », ni les deux « ensemble ». Le fait, fondé dans la temporalité, de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité a déjà institué l’unité des relations dans lesquelles la préoccupation « se meut » avec sa vue-native. (69.al. 7)

Il importe que la temporalité constitutive du fait de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité puisse faire l’objet d’un oubli qui lui soit spécifique. Pour que le Dasein, « perdu » qu’il est dans le monde des outils, soit capable de se mettre « de façon effective » à l’ouvrage et de s’activer, il faut que son soi-même s’oublie. Dans la mesure toutefois où, dans l’unité de la temporalisation propre à la préoccupation, c’est à chaque fois un s’attendre-à qui mène le jeu, le pouvoir-être du Dasein préoccupé est, comme nous allons le montrer, installé dans le souci. (69.al. 8)

Le fait, en anticipant ce à quoi il s’attend à le rendre présent constitue la familiarité suivant laquelle le Dasein, en tant qu’être-l’un-avec-l’autre dans le monde ambiant public, s’y « retrouve ». Sur le plan existential, le fait de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité, nous le comprenons comme un laisser-être. C’est sur la base de ce comportement que l’étant utilisable peut se présenter dans la vue-native en tant que l’étant qu’il est. C’est ainsi que nous sommes en mesure de préciser la temporalité propre à la préoccupation et à sa vue-native en prêtant attention à ces modes de la rencontre avec les choses caractérisés précédemment comme côté intriguant, agaçant ou rebelle desdites choses |§ 16|. S’agissant de son « en-soi », l’outil utilisable n’est pas présent dans un acte de percevoir, thématique, de choses, mais il est « bien évidemment » susceptible d’être « objectivement » présentifié sans pour autant s’imposer comme tel à l’attention du Dasein. Mais si, dans le tout de cet étant, quelque chose surprend, cela implique la possibilité que l’ensemble en tant que tel des outils s’impose simultanément. Comment faut-il que le fait de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité soit existentialement structuré pour que puisse se présenter quelque chose qui surprend ? La question désormais n’a plus pour cible des motifs de fait, lesquels portent l’attention vers quelque chose de donné par avance, mais vise le sens ontologique qu’a cette docilité de l’attention en tant que telle. (69.al. 9)

Que quelque chose soit hors service – par exemple qu’un outil soit défaillant – cela ne peut surprendre que dans le cadre, et pour les besoins, d’un usage comportant une manipulation. Même l’action la plus nette et la plus persistante de « percevoir » et de « représenter » des choses ne serait jamais capable de dévoiler l’endommagement d’un outil. Il faut que le maniement de l’outil soit lui-même altéré pour que soit découvert ce en quoi il n’est pas pratique. Mais qu’est-ce que cela signifie sur le plan ontologique ? Du fait de ce qui sera après coup mis en évidence comme étant un endommagement, le Dasein anticipant ce à quoi il s’attend, la présentification va être empêchée en ce qui concerne son immersion dans les relations de compétence. La présentification qui s’attend, et cela co-originellement, à la finalité de l’outil utilisé, s’immobilise près de celui-ci, et cela de telle façon que c’est désormais son « à-quelle-fin » et son « pouvant-servir-à » qui viennent avant tout expressément à être interrogés. Mais la présentification elle-même, à son tour, ne peut trouver un outil inapproprié que dans la mesure où elle se meut déjà dans une rétention qui s’attend à ce dont il retourne avec ledit outil. Dire : la présentification va être « immobilisée », c’est dire : dans l’unité qu’elle forme avec la rétention de ce à quoi elle s’attend, elle se consacre encore davantage à elle-même et est ainsi à la base de la « vérification », de la mise à l’épreuve et de la suppression du dérangement. Si l’usage préoccupé n’était rien d’autre qu’une succession de « vécus » se déroulant « dans le temps », si intimement « associés » que ces vécus puissent être, il resterait ontologiquement impossible que le Dasein puisse ménager la rencontre d’un outil qu’il serait surpris de ne pouvoir utiliser. Le fait de laisser s’en tenir à sa finalité, quel que soit l’usage qu’il rend accessible au contact d’un complexe d’outils, doit être fondé dans l’unité des ekstases temporelles qu’est la présentification qui retient ce qu’elle anticipe. (69.al. 10)

Et comment est-il possible de « constater » que quelque chose est manquant, c’est-à-dire n’est pas utilisable, et non pas simplement que ce quelque chose est utilisable mais n’est pas pratique ? De l’étant non utilisable est dévoilé par la vue-native quand il laisse un vide. Le vide ainsi ressenti, et le fait, qui en dérive, de « constater » la non-présence substantielle de quelque chose, a ses propres présupposés existentiaux. Le fait de laisser un vide n’est pas une non-présentification, mais c’est un mode déficient de la présentification, au sens où n’est pas présentifié un étant auquel l’on s’attend, voire un étant qui est toujours déjà à disposition. Si le Dasein, qui avec sa vue-native laisse les choses s’en tenir à leur finalité, ne s’attendait pas, « nativement », à ce dont il se préoccupe, et si le s’attendre-à ne se temporalisait pas en s’unissant à une présentification, alors jamais il ne pourrait « trouver » que quelque chose manque. (69.al. 11)

Inversement, la possibilité d’être pris à l’improviste par quelque chose est fondée dans ceci que la présentification qui s’attend à un certain étant utilisable ne s’attend pas à un autre étant utilisable qui se tiendrait avec celui-là dans un complexe de compétences possible. Le fait que la présentification, ainsi perdue, ne s’attende pas à quelque chose ouvre pour la première fois une marge de manœuvre dans l’« horizon » de laquelle ce qui le prend à l’improviste peut envahir le Dasein. (69.al. 12)

Lorsqu’il s’agit de produire, de procurer, mais aussi d’éviter, de tenir éloigné, de se protéger contre quelque chose, ce que ne maîtrise pas l’usage préoccupé se révèle par son caractère insurmontable. La préoccupation s’en accommode. Le fait qu’elle s’en accommode est toutefois une façon particulière de ménager la rencontre de la vue-native. C’est sur la base de ce dévoilement que la préoccupation peut se trouver confrontée à ce qui est fâcheux, à ce qui dérange, à ce qui contrarie, à ce qui met en danger, et à ce qui, d’une manière ou d’une autre, oppose de la résistance. La structure temporelle de l’accommodement réside en ceci que la présentification de ce à quoi il s’attend, le Dasein ne la retient pas. La présentification qui s’attend à quelque chose ne compte pas, par exemple, « sur » ce qui est inapproprié, mais qui néanmoins est à disposition. Faire fi de quelque chose, c’est une façon de prendre en compte ce à quoi l’on ne peut pas se tenir. Ce quelque chose n’est pas oublié, il est au contraire retenu, et cela de telle manière qu’il reste justement, en son caractère inapproprié, utilisable. Un étant utilisable de ce type appartient au fond quotidien du monde ambiant effectivement ouvert. (69.al. 13)

