Le contraste entre l’analyse du phénomène du monde et l’interprétation cartésienne du monde


Ce n’est que par étapes que notre investigation parviendra à s’assurer du concept de phénomène du monde et des structures qui sont incluses dans ce phénomène. Parce que l’interprétation du monde prend d’emblée son élan auprès d’un étant intramondain, pour ensuite perdre complètement de vue le phénomène du monde, nous allons tenter de préciser ontologiquement ce point de départ, et ce depuis sa formalisation la plus extrême. Nous n’allons pas seulement donner une courte présentation des traits fondamentaux de l’ontologie cartésienne du « monde », mais, à la lumière de nos acquis antérieurs, nous allons mettre en question ses présupposés et tenter de les caractériser. Cette discussion va permettre de repérer sur quels « fondements » ontologiques indiscutés se meuvent les interprétations du monde qui succèdent à Descartes ainsi que celles qui le précèdent. (al. 1)

Descartes voit dans l’extensio la détermination ontologique de fond du monde. Dans la mesure où l’extension contribue à constituer la spatialité, voire, selon Descartes, lui est identique, mais dans la mesure où, en un certain sens, la spatialité reste constitutive pour le monde, l’examen de l’ontologie cartésienne du « monde » offre en même temps un point d’appui négatif en vue de l’explicitation positive de la spatialité du monde ambiant et de celle du Dasein lui-même. S’agissant de l’ontologie cartésienne, nous allons traiter les trois points suivants : 1°) La détermination du « monde » en tant que res extensa (§ 19). 2°) Les fondements de cette détermination ontologique (§ 20). 3°) La discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde » (§ 21). Sa fondation circonstanciée, la réflexion qui suit ne la recevra qu’au moyen de la déconstruction phénoménologique du « cogito sum » (IIème partie, 2ème section). (al. 2)

§ 19 La détermination du « monde » en tant que res extensa (4 al.)

Descartes fait la différence entre l’« ego cogito » en tant que res cogitans, et la « res corporea ». Sur le plan ontologique, cette différenciation détermine par la suite celle entre la « nature » et l’« esprit ». Si nombreuses que soient, quant à leur contenu, les variantes de cette opposition dans lesquelles on peut ontiquement la fixer, l’absence de clarté des fondements ontologiques de ladite opposition, ainsi que l’absence de clarté des arguments qu’elle avance, ont elles-mêmes leur racine immédiate dans la différenciation de base, telle que l’a effectuée Descartes. À l’intérieur de quelle compréhension de l’être celui-ci a-t-il déterminé l’être de ces étants ? Le terme qu’il retient pour l’être d’un étant en lui-même est : substantia. L’expression désigne tantôt l’être d’un étant en tant que substance, autrement dit la substantialité, tantôt l’étant lui-même, autrement dit une substance. Cette ambiguïté du mot substantia, ambiguïté que véhicule déjà le concept grec d’ousia, n’est pas fortuite. (19.al. 1)

La détermination ontologique de la res corporea requiert l’explicitation préalable de la substance, c’est-à-dire l’explicitation de la substantialité de cet étant en tant qu’il est une substance. Qu’est-ce qui constitue l’être-en-lui-même, proprement dit, de la res corporea ? Comment une substance en tant que telle, c’est-à-dire sa substantialité, est-elle somme toute saisissable ? « Et, bien sûr, la substance est connue par un attribut quelconque ; mais cependant, pour chaque substance, il y a une propriété principale, laquelle en constitue la nature et l’essence, et à laquelle toutes les autres se rapportent » |Principia I, n°53, Œuvres, édition Adam-Tannery, volume VIII, p. 25)|. Les substances deviennent accessibles dans leurs « attributs » et chaque substance a une propriété privilégiée, à même laquelle la nature de la substantialité d’une substance déterminée peut être lue. Quelle est la propriété qui concerne la res corporea ? : « C’est en effet l’extension en longueur, en largeur et en profondeur qui constitue l’être proprement dit de la substance corporelle que nous appelons le monde » |ibid.|. Qu’est-ce qui confère à l’extensio un tel privilège ? « Car tout ce que l’on peut attribuer d’autre au corps présuppose l’extension » |ibid.|. La constitution ontologique de l’étant dont il est question, c’est l’extension ; il faut que celle-ci « soit » déjà, et cela antérieurement à toutes les autres déterminations d’être, afin que ces dernières puissent « être » ce qu’elles sont. C’est l’extension qu’il faut « attribuer » en priorité à la chose corporelle. Et c’est en raison de cela que la preuve de l’extension, ainsi que de la substantialité du « monde » qu’elle caractérise, se déroule de la façon suivante : Descartes montre comment toutes les autres déterminations d’être de cette substance, à savoir principalement la divisibilité, la figure, le mouvement (divisio, figura, motus) ne peuvent être conçus qu’en tant que modes de l’extensio ; inversement, il montre que l’extensio sans divisibilité, figure et mouvement reste compréhensible. (19.al. 2)

