Chapitre V : L’être-situé en tant que tel


§ 28 La tâche d’une analyse thématique de l’être-situé (12 al.)

À son stade préparatoire, l’analytique existentiale du Dasein a pour thème directeur la constitution fondamentale de cet étant qu’est l’être-au-monde. Le but qu’elle poursuit désormais est la mise au jour de la structure phénoménale originelle de l’être du Dasein, structure à partir de laquelle les possibilités et les modalités « d’être » de celui-ci se déterminent ontologiquement. Jusqu’ici, la caractérisation phénoménale de l’être-au-monde a été axée sur le moment structurel qu’est le monde et sur la réponse à la question de savoir « qui » est cet étant dans sa quotidienneté. Toutefois, dès la première caractérisation des tâches qui relèvent d’une analyse fondamentale préparatoire du Dasein, nous nous étions orientés en préambule sur l’être-situé en tant que tel |§ 12| et l’avions illustré à même le mode concret qu’est la connaissance du monde |§ 13|. (28.al. 1)

L’examen anticipé de ce moment structurel provenait de notre intention, en gardant en point de mire l’être-au-monde, de contenir dès le début, à l’intérieur du tout structurel qu’il constitue, l’analyse séparée de ses trois moments, et ce faisant d’empêcher l’atomisation et la fragmentation de ce phénomène unitaire. Il s’agit maintenant, tout en préservant les acquis de l’analyse concrète du monde et du « qui » du Dasein, de rediriger l’interprétation vers le phénomène qu’est l’être-situé. Toutefois, en examinant ce dernier de façon plus pénétrante, il ne convient pas seulement de soumettre à nouveau, et de manière plus assurée, au regard phénoménologique, le tout structurel de l’être-au-monde, mais il convient également de frayer la voie menant à la saisie de l’être originel du Dasein lui-même, à savoir le souci. (28.al. 2)

Toutefois, par-delà les relations essentielles que sont l’être-auprès-de (s’exprimant dans la préoccupation), l’être-avec (s’exprimant dans la sollicitude) et l’être-soi-même (s’exprimant dans le « qui »), que peut-on encore souligner de plus qui concerne l’être-au-monde ? Il reste encore la possibilité de développer l’analyse avec plus d’ampleur en procédant à une caractérisation comparée des variantes de la préoccupation et de la vue-native qui lui est inhérente ainsi qu’à la caractérisation comparée des variantes de la sollicitude et de l’attention qui lui est inhérente ; il reste aussi la possibilité, au moyen de l’explicitation plus rigoureuse de l’être de tout étant intramondain, de dissocier le Dasein de tout étant non conforme à ce qu’il est. Dans cette direction, bien des tâches sont inachevées. Ce que nous avons mis en évidence jusqu’ici réclame d’être complété sur de nombreux plans dans l’optique d’une élaboration de l’à priori existential qui ouvrirait la voie à une anthropologie philosophique. Mais là n’est pas ce que la présente investigation a comme objectif. L’intention qui l’anime relève de l’ontologie fondamentale. C’est pourquoi, dès lors que nous faisons de l’être-situé le thème de notre questionnement il est impossible de réduire l’originarité de ce phénomène en le dérivant d’autres phénomènes, c’est-à-dire en le soumettant à une analyse inadéquate qui en dissoudrait l’originarité. Toutefois, l’impossibilité de dériver un phénomène originaire n’exclut pas que divers caractères d’être le constituent. À partir du moment où de tels caractères se manifestent, ils seront existentialement co-originels. Le phénomène qu’est la co-originarité des moments constitutifs a souvent été dédaigné dans l’ontologie, et cela par suite d’une propension méthodiquement non refrénée à justifier la provenance de toute chose en remontant à une « cause première ». (28.al. 3)

Pour caractériser phénoménalement l’être-situé en tant que tel, dans quelle direction faut-il regarder ? Nous obtiendrons la réponse à cette question en nous rappelant ce que, lors de notre première évocation du phénomène, nous avions confié au regard qui se maintient comme regard phénoménologique : (i) faire la différence entre l’être-situé et l’inclusion catégoriale d’un étant substantiel « dans » un autre ; (ii) ne pas considérer l’être-situé comme un sujet substantiel qui serait produit, ou même simplement provoqué, par la substantialité du « monde » ; (iii) à l’encontre de tout cela, considérer l’être-situé comme étant le mode d’être essentiel du Dasein lui-même. Mais alors, avec ce phénomène, qu’est-ce qui se présente, sinon le commercium entre un sujet et un objet substantiel ? Cette explicitation serait déjà plus proche de la réalité phénoménale qu’elle entend atteindre si elle disait : le Dasein est l’être de cet « entre-deux ». Malgré cela, s’orienter sur l’« entre-deux » serait continuer à s’égarer. En effet, cette orientation contribue à poser comme base d’élan, sans l’examiner, et de façon ontologiquement indéterminée, l’étant en lequel cet entre-deux en tant que tel « est ». L’entre-deux est alors déjà conçu comme étant le résultat de la convenientia entre deux étants substantiels. Mais poser par avance ces deux étants comme base d’élan fait éclater le phénomène et il est vain de chercher ensuite à le réassembler à partir de ses éclats. Non seulement le « ciment » est manquant pour cela, mais encore le « schéma » a éclaté, ou plutôt n’a jamais été révélé, conformément auquel le rassemblement en question pourrait se dérouler. Le facteur ontologiquement décisif c’est donc au préalable d’empêcher l’éclatement du phénomène, c’est-à-dire d’assurer sa réalité phénoménale positive. Qu’à cet effet il faille amplement expliciter ce qui est visé, ce n’est là que l’expression du fait que quelque chose d’ontiquement évident a, de bien des manières, été ontologiquement déguisé dans le mode traditionnel de traitement du « problème de la connaissance » et ce au point de devenir imperceptible. (28.al. 4)

L’étant qui, par essence, est constitué par l’être-au-monde est lui-même à chaque fois son « là ». Suivant la signification familière du mot, le « là » se réfère au « ici » et au « là-bas ». L’« ici » d’un « je-ici » se comprend toujours depuis un « là-bas », et ce au sens de l’être qui, en rapprochant et en orientant, se préoccupe du là-bas. La spatialité existentiale du Dasein qui détermine de cette façon son « lieu » est elle-même fondée dans l’être-au-monde. Le là-bas est ce qui détermine l’étant intramondain présent. L’« ici » et le « là-bas » ne sont possibles que dans un « là », c’est-à-dire pour autant qu’un étant soit qui, en tant qu’être du « là », a ouvert la spatialité. Dans son être cet étant a le caractère de n’être pas fermé sur lui-même. L’expression « là » désigne cet être-ouvert essentiel. Grâce à ce dernier, cet étant (le Dasein), en tant qu’être-situé, ne fait qu’un avec l’être-le-là du monde qui est pour lui le « là ». (28.al. 5)

Le propos ontiquement imagé selon lequel la lumen naturale serait inhérente à l’homme ne vise rien d’autre que la structure ontologique existentialement fondée de cet étant, à savoir qu’il est dans la modalité de devoir être son là. Il est « éclairé », cela veut dire qu’en tant qu’être-au-monde il est l’éclaircie, et cela non pas grâce à un autre étant, mais de telle sorte qu’il est lui-même l’éclaircie. C’est seulement à un étant existentialement éclairci de la sorte que l’étant substantiel devient ou bien accessible dans la lumière, ou bien caché dans l’obscurité. Son là, le Dasein le tient de naissance avec lui ; privé de là, non seulement il n’est pas en situation, mais encore il n’est pas un étant ayant sa nature. Le Dasein est être-ouvert sur le là. (28.al. 6)

Il convient de mettre en évidence la constitution de cet être. Dans la mesure toutefois où l’essence de cet étant est l’existence, la proposition existentiale « le Dasein est être-ouvert sur le là » veut en même temps dire : l’être dont il y va en son être de son être doit aussi être son « là ». Outre la caractérisation de la constitution primaire de l’être-ouvert nous avons besoin, conformément au cours que suit l’analyse, d’interpréter le mode d’être dans lequel cet étant est quotidiennement son là. (28.al. 7)

Ce chapitre, qui entreprend l’explicitation de l’être-situé en tant que tel, c’est-à-dire de l’être-le-là du Dasein, se divise en deux parties : A) La constitution existentiale du là. B) L’être quotidien du là comme déchéance-dans-le-quotidien du Dasein. (28.al. 8)

Les deux modalités constitutives, co-originaires, du être-le-là du Dasein, nous les apercevons dans la disposition affective et dans le comprendre ; l’analyse de chacune de ces modalités recevra la confirmation phénoménale nécessaire au moyen de l’interprétation d’un mode d’être concret qui importe pour la suite de la problématique (la peur). La disposition affective et le comprendre sont déterminés co-originairement par le parler. (28.al. 9)

Par conséquent, au cours de la partie A (la constitution existentiale du là), seront traités les points suivants : L’être-le-là en tant que disposition affective (§ 29) ; la peur comme exemple de la disposition affective (§ 30) ; l’être-le-là en tant que comprendre (§ 31) ; le comprendre et l’explicitation (§ 32) ; l’énoncé en tant que mode d’explicitation (§ 33) ; être-le-là, discours et langage (§ 34). (28.al. 10)

L’analyse du être-le-là du Dasein sera existentiale. Cela veut dire que ses caractères d’être ne sont pas des propriétés d’un étant substantiel, mais que ce sont des modalités d’être, par essence existentiales. C’est pourquoi leur mode d’être dans la quotidienneté doit être mis en évidence. (28.al. 11)

Au cours de la partie B (l’être quotidien du là comme déchéance-dans-le-quotidien du Dasein), en rapport aux phénomènes constitutifs que sont le parler d’une part, la vue inhérente à la compréhension d’autre part, et conformément à l’explicitation qui va avec ce dernier, seront analysés comme étant les modes existentiaux de l’être quotidien du là : le bavardage (§ 35), la curiosité (§ 36), l’équivocité (§ 37). À même ces phénomènes, se manifestera un mode de base de l’être du là, mode que nous interprétons comme déchéance-dans-le-quotidien, déchéance à laquelle « succombe » le plus souvent le Dasein, indiquant une modalité d’être existentialement fondée (§ 38). (28.al. 12)

§ 29 L’être-le-là en tant que disposition affective (18 al.)

Ce que, sur le plan ontologique, nous indiquons sous le titre de disposition affective [Befindligkeit] est, sur le plan ontique, la chose la mieux connue et la plus quotidienne : c’est la tonalité affective [Stimmung], à savoir le fait, pour le Dasein, d’être à chaque instant disposé d’une certaine façon, d’être dans une certaine disposition, du fait que règne en lui une certaine humeur. Avant toute psychologie des tonalités affectives, laquelle est d’ailleurs encore totalement en friche, il s’agit de regarder ce phénomène comme étant existentialement fondamental et de tracer les contours de sa structure. (29.al. 1)

L’âme égale et sereine, tout autant que l’humeur chagrine contenue qui imprègnent l’affairement quotidien, le passage de la seconde à la première et inversement, le glissement dans des états déprimés : tous ces phénomènes ne sont ontologiquement pas rien, même s’ils passent inaperçus, étant soi-disant ce qui présente le moins d’intérêt et est le plus fugace dans le Dasein. Que des états d’âme puissent s’altérer et changer brusquement, cela ne dit qu’une chose, c’est que le Dasein est à chaque fois toujours déjà dans une tonalité affective. Le pâle ennui continuel, plat et terne, que l’on ne saurait confondre avec l’état déprimé, est si peu rien que c’est en lui précisément que le Dasein devient une charge pour lui-même. Dans une telle humeur, l’être-le-là est devenu un fardeau. Pourquoi ? On ne sait pas. Et si le Dasein ne peut pas savoir de telles choses, c’est parce que les possibilités d’ouverture du comprendre portent bien trop court face à ce qu’ouvrent originellement les tonalités affectives dans lesquelles il est porté par son être en tant que là. Si, d’autre part, l’humeur exaltée peut décharger du fardeau de l’être, même cette dernière possibilité de la disposition affective découvre, quand bien même elle le ferait en soulageant, le caractère de fardeau du Dasein. La disposition rend manifeste le « comment l’on est et comment l’on va ». Dans ce « comment l’on est », le fait que l’être soit dans une tonalité affective le porte dans son « là ». (29.al. 2)

Par ses dispositions, le Dasein est toujours déjà ouvert à l’unisson de la tonalité affective, et il l’est en tant qu’il a à être cet être en existant. Ouvert ne veut pas dire connu en tant que tel. Et c’est précisément dans la quotidienneté la plus indifférente et la plus anodine que l’être du Dasein peut faire irruption dans toute la nudité du fait « qu’il est et qu’il a à être ». Le pur « fait qu’il soit » se manifeste ; le « lieu d’où il vient » et son « lieu de destination » restent dans l’obscurité. Que le Dasein, tout aussi quotidiennement, ne « cède » pas à ces états d’âme, c’est-à-dire qu’il ne puisse creuser ce que ces derniers découvrent et ne se laisse pas porter en face de ce qu’ils ont ouvert n’est pas une preuve contre le constat phénoménal suivant : le « fait qu’il soit », telle est l’ouverture de l’être-le-là, lequel être est ouverture à l’unisson de la tonalité affective. C’est, au contraire, une preuve en faveur de ce constat. Le plus souvent, en effet, et cela de façon ontique existentiellement déterminée, le Dasein se dérobe devant l’être ouvert par la tonalité affective ; sur le plan ontologique existentialement fondé, cela veut dire : c’est dans ce vers quoi une telle disposition ne se tourne pas que se révèle le Dasein, tel qu’il est livré au là. Dans la dérobade elle-même, le là est ouvert. (29.al. 3)