C’est dans la seule mesure où ce qui oppose de la résistance est dévoilé sur la base des ekstases de la temporalité propres à la préoccupation que le Dasein en situation peut se comprendre dans sa propension à s’abandonner à un « monde » dont il ne devient jamais maître. Même lorsque la préoccupation reste limitée à ce qu’ont d’urgent les nécessités quotidiennes, elle n’est pourtant jamais une pure présentification, mais provient d’une rétention par le Dasein de ce à quoi il s’attend, rétention en « raison » de laquelle il existe dans un monde. C’est pourquoi, d’une certaine manière, le Dasein qui existe se reconnaît toujours déjà, même dans un « monde » étranger. (69.al. 14)

Le fait, inhérent à la préoccupation, dont le fondement est la temporalité, de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité est une compréhension de la compétence et de l’utilisabilité encore pré-ontologique et non-thématique. Nous allons montrer dans quelle mesure c’est la temporalité qui est au fondement de la compréhension de ces déterminations d’être. Auparavant, il convient de faire apparaître de façon plus concrète la temporalité de l’être-au-monde. Dans cette intention, nous allons retracer la « genèse » de l’attitude théorique à l’égard du « monde », et ce en partant de la préoccupation avec sa vue-native sur l’utilisable. Le dévoilement avec sa vue-native-sur-l’étant intramondain aussi bien que sa vue théorique, sont fondés dans l’être-au-monde. L’interprétation de ces dévoilements en tant qu’existentiaux temporalisés prépare la caractérisation temporelle de cette constitution fondamentale du Dasein. (69.al. 15)

    1. Le sens temporel qu’a la modification de la vue-native de la préoccupation en dévoilement théorique de l’étant intramondain substantiel

Dès lors que, au cours d’analyses ontologiques et existentiales, à partir de la préoccupation dans sa vue-native, nous nous enquérons de la « genèse » du dévoilement théorique, cela implique que ce ne sont pas l’histoire et le développement ontiques de la science, ni ses motifs de fait, ni ses objectifs immédiats, qui seront érigés au rang de problème. Dans notre recherche de la genèse ontologique de l’attitude théorique, nous posons la question suivante : quelles sont, dans la constitution d’être du Dasein, les conditions existentialement nécessaires rendant possible le fait que le Dasein puisse exister dans la modalité de la recherche scientifique ? Poser cette question, c’est avoir pour cible un concept existential de la science. Ce dernier diffère du concept « logique », lequel comprend la science en considération du résultat qu’elle vise et la définit comme un « ensemble cohérent et fondateur de propositions vraies, c’est-à-dire valables ». Quant au concept existential, il comprend la science en tant que modalité de l’existence et par là, comme mode d’être-au-monde qui dévoile l’étant ou plutôt l’être de l’étant. Toutefois, l’interprétation existentiale exhaustive de la science ne peut être menée à bien que si le sens d’être de la vérité et la « connexion » entre l’être et la vérité ont été éclaircis à partir de la temporalité de l’existence |§ 44|. Les réflexions qui suivent préparent la compréhension de cette problématique centrale, à l’intérieur de laquelle sera avant tout développée l’idée de la phénoménologie telle qu’elle a été présentée en introduction |§ 7|. (69.al. 16)

Dans la droite ligne du stade auquel l’examen qui précède nous a permis d’accéder, une autre restriction s’impose à notre interprétation du comportement théorique. Nous cantonnerons notre investigation à la mutation par laquelle la préoccupation avec sa vue-native sur l’utilisable se transforme en exploration de l’étant intramondain substantiel, notre intention directrice étant de progresser jusqu’à la constitution temporelle de l’être-au-monde en général. (69.al. 17)

Il est tentant de caractériser la mutation par laquelle la manipulation, l’utilisation et les activités similaires, toutes d’« ordre pratique » et exécutées sur la base de la vue-native, se transforment en exploration « théorique », de la façon suivante : la pure observation de l’étant résulte de ce que la préoccupation s’abstient de toute activité. Dans la « genèse » du comportement théorique, le facteur décisif se trouverait ainsi dans la disparition de la praxis. C’est même justement lorsque l’on pose la préoccupation « pratique » comme étant le mode d’être premier et prédominant du Dasein en situation que la « théorie » devient redevable de sa possibilité ontologique à l’absence de la praxis, c’est-à-dire à une privation. Cependant, au cours d’un usage préoccupé de l’étant, le fait d’interrompre une activité spécifique ne laisse pas simplement derrière elle, comme s’il s’agissait d’un reliquat, la vue-native qui guidait cette activité. La préoccupation en vient bien plutôt à se consacrer à une « simple-recherche-autour-de-soi ». Mais ce faisant, la posture « théorique » n’est encore nullement atteinte. Bien au contraire, s’arrêter, et de ce fait interrompre l’activité en cours, peut revêtir le caractère d’une vue-native accentuée, prenant la forme d’une « vérification », d’un contrôle du résultat atteint, d’une vue d’ensemble sur le « chantier, mis à l’arrêt ». S’abstenir de se servir d’un outil, c’est si peu déjà de la « théorie », que la vue-native qui s’arrête et « contemple » reste totalement attachée à l’outil utilisable dont elle se préoccupe. L’usage « pratique » a ses manières à lui de s’arrêter. Et de même qu’à la praxis revient sa vue « théorique » spécifique, de même la recherche théorique n’est pas sans avoir sa propre praxis. En tant que résultat d’une expérimentation, le relevé des mesures réclame souvent une planification « technique » compliquée de l’ordonnancement des expériences. L’observation au microscope dépend de la production de « préparations ». Les fouilles archéologiques, lesquelles précèdent l’interprétation des « découvertes », réclament les activités les plus grossières. Mais même l’élaboration « la plus abstraite » de problèmes, et la fixation du résultat acquis, se fait avec manipulation, avec ce qu’il faut pour écrire, par exemple. Si « inintéressants » et si « évidents » que puissent être de tels éléments, constitutifs de la recherche scientifique, ils ne sont pourtant, sur le plan ontologique, nullement indifférents. Renvoyer explicitement au fait que, en tant que modalité de l’être-au-monde, le comportement scientifique n’est pas seulement une « occupation purement intellectuelle » peut paraître superflu. Mais cela ne le serait pas si, au contact de ces trivialités, il devenait clair que l’endroit où passe la frontière ontologique entre le comportement « théorique » et le comportement « a-théorique » n’est nullement manifeste ! (69.al. 18)

