Chapitre II : L’attestation, conforme à ce qu’est le Dasein, d’un pouvoir-être authentique et l’être-résolu


§ 54 Le problème de l’attestation d’une possibilité existentielle authentique (9 al.)

Ce que nous recherchons, c’est donc un pouvoir-être authentique du Dasein, pouvoir-être dont la possibilité existentielle soit attestée par le Dasein lui-même. Il faut avant tout que cette attestation se laisse trouver. Si elle entend « donner à comprendre » au Dasein ce qu’il est lui-même dans son existence authentique possible, alors elle doit s’enraciner dans l’être du Dasein. Par suite, la mise en lumière phénoménologique d’une telle attestation inclut en soi la justification de son origine à partir de la constitution d’être du Dasein. (54.al. 1)

L’attestation doit donner à comprendre au Dasein un pouvoir-être-soi-même authentique. Le « soi-même » est l’expression par laquelle nous avons apporté une réponse à la question du qui du Dasein |§ 25|. L’ipséité du Dasein a été formellement déterminée comme une modalité de l’exister, donc comme n’étant pas un étant substantiel. Le qui du Dasein n’est, en fait, la plupart du temps pas lui-même mais il est le soi-comme-on. L’être-soi-même authentique se détermine ainsi comme une modification existentielle qu’il s’agit de délimiter existentialement |§ 27|. Qu’implique cette modification, et quelles en sont les conditions ontologiques de possibilité ? (54.al. 2)

Avec la propension à se perdre dans le on, une décision est prise concernant le pouvoir-être immédiat et en situation du Dasein – qu’il s’agisse des tâches, des règles, des échelles de mesure, des priorités et du rayon d’action auxquels l’être-au-monde, dans sa préoccupation et sa sollicitude, se consacre. Le on a toujours déjà ôté au Dasein la prise en charge de ses possibilités d’être. Le on cache même le fait qu’il décharge en silence le Dasein du choix exprès de ses possibilités. Qui, « à vrai dire », choisit, c’est là ce qui reste indéterminé. Du fait qu’il n’est contraint par personne mais néanmoins empêché de choisir, le Dasein s’empêtre dans l’inauthenticité, et il n’a de possibilité d’annuler cette propension à se perdre dans le on qu’en se reprenant, en revenant à lui-même. Toutefois, cette prise en charge, il faut qu’elle ait pour mode d’être ce par la négligence de quoi le Dasein se perdait dans l’inauthenticité. La prise en charge de soi qui fait sortir du on, c’est-à-dire la modification existentielle qui fait passer le Dasein du soi-comme-on à l’être-soi-même authentique, il faut qu’elle se déroule en tant que réappropriation d’un choix. Mais se réapproprier le choix implique et signifie choix du choix, se décider pour un pouvoir-être authentique puisé parmi les possibilités du Dasein. C’est en se choisissant que le Dasein se rend pour la première fois possible son pouvoir-être authentique. (54.al. 3)

Mais parce que le Dasein est perdu dans le on, il lui faut tout d’abord se trouver. Pour qu’il se trouve, il faut que le Dasein en vienne à être « montré » à lui-même dans son authenticité possible. Le Dasein a besoin que soit attesté un pouvoir-être-soi-même que, quant à sa possibilité, il est toujours déjà. (54.al. 4)

Dans l’interprétation qui suit, ce à quoi nous aurons recours comme étant ce qui fait office d’une telle attestation est bien connu de l’explicitation quotidienne que le Dasein se donne à lui-même : c’est la voix-de-la-conscience [Gewissenruf] |Les considérations qui précédent et qui suivent ont été communiquées sous forme de thèses à l’occasion d’une conférence publique tenue à Marbourg, en juillet 1924, portant sur le concept de temps|. Que la « réalité » de la voix-de-la-conscience soit controversée, que, pour l’existence du Dasein, sa fonction d’instance soit diversement appréciée, et que ce qu’« elle dit » soit explicité de façon variée, tout cela devrait inciter à renoncer à expliciter ce phénomène si le « caractère douteux » de la réalité en question – ou plus exactement le caractère douteux de son interprétation –, ne prouvait justement que l’on est ici en face d’un phénomène originel du Dasein. L’analyse qui suit place la voix-de-la-conscience dans l’acquis thématique préalable d’une investigation purement existentiale de l’ontologie fondamentale dont le dessein a été énoncé. (54.al. 5)