Ce caractère d’être du Dasein, à savoir le fait que lui est masqué le « lieu d’où il vient » et le « lieu où il va », caractère d’être qui est ouvert à même le Dasein lui-même de façon d’autant moins masquée, autrement dit ce « fait qu’il est », nous le nommons l’être-jeté-là de cet étant, et il l’est de telle sorte que, en tant qu’être-au-monde, il est ce qui fait qu’il y a un là. L’expression être-jeté-là entend suggérer la facticité de la donation de son être au Dasein. Le fait « qu’il soit et qu’il ait à être » tel qu’il est découvert dans la tonalité affective du Dasein n’est pas le « ce qu’est la chose » qui exprimerait de façon ontologique catégorialement déterminée l’état d’un étant substantiel. Pareil état ne serait accessible qu’en tant que constat établi après observation. Le fait que le Dasein soit ouvert par la tonalité affective doit être conçu comme une détermination d’être existentiale de l’étant qui est dans la modalité de l’être-au-monde. La facticité n’est pas l’état de fait du factum brutum qu’est un étant substantiel, mais elle est un caractère d’être du Dasein, caractère d’être qui, bien que repoussé de prime abord, est réintégré dans l’existence. Le fait que le Dasein soit, fait qui est inhérent à la facticité, ne pourra jamais être constaté dans une intuition. (29.al. 4)

L’étant ayant le caractère du Dasein est son là, et ce dans la modalité suivant laquelle, explicitement ou pas, il se trouve dans son être-jeté-là. Par la tonalité affective, le Dasein est toujours déjà porté en face de lui-même, il s’est toujours déjà trouvé, et cela non pas du fait qu’il serait présent devant lui-même en tant qu’il se percevrait, mais du fait que, étant disposé affectivement, il se découvre lui-même. En tant qu’étant qui est livré à son être, il reste également livré en ceci que ce qu’il trouve en se découvrant ne provient pas tant d’une quête que d’une fuite. La tonalité affective, en effet, n’ouvre pas le Dasein dans la modalité suivant laquelle il tient compte de son être-jeté-là, mais elle le fait dans la modalité suivant laquelle il se tourne vers son être-jeté-là puis s’en détourne aussitôt. Le plus souvent, la tonalité affective tourne le dos au caractère de fardeau du Dasein, caractère qui se manifeste pourtant en cette tonalité affective même et dont elle est provisoirement débarrassée dans l’humeur exaltée. Cet acte de se détourner de soi, de ce qu’il est, s’accomplit toujours dans la modalité de la tonalité affective. (29.al. 5)

Phénoménalement parlant, ce serait totalement méconnaître ce que la tonalité affective ouvre que de vouloir assortir à ce qui est ouvert ce que « dans même temps » le Dasein connaît, sait et croit dans la disposition qui est la sienne. Même lorsque le Dasein, dans la foi, est « sûr » de son « lieu de destination », ou pense tenir d’éclaircissements rationnels le savoir de ce qu’il est, le constat phénoménal suivant reste vrai : la tonalité affective porte le Dasein devant le fait qu’il est et qu’il est son là, autrement dit elle le porte devant ce qui, dans son inexorable caractère énigmatique, se dresse face à lui. Sur le plan ontologique, il n’existe pas de raison de rabaisser l’« évidence » de la tonalité affective en la comparant à la certitude d’une connaissance théorique portant sur l’étant substantiel. N’est pas moins illégitime la falsification des phénomènes consistant à les repousser dans le refuge de l’irrationnel. L’irrationalisme, qui croit renvoyer la balle au rationalisme, ne parle qu’en borgne de ce à quoi ce dernier est aveugle. (29.al. 6)

Qu’un Dasein doué de savoir et de volonté ait effectivement la capacité, le devoir et l’obligation de se rendre maître des tonalités affectives, cela peut signifier que le vouloir et la connaissance ont une primauté quant au choix que le Dasein fait de certaines de ses possibilités d’exister. Mais, sur le plan ontologique, cela ne doit pas conduire à nier que la tonalité affective est un mode d’être originel du Dasein, mode dans lequel celui-ci est ouvert à lui-même, et cela avant toute connaissance et toute volition, et bien au-delà de la portée de ce à quoi ceux-ci donnent accès. Et de surcroît, ce n’est jamais sans tonalité affective que nous nous rendons maître d’une tonalité affective, mais uniquement à partir d’une tonalité affective antagoniste. En tant que premier caractère ontologique de la nature de la tonalité affective, nous avons donc déterminé le caractère suivant : la tonalité affective ouvre le Dasein dans son être-jeté-là, et de prime abord et le plus souvent, elle l’ouvre dans la modalité suivant laquelle le Dasein, en se dérobant, se détourne de soi. (29.al. 7)

D’ores et déjà, il devient visible que la tonalité affective n’est pas un état psychique que le Dasein constaterait. Elle se caractérise si peu comme une simple saisie procédant d’un retour rétrospectif sur soi que si toute réflexion peut constater des « vécus » c’est en raison du fait que, dans la tonalité affective, le là est déjà ouvert. La « simple tonalité affective » ouvre le là de façon plus originelle, mais elle l’enclot également, et ce d’autant plus obstinément qu’elle ne relève pas d’une perception. (29.al. 8)

C’est ce que montre l’état déprimé. Dans cet état, le Dasein devient aveugle à l’égard de lui-même, le monde ambiant dans lequel il s’affaire se retire, la préoccupation propre à l’affairement se désoriente. La tonalité affective fait si peu l’objet d’une réflexion qu’elle envahit le Dasein alors que celui-ci s’adonne au « monde » dans lequel il s’affaire. La tonalité affective est envahissante. Elle ne vient ni de l’« extérieur », ni de l’« intérieur », mais, en tant que modalité de l’être-au-monde, elle s’élève depuis ce dernier lui-même. Mais, en disant cela, nous allons au-delà d’une délimitation négative de la tonalité affective, laquelle s’opposerait à la saisie réflexive de ce qui est « intérieur », et nous trouvons un accès positif à son caractère ouvrant. À chaque fois déjà, la tonalité affective a ouvert l’être-au-monde en tant que tout, et c’est elle qui rend possible que le Dasein se dirige vers quelque chose. Être dans telle ou telle tonalité affective n’est pas d’emblée être en rapport à du psychique ; ce n’est pas non plus un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite et déteindrait sur les choses et les personnes. Et c’est en cela que se manifeste le second caractère essentiel de la tonalité affective. Elle est un mode existential de base de l’ouverture, co-originelle du monde, de l’être-là-avec et de l’existence, et cela parce que cette dernière elle-même est par essence être-au-monde. (29.al. 9)

À côté des deux déterminations de la tonalité affective que l’on vient d’indiquer, à savoir qu’elle ouvre l’être-jeté-là et qu’elle ouvre l’être-au-monde total, une troisième est à considérer, laquelle contribue avant tout à une compréhension plus pénétrante du phénomène du monde. Nous avons dit précédemment |§ 18| : c’est le monde, au préalable déjà ouvert, qui ménage la rencontre de ce qui est intramondain. La disposition contribue à constituer cet être-ouvert préalable du monde qui participe de l’être-situé. C’est primairement la préoccupation qui ménage la rencontre avec l’étant intramondain ; elle ne se réduit pas à une sensation ou une fixation du regard. Ainsi que nous pouvons désormais le voir de manière plus précise en partant de la disposition, la rencontre avec l’étant intramondain, telle qu’elle est ménagée par la préoccupation et sa vue-native, se caractérise par le fait que le Dasein y est concerné. Mais le fait d’être concerné par de l’étant utilisable, par sa capacité à opposer de la résistance ou par son caractère menaçant, ne devient ontologiquement possible que si l’être-situé est existentialement déterminé, et cela de telle sorte qu’il soit concerné par l’étant intramondain présent. Cette disposition au gré de laquelle le Dasein est concerné est fondée dans la tonalité affective, et ce en tant que celle-ci a ouvert le monde, par exemple comme menaçant. Seul ce qui est dans la disposition affective consistant à avoir ou ne pas avoir peur peut dévoiler comme menaçant de l’étant relevant du monde ambiant. La tonalité affective constitue existentialement l’ouverture au monde du Dasein. (29.al. 10)

Et c’est parce que les « sens » font ontologiquement partie d’un étant qui, étant dans une certaine disposition affective, a le mode d’être de l’être-au-monde, et pour cette raison seulement, qu’ils peuvent être « affectés » et « avoir sens pour celui qui les possède », et cela au point que tout ce qui les affecte se manifeste dans la disposition affective. Si fortes que puissent être la pression et la résistance, une chose telle que la tonalité affective ne pourrait se produire, et cette résistance resterait par essence non dévoilée, si l’être-au-monde, qui est dans une certaine tonalité affective, ne pouvait déjà être abordé par l’étant intramondain d’une façon que traduit sa disposition et au gré de laquelle il se trouve aussi concerné par ce qui lui arrive. Dans la disposition affective réside existentialement un caractère de dépendance mutuelle du Dasein et du monde depuis lequel il devient possible que soit présent de l’étant qui concerne le Dasein. En fait, ontologiquement, il nous faut attribuer à la « simple tonalité affective » l’acte premier de dévoiler le monde. Une intuition pure serait incapable de jamais dévoiler quelque chose de tel qu’un étant menaçant, même si elle pénétrait jusqu’aux veines les plus profondes de l’être d’un étant. (29.al. 11)

La préoccupation quotidienne, sur la base de la tonalité affective qui ouvre primairement, se méprend souvent et succombe largement à l’illusion que la tonalité affective dérive d’une connaissance du « monde », ce qui pourtant ferait de ce dernier un « non être ». De plus, dès lors que l’on porte de telles appréciations ontologiquement illégitimes, la positivité existentiale de cette disposition à l’illusion en vient à être elle aussi méconnue. Car c’est justement dans la vision inconstante, tonalement fluctuante du « monde » que se montre le phénomène du monde spécifique, qui n’est jamais tous les jours identique. L’observation théorique a toujours déjà sous-exposé le monde dans l’uniformité du pur étant substantiel, uniformité au sein de laquelle repose toutefois une nouvelle richesse, celle de l’étant qu’il est possible de dévoiler en le déterminant de façon pure. Pourtant, même la théorie la plus pure n’a pas laissé toute tonalité affective derrière elle ; même lorsqu’il est soumis à son observation, l’étant qui n’est plus que substantiel ne se montre exclusivement dans son pur aspect que si, en s’arrêtant près de lui, la theoria peut le faire parvenir à elle avec l’étonnement que, selon Aristote, le loisir permet de cultiver |Aristote, Métaphysique, A 2, 982 b 22 sqq|. On se gardera de confondre avec une tentative pour livrer, dans l’ordre ontique, la science au « sentiment » la mise en lumière de la constitution ontologique existentialement fondée de l’acte de connaître tel qu’il se déroule dans la tonalité affective inhérente à l’être-au-monde. (29.al. 12)

À l’intérieur de la problématique de la présente investigation, il n’est pas possible d’interpréter les divers modes de la tonalité affective et leurs connexions de fondation et de dérivation. Sous le titre d’affects et de sentiments, ces phénomènes sont depuis longtemps bien connus sur le plan ontique, et ils ont toujours été pris en considération par la philosophie. Ce n’est pas un hasard si la première interprétation systématique des affects n’a pas été traitée dans le cadre de la « psychologie ». Aristote explore les passions au livre II de sa Rhétorique. À l’encontre de l’orientation traditionnelle du concept de rhétorique, laquelle en fait quelque chose comme une « discipline pour enseigner », il faut interpréter cette exploration d’Aristote comme étant la première herméneutique systématique de la quotidienneté de l’être-l’un-avec-l’autre. En tant que mode d’être du on (§ 27), l’être-public n’a en général pas seulement sa propre disposition affective, mais il a besoin aussi d’une ambiance et il la crée pour lui-même. C’est en baignant dans cette ambiance, et en tenant compte d’elle, que l’orateur s’exprime. Il a besoin de comprendre les possibilités qu’offre l’ambiance, et ce afin de l’éveiller et de l’infléchir comme il sied à son propos. (29.al. 13)

On connaît le développement ultérieur de l’interprétation des affects dans le stoïcisme, ainsi que la manière dont la théologie patristique puis scolastique l’ont transmise aux temps modernes. Mais on continue à ne pas prêter attention au fait que l’interprétation ontologique principielle de l’affectif en général n’a pratiquement pas pu progresser de façon notable depuis Aristote. C’est même tout l’inverse : en tant que thème, les affects et les sentiments sont tombés au rang de phénomènes psychiques, au sein desquels ils font office de troisième classe, aux côtés de la représentation et de la volonté. Ils sombrent ainsi au rang de phénomènes d’accompagnement. (29.al. 14)

C’est un mérite de la recherche phénoménologique que d’avoir procuré une vue plus libre sur ces phénomènes. Max Scheler avant tout, reprenant à son compte l’impulsion donnée par Augustin et Pascal, a infléchi la problématique en direction des connexions de fondation et de dérivation entre les « actes par lesquels on représente » et les « actes par lesquels on prend intérêt » |Pascal, Pensées et Opuscules, édition Léon Brunschvicg, Paris, 1912, p. 185 : « Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaître, et que l’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences » ; aussi Augustin, Contra Faustum, XXXII, 18 : « On n’entre pas dans la vérité, si ce n’est par la charité »|. À vrai dire, les fondements ontologiques existentialement fondés du phénomène qu’est l’acte de pensée en général n’en restent pas moins dans l’obscurité. (29.al. 15)

La tonalité affective ne fait pas qu’ouvrir le Dasein dans son être-jeté-là et dans son caractère de dépendance mutuelle avec le monde qu’il a ouvert en même temps que l’être du Dasein, la tonalité affective est le mode d’être existential dans lequel le Dasein se livre en permanence au « monde », le mode d’être dans lequel le Dasein se sent concerné par ce dernier, et ce de telle façon que le Dasein, dans une certaine modalité, se dérobe devant lui-même. La constitution existentiale de cette dérobade s’éclairera avec le phénomène de la déchéance-dans-le-quotidien. (29.al. 16)

La tonalité affective est un mode existential de base par lequel le Dasein est son là. Elle ne fait pas que caractériser ontologiquement le Dasein, mais, en raison de l’ouverture qui lui est inhérente, elle a aussi, pour l’analytique existentiale, une signification méthodologique principielle. Comme toute interprétation ontologique, celle-ci n’est capable de se mettre à l’écoute d’un étant quant à son être que pour autant que cet étant ait été auparavant ouvert. Et elle s’en tiendra à celles des possibilités d’ouverture du Dasein qui sont insignes et de la plus grande portée, et ce afin de tirer d’elles les renseignements visés qui concernent cet étant. L’interprétation phénoménologique conduit à fournir au Dasein la possibilité d’ouvrir de façon originelle, et il lui faut le laisser pour ainsi dire s’expliciter lui-même. L’interprétation phénoménologique ne fait qu’accompagner cette ouverture, et cela afin d’élever existentialement jusqu’au concept la teneur phénoménale de ce qui est ouvert. (29.al. 17)

Eu égard à l’interprétation qui suivra, d’un affect fondamental du Dasein pour une ontologie existentialement fondée, à savoir celui de l’angoisse (§ 40), il importe d’illustrer plus concrètement le phénomène de la tonalité affective à partir du mode d’être précis qu’est la peur. (29.al. 18)

§ 30 La peur en tant que mode de la tonalité affective (7 al.)