On fera valoir que toute activité scientifique se tient au seul service de la réflexion pure, au seul service du dévoilement et de l’ouverture exploratoires des « choses mêmes ». L’acte de « voir », au sens le plus large du mot, règle toutes les « dispositions prises » et conserve la primauté. « De quelque façon et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, la modalité suivant laquelle elle s’y rapporte, et de laquelle toute pensée vise à se servir comme d’un moyen, est l’intuition » |Kant, Critique de la raison pure, B 33|. Depuis les débuts de l’ontologie grecque jusqu’à nos jours, l’idée de l’intuitus guide toute interprétation de la connaissance, que cette intuition puisse être effectivement atteinte, ou qu’elle ne le puisse pas. Conformément à la primauté de l’acte de « voir », il va falloir que la mise en lumière de la genèse existentiale de la science prenne pour point de départ la caractérisation de la vue-native qui conduit la préoccupation « pratique ». (69.al. 19)

La vue-native se meut au sein des relations de compétence qui sont inhérentes au complexe d’outils utilisable. À son tour, elle est elle-même soumise à la direction que lui imprime une vue plus ou moins explicite sur l’ensemble des outils qu’est le monde des outils du moment, y compris le monde ambiant public qui va avec ce dernier. La vue d’ensemble n’est pas exclusivement une accumulation à posteriori d’étants substantiels. Ce qui, dans cette vue, est essentiel, c’est la compréhension primordiale de la tournure d’ensemble à l’intérieur de laquelle s’engage à chaque fois la préoccupation. La vue d’ensemble qui éclaire la préoccupation reçoit sa « lumière » du pouvoir-être du Dasein à dessein duquel la préoccupation existe en tant que souci. Lors de l’utilisation ou de la manipulation, la vue-native inhérente à la préoccupation, « en un seul coup d’œil », porte l’étant utilisable concerné plus près du Dasein, et cela de telle sorte que soit explicité ce qui est aperçu. Le rapprochement spécifique qui explicite avec sa vue-native l’étant dont le Dasein se préoccupe, nous le nommons la réflexion. Le schème qui lui est spécifique est le « si, alors » : s’il convient que ceci ou cela soit, par exemple, produit, mis en service, empêché, alors sont requis tels ou tels moyens, sont requises telles ou telles démarches, circonstances, occasions. La réflexion dans sa vue-native éclaire la situation de fait du moment, celle du Dasein dans le monde ambiant qui est le sien et dont il se préoccupe. C’est pourquoi elle ne se contente jamais de « constater » la substantialité d’un étant ou ses propriétés. La réflexion peut même se dérouler sans que l’étant qu’elle rapproche avec sa vue-native soit lui-même utilisable, et cela au point de pouvoir être saisi et d’être en présence dans le champ de vision immédiat du Dasein. Le rapprochement du monde ambiant qui s’opère dans la réflexion avec sa vue-native a le sens existential d’une présentification. La représentation en effet n’est qu’un mode de la présentification. Dans la représentation, la réflexion aperçoit directement ce dont le Dasein a besoin, mais qui n’est pas utilisable. La vue-native qui représente ainsi est sans rapport avec de « simples représentations ». (69.al. 20)

Mais la présentification dans sa vue-native est un phénomène qui est fondé de multiples manières. Tout d’abord, il relève à chaque fois d’une unité des ekstases de la temporalité. Il a pour fondement un s’attendre-à du complexe d’outils dont, en s’en préoccupant, le Dasein anticipe une possibilité d’effet. Ce qui, dans le s’attendre-à que le Dasein anticipe, a déjà été ouvert fait se rapprocher la présentification – ou plutôt la représentation – qui réfléchit. Mais pour que la réflexion soit susceptible de pouvoir se mouvoir à l’intérieur du schème du « si, alors », il faut que la préoccupation ait déjà une compréhension « en un seul coup d’œil » du complexe de compétences dans lequel elle se meut. Ce que le Dasein évoque avec le « si », il faut que ce soit déjà compris comme figurant dans un ensemble. À cet effet, il n’est pas requis que la compréhension qu’a le Dasein de l’outil s’exprime sous forme prédicative. Le schème du « quelque chose comme quelque chose » est déjà préfiguré dans la structure du comprendre antéprédicatif. La structure du « en tant que » est ontologiquement fondée dans la temporalité de la compréhension. C’est seulement dans la mesure où le Dasein qui anticipe une possibilité, c’est-à-dire en l’occurrence un « à-quelle-fin », en est venu à un à-telle-fin-déterminée, c’est-à-dire retient un certain étant utilisable, c’est dans cette mesure que la présentification qui va avec le s’attendre-à de ce que le Dasein anticipe peut à l’inverse, en prenant pour point de départ cet étant bien précis qu’elle a retenu, le rapprocher expressément et en faire l’objet d’un renvoi à la finalité que le Dasein anticipait. Dans le schème de la présentification, il faut que la réflexion qui rapproche se mette au diapason du mode d’être de ce qu’il lui faut rapprocher. La manière suivant laquelle le caractère de compétence de l’étant utilisable en vient à être rapproché, mais pas en premier lieu dévoilé, par la réflexion, est la suivante : la réflexion fait voir avec sa vue-native en quoi il est inhérent à quelque chose d’avoir telle finalité. (69.al. 21)

L’enracinement de la présentification-du-là dans le voir-venir et dans le ce-qui-fut est la condition existentiale temporelle rendant possible que ce qui est transposé dans le comprendre propre à la compréhension avec une vue-native puisse être rapproché au point qu’il faille qu’à cette occasion ce qui est présent se mette au diapason de ce que le Dasein anticipe, c’est-à-dire qu’il s’explicite dans le schème qu’est la structure du « en tant que ». Ce faisant, la réponse est donnée à la question que nous avions posée précédemment de savoir si la structure du « en tant que » se trouve en connexion ontologique avec le phénomène de la projection |§ 32|. Tout comme la compréhension et l’explicitation en général, le « en tant que » est fondé dans l’unité d’horizons des ekstases de la temporalité. À l’occasion de l’analyse fondamentale de l’être et en étroite liaison avec l’interprétation du mot « est », lequel, en tant que copule, « exprime » que l’on évoque quelque chose comme quelque chose, il nous faudra reprendre pour thème le phénomène du « comme » et délimiter existentialement le concept de « schème ». (69.al. 22)

Quelle part toutefois va prendre la caractérisation temporelle de la réflexion, selon les schèmes de sa vue-native, qui permette de répondre à la question en suspens, à savoir celle de la genèse du comportement théorique ? Ni plus ni moins celle-ci : cette caractérisation doit préciser la situation dont le caractère d’être est propre au Dasein, dans laquelle la préoccupation dans sa vue-native se transforme en dévoilement théorique. Nous pouvons vraisemblablement tenter l’analyse de la mutation elle-même en suivant le fil conducteur d’un énoncé élémentaire que fait la réflexion dans sa vue-native et des modifications possibles de l’énoncé en question. (69.al. 23)