C’est ainsi que, tout en sauvegardant son extension, une chose corporelle peut en changer cependant la répartition, et cela de multiples manières, suivant les diverses dimensions, et se présenter sous diverses figures comme étant cependant une seule et même chose. « Et un seul et même corps, tout en gardant la même quantité, peut être étendu suivant plusieurs modes divers : tantôt, par exemple, davantage suivant la longueur, et moins suivant la largeur ou la profondeur, et peu après, au contraire, davantage suivant la largeur et moins suivant la longueur » |ibid. n°64|. (19.al. 3)

La figure est un mode de l’extensio, non moins que le mouvement ; car le motus n’est saisi que « si nous ne songeons à rien d’autre qu’au mouvement local et ne recherchons pas la force par laquelle il est provoqué » |ibid. n°65|. Dès lors que le mouvement est une propriété de la res corporea, alors, pour que l’on puisse en faire l’expérience dans son être, il faut que le mouvement soit conçu à partir de l’être de cet étant lui-même, autrement dit à partir de l’extensio, c’est-à-dire comme étant un changement pur de lieu. Quelque chose de tel que la « force » ne règle en rien la détermination de l’être de cet étant. Des déterminations telles que la dureté, le poids, la couleur peuvent être ôtées de la matière, celle-ci n’en reste pas moins ce qu’elle est. Ces déterminations ne constituent pas son être propre et, pour autant qu’elles sont, elles se manifestent en tant que modes de l’extensio. C’est ce que Descartes tente de montrer par le menu en ce qui concerne la « dureté » : « Car, quant à la dureté, le sens ne nous indique rien d’autre à son sujet, sinon que les parties des corps durs résistent au mouvement de nos mains lorsque celles-ci viennent donner contre celles-là. En effet, si chaque fois que nos mains se meuvent en direction de quelque partie, tous les corps existants à cet endroit se retiraient à la même vitesse qu’elles en approchent, nous ne sentirions jamais de dureté. Et on ne peut en aucune manière comprendre que les corps qui se retireraient ainsi doivent perdre pour cette raison leur nature de corps ; par conséquent, celle-ci ne consiste pas dans la dureté » |Ibid.. II, n°4|. L’expérience que l’on fait de la dureté, on la fait dans le toucher. Que nous « dit » le sens du toucher au sujet de la dureté ? Les parties de la chose dure « résistent » au mouvement de la main qui veut les repousser. En revanche, si les corps durs, c’est-à-dire les corps non malléables, changeaient de lieu à la même vitesse que celle à laquelle s’opère le changement de lieu de la main qui « s’est élancée » vers lesdits corps, alors aucun contact ne pourrait jamais avoir lieu, jamais l’expérience de la dureté ne pourrait être faite, et par suite, jamais la dureté ne serait. Mais il n’est pas possible de comprendre la mesure dans laquelle les corps qui reculent à cette vitesse devraient en quelque sorte perdre pour cette raison quelque chose de leur être corporel. À supposer qu’ils conservent leur être corporel, même après modification de leur vitesse, et cela de telle manière que ceci rende impossible la « dureté », alors c’est que la dureté ne relève pas non plus de l’être de ces étants. « Pour la même raison, il peut être montré que le poids, la couleur, et toutes les autres propriétés du même ordre qui sont senties dans la matière corporelle, peuvent en être ôtés tandis que ladite matière garde son intégrité : d’où il s’ensuit que sa nature (à savoir l’extension) ne dépend d’aucune d’entre elles » |Ibid.|. Par conséquent, ce qui constitue l’être de la res corporea, c’est « ce qui peut se transformer suivant toutes les façons de se diviser, de se configurer et de se mouvoir, autrement dit c’est le « capax mutationum », ce qui a la capacité de subir des mutations et de se maintenir lors de toutes ces transformations. Ce qui, dans la chose corporelle, satisfait à ce qui se continue, une telle rémanence, voilà ce qui est véritablement l’étant en elle, tel par conséquent que Descartes caractérise la substantialité de cette substance. (19.al. 4)

§ 20 Les fondements de la détermination ontologique du « monde » (4 al.)