De prime abord, ce qu’il convient de faire, c’est de suivre la voix-de-la-conscience à la trace, et ce en remontant jusqu’à ses fondements existentiaux et ses structures existentiales, et de la rendre visible en tant que phénomène du Dasein, tout en restant fidèle à la constitution d’être de cet étant (Dasein) que nous avons conquis jusqu’ici. Ainsi engagée, l’analyse ontologique de la voix-de-la-conscience se situe par delà toute description psychologique des vécus de voix de la conscience et de leur classification, de même qu’en dehors d’une « explication » biologique qui équivaudrait à une dissolution du phénomène. Mais elle ne s’écarte pas moins d’une explication théologique de la voix-de-la-conscience, voire d’une invocation de ce phénomène visant à prouver l’existence de Dieu ou une conscience « immédiate » que l’homme aurait de Dieu. (54.al. 6)

Néanmoins, en dépit des limites ainsi fixées à cette investigation de la voix-de-la-conscience, le profit ontologique à en tirer ne doit être ni surestimé, ni minimisé. En tant que phénomène propre au Dasein, la voix-de-la-conscience n’est pas une réalité substantielle qui ferait de temps à autre son apparition. C’est seulement dans le mode d’être du Dasein qu’elle « est » ; en outre, en tant que fait originel, elle ne se fait jamais connaître qu’avec l’existence en situation de celui-ci et dans cette existence. Réclamer que soit « prouvé empiriquement, et par voie inductive », l’« état de fait » qu’est la voix-de-la-conscience et la légitimité de sa « voix », c’est procéder à une inversion ontologique du phénomène. Mais cette inversion, toute critique de la voix-de-la-conscience la partage également, qui présente ladite voix-de-la-conscience comme ne se produisant que par intermittence et qui nie qu’elle soit une « réalité universellement constatée et constatable ». Le fait originel qu’est la voix-de-la-conscience refuse d’être soumis à de telles preuves pro et contra. Ce n’est pas là un défaut ; c’est la marque distinctive de ce qu’elle est d’une autre espèce ontologique que celle de l’étant substantiel dont relève le monde ambiant. (54.al. 7)

La voix-de-la-conscience donne « quelque chose » à comprendre, autrement dit elle ouvre. De cette caractérisation formelle naît la consigne suivante : il faut prendre le phénomène au niveau de l’être-ouvert du Dasein. La constitution fondamentale de l’étant que nous sommes nous-mêmes est donnée par la tonalité affective, la compréhension, la déchéance-dans-le-quotidien et le parler. L’analyse plus poussée de la voix-de-la-conscience révèle qu’elle est un appel. Lequel appel est un mode de la parole. L’appel de la voix-de-la-conscience a le caractère de l’interpellation du Dasein quant à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, et cela sur le mode d’un appel de la vocation inhérent aux possibilités authentiques de son pouvoir-être. (54.al. 8)

Cette interprétation existentiale est forcément éloignée du bon sens ontique quotidien, et cela bien qu’elle mette en évidence les fondements ontologiques de ce que l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience a toujours, dans certaines limites, compris et conceptualisé comme étant la « théorie » de la conscience morale. C’est pourquoi l’interprétation existentiale a besoin d’être confirmée au moyen d’une critique de l’explicitation courante de la conscience morale. Le phénomène une fois dégagé de cette explicitation, il devient possible, partant de lui, de mesurer jusqu’à quel point il atteste d’un pouvoir-être propre du Dasein. À l’appel de la voix-de-la-conscience correspond une écoute possible. Comprendre l’appel de la vocation se présente comme un être-à-l’écoute-de la voix-de-la-conscience. Dans ce phénomène toutefois repose l’acte de choisir existentiel que nous recherchons, à savoir celui de faire le choix d’être-soi-même, celui que, conformément à sa structure existentiale, nous appelons l’être-résolu. De tout cela s’ensuit l’ordonnance des analyses du présent chapitre : les fondements ontologiques et existentiaux de la voix-de-la-conscience (§ 55) ; le caractère d’appel de la voix-de-la-conscience (§ 56) ; la voix-de-la-conscience en tant qu’appel du souci (§ 57) ; la compréhension de l’appel de la vocation et son caractère de devoir (§ 58) ; l’interprétation existentiale de la voix-de-la-conscience et l’explicitation courante de la conscience morale (§ 59) ; la structure existentiale du pouvoir-être propre qui est attestée dans la voix-de-la-conscience (§ 60). (54.al. 9)

§ 55 Les fondements ontologiques et existentiaux de la voix-de-la-conscience (4 al.)