Lors de l’utilisation d’un outil, nous pouvons dire : le marteau est trop lourd, ou bien le marteau est trop léger. La proposition : le marteau est lourd, même elle, peut faire que s’exprime une réflexion préoccupée, et signifier : il n’est pas léger, c’est-à-dire qu’il faut de la force pour le manier, ou bien qu’il est difficile de le manipuler. Mais il se peut que la proposition veuille également dire : l’étant dont il s’agit, étant qu’avec une vue-native nous connaissons déjà comme marteau, a un poids, c’est-à-dire qu’il a la « propriété » d’être pesant ; il exerce une pression sur son support ; que ce dernier soit retiré et le marteau tombe. Le parler ainsi compris n’est plus dit dans l’horizon qui serait dans l’attente d’un ensemble d’outils et des relations de compétences propres audit ensemble. Ce qui est dit est tiré d’un regard portant sur ce qui fait partie d’un étant « massif » en tant que tel. Ce qui est désormais en vue ne relève plus du marteau en tant qu’outil, mais relève du marteau en tant que chose corporelle soumise à la loi de la pesanteur. Le parler de la vue-native, suivant lequel le marteau est « trop lourd », ou bien « trop léger », ce discours n’a maintenant plus aucun « sens », c’est-à-dire que l’étant qui fait à présent encontre n’offre plus rien touchant ce pour quoi il se pourrait qu’on le trouvât trop lourd ou trop léger. (69.al. 24)

À quoi tient le fait que ce dont parle le parler premier, à savoir que le marteau est lourd, se manifeste de manière différente ? Cela ne tient pas au fait que nous renonçons à manipuler le marteau, ni non plus au fait que nous faisons seulement abstraction du caractère d’outil de cet étant, mais cela tient au fait que nous envisageons « de façon nouvelle » l’étant utilisable qui est présent, que nous l’envisageons en tant qu’étant substantiel. La compréhension de l’être qui guide l’usage préoccupé de l’étant intramondain a ainsi fait l’objet d’une conversion. Mais pour qu’un comportement scientifique soit constitué, suffit-il qu’au lieu de réfléchir avec une vue-native à de l’étant utilisable nous le « concevions » en tant qu’étant substantiel ? Au surplus, l’étant utilisable lui aussi peut bien être pris pour thème d’investigation et de détermination scientifiques, comme par exemple, dans le contexte d’une biographie historique, la restitution d’un monde ambiant, autrement dit l’exploration de ce monde ambiant. Le complexe d’outils utilisable au quotidien, sa formation historique, sa mise en valeur, son rôle pour le Dasein, tout cela est l’objet, par exemple, de la science économique. L’étant utilisable n’a donc pas besoin de perdre son caractère d’utilisabilité pour pouvoir devenir l’« objet » d’une science. La modification de la compréhension de l’être ne semble pas être nécessairement constitutive de la genèse du comportement théorique « envers les choses ». Sans doute, mais pour autant seulement que le mot modification ait vocation à vouloir dire « changement dans la compréhension du mode d’être de l’étant dont il s’agit », ces comportements s’y trouvent compris. (69.al. 25)

Pour notre première caractérisation de la genèse du comportement théorique à partir de la vue-native, nous nous sommes appuyés sur une saisie théorique de l’étant intramondain, à savoir la nature physique, sorte de saisie dans laquelle la modification de la compréhension de l’être équivaut à une conversion. Dans l’énoncé « physique » : « le marteau est lourd », ce n’est pas seulement le caractère d’outil de l’étant présent qui est négligé, mais c’est du même coup ce qui appartient à tout outil utilisable et notamment sa place. Cette dernière, on l’a vu, devient indifférente. Non pas que l’étant substantiel perdrait finalement son « lieu » au sens de la localisation tridimensionnelle dans l’espace. Mais la place devient, justement, une position spatio-temporelle, un « point du monde », lequel ne se distingue d’aucun autre. Il s’ensuit que la diversité des places qu’est susceptible d’occuper l’outil utilisable, lesquelles sont cloisonnées comme l’est ce qui relève du monde ambiant, n’est pas seulement modifiée en une pure multiplicité d’emplacements, mais que, de plus, l’étantité du monde ambiant est décloisonnée. C’est le tout de l’étant substantiel qui devient le thème de la localisation. (69.al. 26)

À la modification de la compréhension de l’être appartient donc, dans ce cas, un décloisonnement du monde ambiant. Mais parallèlement, dès lors que le décloisonnement suit le fil conducteur qu’est la compréhension de l’être au sens de la substantialité qui lui sert de guide, il délimite la « région » propre à l’étant substantiel. Plus l’être de l’étant qu’il faut explorer est compris de manière adéquate dans la compréhension de l’être qui lui sert de guide, et plus le tout de l’étant, en tant que domaine scientifique spécifique possible, s’en trouve articulé de manière adéquate dans ses déterminations de fond, d’autant plus sûre devient alors la perspective du questionnement méthodique correspondant. (69.al. 27)

L’exemple classique du développement historique d’une science, mais en même temps aussi de sa genèse ontologique, est fourni par la naissance de la physique mathématique. Le facteur décisif pour sa formation ne réside ni dans le prix plus élevé attaché à l’observation des « faits », ni dans l’« application » de la mathématique à la détermination des processus naturels – mais il réside dans la transposition mathématique de la nature elle-même. Cette transposition dévoile au préalable un étant en permanence substantiel (matière) et ouvre l’horizon propice au regard directeur sur les moments constitutifs dudit étant, moments qui sont quantitativement déterminables (mouvement, force, position et temps). Ce n’est qu’« à la lumière » d’une nature transposée de cette façon que quelque chose de tel qu’un « fait » peut être trouvé et pris pour point de départ d’une expérimentation conçue dans les règles. La « fondation » de la « science des faits » n’est devenue possible que du jour où les chercheurs ont compris que par principe, il n’y a pas de « simples faits ». Ce qui, dans la transposition mathématique de la nature, est, pour sa part, principalement décisif, ce n’est pas la mathématique en tant que telle, mais c’est le fait que cette transposition ouvre un à priori. Et ainsi, ce qu’a d’exemplaire la science mathématique de la nature ne tient pas à l’exactitude qui lui est spécifique ni à sa force obligatoire pour « tous », mais au fait que l’étant pris pour thème y est dévoilé d’une seule façon parmi les façons possibles de dévoiler l’étant et dans une transposition préalable bien spécifique de sa constitution ontologique. De concert avec l’élaboration conceptuelle de base qu’est la compréhension de l’être prise pour guide, se déterminent les fils conducteurs des méthodes, la structure de l’appareil conceptuel, la possibilité de vérité et de certitude qui va avec, le mode de fondation et de preuve, les modalités de la démonstration obligatoire et l’espèce de communication à laquelle ces démonstrations se prêtent. L’ensemble de ces moments constitue le concept existential complet de la science. (69.al. 28)

