Analyse du phénomène du monde ambiant et du phénomène du monde en général


§ 15 L’être de l’étant présent dans le monde ambiant (14 al.)

La mise en lumière phénoménologique de l’être de l’étant qui fait immédiatement encontre s’exécute en suivant le fil conducteur de l’être-au-monde quotidien que nous appelons également l’usage du monde et de l’étant intramondain. L’usage s’est d’ores et déjà éparpillé en multiples modes d’être de la préoccupation. Mais comme cela a été montré, le mode d’usage le plus immédiat n’est pas le connaître qui ne fait que réceptionner l’étant, mais la préoccupation qui manipule et utilise, laquelle a sa « connaissance » à elle. La question phénoménologique s’adresse donc initialement à l’être de l’étant qui est présent dans une préoccupation de cette nature. Afin de donner au regard toute l’assurance requise, une remarque préliminaire concernant la méthode est indispensable. (15.al. 1)

Lorsque l’on ouvre et explicite l’être, c’est l’étant qui à chaque fois précède le développement du thème et qui l’accompagne, mais c’est l’être qui constitue le thème proprement dit. Dans le domaine de la présente analyse, ce qui précède le développement du thème et lui sert d’amorce, c’est l’étant qui se montre dans la préoccupation, lequel relève du monde ambiant. L’étant en question n’est pas l’objet d’une connaissance théorique du « monde », mais c’est l’étant dont on fait usage, c’est l’étant que l’on produit, etc. En tant que cet étant est présent dans ces conditions, avant même tout développement d’un thème le concernant, il tombe sous le regard de celui qui cherche à « connaître », lequel, en tant qu’il mène cette recherche phénoménologiquement, regarde en priorité l’être de cet étant et tire de cette thématisation de l’être de quoi thématiser simultanément l’étant en question. Par conséquent, cette explicitation phénoménologique ne consiste pas à connaître des qualités de l’étant, mais à déterminer la structure de son être. En tant qu’elle est une investigation de l’être, cette explicitation vise la compréhension de l’être qui fait partie du Dasein, explicitation qui est « mobilisée » à l’occasion de chaque usage de l’étant. L’étant qui précède phénoménologiquement le développement de tout thème théorique, l’étant dont on se sert ou qui est en cours de production devient accessible dès lors que l’on se transpose dans la préoccupation qui caractérise l’usage de l’étant. En toute rigueur, l’expression « se transposer » que nous employons ici est trompeuse ; en effet, nous n’avons pas besoin de nous transposer dans ce mode d’être qu’est l’usage préoccupé. Car le Dasein quotidien est toujours déjà dans ce mode d’être préoccupé, par exemple : en ouvrant la porte, je me sers de la poignée. La conquête de l’accès phénoménologique à l’étant qui est présent dans ces conditions consiste bien plutôt à repousser l’influence de certaines tendances explicatives qui dissimulent totalement le phénomène qu’est une telle « préoccupation » et qui, du même coup, dissimulent a fortiori l’étant tel qu’il est présent dans la préoccupation quotidienne. Ces erreurs d’analyse insidieuses deviennent claires dès lors que notre investigation pose la question suivante : quel étant a vocation à servir de sol phénoménal préalable pour l’analyse de la préoccupation ? (15.al. 2)

On répond : les choses. Mais il se pourrait qu’avec cette réponse évidente nous ayons déjà raté le sol phénoménal préalable que nous recherchons. En effet, le fait d’évoquer l’étant en tant que « chose » (res) implique déjà une caractérisation ontologique anticipée dudit étant. L’analyse qui, partant d’un étant de ce type, pousse son questionnement jusqu’à l’être atteint la choséité et la réalité. En progressant de cette façon, ce que trouve l’explicitation ontologique, ce sont des caractères d’être tels que la substantialité, la matérialité, l’être-étendu, la contiguïté. Sous ces caractères d’être c’est donc la choséité de l’étant qui retient l’attention tandis que les caractères propres de la préoccupation se trouvent dissimulés, même pré-ontologiquement. En appelant choses l’étant qui est « donné d’emblée », on fait déjà fausse route sur le plan ontologique, même si, sur le plan ontique, on a en tête un rapport préoccupé à l’étant. Ce que l’on vise dans cette préoccupation reste non déterminé de façon thématique. Ou, autre erreur, on caractérise ces « choses » comme des choses « porteuses de valeur ». Mais sur le plan ontologique, que veut dire « valeur » ? Sur le plan catégorial, comment faut-il saisir ce « portage » et le fait d’être porteur de quelque chose ? Abstraction faite de l’obscurité de cette structure qu’est le « portage de valeur », le caractère d’être phénoménal de ce qui est présent dans l’usage préoccupé est-il par là atteint ? (15.al. 3)

Les Grecs avaient un terme adapté pour désigner les « choses » : pragmata, c’est-à-dire ce à quoi l’on a affaire dans l’usage préoccupé. Mais, sur le plan ontologique, ils laissèrent dans l’obscurité le caractère spécifiquement « pragmatique » des pragmata et les déterminèrent d’emblée comme de « simples choses ». Pour ce qui nous concerne, nous appelons outil l’étant qui est présent dans la préoccupation. Ce que l’on trouve dans l’usage, ce sont des outils pour écrire, des outils pour coudre, des outils pour réaliser un ouvrage, des outils pour se déplacer, des outils pour mesurer. C’est donc le mode d’être de l’outil qu’il faut dégager. Ce que nous ferons en prenant pour fil conducteur une détermination préalable de ce qui fait d’un outil une chose utile, à savoir son utilisabilité. (15.al. 4)

À proprement parler, il n’y a jamais un outil. À l’être de l’outil appartient toujours un ensemble d’outils au sein duquel tel outil peut être ce qu’il est. Par essence, l’outil est « quelque chose qui peut-servir-à » quelque chose. Les diverses façons d’être du « pouvant-servir-à », telles que l’utilisabilité, la maniabilité, l’adaptabilité, l’employabilité, sont constitutives non d’un outil donné mais d’un ensemble d’outils. La structure du « pouvant-servir-à » implique un renvoi de quelque chose à autre chose. La genèse ontologique du phénomène qu’indique ce terme de renvoi ne pourra être rendue claire que dans des analyses ultérieures. En attendant, nous donnerons un aperçu phénoménal d’une certaine variété de renvois. C’est toujours en tant qu’il est tiré de son appartenance à un groupe d’outils qu’un outil donné peut avoir une utilisabilité : écritoire, plume, encre, papier, sous-main, table, lampe, meubles, fenêtre, portes, pièce. Ces « choses » n’« existent » jamais pour elles-mêmes mais renvoient constamment les unes aux autres. Ce qui fait immédiatement encontre, c’est la pièce, et celle-ci à son tour, non pas comme étant un intervalle pris en un sens spatial géométrique, « entre les quatre murs », mais en tant qu’outil pour l’habitation. C’est en partant de cette dernière que se montre la « disposition d’ensemble » de la pièce où se trouvent des outils répondant à la préoccupation du moment. Avant que ne se montre un outil particulier, une totalité d’outils est, à chaque fois, déjà dévoilée. (15.al. 5)

L’usage de l’outil, seul usage dans lequel ce dernier se montre en son être, par exemple l’acte de marteler avec un marteau, ne saisit pas cet étant comme une chose, pas plus que le fait d’en faire usage n’implique que l’on connaisse la structure de l’outil. Marteler, ce n’est pas avoir un savoir relatif au caractère d’outil du marteau qui s’ajoute au savoir de son caractère de chose, mais c’est s’être approprié cet outil d’une façon adaptée à la préoccupation qui conduit à l’utiliser. Dans un usage de cette nature, la préoccupation se soumet au pouvant-servir-à constitutif de l’outil ; moins on se borne à observer la chose-marteau, plus on s’en sert d’une main ferme et efficace, d’autant plus originel devient le rapport à l’outil, d’autant plus il est présent, sans masquage, comme ce qu’il est, à savoir comme un outil. C’est l’action même de marteler qui dévoile la « maniabilité » du marteau. Le mode d’être de l’outil, mode dans lequel il se manifeste comme ce qu’il est, nous le nommons l’utilisabilité [Zuhandenheit : dans le choix de traduction qui a été fait de Zuhandenheit par « utilisabilité », la référence à la main (Hand) n’est pas conservée ; elle aurait pu l’être en choisissant le mot « maniabilité » que propose Françoise Dastur (Heidegger et le concept de temps ; chapitre : Remarques sur la traduction de certains termes, PUF, 2011). Mais ce que vise Heidegger par Zuhandenheit a manifestement une extension plus large que ce que délimite le terme « maniabilité ». Par exemple, le chemin, dans la forêt, est « utilisable » pour marcher et relève, à ce titre, de la Zuhandenheit ; il serait un peu artificiel de dire, à son propos, qu’il est « maniable ». C’est pourquoi, le choix a été fait de remplacer la référence à la main dans la traduction de Zuhandenheit par une référence à l’outil ; lequel, au demeurant, assez souvent « va dans la main »]. C’est seulement parce que l’outil a ce mode d’être et qu’il ne fait pas que se présenter qu’il est maniable, au sens le plus large, et à disposition. L’observation, sans plus, même avec la plus grande acuité, de tel ou tel « aspect » des choses est incapable de dévoiler un étant utilisable. Le regard qui ne fait qu’observer les choses sur le plan « théorique » est dénué de la compréhension de l’utilisabilité. Mais l’usage qui est utilisation et manipulation n’est pas aveugle à l’utilisabilité, il a son mode de vision bien à lui, lequel guide la manipulation et lui confère son caractère concret spécifique. L’usage utile se soumet à la variété de renvois inhérente au « pouvant-servir-à » de l’outil en question. La vue qui s’adapte à un tel système de renvois et qui saisit l’utilisable en tant qu’utilisable est la vue-native (Umsicht, souvent traduit par « circonspection, qu’il ne faut pas entendre au sens ordinaire de prudence ou de perspicacité, mais au sens étymologique : vue globale de ce qui nous entoure, qui doit nous servir à faire, à réaliser quelque chose » [voir Le concept de monde chez Heidegger, Walter Biemel, page 34]). (15.al. 6)

