Chapitre I : L’être-total possible du Dasein et l’être-destinalisé-par-la-mort


§ 46 L’impossibilité apparente d’une saisie et d’une détermination ontologiques de l’être-total conformes à ce qu’est le Dasein (6 al.)

Ce qu’a d’insuffisant la situation herméneutique qui était jusqu’à présent à la source de l’analyse du Dasein doit être surmonté. Étant donné qu’il nous faut conquérir l’acquis préalable permettant d’aborder le Dasein total, il nous faut tout d’abord poser la question de savoir si, en tant qu’il existe, cet étant peut devenir accessible en son être-total. Plusieurs raisons de poids qui tiennent à la constitution d’être du Dasein lui-même, semblent, en fait, plaider en faveur d’une impossibilité de la donation ici exigée. (46.al. 1)

D’après son sens ontologique, le souci, qui forme le tout structurel du Dasein tel que nous l’avons analysé jusqu’ici, est manifestement incompatible avec un être-total possible de cet étant. En effet, ce que veut dire le moment primordial du souci, le « en-avance-sur-soi » est que le Dasein existe à chaque fois à-dessein-de-lui-même. « Aussi longtemps qu’il est », autrement dit jusqu’à sa fin, le Dasein se comporte en rapport à son pouvoir-être. Même dans le cas où, alors qu’il existe encore, il n’« anticipe » plus rien et qu’il a « fait son chemin », son être est encore déterminé par le « en-avance-sur-soi ». L’absence d’espérance, par exemple, n’arrache pas le Dasein à ses possibilités, mais elle constitue une modalité d’être face auxdites possibilités. « Être prêt à tout » et sans illusions est un comportement qui n’abrite pas moins en soi le « en-avance-sur-soi ». Ce moment structurel du souci qu’est le « en-avance-sur-soi » dit bel et bien, et cela sans équivoque, que dans le Dasein reste toujours quelque chose encore à être, quelque chose qui, en tant que pouvoir-être de soi-même, n’est pas encore devenu « effectif ». La nature de la constitution fondamentale du Dasein implique par conséquent un continuel inachèvement. Cette « incomplétude » du Dasein signifie qu’il possède toujours une réserve d’être à même son pouvoir-être. (46.al. 2)

Dès que le Dasein « existe » de manière telle qu’en lui plus rien ne soit à être, alors il en vient du même coup à ne-plus-être-le-là. Supprimer sa réserve d’être, cela veut dire anéantir son être. Aussi longtemps que, en tant qu’étant, le Dasein est, jamais il n’est parvenu à l’« intégralité » de lui-même. S’il y parvenait, le Dasein perderait son être-au-monde. En tant qu’étant, il ne pourrait plus faire l’expérience de l’être-au-monde. (46.al. 3)

La raison pour laquelle il est ontiquement impossible de faire l’expérience du Dasein en tant qu’un tout, et un tout qui est, raison pour laquelle par conséquent il est ontologiquement impossible de le déterminer dans son être-total, ne tient pas à une imperfection de la faculté de connaître. L’obstacle se situe du côté de l’être de cet étant. Ce qui ne peut pas du tout être tel qu’une expérience prétende le saisir se dérobe par principe à toute possibilité d’en faire l’expérience. Mais alors, vouloir déchiffrer sa totalité ontologique d’être à même le Dasein, cela n’est-t-il pas une entreprise à jamais désespérée ? (46.al. 4)

En tant que moment structurel essentiel du souci, le « en-avance-sur-soi » ne saurait être négligé. Mais ce que nous en avons inféré était-il pertinent ? N’est-ce pas une argumentation purement formelle qui nous a fait conclure à l’impossibilité de saisir le Dasein total ? Ou bien même, n’aurions-nous pas au fond, par mégarde, posé le Dasein comme étant un étant substantiel qui pousserait en permanence devant soi, et ce par anticipation, un étant qui n’est pas encore substantiel ? Notre argumentation a-t-elle saisi le n’être-pas-encore et le par-anticipation du Dasein en un sens existential véritable ? En parlant de « fin » et de « totalité », sommes-nous restés en accord phénoménal avec le Dasein ? L’expression « mort » avait-elle une signification biologique ou bien une signification ontologique existentialement fondée ? Cette expression, en somme, avait-elle vraiment une signification déterminée quant à son périmètre ? Et ainsi donc, avons-nous effectivement épuisé toutes les possibilités de rendre le Dasein accessible dans son intégralité ? (46.al. 5)

Toutes ces questions réclament réponse avant que l’on puisse déclarer que le problème de la complétude du Dasein ne peut avoir de solution. La question de la complétude du Dasein, aussi bien celle, existentielle, relative à un pouvoir-être-total possible, que celle, existentiale, relative à la constitution d’être de la « totalité » et de la « finalité », nous fixe pour tâche d’analyser positivement ceux des phénomènes de l’existence qui jusqu’ici ont été mis de côté. Au centre de ces considérations se trouve la caractérisation ontologique de l’être-pris-dans-la-finitude conforme à ce qu’est le Dasein, et se trouve aussi la conquête d’un concept existential de la mort. Les investigations relatives à ces considérations s’ordonneront de la manière suivante : la possibilité de faire l’expérience de la mort des autres et la possibilité de saisir un Dasein total (§ 47) ; la réserve d’être, la fin et la clôture de la totalité du Dasein (§ 48) ; la délimination de l’analyse existentiale de la mort par rapport à d’autres interprétations possibles du phénomène (§ 49) ; l’ébauche de la structure ontologique existentialement fondée de la mort (§ 50) ; l’être-destinalisé-par-la-mort et la quotidienneté du Dasein (§ 51) ; l’être-destinalisé-par-la-mort et le concept existential complet de la mort (§ 52) ; la transposition existentiale d’un être-destinalisé-par-la-mort authentique (§ 53). (46.al. 6)

§ 47 La possibilité de faire l’expérience de la mort des autres et la possibilité de saisir un Dasein total (16 al.)

En atteignant son achèvement dans la mort, le Dasein perd en même temps l’être du là. La transition vers le fait de n’être-plus-là ôte au Dasein la possibilité de faire l’expérience de cette transition et de la comprendre. Semblable expérience ne peut que rester refusée au Dasein qu’elle concerne. La mort des autres n’en est que plus prégnante. Le Dasein qui touche à sa fin devient « objectivement » accessible. Le Dasein peut acquérir une expérience de la mort parce que, par essence, il est être-avec en commun avec les autres. Cet être-donné « objectif » de la mort doit lui aussi permette de délimiter la totalité ontologique du Dasein. (47.al. 1)

Est-ce à dire que des informations tirées du mode d’être du Dasein qu’est l’être-l’un-avec-l’autre et portant sur le Dasein d’autrui en tant qu’il serait arrivé-à-la-fin comme thème de substitution à l’analyse de la totalité du Dasein conduisent au but que nous nous sommes proposé ? (47.al. 2)

Même le Dasein d’autrui, alors qu’il atteint sa finitude dans la mort, est un n’être-plus-là au sens d’un n’être-plus-au-monde. Mourir, cela ne veut-il pas dire quitter le monde, perdre l’être-au-monde ? Le fait de n’être-plus-au-monde, autrement dit le fait d’être mort, renvoie cependant encore à un être au sens de la substantialité d’un corps considéré comme chose. Avec la mort des autres se présente l’expérience de ce remarquable phénomène de l’être que l’on peut définir comme la mutation d’un étant passant du mode d’être du Dasein au mode d’être substantiel. La fin de l’étant en tant que Dasein est le début de cet étant en tant que simple étant substantiel. (47.al. 3)

Toutefois, cette interprétation de la mutation faisant passer le Dasein à la substantialité sans plus, rate le fond du phénomène, en ce sens que l’étant qui reste encore n’est pas une pure chose. Envisagé d’un point de vue théorique, même le cadavre substantiel est encore objet possible de l’anatomie pathologique, discipline qui tend à comprendre son objet en restant orientée sur l’idée de la vie. La substantialité du cadavre est « davantage » qu’une chose matérielle sans vie. Ce qui avec lui est présent, c’est un étant qui a perdu son droit à la vie, un non-vivant. (47.al. 4)

Mais même cette façon de caractériser ce qui reste après la mort n’épuise pas le phénomène de ce qui est conforme à ce qu’est le Dasein. (47.al. 5)

Le « défunt » qui a été arraché à « ceux qui lui survivent », est objet de « préoccupation » sous la forme des obsèques, de l’inhumation, du culte mortuaire. Et il ne l’est que parce que, dans son mode d’être, il est « encore davantage » qu’un étant substantiel ou même un outil, comme l’est ce qui relève du monde ambiant et dont on est susceptible de se préoccuper. Tandis que, dans l’affliction et le souvenir, ils demeurent auprès de lui, les survivants sont avec lui, et cela dans un mode de sollicitude qui rend hommage. Le rapport d’être à l’égard du mort ne saurait donc être saisi comme l’être auprès d’un étant substantiel ou utilisable dont on se préoccupe. (47.al. 6)

Dans un tel être-avec en commun avec le mort, le défunt lui-même, effectivement, n’est plus « là ». Pourtant, le fait d’être-avec désigne toujours le fait d’être-l’un-avec-l’autre dans le même monde. Le défunt a quitté notre « monde » et l’a laissé derrière lui. C’est cependant depuis ce monde que ceux qui restent peuvent encore être avec le défunt. (47.al. 7)

Plus la saisie phénoménale du fait que le défunt n’est-plus-là est adéquate, plus se manifeste clairement que, être-avec de cette façon en commun avec le mort n’est pas faire l’expérience de l’être-arrivé-à-sa-fin propre, laquelle est celle du défunt. Certes, la mort se révèle être une perte, mais une perte dont la nature est davantage celle qu’éprouvent ceux qui restent. Le fait d’endurer cette perte ne rend pas pour autant accessible la perte de l’être qu’« endure » le mourant. Nous ne faisons pas, au sens véritable qu’a l’expression, l’expérience du trépas des autres, mais tout au plus ne faisons-nous jamais qu’y « assister ». (47.al. 8)

Et même s’il était possible, et permis, en y assistant, de préciser « psychologiquement » en quoi consiste le trépas des autres, la modalité d’être entendue de la sorte, à savoir le fait d’arriver-à-la-fin, ne serait nullement saisie. Se dresse alors la question du sens ontologique qu’a, pour le mourant, son trépas, en tant qu’il s’agit d’une possibilité d’être de son être. Elle n’est pas une modalité de l’être-là en commun avec ceux qui restent près du défunt. Prendre pour thème d’analyse la mort telle que l’on en fait l’expérience au contact des autres, tant de la fin du Dasein que de sa totalité, c’est se fixer une consigne qui ne permet, ni ontiquement ni ontologiquement, d’accéder à ce que ladite mort peut fournir. (47.al. 9)

Mais surtout, faire référence au trépas des autres et en faire le thème de substitution à l’analyse ontologique de la finitude et de la complétude du Dasein repose sur une présupposition qui se laisse approcher comme étant une méconnaissance complète du mode d’être du Dasein. Cette présupposition repose sur l’opinion suivant laquelle le Dasein pourrait être, à volonté, remplacé par un autre Dasein, à tel point que ce dont l’expérience reste impossible à un Dasein particulier deviendrait accessible au Dasein d’autrui. Mais cette présupposition est-elle si dénuée de fondement que cela ? (47.al. 10)