L’analyse de la voix-de-la-conscience part d’un constat indifférent à l’égard de ce phénomène : d’une façon ou d’une autre, elle donne quelque chose à comprendre à quelqu’un. La voix-de-la-conscience ouvre et pour cette raison elle appartient au périmètre des phénomènes existentiaux constitutifs de l’être du là en tant que cet être est ouverture |§ 28|. Nous avons déployé les structures les plus générales que sont la tonalité affective, la compréhension, la déchéance-dans-le-quotidien et le parler. Si nous insérons la voix-de-la-conscience dans ce complexe phénoménal, ce n’est pas pour appliquer à un « cas » particulier de l’ouverture du Dasein les structures qui ont été conquises. L’interprétation de la voix-de-la-conscience va plutôt non seulement conduire plus avant l’analyse de l’ouverture du là, mais aussi la saisir plus originellement, et cela dans l’optique d’une détermination de l’être authentique du Dasein. (55.al. 1)

Du fait de l’ouverture, l’étant que nous appelons Dasein est la possibilité d’être de son là. Avec son monde, il est pour lui-même là, et cela de prime abord et le plus souvent de telle façon que, à partir du « monde » dont il se préoccupe, il s’est ouvert un pouvoir-être. Le pouvoir-être en tant que quoi le Dasein existe s’est abandonné à des possibilités déterminées. Il l’a fait parce qu’il est un être-jeté-là qui vient à être ouvert, de façon plus ou moins nette et pénétrante, par le fait d’être disposé affectivement. La compréhension fait co-originellement partie de la tonalité affective dans laquelle il se trouve. Au moyen de tout cela, le Dasein « sait » ce qu’il en est de lui-même. Il le sait soit dans la mesure où il s’est projeté vers des possibilités qui sont authentiquement les siennes, soit dans la mesure où, en se confondant avec le on, il a laissé l’état d’explicitation public du on lui donner des possibilités. Ce qui rend existentialement possible cette donation de possibilités, c’est que, en tant qu’être-avec et en tant que comprenant, le Dasein peut écouter les autres. Dès lors qu’il se perd dans l’être-public du on et dans le bavardage du on, le Dasein, n’écoutant que le soi-comme-on, reste sourd à son propre soi-même. Si le Dasein doit pouvoir être ramené à lui-même – et assurément l’être par lui-même – hors de cette propension à se perdre dans le on où il reste sourd à lui-même, alors il faut qu’il puisse en premier lieu se trouver, lui qui a pourtant privilégié l’écoute du on. Cette écoute privilégiée doit donc être interrompue, autrement dit il faut que, de lui-même, le Dasein se donne la possibilité d’une autre écoute qui vienne faire cesser la première. La possibilité d’une telle instauration repose sur le fait que le Dasein soit interpellé directement, sans médiation d’un quelconque on. L’écoute privilégiée que le Dasein prête au on, écoute en raison de laquelle il reste d’abord sourd à lui-même, c’est un appel qui la rompt, et cela en instaurant, conformément à son caractère d’appel, une écoute en tout point opposée à l’écoute antérieure. Dès lors que l’écoute du Dasein reste hébétée par le « vacarme » et l’équivocité variée qui est celle du bavardage quotidiennement « nouveau », il faut que l’appel soit émis sans bavardage, sans équivoque, et sans offrir de point d’appui à la curiosité. Ce qui, en appelant de cette façon, donne à comprendre, c’est la voix-de-la-conscience. (55.al. 2)

L’appel, nous le saisissons comme étant un mode du parler. Ce dernier met en ordre l’intelligibilité. Caractériser la voix-de-la-conscience comme un appel ne se réduit aucunement à une « image », telle que celle, kantienne, représentant la voix-de-la-conscience par un tribunal. Il convient simplement que nous ne perdions pas de vue que la communication vocale n’est pas fondamentale pour la parole et que par conséquent elle ne l’est pas non plus pour l’appel. Tout ce qui est proféré, tout ce qui est « proclamé » présuppose déjà le parler |§ 34|. Si, pour l’explicitation quotidienne, il y a bien une « parole » de la conscience, celle-ci n’est pas envisagée comme une émission sonore, qui du reste n’est jamais constatable, mais elle l’interprète comme étant le fait de donner-à-comprendre. Que l’appel tende à ouvrir, cela implique une secousse qui paraît venir du lointain. Venu du lointain, un appel est émis. Celui qui est touché par l’appel est celui qui le recherche. (55.al. 3)