Le phénomène de la peur se laisse examiner suivant trois points de vue ; nous allons successivement analyser le « devant quoi » de la peur, le fait d’avoir peur lui-même, et le « pour quoi » de la peur. Ces trois points de vue possibles, et qui vont de pair, ne sont pas accidentels. Avec eux, c’est la structure de la tonalité affective qui est mise en avant. Nous compléterons notre analyse par l’indication des modifications possibles de la peur, lesquelles concernent à chaque fois des moments structurels différents. (30.al. 1)

Le « devant quoi » l’on a peur, ce qui est « redoutable », est l’étant intramondain présent et qui a, ou bien le mode d’être de l’étant utilisable, ou bien celui de l’étant substantiel, ou bien celui de l’être-là-avec. Il n’est pas question ici de faire un rapport ontique circonstancié concernant l’étant qui, de diverses manières et le plus souvent, peut être « redoutable », mais de déterminer phénoménalement l’être-redoutable dudit étant. Qu’est-ce qui appartient à ce qui fait peur en tant que tel, autrement dit, que rencontre-t-on dans le fait d’avoir peur ? Ce devant quoi l’on a peur a pour caractère d’être menaçant. Ceci comporte des aspects multiples : 1°) Le mode d’être de l’étant concerné qui est présent est l’être préjudiciable. Cet étant se montre à l’intérieur d’un complexe de compétences. 2°) Cet être préjudiciable se trouve aux alentours de ce qu’il est susceptible d’atteindre. Ainsi défini, cet être préjudiciable provient d’alentours déterminés. 3°) Les alentours eux-mêmes, et ce qui en vient, sont, en tant que tels, connus comme n’inspirant pas « confiance ». 4°) En tant qu’il menace, l’étant préjudiciable n’est pas encore dans un périmètre de proximité, mais il se rapproche. C’est à l’occasion d’une telle approche que son être préjudiciable rayonne, et c’est en cela qu’il se caractérise comme menaçant. 5°) Cette approche est qualifiée de menaçante parce qu’elle a lieu à l’intérieur du périmètre de proximité. Ce qui peut être préjudiciable se rapproche, tout en restant lointain et en ne dévoilant pas clairement son être-redoutable. Toutefois, en tant qu’il fait approche au point de parvenir à proximité, l’étant préjudiciable est menaçant, il peut atteindre le Dasein mais peut aussi ne pas le faire. Alors même qu’il fait approche, l’incertitude augmente et pousse à conclure : « il pourrait menacer ou peut-être, finalement, il de le peut pas ». Cela fait peur, disons-nous alors. 6°) De tout ceci, il s’ensuit que l’étant préjudiciable, en tant qu’il s’approche et gagne le périmètre de proximité de qui prend peur, renferme en lui la possibilité révélée de ne pas arriver jusqu’à lui ou de passer sans s’arrêter, ce qui ne diminue ni n’éteint la peur, mais au contraire la configure. (30.al. 2)

Le fait même d’avoir peur est, pour qui en est le siège, le fait de délivrer, comme le concernant, l’étant qu’il a de la sorte caractérisé comme menaçant. Ce n’est pas le calcul d’un mal à venir qui serait constaté pour ensuite être redouté. Mais aussi, avoir peur, ce n’est pas en premier lieu constater qu’un certain étant fait approche, c’est au contraire, avant cela, dévoiler ledit étant dans son être-redoutable. Et alors qu’elle a peur, la peur peut ensuite, par une observation explicite, se « rendre compte » de ce qui fait peur. Si la vue-native voit ce qui fait peur, c’est parce qu’elle est dans la tonalité affective de la peur. En tant que possibilité en sommeil de l’être-au-monde qui est dans cet état affectif, autrement dit en tant que possibilité d’être « peureux », le fait d’avoir peur a déjà ouvert le monde d’après ledit état, et cela de telle sorte que, venant de ce monde, quelque chose de tel que ce qui fait peur puisse s’approcher. La capacité elle-même de s’approcher est délivrée par la spatialité existentiale déterminante de l’être-au-monde. (30.al. 3)

Le « pour quoi » de la peur est l’étant qui prend peur lui-même, à savoir le Dasein. Seul peut prendre peur un étant pour lequel il y va en son être de cet être lui-même. Le fait qu’il ait peur révèle à cet étant sa mise en danger et son état d’abandon à lui-même. Même si c’est de façon peu explicite, la peur révèle toujours le Dasein dans l’être de son là. Que nous puissions avoir peur pour nos biens ne constitue en rien une objection à opposer à la détermination donnée ci-dessus du pour quoi de la peur. En effet, en tant qu’être-au-monde, le Dasein est à chaque fois être auprès de ce dont il se préoccupe. Le plus souvent, et de prime abord, le Dasein est relativement à ce dont il se préoccupe. La mise en danger du Dasein est une menace qui pèse sur l’être-auprès-de. C’est surtout de manière négative que la peur ouvre le Dasein. Elle déconcerte et fait « perdre la tête ». Tout en faisant voir l’être-situé mis en danger, la peur le fait parallèlement se renfermer, et ce au point que, lorsque la peur s’est retirée, le Dasein doive tout d’abord se retrouver lui-même. (30.al. 4)

En tant que fait de prendre peur en face de quelque chose, avoir peur révèle toujours – que ce soit de façon négative ou positive –, co-originellement l’étant intramondain dans son caractère menaçant et l’être-situé quant à son être-menacé. La peur est un mode de la tonalité affective. (30.al. 5)

Mais le fait d’avoir peur peut également concerner les autres, et nous parlons alors d’une peur pour eux. Ce fait d’« avoir peur pour » n’ôte pas sa peur à l’autre. Cela est déjà exclu pour cette simple raison que l’autre, pour lequel nous avons peur ne prend pas nécessairement peur de son côté. Nous avons en ce cas, justement, d’autant plus peur pour l’autre qu’il ne prend pas peur et se précipite témérairement au-devant de ce qui le menace. Avoir peur pour les autres est une manière de partager leur état, mais cela ne revient pas à prendre peur de concert avec eux, voire à partager une peur commune. On peut avoir peur pour quelqu’un, sans soi-même avoir peur. Tout bien considéré cependant, avoir peur pour quelqu’un, c’est bien avoir soi-même peur. En l’occurrence, ce pour quoi l’on « craint » est l’être-avec en commun avec l’autre qui pourrait être ôté. Ce qui fait peur ne s’adresse pas directement à celui qui partage la peur. Celui qui a peur pour quelqu’un sait d’une certaine manière qu’il est lui-même hors du danger et pourtant, du fait qu’est atteint l’être-là-avec pour lequel il a peur, il est, lui aussi, atteint. Par suite, avoir peur pour quelqu’un, ce n’est pas prendre peur de façon moindre. Il ne s’agit pas ici de degrés « dans la tonalité du sentiment », mais de modes existentiaux. Ainsi, en ayant peur pour quelqu’un, le Dasein, dès lors pourtant qu’« en réalité » il ne prend pas peur, ne perd pas non plus son authenticité. (30.al. 6)

Les moments constitutifs du phénomène complet de la peur peuvent varier. Il en résulte diverses possibilités d’être de l’avoir-peur. Dans sa structure, la rencontre avec ce qui menace renferme l’approche à l’intérieur du périmètre de proximité. Dans la mesure où un étant menaçant, « certes sans être encore un danger, mais pouvant l’être à tout instant », fond lui-même soudainement sur l’être-au-monde préoccupé, la peur devient de l’effroi. Dans ce qui menace, il faut par conséquent distinguer : l’approche, tout contre, de l’étant menaçant et le mode de confrontation au rapprochement lui-même, à savoir la soudaineté. Ce devant quoi on est effrayé est de prime abord quelque chose de bien connu et de familier. Dès lors que ce qui menace a un caractère insolite, la peur devient horreur. Là où est présent un étant menaçant qui se caractérise comme étant horrible, et où, en même temps, la rencontre a le caractère de soudaineté qui conduit à l’effrayant, la peur devient épouvante. Comme autres variantes de la peur, nous connaissons la timidité, l’inquiétude, l’anxiété, l’étonnement. Il s’ensuit que toutes les modifications de la peur, en tant que ce sont des possibilités d’état affectif, donnent à penser que le Dasein, en tant qu’être au monde, est « peureux ». Mais il ne convient pas de comprendre cette « poltronnerie » au sens ontique d’une disposition de fait qui serait « un cas isolé », mais il convient de la comprendre comme étant une possibilité existentiale qu’a la tonalité affective essentielle du Dasein parmi d’autres. (30.al. 7)

§ 31 L’être-le-là en tant que comprendre (18 al.)

La tonalité affective est une des trois structures existentiales dans lesquelles se tient l’être du là. Le comprendre constitue ce dernier de façon co-originelle. À chaque fois, la tonalité affective est comprise d’une certaine manière par le comprendre qui parfois la réprime. La compréhension est toujours fondée dans une certaine disposition affective. Dès lors que nous interprétons la compréhension comme existential fondamental, nous indiquons que nous concevons ce phénomène comme appartenant au mode d’être de base du Dasein. Pris au sens d’un mode de connaissance parmi d’autres, qui diffère de l’« expliquer », il faut que le « connaître » soit interprété comme un dérivé existential du comprendre premier, lequel contribue à constituer l’être du là en général. (31.al. 1)

Les investigations que nous avons menées jusqu’ici ont déjà rencontré ce comprendre originel, mais sans l’avoir expressément dégagé comme thème. Dès lors qu’il existe, le Dasein est son là, cela veut d’abord dire : le monde est « là », l’être-là du monde est l’être-situé du Dasein. Et le monde est de même « là », et cela en tant que ce à quoi le Dasein est voué. Dans le à-dessein-de-quoi, ce qui est ouvert en tant que tel, c’est l’être-au-monde qui existe, et c’est cette ouverture que nous avons nommée le comprendre |§ 18|. Dans la compréhension inhérente au à-dessein-de-quoi, la significativité qui s’y trouve fondée est conjointement ouverte. En tant qu’elle est celle du à-dessein-de-quoi et celle de la significativité, l’ouverture qu’est le comprendre concerne co-originellement l’être-au-monde en sa plénitude. La significativité est ce d’après quoi le monde en tant que tel est ouvert. Dire que le en-vue-de et la significativité sont ouverts dans le Dasein signifie : le Dasein est un étant pour lequel, en tant qu’être-au-monde, il y va en son être de cet être lui-même. (31.al. 2)

Dans un discours ontique, il nous arrive d’employer l’expression « s’y entendre en quelque chose », signifiant par là : « être capable de conduire une affaire », « être à la hauteur de cette affaire », « être capable de quelque chose ». Dans le comprendre en tant qu’existential, ce dont on est capable, ce n’est pas de quelque chose mais c’est d’être en tant qu’exister. Le comprendre renferme existentialement le mode d’être du Dasein en tant que pouvoir-être. Le Dasein n’est pas un étant substantiel qui posséderait outre cela la capacité de quelque chose, mais il est primairement possibilités. Le Dasein est à chaque fois ce qu’il est capable d’être, ainsi que la façon dont il l’est. L’être-de-possibilités essentiel du Dasein concerne les modalités, telles que nous les avons caractérisées, de l’affairement à l’endroit du « monde », de la sollicitude envers les autres, et, toujours déjà impliqué dans tout cela, du pouvoir-être vis-à-vis de lui-même, autrement dit du à-dessein-de-quoi lui-même. L’être-de-possibilités que le Dasein est à chaque fois existentialement diffère tout autant de la possibilité logique mais vide que de la contingence propre à un étant substantiel, pour autant qu’à ce dernier il peut « arriver » ceci ou cela. En tant que catégorie modale de la substantialité, la possibilité signifie ce qui n’est pas encore effectif et ce qui n’est jamais nécessaire. Une telle possibilité caractérise ce qui est seulement possible. Elle est ontologiquement inférieure à l’effectivité et à la nécessité. Contrairement à cela, la possibilité en tant qu’existential est la caractérisation ontologique la plus originelle du Dasein et sa caractérisation ontologique positive suprême ; de prime abord, tout comme l’existentialité en général, c’est exclusivement en tant que problème que cette possibilité peut en venir à être préparée. Ce qui offre le sol phénoménal permettant d’apercevoir les possibilités, c’est le comprendre conçu comme pouvoir-être qui ouvre et révèle. (31.al. 3)

En tant qu’existential, la possibilité ne signifie pas que le pouvoir-être ne reposerait sur rien au sens de l’« indifférence d’un libre arbitre » qui pourrait choisir selon son bon vouloir ce qu’il veut être (libertas indifferentiae). En tant que, par essence, il est dans une certaine disposition, le Dasein est toujours embarqué dans des possibilités déterminées ; en tant que pouvoir-être qu’il est, il en a laissé passer certaines ; il se trouve en permanence confronté aux possibilités de son être, il les saisit ou les manque. Mais cela veut dire : le Dasein est un être-de-possibilités livré à lui-même, il est de part en part possibilités ayant été jetées-là. Le Dasein est la possibilité de l’être-libre quant au pouvoir-être le plus authentiquement sien. Son être-de-possibilités apparaît au Dasein lui-même, et cela de diverses manières et à divers degrés. (31.al. 4)