Au nombre des possibilités d’être qu’a l’être-l’un-avec-l’autre ouvert sur le monde appartient sans conteste celle selon laquelle un certain Dasein peut en suppléer un autre. Dans la quotidienneté de la préoccupation, il est en permanence, et de multiples façons, fait usage d’une pareille suppléance. Toute démarche auprès de quelqu’un, tout enseignement venant de quelqu’un, démarche et enseignement qui s’inscrivent dans le périmètre du « monde ambiant » dont le Dasein se préoccupe, tout cela peut faire l’objet d’une suppléance. Le large éventail des formes sous lesquelles l’être-au-monde peut être suppléé ne s’étend pas seulement aux modes bien connus de l’entregent public, mais il concerne aussi les possibilités de préoccupation ajustés à des périmètres précis, tels que la profession, la situation sociale et l’âge. Toutefois, une telle suppléance, d’après le sens qui est le sien, est toujours une transposition « dans » et « près de » quelque chose, c’est-à-dire une suppléance dans le cadre d’une préoccupation pour quelque chose. Mais, de prime abord et le plus souvent, le Dasein quotidien se comprend à partir de ce dont il a l’habitude de se préoccuper. « On est » l’activité que l’on exerce. En ce qui concerne cet être, en ce qui concerne l’immersion quotidienne et collective dans le « monde » dont on se préoccupe, la capacité de suppléance n’est pas seulement possible, mais, en tant qu’elle en est constitutive, elle va jusqu’à relever de l’entregent. En l’occurrence, un Dasein a la possibilité, et même il a l’obligation, dans certaines limites, d’« être » l’autre, de le suppléer. (47.al. 11)

Cependant, cette possibilité de suppléance échoue dès lors qu’il s’agit de l’appliquer à la possibilité de l’être du Dasein que constitue pour lui le fait d’arriver-à-la-fin, laquelle possibilité de son être lui procure sa finitude. Nul ne peut ôter à l’autre son trépas. Quelqu’un, pourtant, peut « aller à la mort pour un autre ». Toutefois, pareille expression veut toujours dire : se sacrifier pour l’autre, et ce « dans le cadre d’une affaire déterminée ». Mais mourir ainsi pour quelqu’un d’autre ne peut jamais signifier que sa propre mort serait le moins du monde ôtée à cet autre. Le trépas, il faut que chaque Dasein le prenne lui-même à chaque fois pour soi. Dans la mesure où elle « est », la mort est par essence mienne. Et même elle signifie une possibilité spécifique de l’être, dans laquelle il y va de l’être d’un Dasein à chaque fois particulier. Ce qui se manifeste avec le trépas, c’est que la mort est ontologiquement constituée par le fait d’être toujours celle-de-quelqu’un [Jemeinigkeit] et par l’existence |§ 9|. Le trépas n’est pas un événement, mais c’est un phénomène qu’il faut comprendre existentialement, et cela en un sens qu’il nous faut délimiter de plus près encore. (47.al. 12)

Mais si, en tant que fait de mourir, la finitude est constitutive du tout du Dasein, alors il faut concevoir que l’être de la finitude elle-même est un phénomène existential propre au Dasein à chaque fois particulier. Par essence, tant la finitude du Dasein que l’être-total dudit Dasein qu’elle permet de constituer ne peuvent faire l’objet de suppléance. Ce constat existential est méconnu lorsqu’on met en avant le trépas des autres en tant que thème de substitution à l’analyse de la totalité du Dasein. (47.al. 13)

Ainsi, la tentative visant à permettre d’accéder de façon phénoménalement adéquate à l’être-total du Dasein selon cette voie échoue également. Mais le résultat de ces réflexions n’est pas uniquement négatif, cependant. Car ces dernières se sont déroulées en restant axées sur les phénomènes, bien que ce fut de façon rudimentaire. La mort a été conçue en tant que phénomène existential. Cela incite notre investigation à s’orienter sur le Dasein à chaque fois particulier de façon existentiale. Pour analyser la mort en tant que trépas, il ne reste donc que les possibilités suivantes : ou bien porter ce phénomène à un concept purement existential, ou bien renoncer à en comprendre la composante ontologique. (47.al. 14)

Lorsque nous avons caractérisé le fait de n’être-plus-au-monde comme la transition du Dasein vers le n’être-plus-là, il est apparu que, pour le Dasein, quitter le monde a le sens de mourir, ce qu’il faut distinguer de la façon dont ce qui n’est que vivant quitte le monde. Pour un être vivant, le fait qu’il finisse, nous le désignons ainsi : il périt. Ce n’est qu’une fois que nous aurons délimité ce qu’est la finitude conforme à ce qu’est le Dasein par rapport à ce qu’est la fin d’une vie |§ 10|, que la différence entre le mourir et le périr pourra apparaître. Sans doute est-il également possible de concevoir le fait de mourir de manière physiologique ou biologique. Mais le concept médical d’exitus, de mort au sens clinique, ne coïncide pas avec le concept ontologique du mourir. (47.al. 15)

À partir de ce qui a été jusqu’ici tiré au clair concernant la possibilité ontologique de saisir la mort, il devient également clair que des structures propres à des étants dotés d’un autre mode d’être (êtres vivants non humains) se mettent en avant et menacent d’embrouiller l’interprétation du phénomène, et même déjà la première donation adéquate du phénomène. Il n’y a qu’une façon d’empêcher cela, c’est, pour notre analyse, de chercher à déterminer de façon ontologiquement satisfaisante les phénomènes constitutifs que sont la fin et la clôture de la totalité. (47.al. 16)

§ 48 La réserve d’être, la fin et la clôture de la totalité (19 al.)

Dans le cadre de notre investigation, la caractérisation ontologique de la fin et de la clôture de la totalité du Dasein ne peut être que provisoire. En effet, la mener à terme de façon satisfaisante ne réclame pas seulement que soient mises en évidence la structure formelle de la fin et de la totalité en général. Cela nécessite que soient parallèlement déployées leurs variantes structurelles régionales possibles, c’est-à-dire les variantes structurelles auxquelles on aurait ôté leur côté formel que l’on aurait à chaque fois mises en rapport avec un étant déterminé « quant à sa teneur de réalité » et déterminées à partir de l’être dudit étant. Cette dernière tâche présuppose une interprétation positive suffisamment univoque des modes d’être requérant une partition en régions du tout de l’étant. Toutefois, la compréhension de ces modes d’être requiert une idée de l’être en lui-même préalablement clarifiée. Mener au terme qui lui convient l’analyse ontologique de la fin et de la clôture de la totalité du Dasein n’échoue donc pas seulement en raison de l’ampleur du thème de l’analyse, mais aussi en raison de la difficulté principielle qui lui est inhérente, à savoir le fait que pour venir à bout de cette tâche, il faut présupposer ce qui est recherché par une telle investigation : le sens de l’être en lui-même. (48.al. 1)

Les considérations qui suivent portent un intérêt prédominant aux « modifications » de la fin et de la clôture de la totalité qui, en tant que détermination d’être ontologiques du Dasein, vont guider une interprétation originelle de cet étant. Tout en gardant continuellement en vue la constitution existentiale du Dasein que nous avons déjà mise en évidence, il nous faut essayer de déterminer jusqu’à quel point les concepts de fin et de clôture de la totalité qui tendent à se mettre d’emblée en avant, si imprécis qu’ils soient sur le plan catégorial, sont ontologiquement inadaptés au Dasein. Il faut que la récusation de tels concepts soit poursuivie jusqu’à ce que la région ontologique propre à chacun d’eux leur soit positivement attribuée. À partir du moment où la fin et la clôture de la totalité sont pris comme des existentiaux, on en consolide la compréhension, ce qui ouvre la possibilité qu’une interprétation ontologique de la mort devienne possible. (48.al. 2)

Mais si l’analyse adopte une orientation aussi étendue, cela ne peut toutefois pas signifier que les concepts existentiaux de fin et de clôture de la totalité du Dasein aient vocation à être conquis par voie de déduction. Réciproquement, il s’agit de tirer du Dasein lui-même le sens existential qu’a pour lui le fait d’arriver-à-la-fin et il s’agit de montrer comment une telle « façon de finir » est capable d’être constitutive d’un être-total-qui-existe. (48.al. 3)

Ce qui, jusqu’ici, a été tiré au clair concernant la mort, peut se formuler en trois thèses. 1°) Aussi longtemps que le Dasein est, lui appartient un pas-encore qu’il sera – c’est sa réserve d’être continuelle et constitutive. 2°) Pour l’étant qui n’est-pas-encore-en-rapport-à-la-fin, le fait d’arriver-à-sa-fin (la suppression ontologique de sa réserve d’être) se caractérise comme un n’être-plus-là. 3°) Pour le Dasein particulier, le fait d’arriver-à-la-fin implique un mode d’être pour lequel on ne peut pas le suppléer. (48.al. 4)

Il y a dans le Dasein une « incomplétude » continuelle, qu’il est impossible de supprimer et qui trouve sa fin avec la mort. Mais ce constat phénoménal selon lequel aussi longtemps que le Dasein est un pas-encore lui « appartient », est-il permis de l’interpréter comme étant une réserve d’être ? Concernant quel étant parlons-nous de réserve d’être ? L’expression désigne ce qui assurément « appartient » à un étant mais lui manque encore à un moment donné. En tant que fait de manquer, ce qui est à être est fondé dans une appartenance. Par exemple, est à être ce qui reste à recouvrer du règlement d’une dette. Ce qui reste à recouvrer n’est pas encore à disposition. En tant que suppression de ce qui reste à recouvrer, l’apurement de la « dette », signifie la « rentrée » de ce qui reste dû, autrement dit le règlement, suivant un échéancier, par lequel le pas-encore est en quelque sorte anticipé jusqu’à ce que la somme totale due ait été « réunie ». « À être » désigne par conséquent le fait de n’être-pas-encore-réuni à l’ensemble auquel on appartient. Sur le plan ontologique, ceci implique que sont inutilisables à un instant donné des éléments qui ont le même mode d’être que ceux déjà utilisables, lesquels, de leur côté, ne modifient pas leur mode d’être avec l’addition de leur complément. Ce qui demeure en dehors de l’ensemble va être effacé au fur et à mesure du remboursement. L’étant pour lequel quelque chose est encore à être a le mode d’être de l’étant utilisable. L’ensemble, y compris l’ensemble complémentaire qui s’y rapporte et en dérive, nous le caractérisons comme étant une somme. (48.al. 5)

Mais cet ensemble complémentaire qui appartient à l’ensemble incomplet, autrement dit cet ensemble qui, en tant que réserve d’être, manque à l’ensemble incomplet, ne saurait définir ontologiquement le pas-encore qui, en tant que mort possible, relève du Dasein. Cet étant complémentaire, en effet, n’a pas le mode d’être d’un étant intramondain utilisable. L’ensemble continuellement incomplet de l’étant qu’est le Dasein « dans le cours de son existence », et ce jusqu’à ce qu’il ait achevé « son parcours », ne se constitue pas au moyen de l’ajout « progressif », morceau par morceau, d’un étant utilisable ou substantiel. Le Dasein n’est pas un ensemble qui deviendrait complet à partir du moment où son pas-encore se serait clôturé, et cela d’autant moins que, ainsi clôturé justement, il n’est plus. Le Dasein existe de telle manière que son pas-encore lui appartient. Mais ne se donne-t-il pas de l’étant conforme à ce qu’il est et dont un pas-encore puisse lui appartenir, sans qu’il faille nécessairement que cet étant ait le mode d’être du Dasein ? (48.al. 6)

On peut dire, par exemple : le dernier quartier de la lune est encore à être, et ce jusqu’à ce qu’elle soit pleine. Le pas-encore se réduit, tandis que disparaît l’ombre qui le dissimule. Néanmoins, en tant que tout, la lune est toujours déjà substantielle. Abstraction faite de ce que, même pleine, la lune ne peut jamais être saisie entièrement, le pas-encore, ici, ne signifie nullement le fait que ne sont pas encore ensemble des parties qui lui appartiennent, mais il concerne uniquement ce que saisit la perception. Mais ce n’est pas seulement provisoirement et de temps à autre que le pas-encore appartenant au Dasein reste inaccessible à son expérience et à celle d’autrui, c’est absolument qu’il n’« est » pas encore « effectif ». Le problème ne concerne donc pas la saisie du pas-encore conforme à ce qu’est le Dasein, mais il concerne l’être – ou plutôt le non-être – de ce pas-encore. En tant qu’il est lui-même ce qu’il n’est pas encore, il faut que le Dasein le devienne, c’est-à-dire qu’il lui faut l’être. Par suite, afin de pouvoir déterminer par comparaison l’être conforme à ce qu’est le Dasein qu’est l’être du pas-encore dont il est ici question, il nous faut prendre en considération un étant au mode d’être duquel appartient le devenir. (48.al. 7)