Mais en caractérisant de la sorte la voix-de-la-conscience, nous n’avons fait qu’ébaucher l’horizon phénoménal permettant d’analyser sa structure existentiale. Le phénomène n’est pas comparé à un appel, mais il est compris en tant que parole, et cela à partir de l’ouverture constitutive du Dasein. Dès le début, notre réflexion évite d’emprunter le chemin qui s’offre immédiatement à une interprétation de la voix-de-la-conscience : on ramène la voix-de-la-conscience à l’une des facultés de l’âme, à savoir l’entendement, la volonté ou le sentiment, ou bien on explique qu’elle est un produit de leur combinaison. Face à un phénomène de la nature de la voix-de-la-conscience, l’insuffisance anthropologique et ontologique que constitue un cadre reposant sur des facultés de l’âme ou des actes personnels identifiables saute aux yeux |Outre les interprétations de la voix-de-la-conscience qu’ont données Kant, Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, il faut prendre en considération : Martin Kähler, La conscience morale, première partie historique, 1878, ainsi que l’article du même auteur dans l’Encyclopédie concrète au service de la théologie et de l’Église protestante. Voir aussi Albrecht Ritschl, Sur la conscience morale, réédité dans le recueil des essais, nouvelle série, 1896, p. 177 sqq. Et enfin, la toute récente monographie de Hendrik Gerhardus Stoker, Das Gewissen: Erscheinungsformen und Theorien, édité par Max Scheler, 1925 (tr. en. : Conscience: Phenomena and Theories). Cette vaste enquête met en lumière une riche diversité de phénomènes ayant trait à la voix-de-la-conscience, caractérise de façon critique les différents modes de traitement possibles du phénomène, et fait un relevé bibliographique qui, en ce qui concerne l’histoire du concept de voix-de-la-conscience, n’est du reste pas exhaustif. Nonobstant maintes concordances, la monographie de Stoker se distingue de notre interprétation existentiale par sa façon de poser le problème et par conséquent aussi dans ses résultats. D’emblée, Stoker sous-estime les conditions herméneutiques d’une « description » de la « voix-de-la-conscience, telle qu’elle existe en son effectivité objective ». Il s’ensuit que sont effacées les frontières entre phénoménologie et théologie, et cela au préjudice de l’une comme de l’autre. En ce qui concerne le fondement anthropologique de l’investigation qui reprend le personnalisme de Scheler : voir § 10. La monographie de Stoker représente néanmoins un progrès remarquable face aux interprétations antérieures de la voix-de-la-conscience, mais cela davantage grâce au traitement global des phénomènes de la voix-de-la-conscience et de leurs ramifications que grâce à la mise en lumière des racines ontologiques du phénomène|. (55.al. 4)

§ 56 Le caractère d’appel de la voix-de-la-conscience (9 al.)

À la parole appartient ce dont il est parlé. La parole donne des renseignements sur quelque chose, et cela d’un point de vue déterminé. Dans ce dont il est parlé ainsi, la parole puise ce qu’à chaque fois elle dit, à savoir ce qui est dit de ce dont elle parle en tant que tel. Dans la parole en tant que communication, ce qui est dit de ce dont on parle devient accessible à l’être-là-avec des autres, et cela le plus souvent par voie d’émission sonore d’ordre langagier. (56.al. 1)

Dans l’appel de la voix-de-la-conscience, quel est le « ce dont il est parlé » et qui est interpellé, qui est atteint par l’appel ? Manifestement, c’est le Dasein lui-même dont il est parlé. Cette réponse est tout aussi incontestable qu’indéterminée. S’il avait un but aussi vague, l’appel ne resterait, pour le Dasein, tout au plus qu’une incitation à prêter attention à soi. Par essence toutefois, il appartient au Dasein qu’il soit ouvert à lui-même en même temps qu’est ouvert son monde, et cela de telle sorte qu’il se comprend toujours déjà. L’appel atteint le Dasein dans cette compréhension que, dans la préoccupation, il a toujours déjà de soi au quotidien, de prime abord et le plus souvent. C’est donc le soi-comme-on propre à l’être-avec qui se préoccupe en commun avec les autres qui est atteint par l’appel. (56.al. 2)

Et à propos de quoi le Dasein est-il interpellé ? Réponse : à propos de son propre soi-même. Ce n’est pas à propos de la réputation qu’a le Dasein dans l’entregent public, ce n’est pas à propos de ce qu’il peut, ni à propos de ce dont il se préoccupe, ni même à propos de ce qu’il a saisi, de ce à quoi il s’est engagé, de ce par quoi il s’est laissé emporter, qu’il est interpelé. Dans cette interpellation, le Dasein, en tant qu’il est celui qui, pour les autres et pour soi-même, est compris de façon mondaine, le soi-comme-on, est laissé sur place. De tout cela, l’appel qui est adressé au soi-même se détourne. Comme c’est uniquement le soi-même qui est interpellé et appelé à écouter au sein du soi-comme-on, le on s’effondre. Toutefois, que l’appel laisse sur place le on et l’état d’explicitation public du Dasein ne signifie pas qu’il ne les atteigne pas. En se détournant du on, friand qu’est ce dernier de reconnaissance publique, l’appel renvoie le on dans l’insignifiance. Dans le même temps le soi-même, privé de l’abri où il se cachait avant l’appel de la vocation, est porté à lui-même. (56.al. 3)