L’idée de l’être à laquelle se ramène la caractérisation ontologique de la res extensa est la substantialité. « Par substance, nous ne pouvons rien comprendre d’autre qu’une chose qui existe de telle manière qu’elle n’a besoin d’aucune autre chose pour exister ». Par substance, nous ne pouvons rien comprendre d’autre qu’un étant qui est tel que, pour être, il n’a besoin d’aucun autre étant. L’être d’une « substance » se caractérise par une absence de besoin. Ce qui, dans son être, n’a besoin d’aucun autre étant, cela satisfait, au sens propre, à l’idée de substance – cet étant est l’ens perfectissimum, étant le plus parfait. « La substance qui n’a absolument pas besoin d’une autre chose, qui ne peut être conçue que comme unique, c’est Dieu ». En l’occurrence, dès lors qu’on le comprend comme étant l’ens perfectissimum, « Dieu » est un titre purement ontologique. Ce qui, avec le concept de Dieu, est en même temps sous-entendu, cela rend possible une explicitation ontologique du moment constitutif qui est inhérent à la substantialité, à savoir l’absence de besoin. « En vérité, nous savons avec certitude que toutes les autres choses ne peuvent exister sans le concours de Dieu ». Tout étant qui n’est pas Dieu a besoin d’être produit, et cela au sens le plus large du terme, et a besoin d’être sauvegardé. La production conduisant à l’étant substantiel d’une part, et l’absence du besoin d’être produit d’autre part, constituent ainsi l’horizon à l’intérieur duquel l’« être » est compris. Tout étant qui n’est pas Dieu est ens creatum. Entre les deux étants existe une différence « infinie » de leur être, et pourtant nous considérons comme étant des étants aussi bien ce qui est créé que le créateur. Par conséquent, nous employons être avec une extension telle que son sens enveloppe une différence « infinie ». C’est ainsi que nous pouvons avec une certaine légitimité nommer également substance l’étant qui a été créé. Cet étant est assurément relatif à Dieu, puisqu’il doit à Dieu d’avoir été produit et d’être sauvegardé ; cependant, à l’intérieur de la région de l’étant qui a été créé, autrement dit à l’intérieur du « monde » au sens de l’ens creatum, il y a de l’étant tel que, relativement à une action de produire les créatures et à une action de les sauvegarder, les actions de l’homme par exemple, il « n’a pas besoin d’un autre étant ». Les substances de cette nature sont au nombre de deux : la res cogitans et la res extensa. (20.al. 1)

Par conséquent, l’être de la substance dont l’extensio représente la propriété distinctive devient par principe déterminable ontologiquement, pour autant que soit éclairci le sens de l’être qui est « commun » aux trois substances que sont la substance infinie et les deux substances finies. Seulement, « le nom de substance ne convient pas à Dieu et à celles-ci (les créatures) de façon univoque, ainsi que l’on a coutume de dire dans les Écoles, c’est-à-dire de telle manière qu’il ait même signification pour lui et pour elles ». En faisant cette distinction, Descartes touche un problème dont l’ontologie médiévale s’est occupée sous plus d’un rapport, celle de savoir suivant quelle modalité la signification de l’être représente à chaque fois l’étant évoqué. Dans les énoncés : « Dieu est » et « le monde est », nous énonçons l’être. Mais ce mot « est » ne peut pas désigner avec le même sens l’étant auquel il correspond, alors même que subsiste entre les deux étants en question une différence infinie de l’être ; si ce qu’entend signifier le « est » était univoque, alors ce qui est créé serait pensé en tant qu’incréé ou ce qui est incréé serait ravalé au rang de ce qui est créé. Cependant, « être » ne fait pas non plus office de simple nom identique dans les deux cas ; au contraire, dans chacun d’eux, ce que l’on comprend, c’est bien « être ». La scolastique saisit le sens positif de ce qu’entend signifier « être » comme étant une signification « analogue », et cela par opposition à ce que serait une signification univoque, ou une signification simplement homonyme. En convoquant Aristote, chez qui, tout comme au commencement de l’ontologie grecque en général, le problème est préfiguré, on a fixé diverses sortes d’analogie, d’après lesquelles également les « Écoles » se différencient dans leur conception de la fonction signifiante qu’a l’être. S’agissant de l’étude ontologique approfondie du problème, Descartes reste loin derrière la scolastique |Voir à ce sujet, Opuscula omnia Thomae de Vio Caietani Cardinalis, Lugduni, 1580, tome III, tractatus V : De nominum analogia, p. 211-219|, et même il élude la question. « Aucune signification de son nom (de la substance) ne peut se comprendre distinctement, qui soit commune à Dieu et aux créatures » |Descartes, Principia I, n°51|. Cette dérobade veut dire que Descartes laisse non élucidé le sens de l’être que renferme l’idée de la substantialité, ainsi que le caractère d’« universalité » de cette signification. Il est vrai que l’ontologie médiévale elle-même s’est tout aussi peu que l’ontologie antique enquise de ce que être lui-même veut dire. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que n’avance pas d’un pas une question telle que celle du mode suivant lequel être entend signifier quelque chose, et il en sera ainsi aussi longtemps que l’on veut l’examiner sur la base d’un sens non clarifié de l’être, sens que cette signification « exprime ». Ce sens est resté non clarifié parce qu’on le tenait pour « allant de soi ». (20.al. 2)