Le comportement « pratique » n’est pas « a-théorique », au sens où la vue théorique lui manquerait, et sa différence avec le comportement théorique ne repose pas seulement en ce qu’ici on réfléchit et que là on agit, ni en ce que l’action, pour ne pas rester aveugle, applique des connaissances théoriques ; au contraire, la réflexion est co-originellement une préoccupation, tout comme l’action a sa vue théorique propre. Le comportement théorique se contente d’observer, sans mobiliser la vue-native. Ce n’est pas parce que l’observation théorique ne mobilise pas la vue-native qu’elle est pour autant dépourvue de règles ; elle façonne son canon sous la forme de la méthode. (15.al. 7)

En tant qu’il est la finalité du marteau, du rabot, de l’aiguille, l’ouvrage à produire, de son côté, a pour mode d’être celui de l’outil. La chaussure à produire est faite pour qu’on la porte sur soi, la montre est faite pour indiquer l’heure. L’ouvrage qui, dans l’usage préoccupé, est surtout présent – à savoir le travail en cours – ménage à chaque fois, dans la gamme d’emplois possibles qui par essence en font partie, la rencontre de la finalité, de son être employable. De son côté, l’ouvrage pour lequel une commande a été passée n’est que sur la base de son utilisation à venir et sur la base de la chaîne de renvois entre étants qui est dévoilée en lui. (15.al. 9)

Mais l’ouvrage à produire, cela ne vise pas uniquement tel ou tel emploi ; l’action de produire est elle-même à chaque fois un emploi de quelque chose. L’ouvrage recèle le renvoi à des « matériaux » employés pour le produire. Il dépend du cuir, du fil, des clous, et autres outils du même genre. Le cuir à son tour est produit à partir de peaux. Celles-ci sont prélevées sur des animaux que certains s’occupent d’élever. Des animaux se présentent aussi à l’intérieur du monde, sans que l’on en fasse l’élevage, et même en cas d’élevage, ce type d’étant, d’une certaine manière, se produit lui-même. Par suite, dans le monde ambiant, de l’étant devient accessible qui, bien qu’il n’ait pas eu besoin d’être produit, est utilisable. En eux-mêmes, le marteau, la pince, le clou, renvoient à de l’acier, à du fer, à du minerai, à de la roche, à du bois, ils en sont composés. Dans l’outil dont on se sert, et du fait de l’usage que l’on en fait, la « nature » est conjointement dévoilée, la « nature » est mise en lumière dans ses produits. (15.al. 10)

Mais la nature, en l’occurrence, ne saurait être comprise comme étant ce qui est simplement substantiel et pas en tant que puissance. La forêt est une réserve de bois, la montagne est une carrière de pierre, le fleuve est une force hydraulique, le vent peut devenir le vent « dans les voiles ». La « nature » est présente dans le « monde ambiant » tel qu’il a été dévoilé. Il est possible de faire abstraction du caractère d’étant utilisable de la « nature » en la déterminant uniquement dans sa pure substantialité. Mais, alors même qu’elle serait dévoilée de la sorte, la nature resterait encore cachée comme étant ce qui « se développe et cherche à croître », comme étant ce qui nous envahit et, en tant que paysage, nous subjugue. Les plantes du botaniste ne sont pas les fleurs du sentier, les « sources » d’un fleuve identifiées par le géographe ne sont pas sa « source jaillissante ». (15.al. 11)

En outre, l’ouvrage produit ne fait pas que renvoyer à la finalité de sa gamme d’emplois possibles et à ce d’où est sorti ce dont il se compose ; les simples conditions de sa confection artisanale impliquent en même temps le renvoi à celui qui l’utilisera. L’ouvrage est taillé à la mesure du corps de son porteur à venir, lequel « est » associé à l’ouvrage, dès la naissance de ce dernier. Dans le prêt-à-porter, ce renvoi constitutif n’est nullement absent ; il est seulement indéterminé, référé à n’importe qui, à l’usager moyen. Par suite, ce qui, avec l’ouvrage, est présent, ce n’est pas seulement l’étant utilisable, mais c’est également l’étant ayant le mode d’être de l’homme pour lequel ce qui a été produit devient utilisable, et cela du fait que l’homme s’en préoccupe ; et du même coup, c’est le monde qui est présent, ce monde dans lequel vivent les porteurs et les usagers, ce monde qui en même temps est le nôtre. L’ouvrage dont à chaque fois le Dasein se préoccupe, ce n’est pas seulement dans le monde privé qu’il est utilisable, celui de l’atelier par exemple, mais c’est encore dans le monde public. Avec ce dernier, c’est la nature en tant que monde ambiant qui est dévoilée et rendue accessible à tous. Dans les chemins, les routes, les ponts, les édifices, la nature de la préoccupation est dévoilée. Un quai de gare couvert témoigne des intempéries, les éclairages publics témoignent de l’obscurité et ce qu’a de spécifique la façon suivant laquelle la clarté du jour alterne entre présence et absence, autrement dit la « position du soleil ». Dans les horloges, on prend en compte une position de constellations dans le système du monde. Si bien que lorsque nous regardons l’heure, nous faisons implicitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est établie la régulation astronomique officielle de la mesure du temps. Dans l’usage que l’on fait d’emblée, et sans qu’il s’impose à l’attention, de l’horloge en tant qu’outil, la nature en tant que monde ambiant est simultanément rendue utilisable. A chaque fois, la préoccupation s’identifie à son monde d’ouvrage prochain, et il est essentiel à la fonction découvrante de cette identification que, suivant le mode d’être que celle-ci revêt, l’étant intramondain engagé dans le travail – c’est-à-dire dans les renvois qui le constituent – demeure découvrable selon divers degrés d’explicitation et conformément à la profondeur avec laquelle la vue-native le pénètre (15.al. 12)

Le mode d’être de cet étant intramondain est l’utilisabilité. Toutefois, il ne convient pas de comprendre celle-ci comme ne faisant que caractériser la conception que l’on a de cet étant, comme si l’on découvrait dans un « étant » présent des « aspects » dévoilant sa possible utilisabilité et comme si une matière du monde d’abord substantielle recevait de la sorte une « coloration subjective » qui en remarquait la fonction d’usage. Une interprétation ainsi axée perd de vue que, pour que tel soit le cas, il aurait fallu que l’étant en question soit tout d’abord compris et dévoilé comme pur étant substantiel et qu’il n’ait acquis son caractère d’étant utilisable qu’à la suite de l’usage du « monde » qui aurait dévoilé ce à quoi cet étant est approprié. Mais ceci s’oppose déjà au sens ontologique du connaître, acte dont nous avons souligné qu’il était un mode dérivé de l’être-au-monde. C’est du fait de la préoccupation et en passant en premier lieu par l’étant utilisable puis en le dépassant que l’être-au-monde parvient à dégager l’étant en tant qu’étant substantiel. L’utilisabilité est la détermination ontologiquement catégoriale de l’étant tel que, « en soi », il est. Mais, dira-t-on, de l’étant utilisable, il « n’en est donné » que sur la base de l’étant substantiel. Dès lors que cette thèse est admise, ne s’ensuit-il pas que l’utilisabilité est ontologiquement fondée dans la substantialité ? (15.al. 13)

De plus, à supposer que l’interprétation ontologique, poussée plus avant encore, parvienne à montrer que l’utilisabilité est bien le mode d’être de l’étant intramondain qui est immédiatement dévoilé, à supposer même qu’elle parvienne à montrer l’originarité de ladite utilisabilité par rapport à la pure substantialité, aurait-on pour autant, avec les explications fournies jusqu’à présent, obtenu la moindre avancée dans la compréhension ontologique du phénomène du monde ? Le monde, nous l’avons bien toujours déjà « présupposé » au cours de notre interprétation de cet étant intramondain. L’assemblage par emboîtements de cet étant ne saurait produire, comme s’il s’agissait d’un cumul, quelque chose de tel que le « monde ». Partant de l’être de cet étant, un chemin conduit-il donc vraiment à la mise en lumière du phénomène du monde ? |L’auteur se permet de faire observer qu’il a, dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919-1920, communiqué à plusieurs reprises son analyse du monde ambiant et, de manière générale, son « herméneutique de la facticité » du Dasein : voir Ontologie, herméneutique de la factivité (sic.), tr. fr. A. Boutot, Gallimard, 2012, cours du semestre d’été 1923 à Fribourg en Brisgau|. (15.al. 14)

§ 16 La conformité du monde et du monde ambiant telle qu’elle s’annonce dans l’étant intramondain (15 al.)