Le fruit qui n’est pas mûr, par exemple, va au-devant de sa maturité. Au cours de ce mûrissement ce que le fruit n’est pas encore ne lui est pas rajouté en tant qu’élément pas-encore-substantiel. C’est lui-même qui se porte à la maturité et une telle façon de s’y porter caractérise son être en tant que fruit. À supposer que cet étant qu’est le fruit ne vienne pas de lui-même à maturité, tout ce que l’on pourrait imaginer pouvoir lui apporter ne saurait supprimer son immaturité. Le pas-encore qu’est l’absence de maturité ne désigne pas quelque chose d’autre qui se trouverait au-dehors et qui pourrait, de manière indifférente à l’égard du fruit, être substantiellement ajouté à celui-ci. Ce pas-encore désigne le fruit lui-même, et ce dans le mode d’être qui lui est spécifique. En tant qu’étant utilisable, la somme pas encore complète qu’est le fruit immature est « indifférente » à l’égard du complément inutilisable qui lui manque, à savoir le mûrissement. En toute rigueur, cette somme qu’est le fruit immature est à la fois indifférente et non-indifférente à l’égard de son complément. Toutefois, le fruit en cours de mûrissement, non seulement n’est pas indifférent à l’égard de l’immaturité en tant qu’elle serait un autre fruit que lui-même, mais encore, alors même qu’il est en train de mûrir, il est lui aussi, toujours, son pas-encore |La différence entre le tout et la somme, holon et pan, totum et compositum est connue depuis Platon et Aristote. À vrai dire, ce qu’a de systématique la modification catégoriale qu’implique cette séparation n’en est pas pour autant connu ni élevé au concept. À titre d’amorce d’une analyse détaillée des structures en question, E. Husserl, Recherches logiques, tome II, Recherche III, Sur la doctrine du tout et des parties|. (48.al. 8)

Ce qui, dans le Dasein, constitue son « incomplétude », à savoir le en-avance-sur-soi continuel, n’est ni ce qui reste à être d’un ensemble sommatif, ni même un être pas encore devenu accessible, mais c’est le pas-encore qu’un Dasein, en tant que l’étant qu’il est, a à chaque fois à être. Néanmoins, en dépit d’une certaine homologie, la comparaison avec l’immaturité du fruit laisse paraître des différences fondamentales. Les prendre en considération signifie que l’on se rend compte de ce qu’a d’indéterminé le discours tenu jusqu’ici au sujet de la « fin » et de la « finitude ». (48.al. 9)

Même si le mûrissement, autrement dit l’être spécifique du fruit, en tant que mode d’être du pas-encore (l’immaturité), concorde formellement avec le Dasein, en ce sens que celui-ci, tout comme celui-là, est (en un sens qui reste à délimiter) son pas-encore, cela ne peut pas signifier que la maturité en tant que « finalité » et la mort en tant que « fin » coïncident également quant à leur structure ontologique. En devenant mûr, le fruit se parachève. Mais la mort à laquelle parvient le Dasein, est-elle alors, en ce même sens, un parachèvement ? Avec sa mort, il est vrai, le Dasein a « achevé son chemin ». Mais a-t-il par là même, également, nécessairement épuisé les possibilités spécifiques qui sont les siennes ? Ne lui sont-elles pas bien plutôt précisément ôtées ? Même « inachevé », le Dasein finit. D’un autre côté, c’est si peu en premier lieu avec sa mort qu’il faut que le Dasein arrive à maturité, qu’il peut avoir déjà franchi cette maturité avant sa fin. Le plus souvent, il finit inachevé, à moins qu’il ne finisse délabré et usé. (48.al. 10)

Finir, cela ne veut donc pas forcément dire se parachever. La question devient donc plus pressante : en tant que façon de finir du Dasein, en quel sens faut-il que la mort soit conçue ? (48.al. 11)

De prime abord, finir signifie cesser, et cela en des sens ontologiquement divers. La pluie cesse. Elle n’est plus substantiellement présente. La route cesse. Le fait qu’elle finisse ne fait pas disparaître la route, mais cette cessation détermine la fin de la route comme étant cette route substantielle. En tant que cessation, le fait de finir peut par conséquent signifier : passer à l’état de non substantialité (la pluie a cessé), ou au contraire cesser d’être substantiel (la route cesse). Cette dernière façon de finir peut à son tour, ou bien déterminer un étant substantiel inachevé – une route en cours de construction s’interrompt –, ou bien encore constituer le « stade terminal » d’un étant substantiel – c’est avec le dernier coup de pinceau que le tableau en vient à être achevé. (48.al. 12)

Cependant, en tant que terminaison, la finitude n’inclut pas en soi le parachèvement. En revanche, ce qui réclame d’être parachevé, il faut d’abord que cela atteigne son stade terminal possible. Le parachèvement est un mode dérivé du « stade terminal ». Ce dernier n’est lui-même possible qu’en tant que détermination d’un étant substantiel ou utilisable. (48.al. 13)

Même le fait de finir, au sens de disparaître, peut encore se modifier, et cela conformément au mode d’être de l’étant concerné. Il a fini de pleuvoir, c’est-à-dire que la pluie a cessé de tomber. Le pain est fini, c’est-à-dire qu’il est consommé ; en tant qu’étant utilisable, il n’est plus à disposition. (48.al. 14)

Aucune de ces façons de finir ne saurait caractériser de façon adéquate la mort en tant que fin du Dasein. Si le trépas, en tant qu’être-achevé, était compris au sens de finir à la façon dont on vient d’en parler, alors le Dasein serait par là même posé en tant qu’étant substantiel ou en tant qu’étant utilisable. Mais dans la mort, le Dasein n’est ni parachevé, ni n’a disparu, ni même n’est terminé ou, en tant qu’étant utilisable, totalement à disposition. (48.al. 15)

De même que, aussi longtemps qu’il est, le Dasein est en permanence déjà son pas-encore, de même est-il également toujours déjà sa fin. Telle qu’on l’entend en parlant de la mort, la finitude ne signifie pas un être-achevé du Dasein, mais un être-destinalisé-par-la-mort [Sein zum Tode] de cet étant. La mort est une modalité d’être que le Dasein, aussitôt qu’il est, assume. « Dès qu’un homme vient à la vie, aussitôt il est assez vieux pour mourir » |Johannes von Tepl, Le laboureur de Bohème, PU Sorbonne, 2013, et in Vom Mittelalter zur Reformation, Forschungen zur Geschichte der deutschen Bildung, éd. K. Burdach, tome III, seconde partie, 1917, chapitre 20, p. 46|. (48.al. 16)

En tant qu’être-destinalisé-par-la-mort, la façon dont le Dasein finit réclame un éclaircissement ontologique tiré de son mode d’être. Et vraisemblablement, ce n’est également qu’à partir de la détermination existentiale de la façon de finir que l’on peut en venir à comprendre la possibilité qu’existe un être tel que le pas-encore, lequel être « précède » la « fin ». C’est la clarification existentiale de l’être-destinalisé-par-la-mort qui fournit une base satisfaisante pour délimiter le sens possible dans lequel on peut parler de finitude du Dasein, si tant est que cette finitude ait vocation à être constituée par la mort en tant que « fin ». (48.al. 17)

Notre tentative d’atteindre, à partir d’une clarification du pas-encore et via la caractérisation de la finitude, une compréhension du tout conforme à ce qu’est le Dasein ne nous a pas conduit au but que nous nous étions fixé. Elle n’a fait voir que du négatif : le pas-encore qu’est à chaque fois le Dasein répugne à être interprété comme étant une réserve d’être. Tant qu’on en reste à ces déterminations, la fin en rapport à laquelle le Dasein est reste déterminée de manière inadéquate. Mais en même temps, il convenait que la réflexion prenne le temps de comprendre qu’il lui fallait inverser sa démarche habituelle. Elle ne réussira à caractériser de façon positive les phénomènes en question (n’être-pas-encore, finitude, totalité) qu’en s’orientant sans équivoque sur la constitution d’être du Dasein. Grâce à l’examen que nous avons fait de l’appartenance régionale des structures de fin et de clôture de la totalité qui sont ontologiquement en contradiction avec le Dasein, cette orientation se trouve prémunie contre les fausses directions. (48.al. 18)

L’analyse existentiale de la mort et de son caractère de fin doit être conduite d’après le fil conducteur de la constitution fondamentale du Dasein acquise jusqu’ici, donc d’après le fil conducteur du phénomène du souci. (48.al. 19)

§ 49 La délimitation de l’analyse existentiale de la mort par rapport à d’autres interprétations possibles du phénomène (7 al.)

Nous allons tout d’abord consolider l’interprétation ontologique de la mort en soulignant explicitement ce dont cette interprétation ne peut pas s’enquérir et de ce sur quoi on ne peut attendre d’elle qu’elle renseigne ou instruise. (49.al. 1)

Au sens le plus large, la mort est un phénomène propre à la vie. La vie, il faut la comprendre comme étant le mode d’être duquel relève un être-au-monde. Ce mode d’être, on ne peut le fixer ontologiquement que si l’on s’oriente sur le Dasein de façon exclusive. Le Dasein lui aussi se laisse examiner en tant que pure vie. Pour sa mise en lumière physiologique et biologique, il est alors intégré à la région de l’être que nous connaissons en tant que monde animal et en tant que monde végétal. À l’intérieur de ce champ, on peut, au moyen de constatations ontiques, recueillir des données statistiques sur la durée de vie des plantes, des animaux et des hommes. Des connexions entre durée de vie, reproduction et croissance se font alors connaître. Les « sortes » de mort, leurs causes, les « dispositions » et les modalités suivant lesquelles elle survient, tout cela peut être exploré |Sur ce point l’exposé exhaustif d’Eugen Korschelt, Lebensdauer, Altern und Tod, 3ème édition, 1924, en particulier la riche bibliographie des pages 414 et suivantes|. (49.al. 2)

Une problématique ontologique est sous-jacente à cette exploration ontique et biologique de la mort. La question qui reste à poser est la suivante : comment, partant de la nature ontologique de la vie, celle de la mort se détermine-t-elle ? D’une certaine manière, l’investigation ontique portant sur la mort a, sur ce point, toujours déjà tranché. Des pré-concepts, plus ou moins clarifiés, de la vie et de la mort, y sont en effet à l’œuvre. Ils ont besoin d’être ébauchés à travers l’ontologie du Dasein. À l’intérieur de l’ontologie du Dasein, qui se situe en amont d’une ontologie de la vie, l’analyse existentiale de la mort est pour sa part subordonnée à ce qui caractérise la constitution fondamentale du Dasein. Pour dénommer la façon dont l’être vivant finit, nous avons dit : il périt. Dans la mesure où le Dasein « a » aussi sa mort physiologique, mort qui est de l’ordre de la vie mais n’est pas ontiquement isolée et est déterminée aussi par le mode d’être du Dasein ; dans la mesure où, en tant que Dasein, il ne fait pas que périr, nous qualifions de décès ce qui survient au Dasein. Le terme de trépas, quant à lui, nous l’appliquerons à la modalité d’être dans laquelle le Dasein est en rapport à sa propre mort. En conséquence de quoi, il faut dire : le Dasein ne périt jamais. Mais il décéde, et réalise ainsi le trépas. L’investigation biologique et médicale concernant le décès est en mesure d’obtenir des résultats qui peuvent également être significatifs sur le plan ontologique, mais cela à condition que soit assurée l’orientation fondamentale propice à une interprétation existentiale de la mort. À moins qu’il ne nous faille concevoir la maladie et la mort en général – et cela même du point de vue médical – prioritairement comme des phénomènes existentiaux ? (49.al. 3)

L’interprétation existentiale de la mort précède toute biologie et toute ontologie de la vie. Mais avant tout, elle est également au fondement de toute investigation concernant la mort, que cette investigation soit d’ordre historico-biographique ou qu’elle soit d’ordre psycho-ethnologique. Une « typologie » du « trépas » en tant que caractérisation des états et des modalités dans lesquels le décès est « vécu » présuppose déjà que la mort soit conceptualisée. En outre, une psychologie du « trépas » apporte plutôt des renseignements sur la « vie » de ceux qui trépassent que sur le trépas lui-même. Ceci ne fait que refléter la chose suivante : au moment où le Dasein le vit son décès ne se confond pas avec son trépas. Pareillement, les conceptions de la mort qu’ont les primitifs, leurs attitudes, dans la magie et le culte à l’égard des morts, tout cela éclaire principalement la compréhension qu’ils ont du Dasein dont l’interprétation réclame déjà une analytique existentiale et un concept de la mort qui lui corresponde. (49.al. 3)