Descartes ne se contente pas d’éluder totalement la question ontologique de la substantialité, il met expressément l’accent sur le fait que la substance en tant que telle, c’est-à-dire sa substantialité, serait en elle-même, par avance, pour soi inaccessible. « Mais pourtant, on ne peut prendre en premier conscience de la substance par cela seul qu’elle est une chose existante, pour la raison que cela seul ne nous affecte pas par lui-même » |Ibid., n°52|. L’« être » lui-même ne nous « affecte » pas, c’est pourquoi il ne peut pas être perçu. « Être n’est pas un prédicat réel », suivant la sentence de Kant, qui ne fait que retranscrire la proposition de Descartes. Du coup, on renonce par principe à la possibilité d’une problématique pure de l’être et l’on cherche une échappatoire par laquelle on obtienne après cela les déterminations des substances telles qu’on les a caractérisées. Comme « être » n’est en fait pas accessible en tant qu’étant, on l’exprime en recourant aux étants que sont les déterminations d’être de l’étant concerné, autrement dit en recourant aux attributs. Cependant, on ne le fait pas en recourant à n’importe quels attributs, mais on le fait en recourant à ceux qui satisfont le plus purement au sens de l’être et au sens de substantialité que l’on a présupposés implicitement. Dans la substantia finita en tant que res corporea, l’« attribution » primairement nécessaire est l’extensio. Nous comprenons bien mieux, et plus facilement, la substance étendue, ou la substance pensante, que la substance seule, dès lors que l’on fait abstraction du fait qu’elle pense ou qu’elle est étendue |Ibid., n°63, p. 31| ; car la substantialité n’est détachable que pour la raison seulement ratione tantum, non pas réellement, realiter, et elle n’est pas constatable de la même manière que l’étant substantiel lui-même. (20.al. 3)

Ainsi, les assises ontologiques de la détermination du « monde » en tant que res extensa sont devenues claires : elles tiennent dans l’idée de la substantialité, idée qui, dans le sens qu’y prend le mot « être », non seulement n’est pas clarifiée, mais passe pour ne pas avoir l’« existence », et idée qui est présentée au moyen du détour passant par la propriété substantielle prééminente de la substance qui lui correspond. Si le terme de substance est ambigu, c’est encore en raison du fait que l’on détermine la substance au moyen d’un étant substantiel. Alors même que c’est la substantialité que l’on cherche à atteindre, on la comprend en partant d’une constitution de la substance. Comme ce qui relève de l’ontique est attribué à ce qui est ontologique, l’expression substantia remplit son office avec une signification tantôt ontologique, tantôt ontique, mais plus souvent encore avec une signification ontico-ontologique évanescente. Toutefois, ce qui se cache derrière cette infime différence de signification, c’est l’incapacité dans laquelle on est de maîtriser le problème principiel de l’être. Traiter ce problème requiert que l’on tâche de dissiper, et cela de la bonne manière, des équivoques ; celui qui tente quelque chose de tel ne « s’occupe » pas de « simples significations verbales », mais il doit s’avancer courageusement au cœur de la problématique la plus originelle des « choses mêmes », et ce afin de clarifier de telles « nuances ». (20.al. 4)

§ 21 La discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde » (17 al.)