Le monde n’est pas lui-même un étant intramondain, et pourtant il détermine cet étant à tel point que ce dernier ne peut se présenter et, en tant qu’étant découvert, se montrer en son être, que pour autant qu’ « il y a » monde. Mais comment le monde « se donne-t-il » ? Dès lors que le Dasein est ontiquement constitué par l’être-au-monde et dès lors qu’une compréhension de l’être, si vague et indéterminée qu’elle puisse être, relève de son être même de façon tout aussi essentielle, le Dasein n’a-t-il pas une compréhension du monde pré-ontologique qui n’a pas besoin d’un examen ontologique explicite pour se constituer ? De concert avec l’étant intramondain présent, c’est-à-dire de concert avec l’intramondanéité dudit étant, le monde ne se montre-t-il pas à l’être-au-monde préoccupé ? Ce phénomène ne vient-il pas sous un regard pré-phénoménologique et ne se tient-il pas toujours déjà sous un tel regard sans pour cela réclamer une interprétation thématiquement ontologique ? Le Dasein lui-même dans le rayon de préoccupation où il fait corps avec un outil utilisable, n’a-t-il pas une possibilité d’être dans laquelle, en même temps que l’étant intramondain dont il se préoccupe, le phénomène du monde vient à être mis en relief pour lui ? (16.al. 1)

Si de telles possibilités d’être du Dasein se laissent repérer au cœur de l’usage préoccupé, alors un chemin s’ouvre pour suivre le phénomène ainsi mis en lumière et pour tenter de le « fixer » et d’interroger les structures qui se manifestent à même ledit phénomène. (16.al. 2)

À la quotidienneté de l’être-au-monde appartiennent des modes variés de la préoccupation qui ménagent la rencontre de l’étant dont le Dasein se préoccupe et cela de telle sorte que ce qui lui apparaît à cette occasion est conforme à ce qu’est le monde intramondain. Alors que le Dasein s’en préoccupe, il se peut que l’étant immédiatement utilisable soit inemployable, comme s’il était impropre à l’emploi précis auquel il est destiné. L’outil apparaît comme étant endommagé, le matériau dont il est composé apparaît comme inapproprié, et ainsi l’outil dévoile un côté intriguant quant aux causes de cet endommagement. Dans chacun de ces cas, l’outil est utilisable. Cependant, ce qui dévoile l’impossibilité de l’employer, ce n’est pas le fait de constater, après observation, qu’il a telles ou telles propriétés, mais c’est la vue-native inhérente à l’usage. Dans un tel dévoilement de l’impossibilité d’employer l’outil, ce qui s’impose à l’attention du Dasein, c’est le caractère substantiel de l’outil. Le fait que ce caractère substantiel s’impose à l’attention du Dasein confère alors à l’outil utilisable une certaine forme d’inutilisabilité. Il s’ensuit que ce qui est inutilisable est simplement posé là – il se montre en tant qu’outil qui présente tel ou tel aspect et qui, dans son utilisabilité était déjà substantiel. La pure substantialité s’annonce ainsi à même l’outil pour cependant se retirer derechef dans l’utilisabilité de l’étant dont le Dasein se préoccupe désormais comme d’un étant devant être remis en état. Cette substantialité de ce qui est inutilisable n’est pas encore privée de toute utilisabilité, l’outil ainsi substantiel n’est pas encore une chose qui se présenterait simplement. L’endommagement de l’outil ne se cantonne pas à n’être rien d’autre qu’une altération de la chose, ce n’est pas un simple changement de propriétés se produisant à même un étant substantiel. (16.al. 3)

Mais l’usage préoccupé ne fait pas que se heurter à ce qui se trouve hors service à l’intérieur de ce qui est utilisable, il peut aussi lui arriver de tomber sur l’étant utilisable manquant, étant qui non seulement n’est pas « maniable », mais qui plus est n’est pas « à portée de main ». Le fait que l’étant utilisable, en faisant buter le Dasein sur son absence, laisse un vide de cette sorte, dévoile une fois encore ledit étant comme substantialité. En attirant l’attention sur le fait qu’il est inutilisable, l’étant utilisable montre un côté agaçant. Plus l’usage de ce qui est manquant est pressant, plus l’étant utilisable est véritablement rencontré dans son inutilisabilité, d’autant plus agaçant il devient, et cela à tel point même qu’il semble perdre son caractère d’utilisabilité. Il se révèle en tant qu’étant substantiel dont, en l’absence de ce qui est manquant, on ne peut rien faire. Le fait que le Dasein reste désemparé, dévoile la substantialité d’un étant utilisable, et il la dévoile comme un mode déficient de préoccupation. (16.al. 4)

Dans l’usage du monde dont le Dasein se préoccupe, l’étant utilisable peut faire encontre non seulement au sens où il serait hors service ou manquant, mais encore en tant qu’étant négativement utilisable qui précisément n’est pas manquant, ni n’est pas non plus hors service, mais qui « fait obstacle » à la préoccupation. Ce vers quoi la préoccupation ne peut pas se tourner, ce pour quoi elle n’a « pas le temps », tel est l’étant négativement utilisable au sens de ce qui n’est pas à sa place et barre l’accès à ce dont on se préoccupe. Cet étant négativement utilisable dérange et rend visible le côté rebelle de ce dont il faut se préoccuper immédiatement et en priorité. Avec ce côté rebelle s’annonce une façon nouvelle qu’a l’étant utilisable d’être substantiel, en tant qu’il est l’être de ce qui est toujours encore à faire et demande à être achevé. (16.al. 5)

Les trois modes que sont le côté intrigant, le côté agaçant et le côté rebelle ont pour effet de faire apparaître, à même l’étant utilisable, son caractère de substantialité. Mais, à cette occasion, l’étant utilisable n’est pas encore uniquement considéré et regardé comme étant substantiel ; la substantialité qui s’annonce ainsi est encore associé à l’utilisabilité de l’outil. Celui-ci ne prend pas encore le visage d’une simple chose. L’outil devient seulement « un quelque chose » au sens où l’on souhaiterait le réparer, s’en débarrasser ou le trouver ; mais lorsque s’instaure une de ces inclinations, l’étant utilisable, dans sa substantialité inébranlable, se manifeste. (16.al. 6)

Mais cette référence à la rencontre détournée de son but premier de l’étant utilisable à l’occasion de laquelle la substantialité de celui-ci se révèle, en quoi contribue-t-elle à l’éclaircissement du phénomène du monde ? Même après analyse de cette modification, nous en restons à l’être de ce qui est intramondain ; nous ne nous sommes pas rapprochés du phénomène du monde. Ce dernier n’est pas encore saisi mais nous nous sommes mis en capacité de le porter sous le regard. (16.al. 7)

En s’imposant à l’attention, en se montrant inutilisable et en faisant obstacle par son absence, l’étant utilisable en vient, d’une certaine manière, à perdre son statut d’être utilisable. Or, c’est à l’occasion de l’usage de l’étant utilisable que le Dasein comprend, quoique non thématiquement, son utilisabilité. Celle-ci ne disparaît pas mais vient au contraire à être soulignée par différence dès lors que c’est son régime perturbé qui s’impose à l’attention. L’utilisabilité, en se manifestant comme perturbée, laisse l’étant utilisable révéler le monde dont il est solidaire. (16.al. 8)

La structure d’être de l’étant utilisable en tant qu’outil est déterminée par des renvois multiples. L’« en-soi » utilisable, et qui leur est spécifique, des « choses » les plus proches est présent à l’occasion de l’usage qu’en fait la préoccupation, et cela sans que celle-ci y prête alors expressément attention, occasion au cours de laquelle la préoccupation peut se heurter à des perturbations de l’utilisabilité. Qu’un outil soit hors service, cela implique la chose suivante : le renvoi qui lui est constitutif, à savoir le fait que ledit outil soit un pouvant-servir-à visant une certaine finalité, est perturbé. Les renvois eux-mêmes ne sont pas pris en considération thématiquement, mais dès lors que, dans la préoccupation, on y est soumis, ils sont « là ». Mais sitôt que le renvoi est perturbé – autrement dit sitôt qu’il est impossible d’employer l’outil en question pour ce qui est sa finalité –, le renvoi devient évident. Sans doute ce renvoi ne s’explicite-t-il pas encore comme étant une structure ontologique, mais il s’explicite ontiquement pour la vue-native qui désormais se heurte au caractère inutilisable de l’outil. Alors que les renvois suscitent ainsi, chez le Dasein, qu’il se tourne avec sa vue-native vers la destination de l’outil, cette destination elle-même apparaît, et avec elle l’ensemble de l’ouvrage et l’« atelier » tout entier comme étant ce dans quoi la préoccupation séjournait toujours déjà. Le complexe d’outils apparaît, non pas comme quelque chose qui n’aurait encore jamais été vu, mais comme un tout que la vue-native, d’entrée de jeu et en permanence, a déjà vu. Avec ce tout, avec cette totalité, c’est le phénomène du monde qui s’annonce. (16.al. 9)