D’un autre côté, l’analyse ontologique de l’être-destinalisé-par-la-mort n’anticipe aucune prise de position existentielle à l’égard de la mort. Même si la mort en vient à être définie comme la « fin » du Dasein, c’est-à-dire comme la fin de l’être-au-monde, cela n’implique aucune décision d’ordre ontique quant à la question de savoir si, « après la mort », un autre être, supérieur ou inférieur, est possible, si le Dasein « continue de vivre », voire si, se « survivant à lui-même », il est « immortel ». Dans l’ordre ontique, sur l’« au-delà » et sa possibilité, on en vient à trancher tout aussi peu que sur l’« ici-bas », comme s’il s’était agi de proposer, à des fins d’« édification », des normes et des règles de comportement vis-à-vis de la mort. L’analyse de la mort reste toutefois cantonnée à l’« ici-bas », et ce dans la mesure où elle interprète le phénomène exclusivement sur le point de savoir comment, en tant que possibilité d’être du Dasein, ce phénomène investit celui-ci de toutes parts. Poser la question de ce qui serait après la mort, on ne le peut sensément sur le plan de la méthode que si la mort est conçue dans la plénitude de sa nature ontologique. Quant à savoir si une telle question est une question théorique possible, cela reste en suspens. L’interprétation ontologique de la mort, cantonnée à l’ici-bas, précède toute spéculation ontique portant sur l’au-delà. (49.al. 4)

En définitive, ce que l’on pourrait examiner sous le titre d’une « métaphysique de la mort » se tient en dehors du domaine d’une analyse existentiale de la mort. Comment, et quand, la mort « est-elle entrée dans le monde » ? Quel « sens » peut-elle avoir, quel sens convient-il qu’elle ait, en tant que mal et que souffrance, dans le tout de l’étant ? Ces questions présupposent nécessairement une compréhension qui ne soit pas limitée au caractère d’être de la mort, mais qui inclue également l’ontologie du tout de l’étant, et tout particulièrement la clarification ontologique du mal et de la négativité. (49.al. 5)

Sur le plan de la méthode, l’analyse existentiale se situe en amont des questions que posent une biologie, une psychologie, une théodicée et une théologie de la mort. Considérés ontiquement, les résultats qu’elle obtient sont la manifestation du formalisme spécifique inhérent à toute caractérisation ontologique. Toutefois, cela ne doit pas nous rendre aveugles à la structure riche et complexe du phénomène. Si le Dasein n’est jamais accessible en tant qu’étant substantiel, et cela parce que, d’une manière qui lui est propre, l’être-de-possibilités participe de son mode d’être, alors on est encore moins autorisé à déchiffrer la structure ontologique de la mort, si tant est par ailleurs que la mort puisse être considérée comme une possibilité ultime du Dasein. (49.al. 6)

D’un autre côté, l’analyse ne peut pas s’en tenir à une idée de la mort qui soit imaginée au hasard et sans guide. On ne contrôlera le risque de l’arbitraire de l’analyse que grâce à une caractérisation ontologique préalable du mode d’être dans lequel la « fin » investit de toutes parts la quotidienneté moyenne du Dasein. Pour cela, il faut que soient pleinement représentées les structures de la quotidienneté qui ont été mises en évidence jusqu’ici. Il est en effet inhérent à la nature de toute investigation ontologique que, dans une analyse existentiale de la mort, soient évoquées des possibilités existentielles de l’être-destinalisé-par-la-mort qui s’y rapporte. Il faut d’autant plus expressément que la détermination existentiale du concept de mort s’accorde avec l’absence de détermination existentielle que son caractère de possibilité propre au Dasein apparaît avec le plus d’acuité. La problématique existentiale a pour cible la mise en évidence de la structure ontologique de l’être-destinalisé-par-la-mort qu’est le Dasein |L’anthropologie qui a été élaborée dans la théologie chrétienne a toujours – depuis Paul jusqu’à la Meditatio futurae vitae de Calvin – regardé la mort en même temps qu’elle interprétait la « vie ». W. Dilthey, dont les tendances philosophiques propres visaient une ontologie de la « vie », ne pouvait méconnaître le lien que celle-ci entretient avec la mort. « Et le rapport enfin, celui qui détermine le plus profondément et le plus généralement le sentiment de notre existence [Dasein], c’est celui qui lie la vie à la mort ; car la limitation, par la mort, de notre existence est toujours décisive pour notre compréhension et notre appréciation de la vie. » Das Erlebnis und die Dichtung, 2ème édition, p. 21. Récemment, G. Simmel a lui aussi expressément incorporé le phénomène de la mort dans la détermination de la « vie », à vrai dire sans clairement dissocier la problématique ontique et biologique de la problématique ontologique existentialement fondée. Lebensanschauung. Vier metaphysische Kapitel, 1918, p. 99-153. Pour la présente investigation, il convient de comparer : K. Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen, 3ème édition, 1925, p. 229 sq, en particulier les p. 259-270. Jaspers saisit la mort d’après le fil conducteur du phénomène de la « situation-limite », dont la signification fondamentale dépasse toute typologie des « points de vue » et des « images du monde ». Les suggestions de W. Dilthey ont été reprises par Rudolf Unger dans son ouvrage : Herder, Novalis und Kleist. Studien über die Entwicklung des Todesproblems im Denken und Dichten von Sturm und Drang sur Romantik, 1922. Unger livre une méditation sur son mode de questionnement dans la conférence : Literaturgeschichte als Problemgeschichte. Zur Frage geisteshistorischer Synthese, mit besonderer Beziehung auf W. Dilthey in Écrits de la société savante de Königsberg, science de l’esprit, classe I, 1, 1924. Unger voit clairement l’importance de la recherche phénoménologique pour poser radicalement les bases des « problèmes de la vie », op. cit., p. 17 sq|. (49.al. 7)

§ 50 L’ébauche de la structure ontologique existentialement fondée de la mort (9 al.)

Les considérations sur la réserve d’être, la fin et la clôture de la totalité ont montré la nécessité d’interpréter le phénomène de la mort en tant qu’être-destinalisé-par-la-mort en partant de la constitution fondamentale du Dasein. C’est de cette seule façon que peut devenir claire la mesure dans laquelle est possible, dans le Dasein lui-même, et conformément à sa structure d’être, un être-total qui comporte l’être-destinalisé-par-la-mort. Nous avons fait apparaître que le souci est la constitution fondamentale du Dasein. La signification ontologique de ce terme, nous l’avons exprimée dans la « définition » suivante : en-avance-sur-soi de qui-fut-dans-un-monde et cela en tant qu’être-auprès-de-l’étant intramondain présent |§ 41-3|. Par là sont exprimés les trois caractères fondamentaux de l’être du Dasein : dans le en-avance-sur-soi c’est l’existence qui est exprimée ; dans le qui-fut-dans-un-monde, c’est la facticité ; dans l’être-auprès-de-l’étant, c’est la déchéance-dans-le-quotidien. Si vraiment la mort fait partie de l’être du Dasein, alors il faut que l’on puisse la déterminer, ou plutôt déterminer l’être-destinalisé-par-la-mort, à partir de ces caractères fondamentaux. (50.al. 1)

Il s’agit de préciser dans ses grandes lignes comment l’existence, la facticité et la déchéance-dans-le-quotidien du Dasein se révèlent à même le phénomène de la mort. (50.al. 2)

L’interprétation du pas-encore, et par là également celle du pas-encore le plus extrême, donc le pas-encore de la fin du Dasein, au sens d’une réserve d’être a été rejetée comme étant inadéquate ; en effet, en faisant de ce pas-encore un étant substantiel, pareille interprétation impliquait une compréhension ontologique erronée du Dasein. Existentialement, l’être-achevable veut dire : l’être-destinalisé-par-la-mort. Le pas-encore le plus extrême a le caractère de quelque chose à quoi le Dasein se rapporte. La fin guette le Dasein. La mort n’est pas un étant qui n’est pas encore substantiel, elle n’est pas non plus une ultime réserve d’être, mais elle est une perspective. (50.al. 3)

Cependant, en tant qu’être-au-monde, le Dasein peut avoir bien des choses en perspective. Ce qui caractérise la perspective n’est en soi pas un critère distinctif de la mort. À contrario : une telle interprétation pourrait laisser supposer qu’il faudrait comprendre la mort au sens d’un événement que le Dasein guetterait et qui serait présent comme l’est ce qui relève du monde ambiant. Peuvent être en perspective, voire imminents, par exemple, un orage, des travaux à accomplir dans une maison, l’arrivée d’un ami, par conséquent des étants qui sont soit substantiels, soit utilisables, soit relèvent de l’être-l’un-avec-l’autre. La mort en perspective n’a pas un être de cette sorte. (50.al. 4)

Mais pour le Dasein, peuvent également être en perspective, par exemple, un voyage, un différend avec les autres, ou le fait de renoncer à ce que lui-même peut être : toutes possibilités d’être qui sont les siennes et qui sont fondées dans l’être-en-commun-avec les autres. (50.al. 5)

La mort est une possibilité d’être que le Dasein a, à chaque fois, à assumer lui-même. Avec la mort, c’est le Dasein lui-même qui se met en perspective en son pouvoir-être le plus propre. En cette possibilité, il y va, pour le Dasein, de son être-au-monde. Sa mort est la possibilité qu’il puisse ne-plus-être-là. Dès lors que le Dasein met en perspective cette possibilité de soi-même qu’il est, il est renvoyé à son pouvoir-être le plus propre. Alors qu’il se met de la sorte en perspective, tous les rapports aux autres Dasein sont dissouts. Cette possibilité la plus sienne, non relative, est en même temps le fond de ses possibilités. En tant que pouvoir-être, le Dasein n’a pas la capacité d’aller au-delà de la possibilité de la mort. La mort est la possibilité d’une impossibilité absolue que le Dasein soit encore. Ainsi la mort se révèle-t-elle comme la possibilité du Dasein la plus propre, non relative et indépassable. En tant que telle, elle constitue une perspective insigne. La possibilité existentiale de la mort est fondée dans le fait que le Dasein est par essence ouvert à lui-même, et cela précisément dans la modalité du en-avance-sur-soi. Ce moment structurel du souci trouve dans l’être-destinalisé-par-la-mort sa forme concrète la plus originelle. L’être-destinalisé-par-la-mort se définit phénoménalement comme l’être en rapport à la possibilité du Dasein qui vient d’être caractérisée. (50.al. 6)

Cependant, la possibilité la plus propre, non relative et indépassable, de la mort le Dasein ne se la procure pas après coup, et incidemment. Mais dès lors qu’il existe, le Dasein a été jeté-là dans cette possibilité. Qu’il soit livré à sa mort et que celle-ci, de ce fait, participe de son être-au-monde, c’est ce dont le Dasein, de prime abord et le plus souvent, n’a aucun savoir explicite ou théorique. L’être-jeté-là face à la mort, c’est dans la tonalité affective de l’angoisse qu’il se révèle de la façon la plus originelle |§ 40|. L’angoisse du Dasein devant la mort est angoisse « devant » son pouvoir-être le plus propre, non relatif et indépassable. Ce devant quoi cette angoisse s’angoisse, c’est l’être-au-monde lui-même. Ce pourquoi cette angoisse s’angoisse, c’est le pouvoir-être du Dasein. L’angoisse devant la mort ne doit pas être confondue avec la peur du décès. Elle n’est pas une quelconque et occasionnelle tonalité affective qui pourrait être regardée comme un aveu de « faiblesse » de l’individu ; en tant qu’affect fondamental du Dasein, elle est au contraire l’ouverture au fait que le Dasein existe en tant qu’être-jeté-là ayant la perspective de sa fin. Ainsi se précise le concept existential du trépas comme l’être ayant été jeté-là dans la perspective de son pouvoir-être le plus propre, non relatif et indépassable. Ce qui distingue le trépas d’une pure disparition ou d’un simple périr, et finalement d’une « expérience vécue » du décès a ainsi gagné en netteté. (50.al. 7)