Une question critique se pose : cette ontologie du « monde » s’enquiert-elle vraiment du phénomène du monde ? Sinon, et à tout le moins, détermine-t-elle un certain étant intramondain de façon poussée à un point tel que la conformité dudit étant à ce qu’est le monde puisse être rendue visible ? Force est de répondre par la négative à ces deux questions. L’étant que, avec l’extensio, Descartes tente de saisir de façon radicalement ontologique, est tel qu’il n’est au contraire possible de le dévoiler qu’à condition de transiter en premier lieu par un étant intramondain immédiatement utilisable. Mais si l’on admet qu’il en est bien ainsi, et si l’on admet que même la caractérisation ontologique de cet étant intramondain déterminé (la nature) – aussi bien l’idée de substantialité que le sens du existit et du ad existendum que renferme sa définition – conduit dans l’obscurité, la possibilité existe-t-elle pourtant de poser le problème ontologique du monde au moyen d’une ontologie fondée sur la séparation radicale de Dieu, du je et du « monde » ? Si cependant cette possibilité n’existe pas, on est alors tenu de montrer que Descartes, non seulement ne fournit qu’une détermination ontologique erronée du monde, mais encore que son interprétation l’a amené à escamoter le phénomène du monde tout autant que l’être de l’étant intramondain immédiatement utilisable. (21.al. 1)

En exposant le problème du phénomène du monde |§ 14|, nous avons fait valoir l’importance que revêt la conquête d’un accès adéquat à ce phénomène. Lors de l’examen critique du point de départ cartésien, nous aurons par conséquent à poser la question suivante : quel mode d’être du Dasein Descartes fixe-t-il comme étant le mode d’accès adéquat à l’étant dont, en tant qu’extensio, il met l’être au même niveau que l’être du « monde » ? L’unique et authentique accès à cet étant est la connaissance, autrement dit l’intellectio, et ce au sens de la connaissance physico-mathématique. La connaissance mathématique se présente, parmi les modes de saisie de l’étant, comme celui qui peut être certain de posséder l’étant qu’il a saisi en lui. Ce qui a un mode d’être auquel la connaissance mathématique donne accès est au sens propre du mot. Cet étant est ce qui, toujours, est ce qu’il est ; c’est pourquoi ce qui, à même l’étant du monde dont on fait l’expérience, constitue son être propre, c’est ce dont on peut montrer qu’il a le caractère de la rémanence qui se perpétue en tant que persistant à être capable de changements (remanens capax mutationum). En réalité, ce qui est, c’est l’étant durable qui ne peut connaître de discontinuité. Un tel étant, c’est la mathématique qui parvient à le connaître. Ce qui, dans l’étant, est accessible par son truchement, constitue l’être de cet étant. Ainsi, partant d’une idée déterminée de l’être qui se trouve cachée dans le concept de substantialité et partant de l’idée d’une connaissance qui discerne l’étant de cette façon, le « monde » se voit-il pour ainsi dire dicter son être. Descartes ne se laisse pas donner par avance, par l’étant intramondain, le mode d’être de ce dernier, mais, en quelque sorte, il prescrit au monde son être « propre » et ce sur la base d’une idée de l’être qui n’est pas précisée dans son origine, ni identifiée dans son droit (être = substantialité continue). Ainsi, ce qui détermine l’ontologie cartésienne du monde, ce n’est pas le fait que Descartes s’adosse en priorité à une science, la mathématique, qui se trouve être particulièrement appréciée par lui, mais c’est le fait qu’il s’oriente de façon radicalement ontologique sur l’être en tant que substantialité continue, être à la saisie duquel la connaissance mathématique satisfait en un sens exceptionnel. Dans l’ordre philosophique, Descartes opère ainsi explicitement la permutation de l’influence de l’ontologie traditionnelle vers la physique mathématique moderne et ses fondements transcendantaux. (21.al. 2)

Descartes n’a pas besoin de poser le problème de l’accès adéquat à l’étant intramondain. Il est resté sous la domination ininterrompue de l’ontologie traditionnelle et a d’entrée de jeu tranché la question du mode authentique de saisie de l’étant. Ce mode repose dans l’« intuition » (noein), au sens le plus large du concept, dont la « pensée » (dianoein) est une forme dérivée. Et c’est en partant de cette orientation ontologique principielle que Descartes élabore sa « critique » du mode d’accès possible à l’étant, mode suivant lequel celui-ci est réceptionné par intuition, autrement dit sa critique de la sensatio (aisthesis), par opposition à l’intellectio. (21.al. 3)