De la même façon le manque d’un étant utilisable dont la présence quotidienne allait tellement de soi que nous n’y faisions pas attention entraîne une rupture de la chaîne de renvois dévoilée par la vue-native. Cette dernière se heurte au vide et n’aperçoit que maintenant ce pouvant-servir-à et ce avec quoi l’étant utilisable manquant était fait. Derechef, c’est ce qui formait le monde ambiant qui s’annonce. Ce qui apparaît n’est lui-même pas un étant utilisable et encore moins un étant substantiel qui serait au fondement de l’outil utilisable. Ce qui apparaît est le « là », et cela avant même toute constatation et toute réflexion. Dans la mesure où la vue-native s’applique toujours à de l’étant, elle ne s’annonce pas elle-même mais ouvre sur des étants. « Ouvrir » et « être-ouvert » seront par la suite employés suivant l’acception particulière qui est la nôtre et qui signifie : « ouvrir à quelque chose », « être ouvert à quelque chose ». « Ouvrir » ne visera jamais quelque chose de tel que : « acquérir par inférence ou par déduction ». (16.al. 10)

Que le monde ne soit pas un étant utilisable, c’est ce que montre, entre autres, le fait que, dans les modes déficients de la préoccupation que l’on vient d’interpréter, la mise en relief du monde s’accompagne d’une dé-mondanéisation de l’étant utilisable, et cela de telle sorte que vient à apparaître, à même cet étant, sa substantialité. Dans la préoccupation quotidienne à l’égard du « monde ambiant », pour que l’outil utilisable soit susceptible de pouvoir faire encontre en son « être-en-soi », il faut que les renvois et tous les réseaux de renvois dans lesquels la vue-native « s’investit » restent non thématiques pour ladite préoccupation, tout comme il faut qu’à plus forte raison ils le restent pour une saisie « thématique » qui ne mobilise pas la vue-native. Le fait pour le phénomène du monde de ne pas s’annoncer est la condition rendant possible que l’étant utilisable puisse ne pas s’imposer à l’attention. Et c’est en cela que se constitue la structure phénoménale de l’être-en-soi de l’étant utilisable. (16.al. 11)

Les expressions négatives telles que le fait de ne pas s’imposer à l’attention, le fait de ne pas se montrer inutilisable et de ne pas faire obstacle, visent un caractère phénoménal positif de l’être de l’étant utilisable. Le caractère phénoménal que visent ces « ne pas », c’est celui qu’a l’étant utilisable de retenir en soi, autrement dit c’est ce que nous avons en vue quand nous parlons d’être-en-soi, mais être-en-soi que, de manière tout à fait caractéristique, nous attribuons « d’emblée » à l’étant substantiel en tant qu’il est l’étant que l’on peut constater thématiquement. Dès lors que l’on s’oriente en premier, et de façon exclusive, sur l’étant substantiel, il est impossible d’éclaircir ontologiquement l’« en-soi » de l’utilisable. Il faut pourtant exiger une explicitation si l’on veut parler d’« en-soi » d’une façon ontologiquement pertinente. La plupart du temps, c’est ontiquement et avec emphase que l’on invoque cet en-soi de l’être, et cela à bon droit d’un point de vue phénoménal. Toutefois, ce recours ontique est loin de satisfaire à la prétention que l’on a, avec un tel recours, de fournir un énoncé ontologique. L’analyse conduite jusqu’ici fait déjà comprendre que l’être-en-soi de l’étant intramondain n’est saisissable ontologiquement que sur la base du phénomène du monde. (16.al. 12)

Mais si, d’une certaine manière, le monde peut être mis en relief, encore faut-il qu’il soit vraiment ouvert. Dès lors que l’étant intramondain utilisable est accessible à la préoccupation inhérente à la vue-native, le monde est déjà ouvert. Le monde est par conséquent quelque chose « dans quoi » le Dasein, en tant qu’étant, était, quelque chose, donc, vers quoi le Dasein ne peut jamais que revenir, dès l’instant qu’il se porte vers quelque étant que ce soit. (16.al. 13)

D’après l’interprétation que nous avons menée jusqu’ici, être-au-monde veut dire immersion non thématique de la vue-native dans les renvois constitutifs de l’utilisabilité qui est propre à l’ensemble des outils. C’est sur la base de la familiarité avec le monde que la préoccupation est telle qu’elle est. En cette familiarité, le Dasein peut se perdre à même l’étant intramondain présent, et il peut en être prisonnier. Qu’est-ce que ce dont le Dasein est familier, et pourquoi la conformité de ce qui est intramondain à ce qu’est le monde peut-elle être mise en relief ? Comment faut-il comprendre le réseau de renvois à l’intérieur duquel « se meut » la vue-native, réseau dont les ruptures possibles mettent en avant la substantialité de l’étant ? (16.al. 14)

Afin de répondre à ces questions, qui visent à élaborer le phénomène du monde et le problème qu’il soulève, il faut impérativement analyser plus concrètement les structures dont lesdites questions cherchent à percer l’édifice. (16.al. 15)

§ 17 Renvoi et signe (15 al.)

À l’occasion de l’interprétation préalable de la structure d’être de l’étant utilisable (des « outils »), le phénomène du renvoi est apparu, mais cela de manière si schématique que nous avons en même temps mis l’accent sur la nécessité d’approfondir, sous le rapport de son ontologie, ce phénomène que nous avions dans un premier temps simplement découvert. Outre cela, il est devenu clair que le renvoi et le réseau de renvois sont constitutifs du phénomène du monde lui-même. Le monde, nous ne l’avons jusqu’à présent vu mis en relief que dans des façons précises de se préoccuper de l’étant utilisable comme l’est ce qui relève du monde ambiant, et nous l’avons vu mis en relief surtout par l’utilisabilité dudit étant. Par conséquent, plus nous pénétrerons dans la compréhension de l’être de l’étant intramondain, plus s’élargira et se consolidera le sol phénoménal propice au dégagement du phénomène du monde. (17.al. 1)

Partons de nouveau de l’être de l’étant utilisable, et faisons-le désormais avec l’intention de saisir de façon plus serrée le phénomène du renvoi lui-même. À cette fin, nous allons tenter une analyse ontologique d’un outil tel que des « renvois », en un sens multiple du terme, se laissent trouver en lui. Les signes sont des « outils » de cette nature. Avec le mot « signe » on désigne une grande variété de choses : ce ne sont pas seulement différentes sortes de signes, mais c’est le fait même d’être-signe pour quelque chose qui peut être formalisé en une espèce universelle de rapport, si bien que la structure de signe elle-même livre un fil conducteur ontologique pour une « caractérisation » de tout étant en général. (17.al. 2)

Les signes sont des outils dont le caractère d’utilisabilité spécifique consiste à montrer. Sont des signes de cette nature les indications routières, les bornes, les ballons avertissant les navires de la tempête imminente, les signaux, les drapeaux, les marques de deuil, etc. Le fait de montrer peut être défini comme une « sorte » de renvoi. Au sens le plus formel, renvoyer, c’est mettre en rapport. Toutefois, le rapport ne fait pas office de genre à l’égard d’« espèces » de renvois qui se différencient notamment en signe, symbole, expression, signification. Le rapport est une détermination formelle de laquelle, en passant par la « formalisation », on peut faire directement lecture sur toute sorte de connexion, quels qu’en soient le contenu de réalité et la manière d’être |E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, § 10 sq. ; et plus encore déjà les Recherches logiques, tome I, chapitre 11. Pour l’analyse du signe et de la signification, voir Recherche I, tome II|. (17.al. 3)

Tout renvoi est un rapport, mais tout rapport n’est pas un renvoi. Toute « monstration » est un renvoi, mais tout fait de renvoyer à quelque chose n’est pas un fait de montrer. Ceci implique également que toute « monstration » est un rapport, mais qu’il arrive que mettre en rapport ne soit pas montrer. Est par là mis au jour le caractère à la fois universel et formel du rapport. Notre investigation sur les phénomènes que sont le renvoi, le signe, voire la signification, ne gagne donc rien si nous les caractérisons comme étant des rapports. Finalement, il faut même que soit montré que, en raison de son caractère à la fois universel et formel, le « rapport » trouve lui-même son origine ontologique dans un renvoi. (17.al. 4)