L’être-destinalisé-par-la-mort ne naît pas en premier lieu d’une attitude du Dasein qui ferait de temps en temps apparition, mais par essence il participe de l’être-jeté-là du Dasein, lequel être-jeté-là se révèle tel ou tel dans la tonalité affective. Le « savoir », ou le « non-savoir » qui règne à chaque fois dans le Dasein concernant l’être-destinalisé-par-la-mort le plus propre n’est que l’expression de la possibilité existentielle que ledit Dasein a de se maintenir dans cet être de diverses manières. De ce que nombreux sont ceux qui ignorent ce qu’il en est de la mort on ne saurait tirer argument pour prouver que l’être-destinalisé-par-la-mort ne ferait pas « universellement » partie du Dasein, mais on est en droit d’en tirer l’argument que, de prime abord et le plus souvent, le Dasein se dissimule l’être-destinalisé-par-la-mort le plus sien en fuyant devant lui. Aussi longtemps qu’il existe, le Dasein a son trépas en perspective, mais, de prime abord et le plus souvent, il l’a dans la modalité de la déchéance-dans-le-quotidien. En effet, du fait qu’il existe en situation, le Dasein n’est pas seulement un pouvoir-être-au-monde qui, comme tel et sans préférence particulière, a été jeté-là, mais il est également toujours déjà immergé dans le « monde » dont il se préoccupe. Dans cet être-auprès-de-l’étant de la déchéance-dans-le-quotidien s’annonce la fuite du Dasein hors de l’inquiétante étrangeté, c’est-à-dire la fuite devant l’être-destinalisé-par-la-mort qui est sien. L’existence, la facticité, la déchéance-dans-le-quotidien caractérisent l’être-destinalisé-par-la-mort et sont par conséquent constitutives du concept existential de la mort. S’agissant de sa possibilité ontologique, le trépas est fondé dans le souci. (50.al. 8)

Mais si, originellement et par essence, l’être-destinalisé-par-la-mort participe de l’être du Dasein, alors il faut également – même si c’est, de prime abord, improprement – que l’on puisse le mettre en lumière dans la quotidienneté. Et à supposer que l’être-destinalisé-par-la-mort offre au Dasein la possibilité existentiale d’un être-total existentiel, il fournirait par là-même la confirmation phénoménale de notre thèse : le souci est le terme ontologique adéquat pour qualifier le tout structurel du Dasein. Toutefois, une ébauche du lien étroit qui rattache l’être-destinalisé-par-la-mort au souci ne suffit pas pour justifier totalement cette proposition sur le plan phénoménal. C’est avant tout dans la forme concrète immédiate du Dasein, autrement dit dans sa quotidienneté, que ce lien doit être rendu visible. (50.al. 9)

§ 51 L’être-destinalisé-par-la-mort et la quotidienneté du Dasein (7 al.)

Afin de mettre en évidence l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien et moyen, nous prendrons nos repères dans les structures de la quotidienneté qui ont été conquises précédemment. Dans l’être-destinalisé-par-la-mort, le Dasein se rapporte à lui-même en tant que pouvoir-être. Mais le soi-même de la quotidienneté, c’est le on |§ 27| ; le on se constitue dans l’état d’explicitation public, lequel s’exprime ouvertement dans le bavardage. Il faut par conséquent que ce dernier rende manifeste la manière dont le Dasein quotidien s’explicite à lui-même son être-destinalisé-par-la-mort. Le fondement de l’explicitation est à chaque fois formé par une compréhension, laquelle est également toujours dans un certaine disposition affective. La question qu’il faut poser est donc la suivante : comment la compréhension qui est dans une certaine disposition affective et qui est présente dans le bavardage inhérent au on a-t-elle ouvert l’être-destinalisé-par-la-mort ? Comment le on, tel qu’il comprend, se rapporte-t-il à la possibilité la plus sienne, non relative et indépassable du Dasein ? Quelle est la tonalité affective qui révèle au on que celui-ci est livré à la mort et de quelle manière le fait-elle ? (51.al. 1)

L’être-public de l’entregent quotidien « sait » que la mort est une rencontre qui se produit continuellement, et cela en tant que cas de mort. Tel ou tel, qu’il s’agisse d’un proche ou d’un étranger, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour, et à toute heure. « La mort » est présentée comme un événement bien connu et qui se produit de façon intramondaine. En tant que telle, elle ne cesse de passer inaperçue |§ 16|, et participe à ce qui est présent au quotidien. Le on s’est également déjà assuré d’une explicitation de cet événement. Ce que veulent dire, à ce sujet, les discours « de circonstance », qu’ils soient proférés ou étouffés, c’est : on finit bien par mourir un jour, mais, pour le moment, on reste soi-même non concerné. (51.al. 2)

L’analyse du « on meurt » révèle sans équivoque le mode d’être de l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien. Par de tels propos, la mort est comprise comme étant un quelque chose d’incertain qui doit en priorité forcément arriver d’on ne sait où, mais un quelque chose qui n’est pas encore présent ni approchant et n’est donc pas menaçant. Le « on meurt » propage l’opinion selon laquelle la mort, en quelque sorte, frapperait le on. L’explicitation publique du Dasein dit : « on meurt », parce qu’ainsi tout un chacun, et soi-même en particulier, on peut se convaincre qu’à chaque fois, justement, ce n’est pas moi qui suis concerné ; car ce on, ce n’est personne. Le « fait de mourir un jour » se trouve ramené au niveau d’un événement qui certes atteint le Dasein, mais qui n’appartient à personne en particulier. S’il est un cas où l’équivocité s’attache au bavardage, c’est bien dans cette façon de parler de la mort. Le fait que je mourrai un jour, fait qui par essence est mien, et ce sans interchangeabilité possible, est retourné en un événement qui se produit publiquement, événement qui est connu du on. Cette façon d’en parler fait de la mort un « cas » se produisant continuellement. Elle la fait passer pour toujours déjà « effective » et masque la possibilité qui caractérise la mort, ainsi que, du même coup, les moments essentiels qui vont avec, à savoir qu’elle est non relative et indépassable. Avec une telle équivoque, s’agissant d’un pouvoir-être ultime appartenant au soi-même qui lui est le plus propre, le Dasein se met en position de se perdre dans le on. Le on donne raison au Dasein, et il accroît la tentation qui est la sienne de se dissimuler l’être-destinalisé-par-la-mort qui est sien |§ 38|. (51.al. 3)

Se dérober en face de la mort en la dissimulant gouverne si obstinément la quotidienneté que, dans l’être-l’un-avec-l’autre, les « proches » cherchent souvent encore, précisément, à persuader le « mourant » qu’il se soustraira à la mort et qu’il retournera bientôt dans la quotidienneté tranquille du monde dont il se préoccupe. Une telle « sollicitude » vise à « réconforter » le « mourant ». Elle manifeste le souhait qu’il réintègre pleinement son Dasein, et, pour ce faire, elle l’aide (ou pense l’aider) à masquer plus complètement la possibilité d’être, non relative, qui est la sienne. C’est de cette façon que le on se préoccupe en permanence de soulager quant à la mort. Mais au fond, ce réconfort ne s’adresse pas seulement au « mourant », mais il s’adresse tout aussi bien à ceux qui le « réconfortent ». Et même en cas de décès il convient que l’être-public, dans l’état d’insouciance où le plonge ce dont il se préoccupe, n’en vienne pas à être dérangé ni troublé outre mesure par l’événement. Il n’est même pas rare que l’on voie dans le trépas des autres un désagrément social quand ce n’est pas un manque de tact duquel l’être-public doit être préservé |Dans son récit La mort d’Ivan Illitch, Léon Tolstoï a décrit le phénomène de ce « on meurt », qui bouleverse tout et où tout s’effondre|. (51.al. 4)

Mais dans le temps où, en l’écartant ainsi de sa mort, il soulage le Dasein, le on prend position sur le plan du droit et du prestige, et cela par l’établissement des règles tacites concernant la façon dont on doit en général se comporter à l’égard de la mort. « Penser à la mort » passe déjà en public pour de la poltronnerie, un manque d’assurance de la part du Dasein, et une fuite du monde. Le on ne laisse pas se propager l’état d’âme qui porte à l’angoisse devant la mort. La domination qu’exerce l’état d’explicitation public du on a également déjà décidé de la tonalité affective à partir de laquelle la position à adopter à l’égard de la mort va se déterminer. Dans l’angoisse devant la mort, le Dasein en vient à être porté en face de lui-même, livré qu’il est alors à sa possibilité indépassable. Le on prend soin de convertir cette angoisse en une peur d’un événement qui arrive. En outre, une fois devenue peur, et de ce fait rendue équivoque, l’angoisse passera pour une faiblesse qu’un Dasein sûr de soi ne saurait connaître. Conformément au décret tacite du on, ce qu’il « convient » d’observer, c’est un calme impassible en face du « fait » que l’on meurt. La formation d’une telle impassibilité « souveraine » dépossède ainsi le Dasein de son pouvoir-être proprement sien et non relatif. (51.al. 5)

Or la tentation-à-déchoir, le réconfort et l’aliénation sont caractéristiques du mode d’être qu’est la déchéance-dans-le-quotidien. En tant qu’il est dans la déchéance-dans-le-quotidien, l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien est continuellement en fuite devant la mort. L’être-destinalisé-par-la-mort adopte le mode de la dérobade devant cette fin qui réinterprète ladite fin improprement et la masque. En fait, que le Dasein à chaque fois particulier meurt toujours déjà, c’est-à-dire qu’il soit dans un être-destinalisé-par-la-mort originel, il se le cache à lui-même en remodelant la mort pour en faire un cas de mort se produisant quotidiennement chez les autres et qui nous donne éventuellement plus clairement encore l’assurance que soi-même, on « est » encore bien « en vie ». Mais avec cette fuite devant la mort, fuite du Dasein dans la déchéance-dans-le-quotidien, la quotidienneté dudit Dasein atteste que le on lui-même également est déterminé en tant qu’être-destinalisé-par-la-mort. Pour le Dasein, dans la quotidienneté moyenne, il y va en permanence de ce pouvoir-être le plus sien, non relatif et indépassable, ne serait-ce même que lorsqu’il se préoccupe uniquement de rester impassible, sans être inquiété, face au fond ultime de la possibilité de son existence. (51.al. 6)

Mais en même temps, le fait d’avoir mis en évidence l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien nous donne comme instruction de tenter, au moyen d’une interprétation plus pénétrante de l’être-destinalisé-par-la-mort dans la déchéance-dans-le-quotidien, en tant que cet être se dérobe devant ladite mort, d’assurer le concept existential plein d’être-destinalisé-par-la-mort. Une fois que ce devant quoi le Dasein fuit aura été rendu phénoménalement visible, il faut que se laisse sasir phénoménologiquement la façon dont le Dasein, alors qu’il se dérobe devant sa mort, la comprend lui-même |Pour ce qui concerne cette possibilité méthodologique, on se reportera à ce que nous avons dit lors de l’analyse de l’angoisse, § 40|. (51.al. 7)

§ 52 L’être-destinalisé-par-la-mort et le concept existential complet de la mort (17 al.)