La transposition scientifique de l’étant qui est présent d’une certaine manière fait comprendre explicitement le mode d’être dudit étant, et cela de telle sorte que, par là, les voies possibles menant au dévoilement pur de l’étant intramondain deviennent accessibles. Le tout de cette transposition, à laquelle appartiennent : (i) l’articulation de la compréhension de l’être, (ii) l’analyse, guidée par cette dernière, de domaines spécifiques, et (iii) la préfiguration de l’appareil conceptuel adapté à l’étant, tout cela, nous l’appelons la thématisation scientifique. Celle-ci a pour visée de délivrer l’étant intramondain présent de façon telle que ledit étant puisse « venir au-devant » d’un pur dévoilement, c’est-à-dire puisse devenir objet. La thématisation ainsi comprise objectivise. Ce n’est pas elle qui « pose » en premier lieu l’étant, mais c’est elle qui le délivre au point qu’il devient « objectivement » questionnable et déterminable. L’être auprès de l’étant intramondain substantiel, l’être qui objective, acquiert le caractère d’une présentification rigoureuse et ultime |La thèse selon laquelle toute connaissance tend à l’« intuition » comme à sa fin a pour sens temporel : tout acte de connaissance est une présentification. Quant à savoir si toute science, et si même la connaissance philosophique a pour visée de présentifier, cela reste ici non encore tranché. Pour caractériser la perception sensible, Husserl emploie l’expression « présentifier ». Cf. Recherches logiques. 1ère édition (1901), tome II, p. 588 et 620. L’analyse intentionnelle de la perception et de l’intuition en général devait nécessairement suggérer une telle caractérisation « temporelle » du phénomène. Que l’intentionnalité de la « conscience » soit fondée dans les ekstases de la temporalité du Dasein, et comment elle l’est, c’est ce que montrera la section qui suit [plutôt : aurait dû suivre]|. Cette dernière diffère du présentifié de la vue-native avant tout en ceci que le dévoilement propre à la science n’anticipe rien d’autre que l’être-dévoilé de l’étant substantiel. Cette anticipation de l’être-dévoilé est existentiellement fondée dans un être-résolu du Dasein par lequel ce dernier se projette vers son pouvoir-être dans la « vérité ». C’est parce que l’être-dans-la-vérité constitue une vocation d’existence du Dasein que cette projection est possible. Nous n’avons pas à poursuivre ici plus avant l’origine de la science en tant qu’elle peut être issue de l’existence authentique. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est uniquement que la thématisation scientifique de l’étant intramondain présuppose la constitution fondamentale du Dasein, à savoir l’être-au-monde, et comment elle le fait. (69.al. 29)

Afin que devienne possible la thématisation scientifique de l’étant substantiel, autrement dit la thématisation de la transposition scientifique de la nature, il faut que le Dasein transcende l’étant qu’il a pris pour thème. La transcendance ne consiste pas en l’objectivation, mais c’est l’objectivation qui présuppose la transcendance. Car si la thématisation de l’étant intramondain substantiel est une conversion de la préoccupation qui jette initialement sur l’étant une vue-native, alors il faut qu’une transcendance du Dasein soit déjà sous-jacente à l’être « pratique » près de l’étant utilisable. (69.al. 30)

Si de surcroît la thématisation modifie et articule la compréhension de l’être, il faut que l’étant qui thématise, donc le Dasein, possède déjà une compréhension de l’être. La compréhension de l’être peut rester neutre. L’utilisabilité et la substantialité ne sont, en ce cas, pas distingués ni conçus comme ontologiquement différents. Mais pour que le Dasein soit en mesure d’utiliser un complexe d’outils, il faut qu’il comprenne la compétence même si ce n’est pas de façon thématique : il faut, autrement dit, qu’un monde lui soit ouvert. C’est seulement avec l’existence du Dasein que le monde est ouvert, si tant est que cet étant, par essence, existe en tant qu’être-au-monde. Et si l’être du Dasein est entièrement fondé dans la temporalité, alors il faut que celle-ci rende possible l’être-au-monde, et de ce fait la transcendance du Dasein, laquelle, de son côté, porte l’être préoccupé près de l’étant intramondain, et cela qu’il s’agisse d’une préoccupation pratique ou théorique. (69.al. 31)

    1. Le problème temporel de la transcendance du monde

La compréhension d’une tournure d’ensemble qu’implique la préoccupation avec sa vue-native sur l’étant suppose une compréhension préalable des relations que sont le pouvant-servir-à, le à-quelle-fin, le à-telle-fin, le à-dessein-de. L’ensemble cohérent que forment ces relations a été mis précédemment en évidence comme étant la significativité |§ 18|. L’unité de la significativité constitue ce que nous nommons le monde. La question se pose donc : comment quelque chose de tel que le monde est-il ontologiquement possible dans son unité avec le Dasein ? De quelle manière faut-il que le monde soit pour que le Dasein puisse exister en tant qu’être-au-monde ? (69.al. 32)

Le Dasein existe à-dessein-de soi-même et vise un pouvoir-être de soi-même. Dès lors qu’il existe, il est jeté-là, livré à l’étant dont il a besoin à-dessein-de pouvoir être tel qu’il est, à savoir dans son existence de fait à-dessein-de-quoi il comprend le « là ». Le dans-quoi inhérent à la compréhension première de soi a le mode d’être du Dasein. Dès lors qu’il existe, le Dasein est son monde. (69.al. 33)

L’être du Dasein, nous l’avons déterminé comme étant le souci. Le sens ontologique du souci est la temporalité. Nous avons montré que la temporalité constitue l’être-ouvert du là et comment elle le fait. Dans l’ouverture du là, le monde est en même temps ouvert. Il en résulte que l’unité de la significativité, c’est-à-dire la constitution ontologique du monde, doit être pareillement fondée dans la temporalité. La condition de possibilité du monde en tant qu’existential temporalisé réside dans le fait qu’en tant qu’unité d’ekstases temporelles la temporalité possède un horizon. Les ekstases temporelles ne sont pas simplement des ouvertures. Plus exactement, à chaque ekstase temporelle appartient un « lieu de destination », un vers-où de l’ouverture. Ce lieu de destination de l’ekstase temporelle nous l’appelons son schème d’horizon. L’horizon d’ouverture diffère pour chacune des trois ekstases temporelles. Le schème dans lequel le Dasein parvient à soi de façon anticipante, et cela qu’il le fasse authentiquement ou inauthentiquement, est le à-dessein-de-soi. Le schème dans lequel le Dasein, dans la tonalité affective, est ouvert à lui-même en tant qu’il a été jeté-là, nous le saisissons comme étant le devant-quoi de l’être-jeté-là, ou comme l’à-quoi de l’état d’abandon. Il caractérise la structure d’horizon du ce-qui-fut. Alors que, en tant qu’il a été jeté-là, il existe à-dessein-de soi dans l’état d’abandon à lui-même, le Dasein, en tant qu’être-auprès-de, présentifie-le-là. Le schème d’horizon du présent est le pouvant-servir-à. (69.al. 34)