Dès l’instant où la présente analyse se cantonne à interpréter le signe quant à ce qui le différencie du phénomène du renvoi, il n’est pas possible d’explorer l’ensemble des multiples signes possibles. Parmi les signes, il y a les indices, les signes précurseurs et les signes rétrospectifs, les pense-bête, les marques distinctives, tous signes dont la façon qu’ils ont de montrer est à chaque fois propre, abstraction faite de ce à quoi chacun d’eux, en tant que signe, sert. De ces « signes », il faut distinguer : l’empreinte, les vestiges, le monument, le document, le témoignage, le symbole, l’expression, le symptôme, la signification. En raison de leur caractère formel de rapport ces phénomènes sont aisés à formaliser ; toutefois, en prenant pour fil conducteur un tel « rapport », nous sommes aujourd’hui trop facilement enclins à soumettre tout étant à une « interprétation » qui « convient » toujours, et cela parce qu’au fond elle ne dit rien de plus que le schéma, facile à manier, de la forme et du contenu. (17.al. 5)

Choisissons un cas de signe qui dans une analyse ultérieure aura vocation, quoiqu’à un autre point de vue, à faire office d’exemple. Récemment, les automobiles ont été équipées d’une flèche rouge pivotante, flèche dont la position indique, selon le cas, à un carrefour par exemple, la route que va emprunter le véhicule. La position de la flèche est réglée par le conducteur du véhicule. Ce signe est un outil qui n’est pas uniquement utilisable pour ce qui préoccupe le conducteur (en l’occurrence, il se préoccupe de se diriger son véhicule). Même ceux qui ne font pas route au côté de ce dernier, et précisément eux en priorité, font usage de cet outil, et ce en faisant en sorte, compte tenu de la direction qu’il indique, d’éviter le véhicule qui le porte ou bien de s’arrêter. Ce signe est intramondain et utilisable dans l’ensemble du complexe d’outils propre aux moyens de transport et aux règlements de circulation. En tant qu’outil, ce qui le constitue comme servant à montrer est un renvoi. Il a le caractère du pouvant-servir-à dont l’utilisabilité est bien définie : il est fait pour montrer. Ce fait de montrer qu’on peut saisir comme étant un « renvoi » est inhérent au signe. Mais il faut prendre garde à ceci : en tant que fait de montrer, le « renvoi » n’a pas ici la structure ontologique du signe pris comme outil. (17.al. 6)

En tant que fait de montrer, le « renvoi » est bien plutôt fondé dans la structure d’être de l’outil, à savoir dans « l’utilisabilité à quelque chose » de ce dernier. Cette utilisabilité ne suffit pas à faire d’un étant un signe. L’outil « marteau », lui aussi, a pour constitution un être utile, mais il n’est pas pour autant un signe. Le « renvoi » consistant à montrer est la forme ontique concrète de la finalité d’un certain être utile, et ce renvoi destine un outil à cette finalité. En revanche, le renvoi consistant à « être utile à quelque chose » est une détermination d’être à la fois catégoriale et ontologique de l’outil en tant qu’utile. Que la finalité inhérente au fait d’être utile reçoive sa forme concrète dans le fait de montrer, cela est contingent pour la constitution en tant que telle de l’outil. À même déjà cet exemple du signe, la différence entre le renvoi en tant qu’utilisabilité et le renvoi en tant que monstration devient visible. L’un et l’autre coïncident si peu que c’est seulement en s’unissant qu’ils rendent possible que prenne corps une espèce déterminée d’outil. Or, tout comme il est certain que le fait de montrer diffère radicalement du fait de renvoyer en tant que ce dernier fait est constitutif de l’outil, tout aussi incontestable est le fait que le signe a bien encore une relation spécifique, et même une relation insigne (i) au mode d’être de l’ensemble des outils qui sont à chaque fois utilisables comme l’est ce qui relève du monde ambiant et (ii) à la conformité dudit ensemble à ce qu’est le monde. Dans l’usage préoccupé, l’outil servant à montrer, autrement dit le signe, a un emploi remarquable. Néanmoins, sur le plan ontologique, il ne saurait suffire de simplement constater ce fait. La raison et le sens de ce privilège doivent être éclaircis. (17.al. 7)

Pour un signe, que veut dire le fait de montrer ? La réponse ne peut être acquise que si nous déterminons au préalable le mode d’usage qui convient à l’outil servant à montrer qu’est le signe. Ceci implique que son utilisabilité elle aussi puisse être saisie. Quel est donc le commerce pratique avec le monde qui convient au signe ? Si l’on s’oriente sur l’exemple ci-dessus (la flèche), il faut dire : le comportement (être) du Dasein qui répond au signe venant à sa rencontre, c’est l’« évitement » du véhicule qui est équipé de la flèche ou bien c’est l’« arrêt ». Éviter le véhicule, autrement dit changer de direction, est un comportement qui, par essence, relève de l’être-au-monde du Dasein. Dans une certaine mesure, ce dernier cadre toujours quelque chose, et il est en chemin ; s’arrêter et rester là ne sont que des cas-limites de ce cadrage « en-chemin ». Le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement « spatial ». Si nous le fixons du regard, si nous le tenons pour une chose-signe qui se présente, le signe n’est justement pas « saisi » proprement. Si nous suivons du regard la direction qu’indique la flèche et dirigeons le regard vers quelque chose qui est substantiel dans la direction qu’indique ladite flèche nous ne rencontrons pas quelque chose qui soit indiqué proprement par le signe. Le signe s’adresse à la vue-native inhérente à l’usage préoccupé, et cela de façon telle que la vue-native, alors qu’elle suit l’instruction que donne le signe, acquiert, en un tel accompagnement, une « vue d’ensemble » explicite sur le monde ambiant dans son ambiance du moment. Cette vision d’ensemble de la vue-native ne saisit pas l’étant utilisable mais parvient plutôt à s’orienter dans le monde ambiant. Une autre possibilité de faire l’expérience de l’outil servant à montrer réside dans le fait que la flèche est présente en tant qu’outil faisant partie du véhicule ; en ce cas, le caractère d’utilisabilité spécifique de la flèche n’a pas besoin d’être dévoilé ; l’indétermination peut rester complète quant à ce qu’il convient qu’elle montre, et comment il convient qu’elle le fasse, et pourtant, ce qui est ici présent n’est pas une pure chose. Contrairement à la trouvaille immédiate d’une multiplicité d’outils, indéterminée à plus d’un titre, faire l’expérience de la chose réclame que celle-ci ait sa propre détermination d’être. (17.al. 8)

Des signes de l’espèce que l’on vient de décrire ménagent la rencontre de l’étant utilisable, plus précisément ils font accéder à une chaîne de tels étants, et ce de telle façon que l’usage préoccupé se donne une orientation et s’en assure. Le signe n’est pas une chose qui se trouve en rapport avec une autre chose de façon à la montrer, mais c’est un outil qui, pour la vue-native, fait expressément ressortir un ensemble d’outils, et cela de façon telle que s’annonce du même coup la conformité de l’étant utilisable dans le monde. Dans l’indice et dans le signe précurseur « se montre » « ce qui va arriver », mais non pas au sens de ce qui ne ferait que se présenter, qui viendrait s’ajouter à l’étant déjà substantiel ; « ce qui va arriver » est tel que c’est ce à quoi nous nous attendions, ou, dans la mesure où nous étions occupés à autre chose, ce à quoi « nous ne nous attendions plus ». Au contact du signe rétrospectif, ce qui s’est d’ores et déjà produit et déroulé devient accessible à la vue-native. Quant au pense-bête, il montre « de quoi », selon le cas, on est tout près de se souvenir. Ce que les signes montrent toujours primairement, c’est ce « dans quoi » l’on vit, ce à quoi s’attarde la préoccupation et ce dont il retourne avec le quoi en question. (17.al. 9)

Avec l’« institution des signes », ce qu’a de particulier le caractère d’utilisabilité du signe finit par être clair. Cette institution des signes se déroule dans le cadre d’une prévoyance de la vue-native, et est tirée d’elle, prévoyance qui, pour la vue-native, a besoin de la possibilité utilisable de se faire annoncer à tout moment le monde ambiant et de le faire grâce à un certain étant utilisable. Or, à l’être de l’étant intramondain utilisable appartient le caractère que l’on a décrit plus haut, à savoir que cet étant retient en soi son être et ne se met pas en avant. C’est pourquoi, dans le monde ambiant, l’usage de la vue-native a besoin d’un outil utilisable spécifique, à savoir le signe, lequel, dans son caractère utile, se charge d’« œuvrer » en sorte que l’étant utilisable auquel il est associé s’impose à l’attention. C’est pourquoi également il faut penser la production d’un tel outil (les signes) suivant la façon dont eux-mêmes s’imposent à l’attention. Cependant, si frappants que soient les signes, on ne les fait pas être substantiels n’importe comment, mais ils vont être « disposés » d’une manière bien définie si l’intention est d’en faciliter l’accessibilité. (17.al. 10)