Dans l’ébauche existentiale que nous venons d’élaborer, l’être-destinalisé-par-la-mort a été déterminé comme l’être dans la perspective du pouvoir-être le plus sien, non relatif et indépassable. L’être qui existe avec cette possibilité en perspective se porte en face de l’impossibilité absolue de l’existence. Par-delà cette caractérisation apparemment vide de l’être-destinalisé-par-la-mort s’est révélée la forme concrète que prend cet être dans le mode de la quotidienneté. Conformément à la propension à la déchéance-dans-le-quotidien qui, pour la quotidienneté, est la plus courante, l’être-destinalisé-par-la-mort s’est révélé être déterminé par l’acte de se dérober devant la mort en se la dissimulant. Alors que notre investigation a commencé par passer de l’ébauche formelle de la structure ontologique de la mort à l’analyse concrète de l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien, il convient à présent, en suivant le chemin inverse, de conquérir le concept existential plein de la mort en passant par une interprétation complémentaire de l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien. (52.al. 1)

L’explicitation de l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien s’en est tenue au bavardage propre au on : on finira bien par mourir un jour, mais, pour l’instant, ce n’est pas encore le cas. Jusqu’à présent, nous avons interprété uniquement le « on meurt » en tant que tel. En disant « un jour, mais, pour l’instant, ce n’est pas encore le moment », la quotidienneté ajoute quelque chose comme une certitude de la mort. Personne ne doute que l’on meure un jour. Mais cette « absence de doute » n’a nul besoin d’abriter déjà en elle l’être-certain correspondant à ce en tant que quoi la mort, prise au sens de la possibilité ultime, investit le Dasein de toutes parts. La quotidienneté en reste à cet ajout équivoque de la « certitude » de la mort – cela pour l’édulcorer, dissimulant ainsi encore davantage le fait que l’on meurt un jour, pour que s’allège l’être-jeté-là face à la mort. (52.al. 2)

D’après son sens, la propension du Dasein à se dérober devant la mort en la dissimulant n’est en réalité pas capable d’être « certaine » de la mort, et cependant elle est dans cette certitude. Qu’en est-il alors de cette « certitude » de la mort ? (52.al. 3)

Être certain d’un étant, cela veut dire : le tenir pour vrai. Mais la vérité signifie l’être-dévoilé de l’étant. Or, sur le plan ontologique, tout être-dévoilé est fondé dans l’ouverture du Dasein qui est la vérité la plus originelle |§ 44|. En tant qu’étant en même temps ouvert et ouvrant, en tant qu’étant dévoilant, le Dasein est par essence « dans la vérité ». Mais la certitude est fondée dans la vérité dont elle fait co-originellement partie. Tout comme le terme de « vérité », l’expression « certitude » a donc une double signification. Originellement, vérité équivaut à dire être-ouvrant en tant qu’attitude du Dasein. La signification qui en dérive vise l’être-dévoilé de l’étant. De manière correspondante, la certitude équivaut originellement à signifier l’être-certain en tant que mode d’être du Dasein. C’est toutefois dans une signification dérivée que l’étant dont le Dasein peut être certain en vient à être nommé « certain ». (52.al. 4)

La conviction est un mode de la certitude. En elle, le Dasein laisse au seul témoignage de la chose dévoilée comme vraie le soin de déterminer ce qu’il comprend d’elle. En tant que fait de se tenir dans la vérité, le fait de tenir pour vrai est suffisant dès lors qu’il est fondé dans l’étant qui est dévoilé lui-même et que, en tant qu’être en rapport à l’étant dévoilé de la sorte, le Dasein est devenu lucide sur lui-même s’agissant de son adéquation audit étant. Cette adéquation est manquante dans le cas de l’invention arbitraire ou du simple « avis » concernant un étant. (52.al. 5)

Que le tenir-pour-vrai soit suffisant, cela se mesure d’après la prétention à la vérité dont il relève. Sa légitimité, cette prétention la reçoit du mode d’être de l’étant qu’il s’agit d’ouvrir et de la direction que prend l’acte d’ouvrir. Étant donné la diversité de l’étant et conformément à la propension ainsi qu’à la portée qui guident cet acte d’ouvrir, l’espèce de la vérité varie, et avec elle la certitude. Le présent examen reste en conséquence restreint à une analyse de l’être-certain de la mort qui, finalement, représente une certitude existentielle ultime. (52.al. 6)

Le plus souvent, le Dasein quotidien dissimule la possibilité la plus sienne, non relative et indépassable de son être. Cette propension factuelle à dissimuler confirme notre thèse : en tant qu’il est en situation, le Dasein est dans la « non vérité » |§ 44|. En conséquence, la certitude qui relève d’un tel acte dissimulateur de l’être-destinalisé-par-la-mort, doit être soit un tenir pour vrai inadéquat, soit une incertitude au sens du doute. La certitude inadéquate tient ce dont elle est certaine dans l’occultation. Dès lors que l’« on » comprend la mort comme étant un événement et comme ce qui relève du monde ambiant, la certitude qui en découle n’atteint pas réellement l’être-destinalisé-par-la-mort. (52.al. 7)

On dit : il est certain que « la » mort arrive. On le dit, et le on perd de vue que, pour pouvoir être certain de la mort, il faut à chaque fois que le Dasein particulier soit lui-même certain de son pouvoir-être le plus sien et non relatif. On dit que la mort est certaine, et l’on implante alors dans le Dasein l’illusion qu’il serait lui-même certain de sa mort. Et sur quoi l’être-certain quotidien se base-t-il ? Manifestement pas sur une simple persuasion réciproque. Et pourtant, on fait chaque jour l’expérience du décès des autres. La mort est un indéniable « fait d’expérience ». (52.al. 8)

La façon dont l’être-destinalisé-par-la-mort quotidien comprend la certitude fondée de la sorte se trahit lorsqu’il tente de « penser » au sujet de la mort, fût-ce avec une prudence critique, ce qui veut bel et bien dire de façon adéquate. Autant que l’on sache, tous les hommes « meurent ». Pour tout homme, la mort est au plus haut point vraisemblable, mais quand même pas « absolument » certaine. En toute rigueur, ce qu’on est en droit d’attribuer à la mort, c’est « uniquement » une certitude empirique. Elle reste forcément en deçà de la certitude la plus élevée, celle, apodictique, que nous atteignons dans certains domaines de la connaissance théorique. (52.al. 9)

À même cette détermination « critique » de la certitude de la mort et de la perspective qui est la sienne, se manifeste à nouveau d’emblée ce qui caractérise la quotidienneté, à savoir sa méconnaissance du mode d’être qu’ont le Dasein et l’être-destinalisé-par-la-mort qui en fait partie. Que, en tant qu’événement qui se produira, le décès soit certain « seulement » empiriquement, cela n’est en rien décisif en ce qui concerne la certitude de la mort. Il se peut que les cas de mort soient l’occasion factuelle pour le Dasein de se rendre somme toute immédiatement attentif à la mort. Mais tant qu’il reste dans la certitude empirique ci-dessus indiquée, le Dasein n’est pas capable de devenir certain de la mort quant à la façon dont elle « est ». Quand bien même, dans l’être-public du « on » le Dasein ne « parle » apparemment que de cette certitude « empirique » de la mort, il ne s’en tient pourtant pas, au fond, exclusivement et en priorité, aux cas de mort qui se produisent. Alors qu’il se dérobe à sa propre mort, même l’être-destinalisé-par-la-mort est certain de la mort, mais il l’est tout autrement pourtant qu’il ne voudrait bien en convenir dans une méditation purement théorique. Cet « autrement », la quotidienneté, le plus souvent, se le masque. Elle n’ose pas devenir lucide à cet égard. Avec la tonalité affective quotidienne que nous avons caractérisée de la façon suivante : en face du « fait » certain de la mort, la supériorité qu’affiche le Dasein qui se préoccupe « avec crainte », mais apparemment sans angoisse dans la quotidienneté ajoute une certitude « plus élevée » que la certitude seulement empirique. On sait que la mort est certaine, et pourtant, en réalité, on n’en « est » pas certain. La déchéance-dans-le-quotidien du Dasein a connaissance de la certitude de la mort et en esquive pourtant l’être-certain. Mais phénoménalement, cette dérobade, à travers ce devant quoi elle se dérobe, atteste qu’il faut concevoir la mort comme étant la possibilité du Dasein la plus sienne, non relative, indépassable, certaine. (52.al. 10)

On dit : la mort arrive à coup sûr, mais pour l’instant, ce n’est pas encore le moment. Avec ce « mais », le « on » dénie à la mort la certitude. Le « pour l’instant, ce n’est pas encore le moment » n’est pas un simple énoncé négatif, mais c’est une explicitation par lui-même du « on » par laquelle il se renvoie à ce qui de prime abord reste encore accessible pour le Dasein et dont celui-ci peut se préoccuper. La quotidienneté insiste sur l’urgence de la préoccupation et se débarrasse ainsi du carcan qu’est le fait de se fatiguer à « penser à la mort ». Celle-ci est remise à « plus tard », en invoquant l’« avis général ». C’est ainsi que le on dissimule ce qu’a de particulier la certitude de la mort, à savoir qu’elle est à tout instant possible. La certitude de la mort va de pair avec l’indétermination de l’heure où elle arrivera. L’être-destinalisé-par-la-mort quotidien se dérobe devant elle, et il le fait en lui attribuant cette certitude spécifique. Mais une telle façon de la déterminer ne peut pas signifier que l’on suppute l’heure où le décès interviendra. Devant une telle détermination d’être, le Dasein prend plutôt la fuite. L’indétermination de la mort certaine, la préoccupation quotidienne la fixe de telle sorte qu’elle interpose devant elle les urgences et les possibilités prévisibles du quotidien immédiat. (52.al. 11)

Mais la dissimulation de l’indétermination atteint simultanément la certitude. Ainsi se masque le caractère de possibilité le plus sien de la mort : elle est certaine, et avec cela indéterminée, c’est-à-dire à tout instant possible. (52.al. 12)

L’interprétation complète de ce que dit quotidiennement le on concernant la mort et de la façon dont elle envahit le Dasein a conduit à l’identification des caractères que sont la certitude et l’indétermination. Il est désormais possible de délimiter le plein concept ontologique existentialement fondé de la mort selon les déterminations suivantes : en tant que fin du Dasein, la mort est la possibilité la plus sienne, non relative, indépassable, certaine, et en tant que telle indéterminée. En tant que fin du Dasein, la mort appartient à l’être de cet étant se sachant mortel. (52.al. 13)

La délimitation de la structure existentiale de l’être-destinalisé-par-la-mort se tient au service de l’élaboration d’un mode d’être du Dasein dans lequel ce dernier, en tant que Dasein, peut être total. Que le Dasein quotidien, lui aussi, soit avec-sa-fin-en-perspective en permanence, et donc, quoique de façon « fuyante », aux prises avec sa mort, cela montre que cette fin, qui clôt et détermine l’être-total, n’est nullement quelque chose à quoi le Dasein ne parviendrait qu’en dernier lieu, à l’occasion de son décès. Dans le Dasein en tant qu’il est un étant se-sachant-mortel, le pas-encore le plus extrême qui est sien, pas-encore en deçà duquel campent tous les autres, se trouve toujours déjà impliqué. C’est pourquoi, à partir du pas-encore du Dasein, qui plus est interprété de façon ontologiquement inadéquate en tant que réserve d’être, il est illégitime que l’on tire la conclusion formelle de l’incomplétude dudit Dasein. Tout comme la structure du souci, le phénomène du pas-encore, tel qu’il se déduit du en-avance-sur-soi, est si peu une instance qui s’opposerait à un être-total existant possible que c’est au contraire ce en-avance-sur-soi qui rend pour la première fois possible l’être-destinalisé-par-la-mort. Dès lors que, en tant que constitution fondamentale du Dasein, le souci est « attaché » à la mort en tant qu’ultime possibilité de cet étant, c’est à bon droit que se pose le problème du possible être-total de l’étant que nous sommes à chaque fois nous-mêmes. (52.al. 14)

La question reste néanmoins posée de savoir si ce problème lui aussi a déjà été suffisamment élaboré. L’être-destinalisé-par-la-mort est fondé dans le souci. En tant qu’être-au-monde jeté-là, le Dasein est toujours livré à sa mort possible. Étant tout en se-sachant-mortel, il a son trépas en perspective, et même continuellement et aussi longtemps qu’il n’est pas arrivé à son décès. Dire : le Dasein a son trépas en perspective, c’est dire en même temps que, dans son être-destinalisé-par-la-mort, le Dasein a toujours déjà pris tel ou tel type de décision. La dérobade quotidienne devant la mort fait du Dasein dans la déchéance-dans-le-quotidien un être-destinalisé-par-la-mort inauthentique. L’inauthenticité a pour fondement une authenticité possible |§ 9, § 27, § 38|. L’inauthenticité caractérise un mode d’être dans lequel le Dasein peut se figer, et même est le plus souvent figé, mais un mode d’être dans lequel il ne faut pas nécessairement ni continuellement qu’il se fige. C’est parce que le Dasein existe qu’il se détermine en tant qu’étant, et cela tel qu’il est, à chaque fois à partir d’une possibilité qu’il est lui-même et qu’il comprend. (52.al. 15)

Le Dasein est-il également véritablement capable de comprendre sa possibilité la plus ultimement sienne, non relative et indépassable, certaine et en tant que telle indéterminée, c’est-à-dire est-il capable de se maintenir dans un être-destinalisé-par-la-mort propre ? Aussi longtemps que cet être-destinalisé-par-la-mort n’aura pas été mis en évidence et qu’il n’aura pas été déterminé ontologiquement, un défaut essentiel s’attachera à l’interprétation existentiale du Dasein. (52.al. 16)

Ce que l’être-destinalisé-par-la-mort signifie, c’est une possibilité existentielle du Dasein. De son côté, ce pouvoir-être ontique doit être ontologiquement possible. Quelles sont les conditions existentiales de cette possibilité ? Et comment vont-elles devenir accessible ? (52.al. 17)

§ 53 Projection existentiale d’un être-destinalisé-par-la-mort authentique (19 al.)