L’unité des schèmes d’horizon du voir-venir, du ce-qui-fut et de la présentification-du-là est l’unité des ekstases de la temporalité. L’horizon complet de la temporalité détermine ce d’après quoi l’étant qui existe effectivement est par essence ouvert. Avec l’être-le-là en situation dans l’horizon du voir-venir est à chaque fois transposé un pouvoir-être ; avec l’être-le-là en situation dans l’horizon du ce-qui-fut est à chaque fois ouvert un « ce-qui-fut » ; et avec l’être-le-là en situation dans l’horizon de la présentification-du-là est à chaque fois dévoilé l’étant dont le Dasein se préoccupe. L’unité d’horizon des ekstases temporelles rend possible la connexion originelle entre les relations que sont le pouvant-servir-à et le à-dessein-de. Ce qui implique ceci : sur la base de la constitution de l’unité d’horizons des ekstases temporelles qui forme la temporalité un monde est ouvert qui est le là du Dasein. (69.al. 35)

De même que dans l’unité de temporalisation de la temporalité, la présentification-du-là porte le voir-venir et le ce-qui-fut, de même l’horizon de la présentification-du-là se temporalise co-originellement avec les horizons du voir-venir et du ce-qui-fut. Pour autant que le Dasein se temporalise, un monde est ouvert. S’agissant de son être en tant que temporalité qui se temporalise, le Dasein est par essence « dans un monde », et cela sur la base de la constitution des horizons des ekstases temporelles de ladite temporalité. Le monde n’est ni substantiel, ni utilisable, mais il se temporalise dans la temporalité du substantiel ou de l’utilisable. Il « est » « là », et cela par l’en-dehors-de-soi que sont les ekstases temporelles. À supposer qu’aucun Dasein n’existe, aucun monde non plus n’est « là ». (69.al. 36)

L’être préoccupé près de l’étant utilisable, la thématisation de l’étant substantiel et le dévoilement objectivant de cet étant, tout cela présuppose le monde et n’est possible qu’en tant que ce sont là des modalités de l’être-au-monde. Dès lors qu’il est fondé dans l’unité d’horizons des ekstases temporelles, le monde est transcendant. Il faut qu’il soit déjà ouvert pour que, issu de lui, de l’étant intramondain puisse se présenter. La temporalité se tient déjà dans les horizons de ses ekstases temporelles et c’est en se temporalisant qu’elle revient vers l’étant qui est présentifié dans le là. De concert avec l’existence du Dasein, de l’étant intramondain est présent. Que de l’étant de cette sorte soit dévoilé avec le là particulier de l’existence, cela ne dépend pas du bon plaisir du Dasein. Tout ce qui est l’affaire de la liberté du Dasein, encore que ce le soit toujours dans les limites de son être-jeté-là, c’est seulement ce que, à chaque fois, il dévoile et ouvre, dans quelle direction, jusqu’à quel point, et comment il le fait. (69.al. 37)

Par suite, les relations de significativité qui déterminent la structure du monde, ne sont pas un réseau de formes qui serait surajouté par un sujet sans monde à un divers. En se comprenant lui et son monde dans l’unité du là le Dasein en situation revient depuis ces horizons vers l’étant qui est présent. Le retour vers le comprendre est le sens existential qu’a le fait, en le présentifiant, de ménager la rencontre de ce qui, du même coup, est appelé intramondain. Le monde est déjà « plus loin au-dehors » qu’un objet ne peut jamais l’être. Le « problème de la transcendance » ne peut donc se ramener à la question : comment un sujet sort-il de soi pour aller vers un objet ? Car par cette question l’ensemble des objets est identifié à l’idée de monde. La question qu’il faut poser est celle-ci : qu’est-ce qui rend ontologiquement possible que de l’étant intramondain puisse se présenter et puisse être objectivé ? Ce qui fournit la réponse est le recours à la transcendance du monde fondée dans l’horizon des ekstases temporelles. (69.al. 38)

Sur le plan ontologique, si le « sujet » en vient à être conçu comme étant le Dasein qui existe et dont l’être est fondé dans la temporalité il faut alors dire : le monde est « subjectif ». Mais, en tant que temporellement transcendant, ce monde « subjectif » est alors plus « objectif » que tout « objet » possible. (69.al. 39)

C’est en reconduisant l’être-au-monde à l’unité d’horizons des ekstases de la temporalité que la possibilité ontologique existentialement fondée de cette constitution fondamentale du Dasein a été rendue intelligible. En même temps, il devient clair que l’élaboration concrète de la structure du monde en général, ainsi que de ses possibles modifications, ne peut être abordée que si l’ontologie de l’étant intramondain est axée de façon suffisamment assurée sur une idée clarifiée de l’être « en général ». L’interprétation possible de cette idée requiert que soit au préalable mise en évidence la temporalité du Dasein que vise la présente caractérisation de l’être-au-monde. (69.al. 40)

§ 70 La temporalité de la spatialité conforme à ce qu’est le Dasein (7 al.)

L’expression « temporalité » ne signifie pas ce que le parler sur « l’espace et le temps » comprend habituellement en tant qu’espace et temps mais la spatialité et la temporalité constituent des déterminations d’être fondamentales du Dasein. C’est pourquoi, avec la spatialité du Dasein, l’analyse existentiale semble atteindre une limite, et cela au point que cet étant que nous nommons Dasein doit être abordé à parité en tant que temporel et spatial. Le phénomène que nous avons appris à connaître comme spatialité conforme à ce qu’est le Dasein, et dont nous avons mis en évidence qu’il participe de l’être-au-monde conduit-il à stopper l’analyse des existentiaux temporalisés du Dasein ? |§ 22-24| (70.al. 1)

Qu’au cours de l’interprétation existentiale, lorsque nous parlons d’une détermination d’être « spatio-temporelle » du Dasein, cela ne puisse vouloir dire que cet étant est substantiel « dans l’espace et aussi dans le temps », nous n’avons pas besoin d’y insister. La temporalité est le sens d’être du souci. La constitution du Dasein et les modalités d’être de celui-ci ne sont ontologiquement possibles que sur la base de la temporalité, et ceci abstraction faite de savoir si cet étant paraît ou non « dans le temps ». Mais alors, il faut que la spatialité spécifique du Dasein, elle aussi, soit fondée dans la temporalité. D’un autre côté, justifier que cette spatialité n’est existentialement possible que du fait de la temporalité, cela ne saurait avoir pour objectif de déduire l’espace du temps, voire de le dissoudre en pur temps. Si la spatialité du Dasein en vient à être « enveloppée » par la temporalité, au sens où cette dernière est la fondation existentiale de spatialité, alors cette connexion, qu’il nous faudra clarifier par la suite, est elle-même différente de la primauté du temps face à l’espace au sens où l’entend Kant. Dire que, en tant qu’événements psychiques, les représentations empiriques de l’étant substantiel « dans l’espace » se déroulent « dans le temps », et que de la sorte, ce qui est « physique » paraît, lui aussi, indirectement « dans le temps », cela n’est nullement une interprétation ontologique existentialement fondée de l’espace en tant que forme de l’intuition, mais c’est le constat ontique du déroulement « dans le temps » de ce qui est substantiel dans le psychisme. (70.al. 2)