Comprendre est l’être d’un pouvoir-être du type de celui que nous venons de décrire, pouvoir-être qui n’est jamais en attente en tant qu’il serait un pas-encore-substantiel, mais qui, en tant qu’il n’est jamais substantiel, « est » concomitamment à l’être du Dasein, au sens de l’existence. Le Dasein est dans la modalité suivant laquelle il a, ou il n’a pas, à chaque fois compris qu’il avait à être tel ou tel. En tant qu’il comprend cela, il « sait » à quoi s’en tenir avec lui-même, c’est-à-dire avec son pouvoir-être. Ce « savoir » ne naît pas avant tout d’une perception de soi-même immanente, mais il participe de l’être du là, lequel, par essence, est comprendre. Et si le Dasein comprenant peut se perdre et se méconnaître, c’est seulement parce qu’il est son là. Et c’est dans la mesure où le comprendre implique aussi une certaine disposition affective et où il est existentialement livré à l’être-jeté-là que le Dasein est toujours d’abord perdu et se méconnaît lui-même. C’est pourquoi, dans son pouvoir-être, il est livré à la possibilité de se retrouver avant tout dans ses possibilités. (31.al. 5)

Le comprendre est, en tant qu’existential, l’être du pouvoir-être du Dasein lui-même de telle sorte que cet être ouvre en lui-même ce à quoi il s’en tient avec lui-même. Il importe de saisir plus nettement encore la structure de cet existential. (31.al. 6)

En tant qu’il ouvre, le comprendre concerne toujours le tout de la constitution fondamentale de l’être-au-monde. En tant que pouvoir-être, l’être-situé est à chaque fois pouvoir-être-au-monde. En tant que monde, le monde n’est pas seulement ouvert comme significativité, mais aussi comme délivrance de l’étant intramondain qui le présente sous le rapport des possibilités qu’il contient. L’étant utilisable est dévoilé dans son être utile, son être employable, son être préjudiciable. La tournure d’ensemble se révèle être l’ensemble catégorial dans lequel l’étant utilisable a la possibilité de s’intégrer. Mais même l’« unité » de l’étant substantiel diversifié qu’est la nature n’est dévoilée que sur la base de l’ouverture d’une possibilité propre au Dasein. Est-ce un hasard si la question de l’être de la nature a pour cible ses « conditions de possibilité » ? Dans quoi un tel questionnement est-il fondé ? À l’égard de ce questionnement lui-même, la question suivante ne peut manquer de s’élever : pourquoi l’étant qui n’est pas conforme à ce qu’est le Dasein est-il compris dans son être lorsqu’il est interrogé quant à ses conditions de possibilité ? Cette compréhension, c’est peut-être à bon droit que Kant la présuppose. Mais cette présupposition elle-même ne saurait interdire que soit identifiée sa légitimité. (31.al. 7)

Pourquoi le comprendre, selon toutes les dimensions essentielles de ce qui peut être ouvert en lui, perce-t-il toujours jusqu’aux possibilités ? Parce que le comprendre a en lui-même la structure existentiale que nous appelons le projeté. La compréhension projette l’être du Dasein vers son pouvoir-être, et tout aussi originellement, elle le projette vers la significativité, en tant que celle-ci est le phénomène du monde du moment. Le caractère projectif du comprendre constitue l’être-au-monde ouvert en son là en tant que là d’un pouvoir-être. Le projeté est une constitution d’être existentiale inhérente au pouvoir-être en situation. En tant qu’il est jeté-là, le Dasein l’est suivant le mode d’être du projeté. Le projeté n’est pas l’acte de se comporter suivant un plan prémédité, conformément auquel le Dasein organiserait son être ; au contraire, en tant que Dasein, il s’est projeté et, aussi longtemps qu’il est, il continue de se projeter. Aussi longtemps qu’il est, le Dasein se comprend à partir de possibilités. Le caractère projectif du comprendre signifie que celui-ci ne conçoit pas lui-même de façon thématique ce d’après quoi il projette, à savoir les possibilités. Saisir de façon thématique ôte justement à ce qui est projeté son caractère de possibilité, le ravale au rang d’une existence donnée et visée, alors que le projeté, en lançant la possibilité en tant que possibilité, se jette en avant et, en tant que telle, fait être. En tant que projeté, le comprendre est le mode d’être du Dasein dans lequel il est ses possibilités en tant que possibilités. (31.al. 8)

Sur la base du mode d’être constitué de l’existential qu’est le projeté, le Dasein, à supposer que l’on puisse enregistrer la consistance de son être comme un étant substantiel serait en permanence « davantage » qu’il n’est et au delà de lui-même. Cependant, en tant qu’il est en situation, le Dasein n’est jamais davantage qu’il n’est parce que le pouvoir-être relève par essence de la facticité. Mais, en tant qu’être-de-possibilités, le Dasein n’est cependant jamais moins que lui-même, c’est-à-dire que ce qu’il n’est pas encore dans son pouvoir-être, existentialement, il l’est. Et c’est uniquement parce que l’être du là reçoit sa constitution du comprendre avec son caractère projectif, parce que l’être du là est ce qu’il deviendra tout autant que ce qu’il ne deviendra pas, qu’il peut se dire à lui-même en se comprenant : « Deviens ce que tu es ! » (31.al. 9)

Le projeté concerne toujours l’ouverture intégrale de l’être-au-monde ; en tant que pouvoir-être, le comprendre a des possibilités qui sont préfigurées par le périmètre de ce qui est essentiellement ouvert par ce pouvoir-être. Le comprendre peut se poser en priorité dans le monde ouvert, c’est-à-dire que le Dasein peut, de prime abord et le plus souvent, se comprendre à partir de son monde. À moins que le comprendre ne se lance d’emblée dans ce à quoi il est appelé, c’est-à-dire à moins que le Dasein n’existe d’emblée en tant que lui-même. Le comprendre est soit authentique, autrement dit jaillissant du soi-même propre en lui-même, soit inauthentique. Le préfixe privatif « in- » ne veut pas dire que le Dasein se vérouille l’accès à lui-même et « ne comprenne que » le monde. Le monde en effet relève lui-même de l’être-soi-même en tant qu’être-au-monde. Le comprendre authentique aussi bien que le comprendre inauthentique peuvent être dans le vrai ou dans le faux. En tant que pouvoir-être, le comprendre est imprégné de possibilités. Mais le fait que le comprendre s’investisse dans l’une des possibilités fondamentales qui sont les siennes ne supprime pas pour autant les autres possibilités. C’est bien plutôt parce que la compréhension concerne à chaque fois l’ouverture intégrale du Dasein en tant qu’être-au-monde, que le fait pour elle de s’investir est une modification existentiale du projeté en tant que tout. Dans la compréhension du monde, l’être-situé est toujours concomitamment compris ; la compréhension de l’existence et de son être-situé est toujours, réciproquement, une compréhension du monde. (31.al. 10)

En tant que Dasein en situation, le Dasein investit à chaque fois son pouvoir-être dans une possibilité de compréhension. (31.al. 11)

Du fait de son caractère projetant, le comprendre constitue sur le plan existential ce que nous nommons la vue du Dasein. La vue qui est existentialement concomitant à l’ouverture du là, le Dasein l’est co-originellement suivant les modalités fondamentales de son être que nous avons caractérisées comme étant : (i) l’anticipation inhérente à l’affairement, (ii) l’attention inhérente à la sollicitude, (iii) la vue sur l’être en tant que tel par lequel le Dasein saisit le à-dessein-de-quoi qui est à chaque fois tel qu’il est. La vue qui se rapporte primairement à l’existence dans sa totalité, nous l’appelons la lucidité. Nous choisissons ce terme pour désigner la « connaissance du soi-même » bien comprise, et ce afin d’indiquer qu’il ne s’agit pas, dès lors qu’elle s’exerce, d’une connaissance d’ordre perceptif de soi-même mais qu’il s’agit d’une saisie compréhensive de l’ouverture intégrale de l’être-au-monde à travers ses moments constitutifs essentiels. L’étant qui existe ne discerne le « soi-même » que dans la mesure où, dans son être auprès du monde, tout aussi originellement que dans l’être-avec en commun avec les autres, en tant que ce sont là les moments constitutifs de son existence, il est devenu lucide sur lui-même. (31.al. 12)

Inversement, l’absence de lucidité du Dasein ne s’enracine pas uniquement, ni principalement, dans des illusions « égocentriques » du soi-même, mais elle s’enracine tout autant dans l’ignorance du monde. (31.al. 13)

L’expression « vue » doit rester à l’abri d’un contresens. Elle correspond à l’être-éclairci par lequel nous avons caractérisé l’ouverture du là. La vue ne désigne pas le seul acte de percevoir par les yeux du corps et ne désigne pas non plus la pure réception, non-sensible, d’un étant substantiel en sa substantialité. Pour la signification existentiale de la vue, on a recours à cette particularité qu’a l’acte de voir de ménager la rencontre de l’étant auquel il a accès, tel qu’il est en lui-même non-dissimulé. Toutefois, chaque « sens » fait de même à l’intérieur de son domaine natif de dévoilement. Mais, depuis ses débuts, la tradition de la philosophie est primairement orientée sur l’« acte de voir » comme mode d’accès à l’étant et à l’être. Afin de préserver la liaison avec cette tradition, on peut formaliser la vue et l’acte de voir de manière à tel point large que, ce faisant, on obtienne une terminologie technique universelle caractérisant tout accès à l’étant et à l’être comme étant l’accès en général. (31.al. 14)

Ayant montré comment toute vue est primairement fondée dans le comprendre – l’anticipation propre à l’affairement est le comprendre en tant que bon sens –, l’intuition perd sa primauté qui correspond, sur le plan noétique, à la primauté ontologique traditionnelle de l’étant substantiel. L’« intuition » et la « pensée » sont toutes deux déjà des dérivés du comprendre. Même la « vision des essences », en phénoménologie, est fondée dans le comprendre existential. Sur ce mode qu’est l’acte de voir, il ne convient de trancher qu’à condition qu’aient été au préalable acquis les concepts formels et complets d’être et de structure d’être qui sont seuls à pouvoir devenir des phénomènes au sens phénoménologique. (31.al. 15)

Dans le comprendre, l’ouverture du là est elle-même une modalité du pouvoir-être du Dasein. Dans l’être-projeté de son être dans un à-dessein-de-quoi, lequel ne fait qu’un avec l’être-projeté de son être dans la significativité du monde, réside l’ouverture de l’être à lui-même. Alors qu’il se projette sur des possibilités, le Dasein a déjà anticipé sa compréhension de l’être. Dans le projeté, l’être est compris, mais n’est pas ontologiquement conçu. L’étant qui a pour mode d’être le projeté essentiel de l’être-au-monde a une certaine compréhension de son être. Ce qui précédemment |§ 4| avait été établi dogmatiquement reçoit donc maintenant sa mise en lumière, laquelle est tirée de la constitution d’être dans laquelle le Dasein, en tant que comprendre, est son là. C’est seulement en raison de l’interprétation de l’être dans son rapport au temps que l’on pourra atteindre un éclaircissement plus profond du sens existential qu’a cette compréhension de l’être. (31.al. 16)

En tant qu’existentiaux, la tonalité affective et le comprendre caractérisent l’ouverture originelle de l’être-au-monde. Dans le mode de la disposition, le Dasein « voit » des possibilités à partir desquelles il est. C’est en ouvrant de telles possibilités et en se projetant que le Dasein est disposé. Le projeté du pouvoir-être est livrée au fait originel qu’est l’être-jeté dans le là. Au terme de l’explicitation de la constitution existentiale de l’être du là suivant laquelle il a le sens de ce qui, tout en ayant été jeté-là, projette, l’être du Dasein ne devient-il pas plus énigmatique ? Sans doute. Il nous faut en premier lieu faire ressortir, dans sa plénitude, le caractère énigmatique de cet être, ne serait-ce que pour être autorisé à constater l’échec à le « résoudre » de façon authentique, et il nous faut d’abord poser, de façon renouvelée, la question de l’être qu’est l’être-au-monde qui, ayant été jeté-là, projette. (31.al. 17)

Afin de porter immédiatement sous le regard le mode d’être quotidien du comprendre qui est dans une certaine tonalité affective et le mode d’être de l’ouverture intégrale du là, une élaboration concrète de ces existentiaux est requise. (31.al. 18)

§ 32 Compréhension et explicitation (13 al.)