Descartes a parfaitement connaissance du fait que l’étant ne se manifeste pas immédiatement dans son être propre. Ce qui est « d’emblée » donné, c’est ce morceau de cire, avec une couleur, une saveur, une dureté, une froideur, une résonance déterminées. Mais cela, et tout ce que, de manière générale, donnent les sens, reste sans importance sur le plan ontologique. « Il suffira que nous remarquions que les perceptions des sens ne se rapportent à rien d’autre qu’à cette union du corps humain avec l’esprit, et qu’en effet elles nous montrent d’ordinaire en quoi les corps extérieurs peuvent être utiles ou nuisibles » |ibid., II, 3|. Les sens ne font pas connaître l’étant en son être, mais ils ne font que signaler l’utilisabilité ou la nocivité des choses intramondaines « extérieures » à l’être humain. Au moyen des sens, nous ne recevons aucuns renseignements sur l’étant en son être |ibid. II, 3|. « Ce faisant, nous connaîtrons de manière certaine que la nature de la matière ou du corps considéré en général, ne consiste pas en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qu’il affecte les sens de quelque autre manière : mais seulement en ce qu’il est une chose étendue en longueur, largeur et profondeur » |ibid. II, 4|. (21.al. 4)

À quel point Descartes est peu capable de se laisser donner par avance, dans son propre mode d’être, ce qui se manifeste dans la sensibilité, et à quel point même il est peu capable de déterminer ce mode d’être, c’est ce qui ressort clairement d’une analyse critique de l’interprétation qu’il effectue concernant l’expérience que l’on fait de la dureté et de la résistance (§ 19). (21.al. 5)

La dureté est saisie comme étant une résistance. Mais cette dernière n’est pas plus comprise en un sens phénoménal que ne l’est la dureté, c’est-à-dire comprise comme quelque chose dont on fait l’expérience, et qu’une telle expérience permet de déterminer. Pour Descartes, opposer de la résistance équivaut à dire : ne pas céder sa place, c’est-à-dire ne pas avoir tendance à changer de lieu. Pour une chose, résister signifie par conséquent : ou bien persister en un lieu déterminé, relativement à une autre chose qui elle change de lieu, ou bien changer de lieu à une vitesse telle qu’elle puisse être « rejointe » par cette autre chose. Par cette interprétation de l’expérience que l’on fait de la dureté, le mode d’être de la réception sensible est effacé, et par là même est effacée la possibilité de saisir en son être l’étant qui est présent dans le cadre d’une telle réception. Descartes interprète le mode d’être d’une réception de quelque chose suivant le seul mode d’être qu’il connaisse ; la réception de quelque chose devient une certaine substantialité en contiguïté de deux res substantielles, le rapport de mouvement entre les deux relevant lui-même du mode de l’extensio, laquelle caractérise principalement la substantialité de la chose corporelle. Sans doute, l’« accomplissement » possible d’un comportement visant à toucher réclame-t-il une exceptionnelle « proximité » de ce qui peut être palpé. Mais cela ne veut pas dire que le contact, et par suite la dureté qui se fait connaître notamment en lui, dès lors qu’ils sont saisis ontologiquement, consistent en la différence de vitesse de deux choses corporelles. Faute d’un étant ayant le mode d’être du Dasein ou, tout au moins, le mode d’être d’un étant vivant, la dureté et la résistance ne se manifestent pas. (21.al. 6)

Ainsi, pour Descartes, l’élucidation des accès possibles à l’étant intramondain va être dominée par une idée de l’être qui elle-même est empruntée à une région précise de cet étant. (21.al. 7)

L’idée de l’être en tant que substantialité constante ne motive pas seulement une détermination limite de l’être de l’étant intramondain et l’identification de celui-ci avec le monde en général, elle empêche également de porter les attitudes du Dasein sous un regard ontologiquement adapté. Mais ce faisant, le chemin est entièrement barré, qui permettrait ne serait-ce encore que d’apercevoir le caractère dérivé de toute réception sensible et de toute réception intelligible, ainsi que de les comprendre comme étant des possibilités de l’être-au-monde. Mais l’être du « Dasein », à la constitution fondamentale duquel l’être-au-monde appartient, Descartes ne le saisit que dans le même mode que l’être de la res extensa, à savoir en tant que substance. (21.al. 8)

Mais avec ces discussions critiques, n’attribue-t-on pas faussement à Descartes la tâche d’analyser un problème totalement étranger à son horizon, problème dont on « montre » ensuite qu’il ne l’a pas résolu ? Comment Descartes irait-il identifier avec le monde un étant intramondain déterminé, ainsi que l’être de cet étant, dès lors qu’il n’a pas connaissance du phénomène du monde et par conséquent de quelque chose de tel que l’intramondanéité en général ? (21.al. 9)