Il convient donc que nous nous enquerrions de façon analytique et existentiale des conditions temporelles de possibilité de la spatialité conforme à ce qu’est le Dasein, laquelle spatialité, de son côté, est au fondement du dévoilement de l’espace intramondain. Il nous faut tout d’abord nous remémorer la modalité dans laquelle le Dasein est spatial. C’est seulement en tant que souci, au sens où le Dasein existe effectivement dans la déchéance-dans-le-quotidien, que le Dasein pourra être spatial. Négativement parlant, cela veut dire : le Dasein n’est jamais substantiel dans l’espace, c’est même de prime abord qu’il ne l’est jamais. Il ne remplit pas, comme le ferait une chose réelle, ou bien un outil, une portion d’espace, et cela de telle sorte que, par rapport à l’espace qui l’entoure, sa limite ne soit elle-même qu’une détermination spatiale de l’espace. Le Dasein s’empare – au sens littéral du mot – de l’espace. S’en étant ainsi emparé, il n’est pas seulement substantiel dans la portion d’espace occupée par le corps. Dès lors qu’il existe, il possède une certaine marge de manœuvre et excède ainsi l’espace du corps propre. À chaque fois, il détermine sa propre position de telle sorte que, partant de l’espace qu’il s’est aménagé, il revienne vers la « place » qu’il s’est réservée. Dire que le Dasein est substantiel à un certain emplacement de l’espace trahit une conception ontologiquement inadéquate de cet étant. La différence entre la « spatialité » d’une chose étendue et celle du Dasein ne tient pas non plus au fait que celui-ci sait ce qu’il en est de l’espace ; en effet, le fait de s’emparer de l’espace est si peu identique au fait de se « représenter » du spatial, que c’est au contraire le représenter qui présuppose de s’être préalablement emparé de l’espace. La spatialité du Dasein ne saurait non plus être explicitée comme étant une imperfection attachée à l’existence en raison du fatal « enchaînement de l’esprit avec un corps ». C’est bien plutôt parce que le Dasein est « doué d’un esprit » et pour cette seule raison qu’il peut être spatial, et ce dans une modalité qui, par essence, reste inaccessible à une chose corporelle étendue. (70.al. 3)

L’orientation et le rapprochement sont constitutifs de la façon dont le Dasein s’aménage un espace. De quelle façon, quelque chose de tel est-il existentialement possible sur la base de la temporalité du Dasein ? La fonction fondatrice qu’a la temporalité pour la spatialité du Dasein, nous allons l’indiquer sommairement, dans la seule mesure où cela est nécessaire pour nos discussions à venir concernant le « couplage » de l’espace et du temps. Le dévoilement axé sur quelque chose de tel que des alentours fait partie de l’aménagement d’espace du Dasein. Par l’expression alentours, nous visons avant tout la direction dans laquelle il est possible que soit à sa place l’outil utilisable comme l’est ce qui relève du monde ambiant, outil auquel une place est susceptible d’avoir été attribuée. Dès lors que le Dasein tombe sur un outil, le manie, le change de place, le range, des alentours sont dévoilés. L’être-au-monde préoccupé est à la fois orienté et orientant. Le fait d’être à sa place a une relation essentielle avec la compétence. Le fait d’être à sa place, en effet, se détermine toujours en partant du complexe de compétences propre à l’outil dont le Dasein se préoccupe. Les relations de compétence ne peuvent être comprises que dans l’horizon d’un monde ouvert. C’est également ce caractère d’horizon du monde qui rend possible l’horizon spécifique qu’est la direction dans laquelle est à sa place ce qui relève de certains alentours. Le dévoilement axé sur les alentours est fondé dans le fait que le Dasein anticipe, dans les ouvertures que lui procure ses ekstases temporelles, un par-là-bas et à un par-ici possibles qu’il retient. En tant qu’acte de s’attendre à quelque chose centré sur des alentours, s’aménager un espace est co-originellement rapprocher l’étant utilisable et l’étant substantiel. C’est en partant des alentours pré-dévoilés que la préoccupation, en rapprochant, revient vers le plus proche. Le rapprochement, de même que l’évaluation et la mesure des distances à l’intérieur de l’étant intramondain substantiel que le Dasein a rapproché, tout cela est fondé dans une présentification qui relève de l’unité de la temporalité dans laquelle l’orientation devient possible. (70.al. 4)

Puisque, en tant que temporalité, le Dasein est unité d’horizons des ekstases temporelles qui constituent son être, il peut en permanence emporter avec lui l’espace qu’il s’est aménagé. Étant donné cet espace dont le Dasein s’est emparé par ses ekstases temporelles, l’ici de l’état de choses facticiel du moment, ou plutôt de la situation, ne signifie jamais un emplacement spatial, mais signifie la marge de manœuvre, ouverte dans l’orientation et le rapprochement, du périmètre dans lequel se trouve l’ensemble des outils dont il se préoccupe dans l’immédiat. (70.al. 5)

Dans le rapprochement qui rend possible le maniement et l’occupation « en s’investissant dans la chose » s’annonce la déchéance-dans-le-quotidien, une structure essentiale du souci, comme on l’a vu. La constitution de l’existential temporalisé de la déchéance-dans-le-quotidien est exceptionnelle en ceci que, dans et par elle, et dans le rapprochement fondé « présentement », l’oubli qui est dans le s’attendre-à coure à la poursuite du présent. Lorsque quelque chose se présente à l’esprit, telle que ladite présentation rapproche ce quelque chose en le ramenant de son « là-bas », l’acte de « présenter à l’esprit en oubliant le là-bas » se perd en soi-même. Il s’ensuit que si la « prise en considération » de l’étant intramondain commence dans une telle présentation à l’esprit, il en résulte l’illusion suivant laquelle il n’y aurait « de prime abord » qu’une chose substantielle indéterminée dans un espace en général. (70.al. 6)

L’irruption du Dasein dans l’espace n’est possible que sur la base des horizons des ekstases de la temporalité. Le « monde » n’est pas substantiel dans l’espace. L’espace, au contraire, ne se laisse dévoiler qu’à l’intérieur d’un monde. Les ekstases de la temporalité déterminant la spatialité conforme à ce qu’est le Dasein rendent intelligible l’indépendance de l’espace par rapport au temps, mais aussi, à l’inverse, la « dépendance » du Dasein vis-à-vis de l’espace, dépendance qui se manifeste dans le phénomène bien connu suivant lequel l’explicitation que se donne le Dasein de lui-même et le fond de significations du langage en général est largement dominé par des « représentations spatiales ». La raison de cette primauté du spatial dans l’articulation des significations et des concepts ne tient pas à une puissance spécifique qu’aurait l’espace, mais elle tient au mode d’être du Dasein. Déchéante par essence, la temporalité se perd dans la présentification, et elle ne fait pas que se comprendre avec une vue-native sur l’étant utilisable dont le Dasein se préoccupe, mais elle prélève sur ce que la présentification trouve en permanence en présence à même cet étant, à savoir les rapports spatiaux, les fils conducteurs qui lui permettent d’articuler ce qui est compris et peut être explicité dans la compréhension en général. (70.al. 7)

§ 71 Le sens temporel de la quotidienneté du Dasein (8 al.)