Mais pour se dérouler de cette façon, l’institution des signes n’a pas forcément besoin que soit produit un outil qui ne serait pas du tout déjà utilisable. Des signes naissent également du fait que l’on prend pour signe un étant déjà utilisable. En une telle modalité, l’institution des signes manifeste un sens encore plus originel. Le fait de montrer ne fait pas que procurer la mise à disposition, suivant l’orientation fixée par la vue-native, d’un ensemble d’outils utilisables et du monde ambiant en général ; le fait d’instituer un signe peut même dévoiler, et ce en premier lieu. Ce qui est pris pour signe ne devient accessible que du fait de son utilisabilité. Lorsque, pour le travail des champs par exemple, le vent du sud « vaut » comme signe de pluie, cette « valeur », ou la « valeur attachée » à l’étant « vent du sud » n’est pas un ajout fait à un étant en soi substantiel, à savoir l’écoulement de l’air depuis une certaine direction géographique. En tant qu’il est un phénomène qui se produit, en tant qu’il est un type de phénomène météorologique accessible, le vent du sud n’est jamais de prime abord substantiel pour ensuite assumer incidemment la fonction de signe précurseur. Plus encore, c’est la vue-native propre au travail des champs qui, suivant la manière dont elle le prend en compte, dévoile en premier le vent du sud en son être de signe. (17.al. 11)

Mais, répliquera-t-on, il faut bien que ce qui est ainsi pris pour signe soit au préalable devenu accessible en lui-même et qu’il ait déjà été saisi, et cela antérieurement à l’institution du signe. Assurément, il faut que cet étant soit déjà susceptible d’être présent, et cela de quelque manière que ce soit. La question reste donc la suivante : comment, lors de cette rencontre préalable, l’étant est-il dévoilé ? L’est-il comme pure chose qui se présente ? Ne l’est-il pas plutôt comme outil, pour lors incompris, comme étant utilisable dont on ne sait pas encore « que faire » et qui, par conséquent, est encore masqué pour la vue-native ? En l’occurrence, on ne saurait interpréter les caractères d’utilisabilité de l’étant utilisable que la vue-native n’a pas encore dévoilés comme étant une simple choséité, donnée par avance en vue d’une saisie de l’étant substantiel. (17.al. 12)

Le fait que, dans l’usage quotidien, des signes soient utilisables, et le fait qu’appartient aux signes d’attirer immédiatement l’attention sur leur sens, caractéristique que l’on peut produire avec des intentions et suivant des modalités diverses, tout cela montre qu’est constitutif de l’étant immédiatement utilisable le fait de ne pas s’imposer à l’attention ; le signe lui-même emprunte sa capacité à attirer l’attention sur un sens à l’absence de côté intriguant qu’ont au quotidien l’ensemble des outils dont « il va de soi » qu’ils sont utilisables ; ainsi en va-t-il par exemple du pense-bête bien connu qu’est le « nœud au mouchoir ». Ce qu’il convient que ledit nœud montre, c’est à chaque fois quelque chose dont il faut se préoccuper dans la vue-native propre à la quotidienneté. Ce signe peut d’ailleurs montrer beaucoup de choses, et des plus variées. L’étendue de ce qu’un tel signe est susceptible de montrer n’a d’égal que l’étroitesse de son intelligibilité et de son utilisation. Ceci ne tient pas uniquement au fait que le signe n’est le plus souvent utilisable comme signe que pour celui qui l’a « institué », mais ceci tient également au fait qu’il peut devenir inaccessible à ce dernier lui-même, et cela au point que le besoin d’un second signe se fasse sentir, qui permette d’assurer l’être-employable de la vue-native du premier. Par là, bien qu’il soit inemployable en tant que signe, le nœud ne perd pas son caractère de signe, mais il acquiert de surcroît ce qu’a de troublant le côté agaçant d’un étant immédiatement utilisable. (17.al. 13)

On pourrait être tenté d’illustrer le rôle remarquable que jouent les signes, dans la préoccupation quotidienne, pour la compréhension même du monde, en s’appuyant sur l’utilisation abondante de « signes » que fait le Dasein primitif, par exemple dans le fétichisme et la magie. Assurément, l’institution de signes qui est sous-jacente à une telle utilisation ne se déroule pas dans une intention théorique, ni même sur la voie d’une spéculation théorique. L’utilisation des signes reste au cœur d’un être-au-monde « sans médiation ». Mais, à y regarder de plus près, il devient clair que l’interprétation du fétichisme et de la magie qui prend pour fil conducteur l’idée de signe ne suffit pas pour saisir la nature de l’« être-utilisable » de l’étant qui est présent dans le monde primitif. Si l’on considère le phénomène du signe, on pourrait en donner l’interprétation suivante : pour l’homme primitif, le signe coïncide avec ce qu’il montre. Le signe lui-même peut tenir lieu de ce qu’il montre, non pas seulement au sens où il le remplace, mais de telle sorte que le signe lui-même est toujours ce qu’il montre. Mais cette curieuse coïncidence du signe avec ce qu’il montre ne tient pas au fait que la chose-signe a déjà subi une certaine « objectivation » ; elle ne tient pas non plus au fait que l’expérience qu’en fait le primitif est celle d’une pure chose, et qu’il la transfère, avec ce qu’elle montre, dans la même région d’être que l’étant substantiel. Cette « coïncidence » n’est pas une identification de choses auparavant isolées, mais c’est la manifestation du fait que le signe n’est pas-encore-libéré de la chose qu’il désigne. Une telle utilisation des signes ne fait encore totalement qu’un avec l’être de ce qui est montré, si bien qu’un signe en tant que tel ne se délie pas encore. La coïncidence n’est pas fondée dans une première objectivation, mais dans l’absence de quelque chose de tel. Mais cela veut dire que pour l’homme primitif les signes ne sont pas dévoilés comme étant des outils et qu’en définitive l’étant intramondain « utilisable » n’a pour lui pas le mode d’être de l’outil. Il se peut que ce fil conducteur ontologique (utilisabilité et outil) lui aussi ne soit pas à même de conduire à une interprétation du monde primitif ; l’ontologie de la choséité ne l’est sans doute pas davantage. Mais si, pour le Dasein primitif et le monde primitif en général, une compréhension de l’être est constitutive, alors le besoin se fait d’autant plus pressant d’élaborer l’idée « formelle » de phénomène du monde, ou plus précisément, l’idée formelle d’un phénomène qui puisse être modifié de façon telle que tous les énoncés ontologiques faisant de lui, dans un contexte phénoménal donné par avance, quelque chose qui n’est pas encore ceci ou qui n’est plus cela, que tous ces énoncés reçoivent, de ce que ce phénomène n’est pas, un sens phénoménal positif. (17.al. 14)

L’interprétation précédente du signe se proposait exclusivement d’offrir un point d’appui phénoménal propre à caractériser le renvoi. Le rapport entre le signe et le renvoi est triple : 1°) En tant que forme concrète possible de la finalité d’un être utile, la monstration est fondée dans la structure de l’utile en général, à savoir dans le pouvant-servir-à (renvoi). 2°) En tant que caractère d’utilisabilité d’un étant utilisable, le fait de montrer, qui est inhérent au signe, fait partie d’une totalité d’outils, d’une chaîne de renvois. 3°) Le signe n’est pas seulement utilisable en association à un autre outil, mais son utilisabilité consiste en ceci que, avec elle, c’est le monde ambiant qui devient à chaque fois, pour la vue-native, explicitement accessible. Le signe est un étant ontiquement utilisable qui, en tant qu’outil déterminé de la sorte, fait en même temps office de quelque chose qui montre la structure ontologique de l’utilisabilité, du réseau de renvois, et du phénomène du monde. C’est en cela que s’enracine le privilège de cet étant utilisable à l’intérieur du monde ambiant dont le Dasein se préoccupe dans sa vue-native. C’est pourquoi le renvoi, s’il convient qu’il soit ontologiquement le fondement du signe, ne peut lui-même pas être conçu comme étant un signe. Là où le renvoi constitue l’utilisabilité elle-même, il n’est pas la détermination d’être ontique d’un étant utilisable. En quel sens le renvoi est-il la « présupposition » ontologique de l’étant utilisable, et jusqu’à quel point, en tant que fondement ontologique, est-il également un constituant du phénomène du monde en général ? (17.al. 15)

§ 18 Ajustement et significativité ; le phénomène du monde (16 al.)