Dans son existence, le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent inauthentiquement dans son être-destinalisé-par-la-mort. Si, en fin de compte, le Dasein ne se rapporte jamais proprement à sa fin, ou plutôt, si c’est le sens même de cet être authentique que d’être obligé de rester caché, comment convient-il de caractériser « objectivement » la possibilité ontologique d’un être-destinalisé-par-la-mort authentique ? Le passage de la possibilité existentiale en un pouvoir-être existentiel n’est-il pas une entreprise téméraire ? De quoi a-t-on besoin pour qu’un tel passage aille au-delà d’une construction spéculative et arbitraire ? Le Dasein lui-même accorde-t-il les indications propices au passage en question ? Est-il possible de tirer du Dasein lui-même des raisons de le légitimer phénoménalement ? La tâche ontologique à laquelle nous nous attelons désormais peut-elle se faire donner par l’analyse du Dasein menée jusqu’ici les grandes lignes qui lui permettent d’emprunter une voie sûre ? (53.al. 1)

Le concept existential de la mort, nous l’avons fixé, et avec lui a été fixé ce à quoi il convient qu’un être-destinalisé-par-la-mort authentique puisse se rapporter. De plus, nous avons caractérisé l’être-destinalisé-par-la-mort inauthentique et ce faisant nous avons ébauché ce que ne peut pas être l’être-destinalisé-par-la-mort authentique. Fort de ces indications à la fois positives et négatives, il nous faut maintenant passer à la structure existentiale de l’être-destinalisé-par-la-mort authentique. (53.al. 2)

Ce qui constitue le Dasein, c’est l’ouverture, autrement dit c’est la compréhension en tant qu’elle est toujours dans un certain état affectif. L’être-destinalisé-par-la-mort authentique ne peut pas se dérober devant la possibilité non relative la plus proprement sienne, ni la dissimuler dans une fuite, ni en détourner l’explicitation en favorisant l’entente qu’en a le on. C’est pourquoi il faut que le passage à la structure existentiale d’un être-destinalisé-par-la-mort authentique en mette en évidence les moments qui le constituent en tant qu’il comprend la mort, et cela au sens où le rapport de son être à la possibilité de la mort, telle que nous l’avons caractérisée, n’est plus un rapport de fuite ni un rapport de dissimulation. (53.al. 3)

D’emblée, il s’agit de caractériser l’être-destinalisé-par-la-mort comme étant un être en rapport à une possibilité, et même en rapport à une possibilité ultime du Dasein lui-même. Être en rapport à une possibilité, à quelque chose de possible, cela peut signifier : chercher à faire quelque chose au sens de se préoccuper de sa réalisation. Dans le champ de l’étant utilisable et de l’étant substantiel, de telles possibilités sont continuellement présentes : c’est tout ce que l’on peut atteindre, tout ce dont on peut se rendre maître, tout ce que l’on peut pratiquer, etc. Pour le Dasein préoccupé, chercher à faire quelque chose de possible, c’est réduire des possibilités pour en mettre une à sa disposition. Dans la préoccupation, la réalisation d’un outil utilisable (en tant qu’action de produire, de mettre en place, de transformer, etc.) n’est toutefois jamais que relative, et ce dans la mesure où ce qui a été réalisé a lui aussi, encore et précisément, la compétence pour caractère d’être. Quand bien même l’outil a été réalisé, il reste, en tant que chose, quelque chose de possible pour quelque chose d’autre, ce que caractérise le pouvant-servir-à qui lui est attaché. La présente analyse a uniquement vocation à faire comprendre de quelle façon, dans la préoccupation, le Dasein qui cherche à faire quelque chose de possible se comporte à l’égard du possible : il le fait non pas par un examen théorique et thématique du possible en tant que possible, et donc au point de vue de sa possibilité en tant que telle, mais de telle sorte que, tout en restant attentif à ce qui l’entoure, il détourne les yeux de ce qui est possible pour se tourner vers une finalité au sein de ce qui est possible. (53.al. 4)

Il est manifeste que l’on ne peut pas caractériser l’être-destinalisé-par-la-mort comme cherchant à faire que se réalise cette préoccupation. D’abord, en tant qu’elle est quelque chose de possible, la mort n’est ni un étant utilisable ni un étant substantiel, mais elle est une possibilité d’être du Dasein. Dans ces conditions, le fait pour le Dasein de se préoccuper de réaliser ce possible signifierait provoquer son propre décès. Ce faisant, toutefois, le Dasein se priverait justement du sol lui permettant d’exister tout en se sachant mortel. (53.al. 5)

Si donc, en parlant d’être-destinalisé-par-la-mort, on n’a pas en tête la « réalisation » de la mort, alors parler ainsi ne peut pas vouloir dire : s’attarder auprès de la fin, dans la possibilité de celle-ci. Une telle conduite, c’est dans la « pensée de la mort » qu’elle résiderait. Elle peut signifier méditer la possibilité de la mort, le moment où elle pourrait se réaliser, et la manière dont elle pourrait survenir. Certes, cette rumination concernant la mort n’ôte pas complètement à celle-ci son caractère de possibilité ; la mort y est encore et toujours entrevue en tant qu’elle pourrait arriver ; cependant, le fait de la ruminer de la sorte affaiblit ce qu’il y a de poignant dans la mort par la volonté que le Dasein exprime, en la supputant, de disposer d’elle. En tant qu’elle est quelque chose de possible, l’idée de la mort se doit alors d’être apprivoisée par la familiarité qu’on lui imprime. En revanche, dans l’être-destinalisé-par-la-mort, pour autant qu’il ait à ouvrir la possibilité qui le caractérise en la comprenant en tant que telle, il faut qu’elle soit comprise sans atténuation, en tant que possibilité effective ; il faut qu’elle soit configurée en tant qu’éventualité assumée ; et il faut enfin, dans la façon dont le Dasein se comporte à son égard, qu’elle soit endurée en tant que possibilité. (53.al. 6)

Toutefois, dès lors qu’il a affaire à quelque chose de possible, le Dasein se comporte comme étant dans l’attente de ce quelque chose. Pour qui est tendu vers lui, un possible est à même de se présenter, sans entrave ni restriction, et cela sur le mode « du peut-être, du peut-être pas, ou du finalement si ». Mais, avec le phénomène de l’attente, l’analyse ne tombe-t-elle pas sur le même mode d’être en rapport au possible que celui que nous avons déjà indiqué à propos du Dasein qui cherche à faire quelque chose dont il se préoccupe ? Toute attente comprend et « a » son possible en considération duquel la question est de savoir si, quand et comment, il se présentera de façon effective. Attendre, ce n’est pas seulement détourner incidemment les yeux de quelque chose de possible, mais c’est encore, par essence, anticiper cette réalisation. L’attente implique l’acte de quitter le possible pour prendre pied dans ce qui est effectif en tant que ce sur quoi l’on compte et qui est attendu. C’est à partir de ce qui est effectif, et en vue de cela même, que le possible est attiré vers l’effectif, conformément à sa propre attente. (53.al. 7)

Mais en tant qu’être en rapport à la possibilité de la mort, il convient que l’être-destinalisé-par-la-mort se rapporte à celle-ci de telle manière qu’elle se révèle dans cet être, et pour lui, en tant que possibilité. Dans notre terminologie, un tel être en rapport à la possibilité, nous le saisissons comme étant le devancement de la possibilité. Cette attitude n’abrite-t-elle pas en elle l’acte de se rapprocher du possible ? Et si le possible se rapproche, n’est-ce pas sa réalisation qui apparaît ? Ce rapprochement, toutefois, n’a pas tendance à mettre à disposition du Dasein quelque chose d’effectif dont il se préoccuperait ; au contraire, en faisant se rapprocher, tout en la comprenant, la possibilité du possible, il n’en fait qu’une possibilité « croissante » en intensité. En tant qu’elle reste une possibilité, la proximité la plus proche à laquelle peut parvenir la mort pour l’être-destinalisé-par-la-mort est aussi éloignée que possible de quelque chose d’effectif. Plus cette possibilité de la mort est comprise sans masque et plus la compréhension pénètre de façon pure dans ladite possibilité comme étant la possibilité d’une impossibilité de l’existence en général. En tant que possibilité, la mort ne donne au Dasein rien qu’il ait à « rendre effectif », ni rien d’effectif qu’il pourrait être lui-même. Elle est la possibilité d’une impossibilité de tout comportement quel qu’il soit, autrement dit elle est la possibilité d’une impossibilité de toute existence. Alors que le Dasein la devance, cette possibilité ne « cesse de croître », c’est-à-dire qu’elle se révèle être celle qui ne connaît aucune mesure, aucun plus ou aucun moins, mais qui signifie l’incommensurable possibilité d’une impossibilité de l’existence. Du fait de sa nature, cette possibilité n’offre aucun point d’appui qui permette au Dasein d’être tendu vers quelque chose, de « se représenter » le possible comme étant devenu effectif et donc d’en oublier la possibilité. En tant qu’il devance la possibilité de la mort, l’être-destinalisé-par-la-mort la possibilise et la libère en tant que telle. (53.al. 8)

L’être-destinalisé-par-la-mort est le devancement d’un pouvoir-être inhérent à l’étant dont le mode d’être est le devancement lui-même. Alors que, en prenant les devants, le Dasein révèle ce pouvoir-être, il se révèle à lui-même ce qui concerne le fond ultime de sa possibilité. Mais, se projeter vers le pouvoir-être le plus ultimement sien, cela veut dire : être capable de se comprendre soi-même dans l’être de l’étant qui est ainsi révélé, à savoir l’être capable d’exister. Le devancement se révèle être la possibilité de comprendre le fond ultime du pouvoir-être le plus sien du Dasein, c’est-à-dire la possibilité de l’existence authentique. C’est avec la mise en évidence de la structure concrète du devancement de la mort qu’il faut rendre visible la constitution ontologique de l’existence authentique. Comment procéder à la délimitation phénoménale de cette structure ? Manifestement ainsi : nous déterminons ce qui caractérise le fait d’ouvrir en prenant les devants, fait qui doit relever de ladite structure, et ce afin que ce fait puisse devenir la compréhension de la possibilité la plus ultimement sienne du Dasein, possibilité non relative, indépassable, certaine et indéterminée. Il reste toutefois à considérer que la compréhension ne veut pas dire principalement apercevoir un sens mais se comprendre dans le pouvoir-être qui se révèle dans le passage à l’authenticité |§ 31|. (53.al. 9)