Dès lors que le terrain du débat est celui des principes, ce débat ne peut s’en tenir à des thèses que l’on puisse saisir dans une approche doxographique ; il faut au contraire prendre pour orientation la tendance objective qu’a la problématique, même si cette dernière n’a pas dépassé une version vulgaire. Que, avec la res cogitans et la res extensa, Descartes n’ait pas seulement voulu poser le problème du « je et du monde », mais encore qu’il ait prétendu lui apporter une solution radicale, cela ressort nettement de ses Méditations (la première et la sixième en particulier). Que son orientation ontologique fondamentale, axée sur la tradition, privée de toute critique positive, ait placé Descartes dans l’impossibilité de dégager une problématique ontologique originelle du Dasein, qu’elle lui ait nécessairement fait perdre de vue le phénomène du monde, et qu’elle ait pu acculer l’ontologie du « monde » à l’ontologie d’un étant intramondain déterminé, voilà ce que les discussions qui précèdent se devaient d’établir. (21.al. 10)

Pourtant, répliquera-t-on, même si, en fait, restent dissimulés le problème du monde et l’être de l’étant qui fait immédiatement encontre comme le fait ce qui relève du monde ambiant, Descartes a néanmoins posé les bases propices à la caractérisation ontologique de l’étant intramondain qui, en son être, est au fondement de tout autre étant, à savoir la caractérisation ontologique de la nature matérielle. C’est sur cette dernière, considérée comme couche fondamentale, que s’édifient les autres couches de l’effectivité intramondaine. C’est dans la chose étendue en tant que telle que se fondent d’emblée les déterminations d’être, lesquels certes se manifestent comme étant des qualités, mais sont eux-mêmes, « au fond », des modifications quantitatives des modes de l’extensio. Sur ces qualités, elles-mêmes encore réductibles, s’appuient ensuite les qualités spécifiques telles que le « beau », le « laid », l’« adapté », l’« inadapté », l’« utilisable », l’« inutilisable » ; du fait d’une orientation axée en premier lieu sur la choséité, il faut que ces qualités soient saisies en tant que prédicats axiologiques non quantifiables, grâce auxquels on confère à la chose, de prime abord uniquement matérielle, le caractère d’un bien. C’est seulement avec cette superposition de couches que la réflexion accède à l’étant que nous avons caractérisé ontologiquement en tant qu’utilisable. L’analyse cartésienne du « monde » est ainsi la première à rendre possible l’édification solide de la structure de l’étant de prime abord utilisable ; elle requiert tout au plus que l’on complète la chose naturelle en chose d’usage à part entière. (21.al. 11)

Cependant, en empruntant ce chemin, même en faisant abstraction du problème spécifique du monde, est-il possible d’atteindre ontologiquement l’être de l’étant intramondain présent ? Avec la choséité matérielle, un être – la substantialité de la chose – n’est-t-il pas posé tacitement, lequel être, lorsque l’étant est équipé ultérieurement de prédicats axiologiques, est si peu l’objet d’un complément ontologique, que ce sont bien plutôt ces caractères axiologiques qui restent eux-mêmes de simples précisions ontiques apportées à un étant qui a le mode d’être de la chose ? L’ajout de prédicats axiologiques ne permet en rien d’apporter de nouveaux renseignements au sujet de l’être des valeurs, il ne fait au contraire que présupposer une fois encore que ces derniers ont pour mode d’être celui de la pure substantialité. Les valeurs sont des déterminations d’être de la substance d’une chose. En fin de compte, les valeurs tiennent leur origine ontologique uniquement du point de départ préalable de la chose en tant que couche fondamentale. Toutefois, à même l’étant présumé relever de la chose, l’expérience pré-phénoménologique montre déjà quelque chose que la choséité ne parvient pas à rendre pleinement intelligible, en l’occurrence les valeurs. C’est pourquoi l’être chosique a besoin d’un complément. Sur le plan ontologique, que veut donc dire l’être des valeurs, leur « valabilité » que Lotze interprétait comme un mode de l’« affirmation » ? Sur le plan ontologique, que signifie cette « adhérence » des valeurs aux choses ? Tant que ces déterminations restent dans l’obscurité, la reconstruction de la chose d’usage à partir de la chose naturelle est une entreprise qui pose ontologiquement problème, abstraction faite de l’inversion principielle de la problématique en laquelle elle consiste. Et cette reconstruction de la chose d’usage, chose que l’on a de prime abord « dépouillée », n’a-t-elle pas toujours déjà besoin du regard préalable, positif, sur le phénomène dont il convient que l’entièreté soit reproduite dans la reconstruction ? Mais si la constitution ontologique de la chose d’usage n’a pas été auparavant expliquée de manière convenable, alors la reconstruction ne bâtit-elle pas sans plan de construction ? Dans la mesure où cette reconstruction et ce « complément » apporté à l’ontologie traditionnelle du « monde » aboutissent au même étant dont procédait l’analyse ci-dessus de l’utilisabilité de l’outil et de la tournure d’ensemble, ils laissent croire que l’être de cet étant serait en fait éclairci, ou au moins réduit au rang de problème. Avec l’extensio en tant que proprietas, Descartes atteint si peu l’être de la substance que malgré le recours tout aussi peu probant à des qualités « axiologiques », il ne parvient pas à porter simplement sous le regard l’être en tant qu’utilisabilité, et encore moins donc à faire de lui un thème ontologique. (21.al. 12)