En tant qu’il est comprendre, le Dasein projette son être dans des possibilités. Cet être en rapport à des possibilités, être comprenant, est un pouvoir-être lesdites possibilités découvertes dans le Dasein. Le projeté inhérent au comprendre possède sa propre possibilité de concrétisation. La façon dont le comprendre s’élucide, nous la nommons l’explicitation. Dans l’explicitation, le comprendre, alors qu’il comprend, s’approprie explicitement ce qu’il comprend. Dans l’explicitation, la compréhension ne devient pas quelque chose d’autre, mais elle devient elle-même en s’élucidant. Existentialement, l’explicitation est fondée dans le comprendre et ce n’est pas le comprendre qui résulte de l’explicitation. Expliciter ce n’est pas prendre connaissance de ce qui est compris, mais c’est élaborer les possibilités qui sont projetées par le comprendre. Conformément au cours qu’ont suivi nos analyses préparatoires du Dasein quotidien, c’est à même la compréhension moyenne du monde que nous retracerons le phénomène de l’explicitation, c’est-à-dire à même le comprendre inauthentique, et ce dans le mode d’une investigation. (32.al. 1)

Depuis la significativité qu’il a ouverte en comprenant le monde, l’être préoccupé auprès de l’étant utilisable se donne à comprendre la finalité possible de l’étant qui est présent. Cette inspection est dévoilante, cela signifie que le monde, alors même qu’il était déjà compris, en vient à être explicité. L’étant utilisable dans le champ de la vue compréhensive entre dans l’explicitation. Apprêter, tenir prêt, réhabiliter, améliorer, compléter, tout cela se déroule de façon telle que le Dasein se préoccupe, tout en restant dans l’expectative, de l’étant utilisable déployé désormais en son pouvant-servir-à conformément au déploiement dont il est ainsi devenu conscient. L’étant qui, par l’inspection, est déployé en son pouvant-servir-à en tant que tel, autrement dit l’étant qui est explicitement compris, a la structure du quelque chose en tant que quelque chose. À la question portant sur ce que peut être cet étant utilisable bien défini, la réponse qui explicite avec une vue-native dit : il peut-servir-à, il est fait-pour. Indiquer la finalité de quelque chose ce n’est pas simplement le nommer, mais c’est comprendre ce qui est nommé comme étant ce en tant que quoi il faut prendre ce qui fait l’objet de l’indication. Ce qui est ouvert par le comprendre, ce qui est compris, est toujours déjà accessible de façon telle qu’en lui son « en tant que » peut être explicitement discerné. Le « en tant que » constitue la structure du caractère explicite d’une chose comprise ; il est constitutif de l’explicitation. L’usage de l’étant utilisable dans le monde ambiant à l’occasion duquel le Dasein explicite cet étant avec une vue-native qui le « voit » en tant que table, en tant que porte, en tant que voiture, en tant que pont, n’a pas besoin de déployer dans un énoncé définitionnel l’étant ainsi explicité par la vue-native. Tout acte simple de voir l’étant utilisable, acte antéprédicatif, est en lui-même déjà comprenant et explicitant. Mais l’absence de ce « en tant que » n’est-elle pas constitutive de la « simplicité » du pur acte de percevoir quelque chose ? L’acte de voir qui est inhérent à cette dernière vue, la vue simple, est pourtant une compréhension tacitement explicitative. Il renferme en soi l’explicitation possible des liaisons de renvoi (des en-vue-de) qui font partie de la tournure d’ensemble en fonction de laquelle est compris l’étant qui est présent. Dans le rapprochement explicitatif de l’étant suivant le fil conducteur du « quelque chose en tant que quelque chose », l’articulation de ce qui est compris est antérieure à l’énoncé thématique à ce sujet. Dans l’énoncé, le « en tant que » ne surgit pas pour la première fois, mais seul peut être proféré ce qui a trouvé la possibilité de pouvoir l’être dans l’explicitation. Que lors de la simple observation de quelque chose le caractère explicite d’une énonciation puisse être absent, cela n’autorise pas à dénier à ce simple acte de voir toute possibilité d’explicitation articulante, cela n’autorise pas à lui dénier par conséquent la structure d’un « en tant que ». Le simple acte de voir les choses les plus proches auxquelles on a couramment affaire porte si originellement en soi la structure de l’explicitation que pour saisir quelque chose en se libérant du « en tant que », il faut justement se tenir dans un certain projet. Ne plus avoir devant soi quelque chose « en tant que », cela n’a lieu que lorsqu’on le fixe purement du regard dans le mode du ne-plus-expliciter. Cette saisie qui s’est libérée du en-tant-que prive l’acte de voir de son comprendre natif ; elle n’est pas plus originelle que lui mais en dérive au contraire. Le caractère tacite, ontique, du « en tant que » ne doit pas inciter à négliger le fait qu’il relève de la constitution existentiale du comprendre. (32.al. 2)

Si tout acte de percevoir un outil utilisable est déjà une compréhension qui explicite, au moins potentiellement, et si, dans la vue-native, il ménage la rencontre de quelque chose en tant que quelque chose, cela ne veut-il pas précisément dire : de prime abord, ce dont le Dasein fait l’expérience, c’est d’un pur étant substantiel, lequel n’est que par la suite saisi en tant que porte ou en tant que maison ? Ce serait là se méprendre sur la fonction spécifique d’ouverture qu’a l’explicitation. Elle ne lance pas une « signification » sur l’étant substantiel dans sa nudité et elle ne lui colle pas après coup une valeur ; au contraire, c’est concomitamment à l’étant intramondain qui est présent en tant que tel qu’une finalité est à chaque fois découverte dans la compréhension du monde, laquelle finalité peut ensuite être explicitement saisie par l’explicitation. (32.al. 3)

L’étant utilisable est toujours compris en partant de la tournure d’ensemble. Celle-ci n’a pas besoin d’être saisie formellement et complètement au moyen d’une explicitation thématique. Même lorsqu’elle est passée par une telle explicitation, elle s’en retourne de nouveau en amont vers la compréhension globale de la tournure. Et c’est sur ce mode qu’elle est le fondement de l’explicitation quotidienne et inspectante de la vue-native. Cette dernière explicitation est à chaque fois fondée dans un acquis préalable. En tant qu’elle s’approprie la compréhension, l’explicitation se meut dans l’être comprenant et par rapport à une tournure d’ensemble qui a d’avance été saisie et comprise. L’appropriation de ce qui était compris mais restait encore caché opère toujours sous la direction d’un point de vue qui fixe la perspective dans laquelle ce qui est compris va être explicité. L’explicitation est ainsi à chaque fois fondée dans une vue préalable qui s’« ajuste » à une possibilité déterminée d’explicitation. Ce qui, étant tenu pour acquis et admis par anticipation, est compris, se conceptualise dans l’explicitation. L’explicitation peut ou bien puiser dans l’étant à expliciter lui-même l’appareil conceptuel qu’elle déploie ou bien imposer à cet étant des concepts exogènes. Quoi qu’il en soit, l’explicitation s’est toujours décidée, à titre définitif ou sous réserve, en faveur d’un appareil conceptuel déterminé ; elle est fondée dans une saisie préalable. (32.al. 4)

Par essence, l’explicitation de quelque chose en tant que quelque chose va être établie d’après un acquis, une vue et une saisie préalables. Expliciter, ce n’est jamais saisir, sans présupposition aucune, un donné préalable. Dans l’illustration particulière de l’acte d’explicitation qui est donnée par l’acte interpréter un texte, on en appelle volontiers à ce qui « est là », alors que ce qui, de prime abord, « est là » n’est rien d’autre que l’opinion préconçue, « allant de soi » et indiscutée, de l’interprète, laquelle opinion préconçue est nécessairement présente à l’origine de toute explicitation, et cela comme étant ce qui est déjà « posé » en même temps que l’explicitation en général, c’est-à-dire ce qui est donné par avance dans un acquis, une vue et une saisie préalables. (32.al. 5)

Comment convient-il de concevoir le caractère de ce « préalable » ? Suffit-il de dire, de manière formelle, qu’il s’agit d’un « à priori » ? Pourquoi cette structure anticipative est-elle propre au comprendre, que nous avons identifié comme étant un existential fondamental du Dasein ? De quelle façon la structure du « en tant que », laquelle convient à ce qui est explicité en tant que tel, se rapporte-t-elle à cette structure anticipative ? A l’évidence, ce phénomène n’a pas lieu d’être décomposé en parties. Mais cela exclut-il de mener une analyse de ses fondements originels ? Faut-il que nous acceptions les phénomènes de la structure anticipative et du en-tant-que comme « réalités ultimes » ? Resterait alors encore la question de savoir pourquoi ils le sont. Ou bien la structure anticipative, inhérente au comprendre et la structure du en-tant-que, inhérente à l’explicitation, montrent-elles une connexion ontologique existentialement fondée avec le phénomène du projet ? Et celui-ci renvoie-t-il en amont à une constitution d’être originelle du Dasein ? (32.al. 6)

Avant de répondre à ces questions, ce à quoi le travail préparatoire que nous avons mené jusqu’ici est bien loin de suffire, il faut rechercher si ce que nous avons rendu visible comme structure anticipative inhérente au comprendre et comme structure du en-tant-que inhérente à l’explicitation ne représente pas déjà, en lui-même, un phénomène unitaire dont la problématique philosophique fait abondamment usage, sans que cet usage soit justifié par une explicitation ontologique originaire. (32.al. 7)

Par la formation de projets inhérents au comprendre, l’étant est ouvert en ses possibilités. Ce qui caractérise la possibilité est à chaque fois conforme au mode d’être de l’étant qui est compris. L’étant intramondain en général s’agence en projets dans le monde, c’est-à-dire dans un tout de significativité aux liaisons de renvoi de laquelle la préoccupation, en tant qu’être-au-monde, s’est d’entrée de jeu fixée. Lorsque de l’étant intramondain ouvert dans le Dasein est dévoilé, c’est-à-dire lorsqu’il est compris, nous disons qu’il a du sens. Toutefois, ce qui est compris, ce n’est pas, en toute rigueur, le sens, mais c’est l’être de l’étant. Le sens est ce au sein de quoi se tient l’intelligibilité de quelque chose. Ce qui, une fois ouvert par le comprendre peut être articulé dans l’explicitation est ce que nous appelons le sens. Le concept de sens embrasse l’ossature formelle de ce qui appartient nécessairement à ce qu’articule l’explicitation compréhensive. Le sens, tel qu’il est structuré au moyen de l’acquis, la vue et la saisie préalables, est ce sur quoi s’oriente le projet, ce depuis quoi quelque chose devient compréhensible en tant que quelque chose. Dans la mesure où la compréhension et l’explicitation ont pour résultat la constitution existentiale de l’être du là, il faut que le sens soit conçu en tant qu’ossature existentiale de l’ouverture qui va avec la compréhension. Le sens est un existential du Dasein, ce n’est pas une propriété de l’étant ou quelque chose qui se trouverait « derrière » l’étant ou qui flotterait en tant que « règne intermédiaire » entre la chose et ce qui la désigne. Seul le Dasein peut « donner du sens », et cela dans la mesure où l’ouverture de l’être-au-monde « peut être remplie » par l’étant dévoilé dans le monde. Par conséquent, le Dasein peut donner du sens ou aussi, éventuellement, être incapable de donner du sens. Ce qui veut dire : l’être du Dasein ainsi que l’étant qui est ouvert par lui peuvent, dans la compréhension, être rendus aptes à une finalité précise ou bien rester hors de sa portée, dans l’incompréhension. (32.al. 8)

Si l’on reste fidèle à cette interprétation radicalement ontologique et existentialement fondée du concept de « sens », alors il faut que tout étant dont le mode d’être n’est pas à la hauteur du Dasein soit conçu comme étant non-donneur-de-sens, autrement dit comme étant par essence incapable de donner du sens. « Non-donneur-de-sens » n’a en l’occurrence aucune signification axiologique, mais il s’agit de l’expression d’une détermination ontologique. Et seul ce qui est non-donneur-de-sens peut être absurde. En tant qu’il est présent au Dasein, l’étant substantiel peut, pour ainsi dire, s’élancer à l’encontre de l’être de celui-ci, ainsi par exemple lors d’événements naturels dévastateurs. (32.al. 9)

Lorsque nous nous enquérons du sens de l’être, notre investigation ne cherche pas à donner un sens profond, ni ne spécule sur ce qui se tiendrait derrière l’être, mais elle s’enquiert de l’être lui-même, et ce dans la mesure où l’être investit la façon de comprendre propre au Dasein. Le sens de l’être ne peut jamais être mis en opposition à l’étant ou à l’être en tant que « fond » porteur de l’étant, ce fond fut-il même le sans-fond de ce qui est incapable de donner du sens, et cela parce que le « fond » ne devient lui-même accessible qu’en tant que sens de l’étant. (32.al. 10)

En tant qu’il est l’ouverture du là, le comprendre concerne toujours le tout de l’être-au-monde. Dans toute compréhension du monde l’existence est en même temps comprise et réciproquement. En outre, toute explicitation se meut à l’intérieur de la structure anticipative, telle que nous l’avons caractérisée. Toute explicitation, qui se doit de fournir une compréhension, doit avoir déjà compris ce qui est à expliciter. Ce fait, on l’a déjà abondamment remarqué dans le domaine des façons de comprendre et d’expliciter dérivées, notamment dans l’interprétation philologique. Celle-ci entre dans le périmètre de la connaissance scientifique. Une connaissance de cette nature demande que soit rigoureusement identifié ce sur quoi elle est fondée. La preuve scientifique n’a pas le droit de présupposer ce qu’elle a pour tâche de fonder. Mais si l’explicitation a l’obligation de se mouvoir à l’intérieur de ce qui est compris, et de s’en nourrir, comment va-t-elle porter des résultats scientifiques à maturité sans se mouvoir à l’intérieur d’un cercle, surtout si, de surcroît, la compréhension présupposée se meut à l’intérieur de la connaissance commune des hommes et du monde ? Suivant les règles les plus élémentaires de la logique, le cercle est un vice de l’interprétation. Du même coup, ce dont s’occupe l’explicitation historique reste à priori extérieur au domaine de la connaissance rigoureuse. Dans la mesure où l’on n’élimine pas ce fait originel qu’est le cercle dans la compréhension, force est à l’histoire de s’accommoder de possibilités de connaissance moins rigoureuses. Et c’est grâce à la « signification spirituelle » de ses « objets » qu’on lui permet, dans une certaine mesure, de suppléer à ce défaut. À vrai dire, même de l’avis des historiens, l’idéal serait que l’on puisse éviter le cercle et qu’existe l’espérance que l’on produisît un jour une narration d’histoire qui fût aussi indépendante de la position de l’observateur que la connaissance de la nature est censée l’être. (32.al. 11)

Mais voir dans ce cercle un cercle vicieux et se mettre à l’affût des moyens de l’éviter, voire ne le « ressentir » que comme une imperfection inévitable, c’est se méprendre foncièrement sur la nature du comprendre. Ce dont il s’agit, ce n’est pas d’assimiler la compréhension et l’explicitation à un idéal déterminé de connaissance, laquelle connaissance n’est elle-même qu’une sous-espèce de compréhension qui s’est fixée à elle-même la tâche légitime de saisir l’étant substantiel. Remplir les conditions de fond d’une explicitation possible tient bien plutôt au fait de ne pas méconnaître par avance celle-ci en ce qui concerne les conditions essentielles permettant de la mener à bien. Le facteur décisif, ce n’est pas de se retirer du cercle, c’est de s’y engager avec justesse. Ce cercle de la compréhension n’est pas la caractéristique de certains modes de connaissance, mais c’est l’expression de la structure existentiale anticipative du Dasein lui-même. On ne saurait le ravaler au rang de cercle vicieux. En lui se cache une possibilité positive du connaître le plus originel qui, à vrai dire, n’est saisie de façon authentique que lorsque l’explicitation a compris que sa tâche première, continuelle et ultime, reste, non pas de se laisser à chaque fois donner par avance l’acquis, la vue et la saisie préalables par des « inspirations » et des concepts populaires, mais au contraire d’assurer son thème scientifique en les élaborant depuis les choses mêmes. C’est parce que la compréhension, d’après son sens existential, est le pouvoir-être du Dasein lui-même que les présupposés ontologiques de la connaissance historique outrepassent par principe l’idée de rigueur des sciences les plus exactes. Les mathématiques ne sont pas plus rigoureuses que l’histoire, mais elles sont seulement plus resserrées quant au périmètre des fondements existentiaux qui sont pertinents pour elle. (32.al. 12)

Le « cercle » du comprendre relève de la structure même du sens, lequel phénomène est enraciné dans la constitution existentiale du Dasein, à savoir dans la compréhension explicitante. L’étant pour lequel, en tant qu’être-au-monde, il y va en son être de son être lui-même, a une structure ontologique circulaire. Toutefois, si l’on en vient à tenir compte du fait que le « cercle » relève ontologiquement d’un mode d’être de la substantialité on sera tenu, avec ce phénomène, d’éviter de caractériser le Dasein ontologiquement de la même manière. (32.al. 13)

§ 33 L’énoncé en tant que mode dérivé de l’explicitation (18 al.)