La mort est la possibilité la plus ultimement sienne du Dasein. L’être-destinalisé-par-la-mort révèle au Dasein le pouvoir-être qui est le plus authentiquement sien, pouvoir-être dans lequel il y va de l’être du Dasein lui-même. Dans ce pouvoir-être, ce qui devient manifeste pour le Dasein est que, avec l’acquiescement à la possibilité ultime de soi-même, il rompt avec l’inauthenticité, car prenant ainsi les devants, par la compréhension de son pouvoir-être, il s’arrache au on. Ainsi ce que révèle parallèlement la compréhension de ce « pouvoir-être », c’est, à contrario, la propension qu’à le Dasein à se perdre facticiellement dans la quotidienneté du soi-comme-on. (53.al. 10)

La possibilité la plus ultimement sienne du Dasein est non relative. Le devancement fait comprendre au Dasein qu’il lui appartient d’assumer le pouvoir-être dans lequel il y va de son être le plus authentiquement sien, en partant uniquement de lui-même. La mort ne fait pas qu’« appartenir », et ce de manière indifférente, au seul Dasein particulier, mais elle revendique celui-ci, en tant qu’il est singulier. L’absence, inhérente à la mort, de relation à quiconque, est une caractéristique que, dans le devancement, le Dasein comprend, et qui isole celui-ci en le référant à lui seul. Cet isolement est pour l’existence un mode spécifique d’ouverture du « là ». Il rend manifeste que, dès lors qu’il y va du pouvoir-être le plus authentiquement sien du Dasein, tout être auprès de l’étant dont il se préoccupe et tout être-avec en commun avec les autres cessent d’être pertinents. Le Dasein ne peut donc être authentiquement lui-même que lorsque lui-même se le rend possible. Le fait que la préoccupation et la sollicitude cessent d’être pertinentes ne signifie cependant en aucune façon que ces modalités d’être du Dasein soient absentes de l’être-soi-même authentique. En tant que structures essentielles de la constitution du Dasein, elles relèvent elles aussi de la condition rendant possible l’existence en général. Le Dasein n’est proprement lui-même que dans la mesure où, en tant qu’être auprès de ce dont il se préoccupe et en tant qu’être-avec assistant les autres, il se projette en priorité vers son pouvoir-être le plus authentiquement sien et non pas vers les possibilités ouvertes par le soi-comme-on. Le devancement de la possibilité non relative contraint l’étant qui devance à la possibilité suivante : il lui faut assumer, de lui-même, et en partant de lui-même, son être le plus authentiquement sien. (53.al. 11)

La possibilité la plus authentiquement sienne du Dasein, possibilité non relative, est indépassable. L’être en rapport à la mort fait comprendre au Dasein que ce qu’il a en perspective en tant que fond ultime de la possibilité de l’existence est de renoncer à lui-même. Le devancement toutefois, loin de faire comme l’être-destinalisé-par-la-mort inauthentique, n’esquive pas le caractère indépassable de cette possibilité, il se donne au contraire librement à elle. Le fait, en la devançant, de devenir libre pour sa propre mort, libère le Dasein de sa propension à se perdre dans les possibilités qui se trouvent affluer, à tel point que cela l’amène, pour la première fois et authentiquement, à comprendre et à choisir les possibilités facticielles qui sont proprement siennes. Le devancement révèle le renoncement au soi-même en tant que fond de ses possibilités du Dasein, il l’ouvre à l’existence et il brise ainsi tout raidissement sur l’existence à chaque fois atteinte. En prenant les devants le Dasein se préserve de retomber en deçà de soi-même et de son pouvoir-être bien compris, et ce faisant de « devenir trop vieux pour ses victoires » (Nietzsche). Dès lors qu’il est libre pour les possibilités les plus authentiquement siennes, celles qui sont déterminées depuis la fin, c’est-à-dire celles qui sont comprises comme étant finies, le Dasein, en se référant à sa compréhension de l’existence, conjure le danger de méconnaître les possibilités d’existence qu’ont les autres, ou bien, au cas où il les mésinterpréterait, conjure le danger de les rabattre de force sur celles qui sont les siennes, et ce afin de se consacrer lui-même à son existence facticielle la plus authentique. Mais, en tant que possibilité non relative et indépassable, la mort n’isole le Dasein que pour l’amener, en tant qu’être-avec, à comprendre le pouvoir-être des autres. C’est parce que le devancement de la possibilité indépassable ouvre concomitamment toutes les possibilités qui campent en deçà d’elle qu’il renferme la possibilité d’une anticipation existentielle du Dasein total, c’est-à-dire la possibilité d’exister en tant que pouvoir-être total. (53.al. 12)

La possibilité la plus authentiquement sienne du Dasein, possibilité non relative et indépassable, est certaine. La manière d’être certain de cette possibilité se détermine à partir de l’ouverture qui lui correspond. Mais la possibilité non moins certaine qu’est la mort, le Dasein l’ouvre en tant, ptrécisément, que possibilité : prenant les devants, il possibilise pour soi le pouvoir-être le plus authentiquement sien. L’ouverture de la possibilité est ainsi fondée dans la possibilisation devançante. Se maintenir dans cette vérité, c’est-à-dire être certain de ce qui a été par elle ouvert, autorise le devancement. La certitude de la mort ne peut pas être le résultat d’un calcul qui serait tiré de la constatation des cas de mort rencontrés. Elle ne se tient pas dans une vérité qu’elle tirerait de l’observation de l’étant substantiel, lequel, s’agissant de son être-dévoilé, n’est connu que pour autant qu’un regard soit dirigé vers lui. Il faut que le Dasein se soit en premier lieu perdu dans les états-de-choses – ce qui peut être une tâche propre et est une possibilité du souci – afin de conquérir l’objectivité, c’est-à-dire l’indifférence propre à l’évidence apodictique. Si, en ce qui concerne la mort, l’être-certain ne se caractérise pas ainsi, autrement dit, s’il n’est pas indifférent, alors cela ne signifie pas qu’il soit de niveau inférieur à ladite évidence mais cela signifie qu’il n’appartient pas du tout à l’ordre de gradation des évidences qui concernent les étants substantiels. (53.al. 13)

La certitude qu’a le Dasein d’être dans le vrai en ce qui concerne la mort – certitude suivant laquelle la mort est sa propre mort – est d’une autre nature et est plus originelle que toute certitude concernant un étant intramondain faisant encontre, ou même celle concernant les objets formels ; c’est en effet de l’être-au-monde que le Dasein est certain. Cette certitude existentiale n’entraîne pas seulement une conduite bien précise du Dasein, mais elle réclame de celui-ci qu’il soit dans l’authenticité de son existence |§ 62|. C’est seulement par le devancement que le Dasein peut s’assurer un accès à l’être le plus authentiquement sien et donc la complétude indépassable qui est la sienne. C’est pourquoi l’évidence d’un être-donné immédiat des vécus, du « je » et de la conscience, doit nécessairement rester seconde par rapport à la certitude que renferme le devancement. Et ce n’est certes pas parce que le mode de saisie qui va avec ne serait pas rigoureux, mais c’est parce que ce mode de saisie, par principe, ne peut pas ne pas tenir pour vrai ce qu’il veut au fond « avoir-là » comme étant vrai : le Dasein que je suis moi-même et que, en tant que pouvoir-être, je ne peux être proprement qu’en devançant ma mort. (53.al. 14)

La possibilité la plus ultimement sienne du Dasein, possibilité non relative, indépassable et certaine, est, quant à sa survenue, indéterminée. Comment le devancement ouvre-t-il ce caractère indéterminé qu’a la possibilité ultime du Dasein ? Comment la compréhension qui devance se projette-t-elle vers un pouvoir-être certain, lequel est en permanence possible, mais cela d’une façon telle que le moment où l’impossibilité absolue de l’existence devient possibilité reste continuellement indéterminé ? En devançant une mort certaine, mais indéterminée quant à l’heure où elle arrivera, le Dasein s’ouvre à une menace continuelle, laquelle provient de son là lui-même. L’être-destinalisé-par-la-mort a l’obligation de s’attacher à ladite fin, et il est si loin de pouvoir se la masquer qu’il lui faut bien plutôt donner corps à ce qu’a d’indéterminé sa certitude. Comment est-il existentialement possible d’ouvrir authentiquement cette menace constante ? Toute compréhension est aussi une certaine disposition affective. La tonalité affective porte le Dasein en face de son être-jeté-là, autrement dit en face du fait que « c’est-lui-même-qui-est-le-là » |§ 29|. Or, la tonalité affective qui est en mesure de garder ouverte la menace touchant le Dasein lui-même, menace continuelle, pure et simple, qui monte de l’être isolé du Dasein le plus authentiquement sien, c’est l’angoisse |§ 40|. C’est en elle que le Dasein se trouve face au rien qu’est la possible impossibilité de son existence. L’angoisse s’angoisse pour le pouvoir-être de l’étant déterminé de la sorte, et ce faisant elle révèle le fond ultime de ses possibilités. C’est parce que le devancement isole le Dasein absolument, et c’est parce que, dans cet isolement du Dasein lui-même, le devancement rend certaine la complétude du pouvoir-être dudit Dasein, que l’affect fondamental qu’est l’angoisse procure une compréhension du Dasein par lui-même sortant du fond de lui-même. Par essence, l’être-destinalisé-par-la-mort est angoisse. Ce qui l’atteste, indirectement mais infailliblement, c’est que l’être-destinalisé-par-la-mort, tel qu’on l’a ci-dessus caractérisé, retourne l’angoisse en peur et que, surmontant cette dernière à bon compte, il laissse voir sa lâcheté devant l’angoisse. (53.al. 15)

On peut récapituler de la façon suivante la caractérisation existentiale de l’être-destinalisé-par-la-mort authentique : le devancement révèle au Dasein sa propension à se perdre dans le soi-comme-on, le détachant des illusions du on, et le porte en face de la possibilité d’être lui-même, sans l’appui de la sollicitude, mais tel qu’en lui-même et en situation, certaine d’elle-même et s’angoissant, assumant sa liberté en rapport à la mort. (53.al. 16)

Toutes les relations qui participent de l’être-destinalisé-par-la-mort, lesquelles renvoient à la pleine teneur du fond ultime de la possibilité du Dasein, que nous avons caractérisées révèlent, déploient et fixent le devancement qu’elles constituent comme étant l’ouverture des possibilités du Dasein. La délimitation existentialement transposée du devancement a rendu visible la possibilité ontologique d’un être-destinalisé-par-la-mort existentiel et authentique. Mais par là même, ce qui émerge est la possibilité d’un pouvoir-être-total authentique du Dasein en tant que possibilité ontologique. Certes, le passage à existential, qui est inhérent au devancement, s’en est tenu aux structures du Dasein qui ont été conquises précédemment et a laissé, pour ainsi dire, le Dasein se projeter lui-même vers ces possibilités sans le mettre face à un idéal d’existence qui aurait été arrêté « quant à son contenu » et sans lui imposer un tel idéal « de l’extérieur ». Et malgré cela cet être-destinalisé-par-la-mort, qui est existentialement « possible », reste bien, sur le plan existentiel, une préfiguration abstraite. Que soit ontologiquement possible un pouvoir-être-total propre du Dasein ne signifie rien aussi longtemps que le pouvoir-être ontique qui lui correspond n’a reçu aucun témoignage venant du Dasein lui-même. Le Dasein se lance-t-il à chaque fois effectivement dans un tel être-destinalisé-par-la-mort ? Exige-t-il, ne serait-ce que sur la base de son être le plus authentiquement sien, un pouvoir-être propre qui soit déterminé par le devancement ? (53.al. 17)

Avant de répondre à ces questions, il s’agit d’explorer jusqu’à quel point et de quelle manière le Dasein donne témoignage à partir de son pouvoir-être le plus propre d’une authenticité possible de son existence, et cela non pas seulement en l’annonçant comme existentiellement possible, mais en le sollicitant de lui-même. (53.al. 18)

La question d’un être-total propre du Dasein et de sa constitution existentiale ne pourra être amenée sur un sol phénoménal solide que si elle peut se rattacher à une authenticité possible et attestée du Dasein par lui-même. Si l’on réussit à découvrir phénoménalement une telle attestation, et ce dont elle atteste, alors se posera à nouveau le problème de savoir si le devancement de la mort qui n’a jusqu’ici été envisagé que dans sa possibilité ontologique, se tient en connexion essentielle avec le pouvoir-être authentique du Dasein. (53.al. 19)