L’analyse de la préoccupation dans sa dimension temporelle a montré que les structures fondamentales de la constitution d’être du Dasein qui ont été interprétées avant que nous ayons mis en évidence la temporalité et dans l’intention de nous conduire à celle-ci doivent être reprises existentialement dans la perspective de la temporalité. Dès sa première amorce, l’analytique n’a pas choisi pour thème une possibilité d’existence déterminée, ultime, du Dasein, mais elle s’est axée sur la modalité moyenne, à laquelle on ne prête, le plus souvent, pas attention, dans laquelle il existe. Le mode d’être dans lequel, de prime abord et le plus souvent, se tient le Dasein, nous l’avons nommé la quotidienneté |§ 9|. (71.al. 1)

Ce que signifie cette expression, ontologiquement, est resté obscur. Lors du coup d’envoi de notre investigation, aucune voie ne s’est offerte pour élever, ne serait-ce qu’au rang de problème, le sens ontologique de la quotidienneté comme existential. Désormais, le sens de l’être du Dasein a été clarifié comme étant la temporalité. Peut-il encore régner un doute concernant la signification existentiale de l’intitulé « quotidienneté » sous le rapport de la temporalité ? Nous sommes toujours loin de disposer d’un concept ontologique de ce phénomène. La question reste même entière de savoir si l’explicitation de la temporalité que nous avons effectuée jusqu’ici suffit à délimiter le sens existential qu’a la quotidienneté. (71.al. 2)

La quotidienneté désigne la façon d’exister dans laquelle le Dasein se tient « tous les jours ». Pourtant quand nous disons « tous les jours », cela ne signifie pas le cumul des « jours » qui sont dévolus au Dasein dans son « temps de vie ». Quand bien même il ne convient pas de comprendre « tous les jours » de manière calendaire, il n’en reste pas moins qu’une telle précision temporelle est en phase avec ce que signifie « quotidien ». Néanmoins, ce que l’expression quotidienneté désigne en priorité, c’est un mode bien précis d’exister, lequel régit le Dasein « sa vie durant ». Dans les analyses qui précèdent, nous avons souvent fait usage de l’expression « de prime abord et le plus souvent ». « De prime abord » signifie : la modalité dans laquelle le Dasein est, « de façon manifeste », dans l’entregent inhérent à l’être-public, même si, au fond, ledit Dasein a précisément pu « l’emporter » existentiellement sur la quotidienneté. « Le plus souvent » signifie : la modalité dans laquelle le Dasein se montre, non pas toujours, mais « en règle générale », à tout un chacun. (71.al. 3)

La quotidienneté désigne le mode conformément auquel le Dasein « vit au jour le jour », et cela que toutes ses attitudes, ou que certaines seulement, soient ou non indiquées par avance par l’être-l’un-avec-l’autre. À ce mode appartient de surcroît le pli de l’habitude, même si celle-ci le contraint à des choses ennuyeuses ou « désagréables ». Tout ce qui relève du lendemain, tout ce à quoi la préoccupation quotidienne ne cesse de s’attendre, est « indéfiniment ce qui a eu lieu la veille ». Tout ce que, si minime que cela soit, chaque jour apporte, la monotonie du quotidien le prend pour du changement. La quotidienneté détermine le Dasein même lorsqu’il ne s’est pas choisi le on pour « héros ». (71.al. 4)

Toutefois, en tant que simples « aspects », ces caractères de la quotidienneté ne dressent en aucun cas le portrait qu’offre le Dasein dès lors que l’« on considère » les faits et gestes des hommes. La quotidienneté est une modalité d’être. Mais, en tant que telle, elle est connue aussi du Dasein « isolé », et cela plus ou moins bien, grâce à la tonalité affective qu’est la pâle et monotone langueur du quotidien. Au contact de la quotidienneté, le Dasein peut « souffrir » en silence, il peut sombrer dans sa torpeur, ou bien faire en sorte d’éviter celle-ci en cherchant, pour son divertissement, à se disperser à nouveau dans des occupations. Mais l’existence peut également, dans l’instant, et à vrai dire aussi, « pour un instant » seulement, maîtriser le quotidien, quoiqu’elle ne puisse jamais l’effacer. (71.al. 5)

Ce qui, dans l’état d’explicitation de fait du Dasein, sur le plan ontique, est si bien connu que nous n’y prêtons même pas attention, renferme en soi, sur le plan ontologique, une quantité d’énigmes existentiales. L’horizon « naturel » que nous avons pris comme première amorce de l’analytique existentiale du Dasein ne va de soi qu’en apparence. (71.al. 6)

Toutefois, après l’interprétation de la temporalité menée jusqu’ici, nous trouvons-nous dans une situation plus riche de perspectives pour ce qui est de délimiter existentialement la structure de la quotidienneté ? Ou bien justement, au contact de ce phénomène troublant, l’insuffisance de notre explicitation antérieure de la temporalité ne devient-elle pas notoire ? N’avons-nous pas jusqu’ici bloqué en permanence le Dasein dans des états de choses et des situations bien arrêtés, et « en conséquence » mésestimé le fait que le Dasein, vivant au jour le jour, s’étire « temporellement » dans la suite de ses jours ? La monotonie du quotidien, l’habitude, le fait qu’« aujourd’hui est comme hier et que demain le sera aussi », la modalité que nous avons appelée « le plus souvent », tout cela ne peut être saisi sans recourir à l’étirement « temporel » du Dasein. (71.al. 7)

Et le fait originel ainsi décrit ne relève-t-il pas également du Dasein qui existe : tandis qu’il passe son temps, il prend tous les jours du « temps » en compte et il régule sa « computation » de façon à la fois calendaire et astronomique. Dans l’interprétation de la temporalité du Dasein, ce n’est que si nous faisons entrer au nombre de tels événements ce qui « advient » au Dasein quotidiennement et le décompte du « temps » dont il se préoccupe que notre orientation sera suffisamment englobante pour nous permettre d’élever au rang de problème le sens ontologique qu’a la quotidienneté en tant que telle. Toutefois, comme sous le terme de quotidienneté nous ne visons au fond rien d’autre que la temporalité, mais comme c’est celle-ci qui rend possible l’être du Dasein, nous ne pourrons parvenir à délimiter la quotidienneté de façon conceptuellement satisfaisante que dans le cadre de l’élucidation principielle du sens de l’être avec ses possibles variations. (71.al. 8)