Toute explicitation est fondée dans une compréhension. Ce qui, dans l’explicitation, est ordonné en tant que tel et qui, dans la compréhension en général, est préfiguré en tant que pouvant être ordonné, c’est le sens. Dans la mesure où l’énoncé, « le jugement », est fondé dans la compréhension et en représente une forme dérivée, il a lui aussi un sens. Toutefois, on ne pourra définir ce sens comme étant ce qui se produit à même le jugement et l’accompagne. Dans le présent contexte, l’analyse expresse de l’énoncé poursuit plusieurs buts. (33.al. 1)

Tout d’abord, en s’attachant à l’énoncé, il est possible d’illustrer la façon dont la structure du « en tant que », constitutive du comprendre et de l’explicitation, est susceptible d’être modifiée. Le comprendre et l’explicitation n’en seront que mieux éclairés. Ensuite, l’analyse de l’énoncé occupe une place privilégiée à l’intérieur de la problématique de l’ontologie fondamentale, cela parce que, dans les débuts décisifs de l’ontologie antique, le logos a fait office d’unique fil conducteur pour accéder à l’étant et pour déterminer l’être de l’étant. Enfin, l’énoncé est, depuis toujours, réputé être le lieu premier et propre de la vérité. Le phénomène de la vérité est si étroitement solidaire du problème de l’être que la présente investigation, dans son cours ultérieur, va nécessairement avoir à s’y confronter |§ 44| ; il se tient même d’ores et déjà, quoique de façon implicite, dans la dimension dudit problème. L’analyse de l’énoncé entend donc contribuer à préparer cette problématique. (33.al. 2)

Dans ce qui suit, nous attribuons au terme « énoncé » trois significations qui sont tirées du phénomène ainsi désigné, sont liées entre elles, et délimitent en leur unité la structure de l’énoncé. (33.al. 3)

  1. Énoncé signifie primairement la mise en évidence. Par cette expression, nous restons fidèles au sens originel du logos en tant qu’apophansis : le fait de faire voir l’étant à partir de lui-même. Dans l’énoncé : « le marteau est trop lourd », ce qui est dévoilé à la vue, ce n’est pas « un sens », mais c’est un étant considéré sous le rapport de la façon dont il est utilisable. Même lorsque cet étant n’est pas dans un périmètre de proximité où l’on puisse le saisir et le voir, la mise en évidence vise l’étant lui-même et non pas, par exemple, une simple représentation de celui-ci, pas davantage une simple « chose substantielle », encore moins un état psychique de celui qui produit l’énoncé et qui coïnciderait avec l’acte de se représenter cet étant. (33.al. 4)

  2. « Énoncé » veut dire la même chose que « prédication ». D’un « sujet » est « prédicat » ce qui « en est dit » ; ce sujet est déterminé au moyen de ce prédicat. Dans cette seconde signification qu’a l’énoncé, la phrase « le marteau est trop lourd » dit quelque chose non pas du marteau en tant que prédicat mais du marteau lui-même. Ce qui est énoncé, c’est-à-dire ce qui détermine, repose dans le « trop lourd ». Ce dont, suivant cette seconde signification du terme « énoncé », il est dit quelque chose, à savoir ce qui est déterminé, a subi, en regard de la première signification du terme, une restriction de contenu. C’est seulement en tant que mise en évidence de quelque chose qu’une prédication est ce qu’elle est. La seconde signification du terme « énoncé » a donc, en réalité, son fondement dans la première. Les membres de l’articulation prédicative, à savoir le sujet et le prédicat, sont connectés à l’intérieur de la mise en évidence. Déterminer, ce n’est pas en premier lieu connecter, mais c’est précisément, en tant que mode de la mise en évidence, de prime abord restreindre l’acte de voir à un étant qui se montre « en tant que tel » à savoir ici le marteau –, et cela afin de rendre, au moyen de la restriction du regard, expressément manifeste la détermination d’être de ce qui est montré à son sujet. Eu égard à ce qui est d’ores et déjà manifeste, à savoir le « marteau trop lourd », la détermination d’être fait d’emblée un pas en arrière ; en posant le « sujet », on réduit l’éclairage de l’étant à « ce marteau là », et cela afin de faire voir, par cette réduction de l’éclairage, la chose manifeste en ce qu’a de déterminable ce qui la détermine. Position du sujet et position du prédicat qui, en se joignant ne font qu’une, sont de part en part « apophantiques » au sens strict du mot. (33.al. 5)

  3. L’énoncé signifie la communication, la profération. En tant que telle, la communication renvoie directement à l’énoncé en ses première et seconde significations. Elle est l’acte de « faire-voir-aux-autres » ce qui a été mis en évidence sous forme d’une détermination d’être. En faisant-voir-aux-autres, on partage avec eux, en sa spécificité, ce qui a été mis en évidence dans l’étant. Ce qui est « partagé » devient l’être vu en commun de l’étant dans lequel ce qui est mis en évidence est présent. À l’énoncé en tant que partage avec les autres appartient l’être-proféré. En tant que chose communiquée, ce dont il est dit quelque chose peut être « partagé » avec les autres en même temps que ce qui énonce sans nécessairement que ces autres aient eux-mêmes, dans leur périmètre de proximité, l’étant ainsi mis en évidence et déterminé. Ce dont il est dit quelque chose « peut être dit à d’autres ». Le périmètre de cette communication s’élargit. Mais en même temps, en étant propagé de la sorte, il se peut justement que ce qui a été mis en évidence se masque à nouveau, et cela bien que, également, le savoir et la connaissance qui se développent dans un tel ouï-dire visent encore et toujours l’étant lui-même et, par exemple, n’affirment pas un sens qui « vaut » à hauteur de ce qui est mis en circulation par là. L’ouï-dire est lui aussi un être-au-monde et un être en rapport avec ce qui est entendu. (33.al. 6)

La théorie du jugement, qui s’oriente aujourd’hui de façon prépondérante sur le phénomène de la « validité », n’a pas à être commentée ici plus avant. Il semble suffisant d’attirer l’attention sur le caractère à plusieurs titres douteux de ce phénomène de la « validité » que, depuis Lotze, on présente volontiers comme étant un « proto-phénomène » en amont duquel il serait impossible de remonter. Ce rôle de proto-phénomène, il ne le doit qu’à son obscurité ontologique. La « problématique » qui s’est installée autour de cette idole verbale est également opaque. La validité désigne d’abord la forme de l’effectivité qui revient à la teneur du jugement, et ce dans la mesure où ladite teneur est présumée demeurer invariable par opposition au processus « psychique » variable du jugement. Étant donné l’état de la question de l’être telle que nous l’avons caractérisée dans l’introduction de ce traité, on ne pourra guère attendre de la « validité », prise comme « être idéal », qu’elle se distingue par une clarté ontologique particulière. Ensuite, la validité veut en même temps dire l’autorité du sens du jugement « valant » pour l’« objet » qui s’y trouve visé ; elle se rapproche ainsi de la signification de validité objective et d’objectivité en général. Enfin, ce sens qui « vaut » pour l’étant, et qui en lui-même vaut de façon « atemporelle », vaut pour quiconque juge rationnellement. L’autorité du jugement veut donc désormais dire sa force obligatoire, autrement dit son « universalité ». Que l’on prenne donc, de plus, fait et cause pour une théorie de la connaissance « critique » d’après laquelle le sujet, pour atteindre l’objet, en réalité ne sort pas de soi-même, alors la validité en tant que validité de l’objet, autrement dit l’objectivité, trouvera son fond dans la persistance de la validité ! Les trois significations de « valoir » ainsi mises en évidence, donc en tant que manière d’être de ce qui est idéal, en tant qu’objectivité, et en tant que force obligatoire, ne sont pas seulement opaques en elles-mêmes, mais elles s’embrouillent entre elles. La prudence méthodologique réclame que l’on ne choisisse pas ce genre de concepts pour fil conducteur de l’interprétation quand bien même leur chatoiement pourrait, au premier abord, les recommander à l’attention. Le concept de sens, nous ne le restreignons pas à signifier la teneur du jugement, mais nous le comprenons comme phénomène existential dans lequel devient visible l’ossature formelle de l’étant qui est susceptible d’être ouvert par la compréhension et articulé dans l’explicitation. (33.al. 7)

Si, dans un regard unitaire sur la plénitude du phénomène, nous rassemblons les trois significations de l’énoncé que nous venons d’analyser, sa définition devient : l’énoncé est la mise en évidence de la détermination d’être d’un étant qui peut ensuite être transmise par la communication. La question reste alors : en vertu de quoi prenons-nous d’ordinaire l’énoncé pour un mode d’explicitation ? Si l’énoncé était une explicitation, les structures essentielles de l’explicitation apparaîtraient en lui. Telle qu’elle se déroule dans l’énoncé, la mise en évidence peut être faite soit sur la base de l’étant qui a été ouvert par la compréhension, soit sur la base de l’étant qui a été dévoilé par la vue-native. L’énoncé n’est pas un comportement premier qui pourrait de lui-même ouvrir l’étant en général, mais il se tient toujours sur le socle qu’est l’être-au-monde. Ce que nous avons montré précédemment en ce qui concerne la connaissance du monde n’est pas moins valable pour l’énoncé |§ 13|. Il requiert l’acquis préalable d’un étant qu’il met en évidence de façon à le déterminer. En outre, le fait de s’élancer dans la détermination implique déjà une perspective qui soit cadrée sur ce qui est à énoncer. Ce en tant que quoi l’étant donné par avance est ciblé, c’est cela qui, dans l’exécution de la détermination, assume la fonction de déterminant. L’énoncé a besoin d’une vue préalable dans laquelle le prédicat qu’il s’agit de discerner ou d’attribuer est pour ainsi dire détaché de son inclusion implicite dans l’étant lui-même ou est attaché à lui. À l’énoncé en tant que communication appartient à chaque fois une articulation sémantique de ce qui est mis en évidence, autrement dit, l’articulation se meut au sein d’un certain appareil conceptuel : le marteau est lourd, la pesanteur échoit au marteau, le marteau a la propriété d’être pesant. La saisie préalable qu’implique en même temps toujours l’énonciation reste généralement inaperçue, et cela parce que le langage renferme en soi un appareil conceptuel. Tout comme l’explicitation en général, l’énoncé a nécessairement ses fondements existentiaux dans l’acquis, la vue et la saisie préalables. (33.al. 8)

Mais jusqu’à quel point l’énoncé devient-il un mode dérivé de l’explicitation ? Qu’est-ce qui, en celle-ci, s’est modifié ? Cette modification, il nous est possible de la souligner en nous en tenant à ces cas-limites d’énoncés qui font, en logique, fonction de cas normaux et d’exemples concernant les phénomènes d’énoncé les plus « simples ». Ce que la logique prend pour thème avec la proposition énonciative catégoriale, comme par exemple : « le marteau est lourd », elle l’a également, et cela avant toute analyse, toujours déjà compris « de façon logique ». Le marteau, considéré en tant que chose, a la propriété d’être pesant, voilà ce qui est pris tel quel en tant que « sens » déjà présupposé de ladite proposition. Dans la vue-native préoccupée, il n’y a, de prime abord, jamais d’énoncés de cette nature. Mais bien entendu, ladite vue-native a ses modalités spécifiques d’explicitation, lesquelles, au regard du « jugement théorique » ci-dessus, peuvent se formuler de la sorte : « ce marteau est bien trop lourd », ou encore : « trop lourd, ce marteau », ou « prenons l’autre marteau ! ». L’effectuation originelle de l’explicitation ne se trouve pas dans une proposition énonciative de nature théorique, mais elle se trouve dans la mise à l’écart de l’outil de travail inapproprié que préconise le fait que l’on se préoccupe d’une tâche avec une vue-native sans qu’il soit, à cette occasion, « utile de parler ». De l’absence de mots, on ne saurait conclure à l’absence d’explicitation. D’un autre côté, l’explicitation proférée de la vue-native sur l’étant n’est pas forcément un énoncé. Par quelles modifications ontologiques existentialement fondées l’énoncé provient-il de l’explicitation de la vue-native ? (33.al. 9)