Descartes a aggravé la restriction de la question du monde à celle de la choséité de la nature considérée comme étant intramondain immédiatement accessible. Il a renforcé l’opinion suivant laquelle la connaissance ontique la plus rigoureuse d’un étant serait également l’accès possible à l’être premier de l’étant qui est dévoilé dans une telle connaissance. Mais en même temps, il s’agit de reconnaître que, quant aux principes, les « compléments » apportés à l’ontologie de la chose se meuvent eux aussi sur la même base dogmatique que celle sur laquelle se meut Descartes. (21.al. 13)

Nous l’avons déjà indiqué |§ 14|, ce n’est pas par hasard que l’on escamote le phénomène du monde et l’étant qui est présent, ce n’est pas une méprise qu’on pourrait ensuite simplement rectifier, mais tout cela est fondé dans un mode d’être essentiel du Dasein lui-même. Dès lors que l’analytique du Dasein aura rendu limpides les structures maîtresses du Dasein, dès lors que l’horizon de sa possible intelligibilité aura été attribué au concept d’être « en général », dès lors que l’utilisabilité et la substantialité seront devenus ontologiquement intelligibles quant à leur origine, on pourra établir, dans sa légitimité philosophique, la critique de l’ontologie cartésienne du monde, laquelle, quant aux principes, est aujourd’hui toujours en vigueur. (21.al. 14)

À cette fin, il va falloir montrer (Ière partie, section 3) :

1°) Pourquoi, au coup d’envoi de la tradition ontologique qui est pour nous décisive – et cela explicitement chez Parménide – a-t-on ignoré le phénomène du monde ; d’où tire son origine le fait que cette ignorance se perpétue sans cesse ?

2°) Pourquoi, en lieu et place de ce phénomène ignoré, est-ce l’étant intramondain qui le remplace en tant que thème ontologique ?

3°) Pourquoi cet étant est-il d’emblée trouvé dans la « nature » ?

4°) Pourquoi le complément apporté à une telle ontologie du monde dont on fait forcément l’expérience se déroule-t-il en faisant appel au phénomène axiologique ?

Ce n’est qu’en répondant à ces questions que l’on parviendra à la compréhension positive de la problématique du monde, que l’on mettra en évidence l’origine de son ratage et que l’on justifiera la légitimité d’une récusation de l’ontologie traditionnelle du monde. (21.al. 15)

Ces considérations touchant Descartes étaient censées faire entendre que le fait de partir, comme cela semble aller de soi, des choses du monde, tout aussi peu que le fait de s’orienter sur la connaissance soi-disant la plus rigoureuse, ne garantit pas la conquête du sol sur lequel sont à atteindre phénoménalement la constitution ontologique immédiate du monde, celle du Dasein et celle de l’étant intramondain. (21.al. 16)

Toutefois, si nous nous rappelons que la spatialité contribue manifestement à constituer l’étant intramondain, alors un « sauvetage » de l’analyse cartésienne du « monde » devient finalement possible. En mettant l’extensio radicalement en évidence en tant que présupposé de toute détermination d’être de la res corporea, Descartes a préparé les esprits à la compréhension d’un à priori dont Kant devait ensuite fixer le contenu de manière plus pénétrante. Dans certaines limites, l’analyse de l’extensio reste indépendante du fait qu’ait été négligée une interprétation explicite de l’être de l’étant étendu. Poser l’extensio comme étant la détermination d’être fondamentale du « monde », cela a sa légitimité phénoménale, même si le fait d’avoir recours à elle ne saurait rendre ontologiquement concevable, ni la spatialité du monde, ni la spatialité de prime abord dévoilée de l’étant qui est présent dans le monde ambiant, ni encore moins la spatialité du Dasein lui-même. (21.al. 17)