L’étant intramondain utilisable est présent. Par conséquent, l’être de cet étant, autrement dit l’utilisabilité, se trouve en une certaine relation ontologique avec le phénomène du monde. Dans tout étant utilisable le monde est toujours déjà « là ». Dans tout ce qui est présent le monde est simultanément dévoilé, quoique de façon non thématique. Dans certaines modalités de l’usage du monde ambiant le monde peut également être mis en relief. Le monde est ce à partir de quoi l’étant utilisable se trouve rendu utilisable. Comment le monde peut-il ménager la rencontre avec l’étant utilisable ? L’analyse conduite jusqu’ici a montré que l’étant intramondain présent est, pour la vue-native préoccupée, d’emblée délivré en son être utilisable. Que veut dire cette délivrance par avance et comment, en tant que préséance ontologique du monde, faut-il la comprendre ? Devant quels problèmes la question du phénomène du monde nous place-t-elle ? (18.al. 1)

On vient de montrer que la constitution d’utilisabilité de l’étant utilisable se laisse comprendre comme un certain type de renvoi. Comment le monde peut-il délivrer de l’étant ayant le mode d’être de l’utilisable ? Pourquoi est-ce cet étant qui est d’emblée présent ? En tant que renvois déterminés, nous avons mentionné l’être utile, l’être préjudiciable, l’être employable, et d’autres renvois du même genre. La finalité d’un être utilisable et le pouvant-servir-à d’un être employable préfigurent à chaque fois la forme concrète possible du renvoi. Cependant, « le fait de montrer » pour le signe, « le fait de marteler » pour le marteau, ne sont pas des propriétés intrinsèques de l’étant signe ou de l’étant marteau. Ce ne sont même absolument pas des propriétés si le terme de « propriété » entend désigner la structure ontologique déterminée d’un être possible des choses. L’étant utilisable a tout au plus un caractère approprié ou un caractère inapproprié pour tel ou tel usage, et les « propriétés » dudit étant sont liées à ces caractères appropriés ou inappropriés, à la manière dont, en tant que mode d’être possible d’un étant utilisable la substantialité est liée à l’utilisabilité. Mais, en tant que constitution de l’outil, l’utilisabilité qui est renvoi n’est pas un caractère propre d’un étant, mais c’est la condition ontologique rendant possible que soit déterminé ledit étant à partir des caractères d’utilisabilité qui sont les siens. Mais alors, qu’est-ce que le renvoi a vocation à vouloir dire ? L’être de l’étant utilisable a pour structure le renvoi signifie : il a en lui-même pour caractère de renvoyer à un autre étant et d’être lui-même l’objet d’un renvoi de la part d’autres étants. Par suite, l’étant utilisable est dévoilé en ceci que, en tant que cet étant qu’il est, il est renvoyé à quelque chose. Il a, inhérent à lui, le fait d’avoir pour finalité quelque chose. Le caractère d’être de l’étant utilisable est d’être compétent pour faire partie d’une tournure. Dans la compétence pour faire partie d’une tournure il y a le fait, inhérent à quelque chose, d’avoir pour finalité quelque chose d’autre. Ce que le terme de renvoi entend signifier c’est, dans la phrase précédente, la relation entre inhérent à et ayant pour finalité. (18.al. 2)

La compétence à entrer dans une tournure est l’être de l’étant intramondain, être pour lequel ledit étant est délivré. En tant qu’étant intramondain, il est inhérent à son être qu’il ait à chaque fois ceci ou cela pour finalité. Le fait qu’est inhérent à un étant intramondain qu’il ait telle ou telle finalité est la détermination ontologique de l’être de cet étant ; ce n’est pas un énoncé ontique portant sur ledit étant. Ce que l’étant en question a pour finalité, c’est ce à quoi il est utile et le « pouvant-servir-à » de sa gamme d’emplois possibles. Ce à quoi il est utile peut à son tour avoir diverses finalités ; par exemple, inhérent à l’étant utilisable que nous appelons un marteau, ce dont il retourne est le martellement ; inhérent au martellement, ce dont il retourne est le « consolider » ; inhérent à la consolidation, ce dont il retourne est le « protéger des intempéries » ; cette protection, enfin, « est » à-dessein-d’abriter le Dasein, autrement dit à dessein d’une possibilité de l’être de celui-ci. Ce dont il retourne comme étant inhérent à un étant utilisable est à chaque fois préfiguré depuis la tournure d’ensemble. La tournure d’ensemble, celle par exemple qui, dans un atelier, constitue, en son utilisabilité, le tout de l’étant utilisable, est « plus originelle » que chaque outil pris individuellement ; il en va de même de la tournure d’ensemble propre à une ferme vis-à-vis de l’ensemble de son matériel et de ses bâtiments. Mais la tournure d’ensemble renvoie elle-même, en amont, à une finalité par rapport à laquelle plus rien ne fait office de finalité, autrement dit elle renvoie en amont à un étant qui lui-même n’a pas le mode d’être de l’étant utilisable à l’intérieur d’un monde, mais est un étant dont l’être est déterminé en tant qu’être-au-monde, étant à la constitution d’être duquel appartient le phénomène du monde lui-même, le Dasein. Le Dasein, en tant qu’à-quelle-fin primordial, n’est pas un être-là-pour qui aurait lui aussi la finalité d’une compétence à entrer dans une tournure. Le « à-quelle-fin » primordial est un à-dessein-de-quoi. Le à-dessein-de concerne toujours l’être du Dasein, pour lequel, par essence, il y va en son être de cet être lui-même. Pour l’instant, il n’y a pas lieu de poursuivre plus avant dans les détails l’ensemble chaîné, tel que nous l’avons affiché, qui nous a conduits de la tournure d’ensemble à l’être du Dasein lui-même comme véritable et unique à-dessein-de-quoi. Avant cela en effet, l’acte de « laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité » réclame d’être clarifié, et ce jusqu’à ce que nous portions le phénomène du monde dans un état de netteté qui permettra de poser les problèmes qui y sont afférents. (18.al. 3)

Dans l’ordre ontique, laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité signifie : au cœur d’une préoccupation de fait, laisser un étant utilisable être tel ou tel, comme il sera désormais, et afin qu’il soit tel. Ce sens ontique qu’a l’acte de « laisser être », nous le saisissons de façon radicalement ontologique. Par là, nous interprétons le sens suivant lequel a été par avance délivré l’étant intramondain immédiatement utilisable. Laisser par avance « être », cela ne veut pas dire porter quelque chose tout d’abord à son être et l’y rétablir, mais cela veut dire dévoiler, dans son utilisabilité, « de l’étant », et de cette façon en ménager la rencontre en tant qu’étant ayant cet être. Cet acte de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité est un « à priori ». C’est la condition de possibilité requise pour que l’étant utilisable soit présent de façon telle que le Dasein, dans l’usage ontique de l’étant présent, puisse s’en tenir à la finalité, au sens ontique, de ce dernier. En revanche, compris ontologiquement, l’acte de laisser finaliser concerne la délivrance de tout étant utilisable en tant qu’étant utilisable, que l’on s’en tienne à la finalité d’ordre ontique dudit étant, ou bien au contraire qu’il soit un étant à la finalité ontique duquel on ne puisse justement pas s’en tenir, étant qui est initialement et généralement celui dont on se préoccupe, mais que, en tant qu’étant qui est dévoilé, nous ne laissons pas « être » tel qu’il est, que nous travaillons, améliorons ou brisons. (18.al. 4)

Ce comportement du Dasein par lequel il délivre l’étant qui consiste à toujours déjà laisser finaliser sa compétence propre caractérise le mode d’être du Dasein lui-même. Compris ontologiquement, l’acte de laisser finaliser revient à délivrer par avance l’étant vis-à-vis de son utilisabilité à l’intérieur de ce qui relève du monde ambiant. Dans le syntagme : il a, inhérent à lui, le fait d’avoir pour finalité quelque chose, c’est depuis le pour la finalité de l’acte de laisser quelque chose s’en tenir à sa finalité qu’est délivré le « inhérent à » de la compétence. C’est en tant que cet étant utilisable-ci que l’étant ainsi délivré est présent dans la préoccupation. Dans la mesure où c’est un étant qui se manifeste à la préoccupation, autrement dit, compte tenu de ce qui précède, dans la mesure où cet étant est dévoilé en son être, il est de l’étant utilisable comme l’est ce qui relève du monde ambiant et non un simple morceau substantiel de l’« étoffe de l’univers ». (18.al. 5)

En tant qu’être de l’étant utilisable, la tournure elle-même n’est à chaque fois dévoilé que sur la base d’une tournure d’ensemble. Inhérent à la tournure, telle qu’elle est dévoilée, autrement dit, inhérent à l’étant utilisable qui est présent, se trouve par conséquent dévoilée la conformité de l’étant utilisable à ce qu’est le monde. Cette tournure d’ensemble renferme en elle une relation ontologique avec le monde. L’acte de laisser quelque chose montrer sa possible finalité qui délivre l’étant sur le fond de la tournure d’ensemble, il faut qu’il ait préalablement ouvert ce d’après quoi il délivre. Ce quelque chose d’après quoi l’étant qui est utilisable en tant que relevant du monde ambiant est délivré de telle sorte que ledit étant se rend accessible en tant qu’étant intramondain, ne peut lui-même être conçu comme un étant. Ce quelque chose, il n’est donc, par essence, pas possible de le dévoiler dès lors que nous fixons l’être-dévoilé comme étant un terme pour une possibilité d’être de tout étant qui n’est pas conforme à ce qu’est le Dasein. (18.al. 6)

Or, que veut dire que l’étant intramondain doive par avance être ouvert ? À l’être du Dasein appartient la compréhension de l’être. La compréhension de l’être de ce qui est a elle-même son être dans une compréhension. S’il revient au Dasein d’avoir par essence le mode d’être qu’est l’être-au-monde, alors le fait qu’il comprenne l’être-au-monde relève aussi de sa compréhension de l’être. Le fait d’ouvrir par avance ce d’après quoi s’ensuit la délivrance de l’étant intramondain qui est présent n’est rien d’autre que la compréhension du monde auquel le Dasein, en tant qu’étant, se rapporte toujours déjà. (18.al. 7)