L’étant qui est pris en considération dans l’acquis préalable, le marteau par exemple, est immédiatement utilisable comme outil. Que cet étant devienne l’objet d’un énoncé, alors, avec la proposition énonciative se déroule une mutation de l’acquis préalable. Le avec-quoi utilisable auquel a affaire le Dasein qui exécute une tâche devient ce dont parle l’énoncé qui met en évidence. La vue préalable de l’étant utilisable se focalise sur l’étant en tant que substantiel. Par cette mise en perspective, et pour elle, l’étant utilisable en tant que tel est masqué. Au cœur de ce dévoilement de la « substantialité », dévoilement qui en dissimule l’utilisabilité, l’étant substantiel qui est présent en vient à être déterminé dans son être substantiel comme objet. C’est alors seulement que s’ouvre l’accès à quelque chose de tel que des propriétés. Le « quid », autrement dit ce en tant que quoi l’énoncé détermine l’étant substantiel, est extrait de cet étant lui-même. La structure du « en tant que » inhérente à l’explicitation a ainsi subi une modification subreptice. Dans sa fonction d’appropriation de ce qui est compris, le « en tant que » ne tend plus à saisir une tournure d’ensemble. Quant aux possibilités qui sont les siennes d’articuler entre elles des relations de renvois, le « en tant que » les coupe de la significativité qui constitue le phénomène du monde ambiant. Le « en tant que » reflue vers l’uniformité de ce qui est substantiel. Il sombre au rang de structure qui fait simplement voir, pour le déterminer, l’étant substantiel. Ce nivellement qui reconduit le « en tant que » originel de l’explicitation de la vue-native au niveau du « en tant que » de la détermination de la substantialité est le privilège de l’énoncé. C’est de cette façon que l’énoncé acquiert la possibilité de mettre en lumière par pure observation. (33.al. 10)

Ainsi, l’énoncé ne peut pas renier le fait que sa provenance ontologique remonte à l’explicitation compréhensive. Le « en tant que » originel, celui qui est propre à l’explicitation compréhensive de la vue-native, l’hermeneia, nous l’appelons le « en tant que » herméneutique et existential, et nous le différencions de l’« en tant que » apophantique, lequel est propre à l’énoncé. (33.al. 11)

Entre l’explicitation, cachée encore lorsqu’elle est inhérente à la compréhension propre à la préoccupation de la vue-native, et le cas diamétralement opposé d’un énoncé théorique portant sur un étant substantiel, un objet, il y a divers degrés intermédiaires : énoncés relatifs à des événements survenus dans le monde ambiant, descriptions de l’étant utilisable, comptes rendus de situations, relevé et enregistrement d’un constat, description d’un état de choses, récit circonstancié de ce qui s’est passé à tel lieu et à tel moment. Ces « propositions » ne sauraient, sans perversion essentielle de leur sens, se ramener à des propositions énonciatives théoriques. Comme ces dernières elles-mêmes, elles tirent leur « origine » de l’explicitation de la vue-native. (33.al. 12)

Étant donné les progrès dans la connaissance de la structure du logos, il ne pouvait pas manquer d’arriver que, sous une forme ou sous une autre, ce phénomène du « en tant que » apophantique en vienne à être observé. La façon dont il a été de prime abord considéré n’est pas fortuite, et elle n’a pas manqué non plus d’influer sur l’histoire postérieure de la logique. (33.al. 13)

Pour la réflexion philosophique, le logos est lui-même un étant et, conformément à l’orientation de l’ontologie antique, c’est un étant substantiel. De prime abord, les mots sont substantiels, c’est-à-dire susceptibles de se présenter de la même manière que se présentent les choses ; est aussi de prime abord substantielle la suite de mots, en tant que c’est en elle que le logos s’exprime ouvertement. Cette première exploration en quête de la structure du logos ainsi considéré comme un étant substantiel repère une substantialité de plusieurs mots. Qu’est-ce qui crée l’unité de cet ensemble ? Comme Platon s’en était rendu compte, cette unité réside dans le fait que le logos est toujours une parole sur quelque chose, un logos tinos. En considération de l’étant qui se manifeste dans le logos les mots en viennent à être entrelacés en blocs de mots. Aristote a une vision plus radicale : tout logos est en même temps liaison, sunthesis et déliaison, diairesis, il n’est pas uniquement l’un – notamment en tant que jugement positif –, ni uniquement l’autre – en tant que jugement négatif. Qu’il soit affirmatif ou qu’il soit négatif, qu’il soit vrai ou qu’il soit faux, tout énoncé est bien plutôt, et cela co-originellement, sunthesis et diairesis. Mettre en lumière, c’est lier et délier à la fois. Il est vrai qu’Aristote n’a pas poussé la question analytique au point de parvenir au problème sous-jacent : quel est donc le phénomène qui, à l’intérieur de la structure du logos, permet et même requiert que tout énoncé soit caractérisé comme étant à la fois liaison et déliaison ? (33.al. 14)

Ce qui, avec les structures formelles de liaison et de déliaison, ou plus exactement, ce qui, avec l’unité desdites structures, allait être phénoménalement atteint, c’est le phénomène du « quelque chose en tant que quelque chose ». Conformément à cette structure unitaire, quelque chose va être compris « à propos de quelque chose », et ceci en se liant à ce quelque chose de telle manière que le rapprochement qui comprend et articule de manière explicitative ce qui a été lié, le désassemble également. Que le phénomène du « en tant que » reste dissimulé, et surtout qu’il reste masqué quant au fait qu’il a son origine existentiale dans le « en tant que » herméneutique, entraîne que le point de départ phénoménologique qu’apporte Aristote dans l’analyse du logos se dégrade en une théorie du jugement extrinsèque, théorie suivant laquelle juger c’est lier ou délier des représentations et des concepts. (33.al. 15)

En ce cas, la liaison et la déliaison sont en outre susceptibles d’être formalisées dans une mise en rapport. Sur le plan logique, le jugement se décompose en un « système de relations », il devient l’objet d’un « calcul », mais non pas le thème d’une interprétation ontologique. La possibilité et l’impossibilité d’une compréhension analytique de la sunthesis et de la diairesis et de la « relation » dans le jugement en général est étroitement liée à l’état où se trouve à chaque fois la problématique ontologique fondamentale. (33.al. 16)

À quel point cette problématique agit sur l’interprétation du logos et réciproquement sur celle du concept de jugement, non sans contrecoup sur la problématique ontologique, c’est ce que montre le phénomène de la copule. Ce qui fait ici son apparition, c’est le fait que la structure de la synthèse est d’emblée posée en tant qu’« allant de soi » et qu’elle a également conservé une fonction interprétative normative. Mais si les caractères formels que sont le rapport-à et la liaison-à ne peuvent en rien contribuer phénoménalement à l’analyse structurelle de la teneur de réalité du logos, alors finalement le phénomène visé sous le terme de copule n’a, en réalité, rien à voir avec une liaison ni avec une déliaison. Si l’énonciation et la compréhension de l’être sont des possibilités d’être existentiales du Dasein lui-même, alors le « est », et l’interprétation du « est », que ce dernier soit exprimé expressément dans la langue ou indiqué par désinence verbale, s’installent dans le problème d’ensemble qu’est l’analytique existentiale. L’élaboration de la question de l’être (1ère partie, section 3) rencontrera alors de nouveau, elle aussi, à l’intérieur du logos, ce singulier phénomène qu’est l’être. (33.al. 17)

Pour l’instant, par cette justification du caractère dérivé de l’énoncé par rapport à l’explicitation et à la compréhension, il ne s’agissait que de faire comprendre l’enracinement de la logique du logos dans l’analytique existentiale du Dasein. Le fait de connaître l’insuffisance ontologique de l’interprétation du logos renforce parallèlement notre intelligence du caractère non-originel de la base méthodologique sur laquelle l’ontologie antique s’est développée. C’est en tant qu’il serait un étant substantiel que l’on fait l’expérience du logos, et il est interprété en tant que tel, de même que l’étant qu’il met en évidence, il a alors le sens d’une substantialité. Ce sens d’être bénéficie d’une hégémonie telle que l’on ne discerne pas d’autres possibilités d’être, en sorte que l’être, au sens formel de « être-quelque-chose », en vient en même temps à se fondre avec lui sans même qu’il ait été possible d’obtenir une délimitation pure de l’un et de l’autre dans des régions spécifiées de l’étant. (33.al. 18)

§ 34 Être-situé et parler, le langage (20 al.)

Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du là, autrement dit l’ouverture de l’être-au-monde, sont le sentir de la tonalité affective et la compréhension du comprendre. Le comprendre renferme en soi la possibilité d’expliciter, c’est-à-dire de s’approprier ce qui a été tout d’abord compris et saisi par le sentir. Dans la mesure où le sentir de la tonalité affective est tout aussi originel que le comprendre, il fait toujours lui-même l’objet d’une compréhension. A cette dernière correspond réciproquement une certaine disposition affective qui peut se prêter à une explicitation. Avec l’énoncé, nous avons fait apparaître un dérivé extrême de l’explicitation. La clarification du troisième sens de l’énoncé défini plus haut en tant que profération et communication a abouti aux concepts du « dire » et du « parler », lesquels jusqu’ici étaient restés intentionnellement hors du propos développé. Que le langage ne devienne que maintenant notre thème, cela entend indiquer que ce phénomène a ses racines dans la constitution existentiale de l’ouverture du Dasein. Le fondement ontologique existential du langage est le parler. De ce phénomène, nous avons déjà fait usage en permanence à l’occasion de notre interprétation précédente de la tonalité affective, de la compréhension, de l’explicitation et de l’énoncé, mais nous l’avons en quelque sorte soustrait à l’analyse thématique. (34.al. 1)

Existentialement, le parler est aussi originel que la tonalité affective et le comprendre. La façon de comprendre, elle aussi, est toujours déjà ordonnée antérieurement à l’explicitation. Le parler est l’articulation de la tonalité affective du Dasein au comprendre. En conséquence, le parler se trouve déjà à la base de l’explicitation et de l’énoncé. Ce qui est susceptible d’être articulé dans l’explicitation, et qui par conséquent l’est de façon plus originelle dans le parler, nous l’avons nommé le sens. Ce qui est ordonné en tant que tel dans l’articulation telle qu’elle se présente dans le parler, nous l’appelons la totalité signifiante. Cette totalité signifiante peut se décomposer en significations. Les significations, en tant qu’elles sont ce qui, à l’intérieur de ce qui est susceptible d’être articulé, l’est effectivement, sont toujours porteuses d’un sens. Si le parler, autrement dit l’articulation de la façon de comprendre qui est inhérente au là, est un existential originel de l’être-ouvert, et si ce dernier est principalement constitué par l’être-au-monde, alors il faut que le parler soit aussi, et cela par essence, un mode d’être-au-monde spécifique. Il s’ensuit que la disposition à comprendre de l’être-au-monde dans laquelle se manifeste à chaque fois aussi une certaine tonalité affective s’exprime ouvertement en tant que parler. La totalité signifiante qui est inhérente à la façon de comprendre en vient jusqu’au langage et aux mots. Dans les significations viennent bourgeonner des mots. Mais les mots en eux-mêmes, considérés en tant que choses, ne sont pas pour autant intrinsèquement pourvus de significations. (34.al. 2)

L’être-proféré du parler est le langage. La totalité des mots, en tant qu’elle est ce dans quoi le parler a son être-au-monde, devient alors, en tant qu’étant intramondain, susceptible de se manifester à la manière d’un étant utilisable. Le langage peut se morceler en mots qui peuvent, à leur tour, être considérés comme des choses. Existentialement, le parler est langage, et cela parce que l’étant dont il articule sémantiquement l’ouverture a le mode d’être de l’être-au-monde ayant été jeté-là et dépendant du « monde ». (34.al. 3)

En tant que constitution existentiale de l’ouverture du Dasein, le parler est constitutif de l’existence de ce dernier. Le parler a comme possibilités celles d’écouter et de se taire. C’est d’abord à même ces phénomènes que la fonction constitutive qu’a le parler pour l’existentialité de l’existence va s’éclairer pleinement. De prime abord, il s’agit d’élaborer la structure du parler en tant que telle. (34.al. 4)

Parler, c’est mettre en ordre, et cela « en signifiant », la disposition à comprendre de l’être-au-monde, être-au-monde dont fait partie l’être-avec, être-au-monde qui à chaque fois se tient dans une certaine modalité de l’être-l’un-avec-l’autre affairé. L’autre parle, et cela en tant qu’il s’engage ou décommande, en tant qu’il convie ou met en garde, en tant qu’il explique, converse ou intercède, en tant encore qu’il « fait une déclaration » et parle au sens de « tenir parole ». Le parler est parler sur quelque chose. Ce dont parle le parler n’a pas forcément, ni même n’a le plus souvent, pour caractère d’être le thème d’un énoncé qui cherche à déterminer et à élucider. Même un commandement porte sur quelque chose ; le souhait porte sur ce dont il est le souhait. L’intercession ne manque pas de ce dont elle est l’objet. Ce moment structurel, le parler l’a forcément, et cela parce qu’il contribue à constituer l’ouverture de l’être-au-monde et parce que sa propre structure est produite par cette constitution fondamentale du Dasein. Dans le parler, ce dont on parle « s’adresse » toujours, d’un point de vue déterminé et dans certaines limites, à quelqu’un. Dans toute parole, il y a ce que l’on dit en tant que tel et qui correspond au souhait, au questionnement, au fait de s’exprimer ouvertement sur quelque chose. C’est ce dernier qui fait que le parler est un partage. (34.al. 5)

Ainsi que nous l’avons déjà indiqué lors de l’analyse précédente, le phénomène de la communication doit être compris en un sens ontologiquement large. Une « communication » sous forme d’énoncé, un « avis » par exemple, est un cas particulier de communication, telle qu’elle est, par principe, saisie de façon existentiale. C’est en celle-ci que se constitue l’articulation de l’être-l’un-avec-l’autre compréhensif. C’est elle qui opère la « mise en commun » de la tonalité affective partagée ainsi que de la compréhension propre à l’être-avec. La communication n’est jamais quelque chose de tel qu’un transport de vécus, d’opinions et de souhaits, par exemple, lesquels seraient tirés de l’intérieur d’un sujet pour passer dans un autre. Par essence, l’être-là-avec est déjà manifeste dans la tonalité affective et dans la compréhension partagées. Dans le parler, l’être-avec est « expressément » partagé, c’est-à-dire qu’il est déjà ; c’est seulement en tant qu’il n’est ni saisi par quelqu’un, ni attribué à quelqu’un, qu’il n’est pas partagé. (34.al. 6)