L’acte par lequel le Dasein laisse un étant qui est présent montrer sa possible finalité est fondé dans une compréhension de : (i) l’acte lui-même de laisser un étant montrer sa finalité, (ii) ce que l’étant en question a « pour finalité » possible dans la tournure d’ensemble, (iii) inhérent à la tournure, ce dont il retourne « avec » l’étant en question. Une telle compréhension, ainsi que ce qui, de surcroît, lui est sous-jacent, comme la destination en tant que ce que l’étant a pour finalité, et comme le à-dessein-de-quoi auquel toutes les finalités se ramènent en définitive, tout cela, il faut que ce soit par avance ouvert dans une certaine intelligibilité. Et qu’est-ce donc que cela, dans quoi le Dasein en tant qu’être-au-monde se comprend pré-ontologiquement ? Alors qu’il comprend la chaîne de relations en question, le Dasein s’est référé à un pouvant-servir-à déterminé. Cela, il l’a fait à partir d’un pouvoir-être qu’il a saisi, que ce pouvoir-être soit authentique ou qu’il soit inauthentique et que ce soit explicitement ou implicitement, pouvoir-être enfin à dessein duquel le Dasein lui-même est. Le pouvant-servir-à auquel le Dasein s’est référé préfigure un être-là-pour en tant que finalité possible de l’étant que le Dasein laisse s’en tenir à sa finalité, acte par lequel, conformément à la structure de la compétence, le Dasein laisse finaliser ce qui est inhérent à l’étant en question. C’est depuis un à-dessein-de-quoi que le Dasein se réfère toujours à ce qui dans un ajustement est inhérent à l’étant concerné, c’est-à-dire que le Dasein ménage, toujours déjà et pour autant qu’il est, la rencontre de l’étant en tant qu’étant utilisable. Ce dans-quoi le Dasein, dans le mode du se référer, se comprend par avance, c’est ce d’après-quoi il ménage la rencontre avec l’étant. Le dans-quoi inhérent à la compréhension qui se réfère au pouvant-servir-à un dessein déterminé, en tant que c’est ce sur quoi s’oriente le Dasein qui ménage la rencontre de l’étant suivant le mode d’être qu’est la compétence, tel est le phénomène du monde. Et la structure de ce d’après quoi le Dasein se réfère audit pouvant-servir-à un dessein déterminé, est ce qui constitue le phénomène du monde. (18.al. 8)

Ce dans-quoi le Dasein se comprend de cette manière lui est d’origine familier. Cette familiarité avec le monde ne réclame pas une limpidité théorique des relations constitutives du monde en tant que monde. Mais c’est bien dans cette familiarité avec le monde, en tant qu’elle est constitutive du Dasein et qui, de son côté, contribue à la compréhension de l’être par le Dasein, qu’est fondée la possibilité d’une interprétation ontologique existentialement fondée de ces relations. Cette possibilité peut être saisie expressément, et cela dans la mesure où le Dasein s’est lui-même fixé pour tâche une interprétation originelle de son être et des possibilités de celui-ci, voire une interprétation du sens de l’être en lui-même. (18.al. 9)

Toutefois, avec les analyses conduites jusqu’ici, nous n’avons fait que libérer l’horizon à l’intérieur duquel des choses telles que le monde et le phénomène du monde sont à rechercher. Dans la perspective de l’examen à venir, il faut tout d’abord mieux faire comprendre à quel titre l’ensemble auquel se réfère le Dasein réclame d’être saisi ontologiquement. (18.al. 10)

La compréhension, que nous aurons à analyser de façon plus poussée par la suite |§ 31|, tient par avance ouvertes les relations que nous venons d’analyser. Dès lors qu’elle se tient en toute familiarité à l’intérieur de ces relations, la compréhension les garde en perspective en tant qu’elles sont ce dans quoi, en s’y référant, elle se meut. La compréhension se laisse elle-même référer à ces relations et se réclame d’elles. Le caractère relationnel de ces relations de renvoi, c’est ce que nous saisissons comme étant le faire-sens. En étant familier de ces relations, le Dasein « signifie » à lui-même, il se donne originellement à comprendre son être et son pouvoir-être, et le fait quant à son être-au-monde. Le à-dessein-de-quoi signifie un pouvant-servir-à, ce pouvant-servir-à signifie un être-là-pour, cet être-là-pour signifie le pour-telle-finalité de l’étant que le Dasein laisse finaliser, ce pour-telle-finalité enfin signifie ce en quoi un étant s’ajuste à un autre étant. Ces relations sont attachées les unes aux autres dans une totalité originelle ; elles sont ce qu’elles sont en tant qu’elles sont ce faire-sens par lequel le Dasein se donne par avance et à lui-même à comprendre son être-au-monde. Le tout des relations qui constituent cette texture de sens, nous le nommons la significativité. Elle est ce qui constitue la structure du monde, la structure de ce dans quoi le Dasein en tant que tel est. Du fait qu’il est familier de la significativité, le Dasein est la condition ontique rendant possible que soit dévoilé l’étant qui, dans le mode d’être de la compétence, l’utilisabilité, est présent dans un monde, étant qui peut de la sorte se faire connaître en son être en-soi. Le Dasein en tant que tel, est, dans et avec son être, un ensemble d’étants utilisables constitué par de multiples renvois dont l’essence est toujours déjà dévoilée – pour autant qu’il est, le Dasein s’est rendu dépendant d’un « monde » qui est présent, à son être appartient par essence ce caractère de dépendance au monde. (18.al. 11)

La significativité elle-même, dont le Dasein est toujours déjà familier, renferme la condition ontologique rendant possible que le Dasein comprenant, en tant qu’il explicite, puisse ouvrir quelque chose de tel que des « significations », lesquelles, de leur côté, rendent à leur tour possible la parole et le langage. (18.al. 12)

En tant qu’elle est la constitution existentiale du Dasein, autrement dit la constitution existentiale de son être-au-monde, la significativité ainsi ouverte est la condition ontique rendant possible que puisse être dévoilée une tournure d’ensemble. (18.al. 13)

Si, de cette façon, nous déterminons l’être de l’étant utilisable jusqu’au phénomène du monde lui-même, comme étant une chaîne de renvois, ne s’ensuit-il pas que l’« être substantiel » de l’étant intramondain est volatilisé en un système de relations et, dans la mesure où des relations sont toujours « de l’ordre de ce qui est pensé », l’être de l’étant intramondain n’est-il pas dissous dans la « pensée pure » ? (18.al. 14)

Pour les besoins de la présente investigation, il faut séparer radicalement l’une de l’autre les différences de structures et de dimensions qui sont propres à la problématique ontologique, différences que nous avons marquées à maintes reprises : 1°) l’être de l’étant intramondain qui est présent (utilisabilité) ; 2°) l’être de l’étant substantiel (la substantialité) que le Dasein est susceptible de déterminer en passant par l’étant qui est présent, passage au cours duquel il dévoile cet être de façon autonome ; 3°) l’être de la condition ontique rendant possible que puisse être dévoilé l’étant intramondain en général, à savoir le phénomène du monde. L’être que nous citons au point trois est une détermination existentiale de l’être-au-monde, c’est-à-dire du Dasein. Les deux concepts de l’être que nous citons avant lui sont des catégories ; ils concernent donc l’étant dont l’être n’est pas à la mesure du Dasein. On peut saisir formellement, c’est-à-dire au sens d’un système de relations, la chaîne de renvois qui est constitutive de la significativité du phénomène du monde. Il faut seulement prendre garde au fait que des formalisations de cette nature nivellent à ce point les phénomènes qu’elles en font perdre la véritable teneur phénoménale, surtout lorsqu’elles sont appliquées à des relations aussi « simples » que celles que renferme la significativité. Du fait de leur teneur phénoménale, ces « relations » et « corrélats » que sont le pouvant-servir-à, le à-dessein-de, le inhérent-à, tous propres à entrer dans des compétences, répugnent à toute formalisation mathématique ; ils ne sont en rien de l’ordre de ce qui est pensé, autrement dit de l’ordre de ce qui serait déjà posé dans une « pensée » ; mais ce sont des relations au sein desquelles la préoccupation dans sa vue-native séjourne. En tant qu’il est constitutif du phénomène du monde, ce « système de relations » volatilise si peu l’être de l’étant utilisable intramondain que c’est sur la base du phénomène du monde qu’il est possible que cet étant soit dévoilé en son « en-soi » et en sa « substantialité ». Et c’est en premier lieu à la condition que l’étant intramondain en général puisse se présenter qu’existe la possibilité de rendre accessible l’étant qui n’est que substantiel. Et c’est en raison de sa substantialité sans plus que, s’agissant de ses « propriétés », cet étant peut être déterminé mathématiquement en « concepts fonctionnels ». Des concepts fonctionnels de cette espèce ne sont de toute façon ontologiquement possibles que touchant un étant dont l’être a pour caractère la substantialité pure. Des concepts fonctionnels ne sont jamais possibles qu’en tant que concepts de substance qui ont été formalisés. (18.al. 15)

Afin que la problématique spécifiquement ontologique du phénomène du monde puisse se détacher de manière plus tranchée encore, il convient, avant de poursuivre l’analyse, de préciser l’interprétation du phénomène du monde, et ce en la confrontant à la problématique diamétralement opposée. (18.al. 16)