Tout parler portant sur quelque chose, qui communique « ce que l’on en dit », a concomitamment pour caractère de s’exprimer ouvertement. Lorsqu’il parle, le Dasein s’exprime ouvertement, et cela non pas parce que, en tant qu’un « étant intérieur », il serait de prime abord isolé de l’extérieur, mais parce que, en tant qu’être-au-monde, dès lors qu’il comprend, il est déjà « au-dehors ». Ce qui est proféré, c’est précisément l’être-au-dehors, c’est-à-dire les dispositions affectives du moment dont nous avons montré qu’elles concernent le plein être-ouvert de l’être-situé. Dans l’expression orale se trouve l’indice qui témoigne de l’état affectif dans lequel est l’être-situé et qui réside dans l’intonation et la modulation, dans le tempo du discours, dans « la façon de parler ». La communication des possibilités existentiales inhérentes à l’état affectif, c’est-à-dire le fait d’ouvrir l’existence, peut devenir un but propre dans le discours « poétique ». (34.al. 7)

La parole est l’ordonnance sémantique de la disposition à comprendre inhérente à l’être-au-monde, telle que cette disposition reflète une certaine tonalité affective. En font partie, en tant qu’ils en sont les moments constitutifs : (I) « ce dont » parle le parler (« ce dont on parle »), (II) « ce que l’on dit », en tant que tel, (III) la communication, et (IV) le témoignage. Ce ne sont pas des propriétés qui ne se laisseraient relever que de façon empirique dans le langage, mais ce sont des caractères existentiaux enracinés dans la constitution d’être du Dasein, caractères qui seuls rendent ontologiquement possible quelque chose de tel que le langage. Il se peut que dans la configuration effectivement parlée d’un discours déterminé, tel ou tel de ces moments soit manquant ou passe inaperçu. Que souvent ils ne viennent pas à l’expression « verbale » est seulement l’indice qu’on a affaire à une espèce de discours qui n’a pas l’obligation de dévoiler la totalité des moments en question. (34.al. 8)

C’est ainsi que les tentatives visant à saisir l’« essence du langage » se sont également orientées sur chacun de ces moments, pris en particulier, et qu’elles ont conçu le langage en prenant pour fil conducteur l’idée d’« expression », de « forme symbolique », de « communication », d’« énonciation », de « transmission de vécus » ou de « configuration de la vie ». En voulant rapprocher entre eux, dans un esprit syncrétique, ces divers moments qui concourent à sa détermination, on ne parviendrait en rien à une définition satisfaisante du langage. Ce qui reste décisif, c’est avant tout d’élaborer l’ensemble ontologique existentialement fondé de la structure de la parole, et ce sur la base de l’analytique du Dasein. (34.al. 9)

Dès lors que l’on part de la possibilité existentiale qui appartient à l’acte de parole lui-même, autrement dit dès lors que l’on part de l’écoute, le lien étroit qui rattache le parler au comprendre et à l’intelligibilité devient clair. Ce n’est pas par hasard que, lorsque nous n’avons pas « bien » entendu, nous disons que nous n’avons pas « compris ». L’entendre est constitutif du parler. Et de même que la communication verbale est fondée dans le parler, de même la réception acoustique est fondée dans l’entendre. Le fait d’être tout ouïe est l’ouverture existentiale du Dasein en tant qu’être-avec tourné vers l’autre. L’écoute constitue même l’ouverture primitive et propre du Dasein, être-ouvert à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, en tant qu’écoute de la voix de l’ami que tout Dasein porte avec soi. C’est parce qu’il comprend que le Dasein entend. En tant qu’être-au-monde qui comprend, en commun avec l’autre, il est « à l’écoute » de l’être-là-avec et de lui-même, et c’est en se pliant à l’écoute qu’il leur appartient. L’écoute mutuelle, dans laquelle se configure l’être-avec, a pour formes possibles l’obéissance, l’accompagnement, ou les modes hostiles que sont le fait de « ne-pas-écouter », la résistance, la rébellion, l’aversion. (34.al. 10)

C’est sur la base de ce pouvoir-écouter existentialement primitif qu’est possible quelque chose de tel que l’acte de « chercher à écouter », comportement qui lui-même est phénoménalement encore plus originel que ce qui, en psychologie, est « de prime abord » déterminé comme étant « l’ouïr », autrement dit comme étant le fait de percevoir des sons et de réceptionner des voix. L’acte de chercher à écouter a lui aussi pour mode d’être l’acte d’écouter de façon compréhensive. « De prime abord », nous n’entendons jamais des sons et des complexes sonores, mais nous entendons la voiture qui grince ou la motocyclette. Ce que l’on entend, c’est la colonne en marche, c’est le vent du nord, c’est le pivert qui cogne, c’est le feu qui crépite. (34.al. 11)

« Entendre » un « bruit pur », cela nécessite une accommodation fort artificielle et compliquée. Mais que d’emblée nous entendions des motocyclettes et des voitures, c’est bien la preuve phénoménalement documentée que, en tant qu’être-au-monde, le Dasein séjourne toujours près de l’étant intramondain utilisable, et non pas de prime abord environné de « sensations » dont il faudrait que le « divers » fût avant tout mis en forme afin de livrer le tremplin d’où s’élancerait le sujet pour atteindre en définitive un « monde ». En tant que, par essence, il comprend, c’est d’emblée que le Dasein est près de ce qu’il a compris. (34.al. 12)

Même lors d’une écoute expresse de la parole de l’autre, ce que nous comprenons d’emblée, c’est ce qui est dit, ou plus exactement nous sommes d’entrée de jeu avec l’autre près de l’étant dont il est question. En revanche, ce que nous entendons d’emblée, ce n’est pas ce qu’a de phonétiquement extériorisé la déclaration. Même là où le parler n’est pas clair, voire lorsqu’il s’agit d’une langue étrangère, ce que nous entendons d’emblée, ce sont des paroles, dans ce cas incompréhensibles, et non pas une certaine variété de données sonores. (34.al. 13)

Lorsque nous écoutons, et ce « de façon naturelle », ce dont parle le discours, nous pouvons toutefois en même temps ouïr la manière dont les choses sont dites, autrement dit ouïr la « diction », mais cela n’est possible que parce que nous avons en même temps une compréhension préalable de ce que le discours dit de ce dont il parle ; ce n’est en effet qu’ainsi que la possibilité existe d’apprécier la façon dont les choses sont dites et l’adéquation de la manière dont elles sont dites au sujet thématique du discours. (34.al. 14)

De même, en tant que réponse, le discours en réplique résulte immédiatement et directement de la compréhension, déjà « partagée » par le fait d’être-avec du sujet du discours. (34.al. 15)

C’est seulement là où est donnée la possibilité existentiale des actes de discourir et d’ouïr que quelqu’un peut tendre l’oreille. Celui qui « ne peut ouïr » et « se trouve dans la nécessité de ressentir », celui-là est éventuellement tout à fait capable, et pour cette raison même, de tendre l’oreille. Ouïr autour de soi, sans plus, c’est être privé de la compréhension qui écoute. Les actes de parler et d’entendre sont fondés dans le comprendre. Le comprendre ne résulte ni d’une abondance d’actes de parole, ni du fait que l’on prête une oreille affairée autour de soi. Seul celui qui déjà comprend peut être à l’écoute. (34.al. 16)

Une autre possibilité essentielle du parler a le même fondement existential : le fait de se taire. Lors d’une conversation à plusieurs, celui qui se tait peut plus proprement « donner à comprendre », c’est-à-dire forger la compréhension, que celui qui n’est jamais à court d’arguments. Le fait de parler abondamment de quelque chose ne garantit en rien que la compréhension s’en trouvera, de ce fait, accrue. Bien au contraire : la discussion interminable dissimule ce qui est compris et le porte à une pseudo-clarté, c’est-à-dire à l’absence d’intelligibilité propre à ce qui est trivial. Mais le fait de se taire ne signifie pas être muet. Inversement, le muet peut avoir tendance à « parler ». Non seulement une personne muette n’a pas apporté la preuve qu’elle pouvait se taire, mais il lui manque même toute possibilité de le faire. De même, celui qui, par nature et par habitude, est peu loquace, ne montre pas qu’il se tait et peut se taire. « Qui » ne dit jamais rien n’est pas non plus capable, à l’instant donné, de se taire. C’est seulement dans les actes de discourir authentiques que le fait de se taire est véritablement possible. Pour qu’il puisse se taire, il faut que le Dasein ait quelque chose à dire, c’est-à-dire il faut qu’il dispose d’une ouverture propre et riche d’elle-même. C’est alors que se manifeste la propension à se taire et qu’en rabat le « bavardage ». En tant que modalité de la parole, la capacité à se taire articule si originellement la disposition du Dasein au comprendre que c’est d’elle que procèdent le pouvoir écouter et l’être-l’un-avec-l’autre lucide. (34.al. 17)

Comme, pour l’être du là, c’est-à-dire pour la tonalité affective et pour le comprendre, la parole est constitutive, et comme, d’autre part, Dasein veut dire être-au-monde, le Dasein, en tant qu’être parlant s’est toujours déjà exprimé. Le Dasein possède la parole. Est-ce un hasard si les Grecs, dont l’existence quotidienne était principalement consacrée à la conversation à plusieurs et qui en même temps « avaient des yeux pour voir », déterminèrent l’essence de l’homme, dans leur explicitation tant pré-philosophique que philosophique du Dasein comme étant le zoon logon ekon, animal parlant ? L’explicitation ultérieure de cette définition de l’homme au sens d’animal rationale, d’« être vivant doué de raison », n’est certes pas « fausse », mais elle dissimule le sol phénoménal d’où cette définition du Dasein est extraite. L’homme se montre en tant qu’étant qui parle. Cela ne signifie pas que la capacité de la communication vocale lui appartienne en propre, mais cela signifie que cet étant a pour modalité d’être de dévoiler le monde et le Dasein lui-même. Les Grecs n’ayant pas de mot pour le langage, ils comprirent « d’emblée » ce phénomène comme étant la parole. Mais comme, pour la méditation philosophique, le logos vint à être regardé principalement en tant qu’énoncé, l’élaboration de ses structures de base, les formes et les composantes de la parole, s’est déroulée en suivant le fil conducteur de ce logos. La grammaire chercha son fondement dans la « logique » de ce logos. Mais cette dernière trouve le sien dans l’ontologie de l’étant substantiel. Le socle des « catégories », tel qu’il est passé dans la linguistique apparue postérieurement et tel qu’il exerce, aujourd’hui encore, son effet normatif, est axé sur le discours en tant qu’énoncé. En revanche, si l’on considère ce phénomène avec l’étendue et l’originarité principielles qui sont celles d’un existential, il s’ensuit alors la nécessité de remanier la linguistique afin qu’elle s’appuie sur des fondements ontologiquement plus originels. La tâche consistant à libérer la grammaire de la logique requiert que soit auparavant comprise de façon positive la structure à priori de base du parler en général, en tant qu’existential ; elle ne peut être menée à bien au moyen d’améliorations et de compléments apportés à ce qui a été transmis par la tradition. Tout cela étant donné, il importe de poser la question des formes fondamentales d’une ordonnance sémantique possible de ce qui est compréhensible en général, et de ne pas se limiter à l’étant intramondain tel qu’il est connu dès lors qu’on le prend en considération sur un plan théorique exprimé dans des propositions. La doctrine de la signification ne découle pas spontanément d’une comparaison qui embrasserait plusieurs langues, si nombreuses et éloignées entre elles qu’elles puissent être. Tout aussi peu satisfaisant serait la reprise de l’horizon philosophique à l’intérieur duquel Wilhelm von Humboldt a posé le problème du langage. La doctrine de la signification est enracinée dans l’ontologie du Dasein. Son succès ou son échec dépendent du sort de celle-ci |Sur la doctrine de la signification, E. Husserl, Recherches logiques, tome II, recherches I et IV à VI. Voir en outre le traitement plus radical de la problématique dans Ideen I § 123 sq|. (34.al. 18)

Il faut que la recherche philosophique se résolve à d’abord poser la question suivante : quel mode d’être revient au langage en général ? Est-il un outil intramondain utilisable, ou bien a-t-il le mode d’être du Dasein, ou bien n’est-ce ni l’un ni l’autre ? Quelle peut être la modalité d’être du langage pour qu’une langue particulière puisse être « morte » ? Sur le plan ontologique, que veut dire : une langue particulière se répand ou bien tombe en désuétude ? Nous possédons bien une science du langage, mais l’être de l’étant qu’elle a pour thème (le langage) est obscur ; même, l’horizon est masqué qui permettrait un questionnement exploratoire à son sujet. Est-ce un hasard si, de prime abord et le plus souvent, les significations relèvent du « monde », si elles sont indiquées par avance par la significativité du monde, et si même elles sont souvent majoritairement « spatiales », ou bien cette « réalité patente » est-elle nécessaire d’un point de vue ontologique, et dans ce cas pourquoi ? Afin de s’enquérir des « choses mêmes », la recherche philosophique devra renoncer à une « philosophie du langage » et se mettre en état de clarifier conceptuellement sa problématique. (34.al. 19)

La présente interprétation du langage avait pour vocation exclusive de mettre en évidence le « lieu » ontologique attribué à ce phénomène à l’intérieur de la constitution d’être du Dasein, et surtout de préparer l’analyse qui suit, laquelle, en suivant le fil conducteur d’un mode d’être fondamental du parler, et cela en connexion avec d’autres phénomènes, tente de porter sous le regard, sur un plan ontologiquement plus originel, la quotidienneté du Dasein. (34.al. 20)