C’est quant au soi-même que le soi-comme-on est interpellé. Mais le soi-même dont il est question n’est pas celui qui peut se prendre pour « objet » d’appréciation, ni le soi-même qui, excité par la curiosité, se livre à la dissection de sa « vie intérieure », et pas davantage le soi-même qui fait une revue « analytique » de ses états d’âme et de leurs arrière-plans. L’appel de la vocation du soi-même ne le pousse pas au repli sur un espace intérieur fermé au « monde du dehors ». L’appel ignore tout cela afin d’interpeller uniquement le soi-même, lequel est dans la modalité de l’être-au-monde. (56.al. 4)

Mais comment convient-il que nous déterminions le contenu de cette parole et de ce qu’elle dit au soi-même ainsi interpellé ? Que dit la voix-de-la-conscience à celui qu’elle interpelle ? En toute rigueur, rien du tout. L’appel n’énonce rien, il ne donne aucune information concernant les événements du monde, il n’a rien à raconter. Il n’aspire pas à ouvrir un « soliloque » dans le soi-même qu’il interpelle. « Rien » n’est dit au soi-même interpellé, mais il est plutôt appelé à sa vocation devant lui-même, c’est-à-dire devant son pouvoir-être le plus authentiquement sien. Conformément à ce à quoi il tend, en tant qu’appel, l’appel n’invite pas le soi-même qu’il interpelle à une « plaidoirie », mais, en tant que vocation du pouvoir-être-soi-même le plus authentiquement sien, il veut inciter (par un appel vers « l’avant ») le Dasein à se référer aux possibilités qui sont les plus authentiquement siennes. (56.al. 5)

L’appel se passe de toute émission sonore. Il ne se porte même pas du tout à des mots – et pourtant, il ne reste ni obscur ni indéterminé. La voix-de-la-conscience parle dans le mode du silence. Ce faisant, non seulement elle ne perd rien en netteté, mais encore, elle contraint au silence le Dasein interpellé et appelé à sa vocation. L’absence de formulation verbale de ce qui est appelé dans l’appel ne rejette pas le phénomène dans l’inquiétante étrangeté que provoquerait une parole mystérieuse, mais indique seulement que, pour que le Dasein comprenne « ce qui est appelé », il ne saurait s’en tenir à l’attente d’une communication ou de quelque chose du même genre. (56.al. 6)

Ce que l’appel ouvre est malgré cela univoque même si, conformément aux possibilités de compréhension qui sont les siennes, le Dasein peut interpréter diversement ce dont il fait l’expérience. Par-delà l’indétermination apparente de la teneur de l’appel, on ne peut négliger la direction d’impact sûre qu’a l’appel. L’appel n’a pas besoin de chercher à tâtons celui qu’il va interpeller, il n’a pas besoin non plus de marques distinctives pour s’assurer que c’est bien ce dernier qu’il vise. Les « illusions » qui naissent dans la voix-de-la-conscience ne résultent pas du fait que l’appel s’est fourvoyé (s’est trompé dans son appel), mais résultent uniquement de la façon dont l’appel est écouté – du fait que l’appel, au lieu d’être véritablement compris, est entraîné par le soi-comme-on dans des pourparlers avec le soi-même et ainsi bouleversé quant à ce qu’il tend à ouvrir. (56.al. 7)

Il s’agit de ne pas manquer ce phénomène : en tant qu’il est celui par lequel nous caractérisons la voix-de-la-conscience, l’appel de la vocation s’adresse au soi-comme-on, lui demandant compte quant à son soi-même authentique ; en tant qu’interpellation il est l’appel, notifié au soi-même, de son pouvoir-être-soi-même authentique, et par là même, il incite le Dasein à se référer à ses possibilités les plus propres. (56.al. 8)

Mais nous n’aurons acquis une interprétation ontologiquement satisfaisante de la voix-de-la-conscience que si sont auparavant précisés les trois points suivants : (i) non seulement qui est appelé par l’appel, mais aussi qui est celui qui appelle ? (ii) comment celui qui est interpellé se comporte-t-il par rapport à l’appel ? (iii) comment, en tant que connexion d’être, ce « rapport » doit-il être saisi sur le plan ontologique ? (56.al. 9)

§ 57 La voix-de-la-conscience en tant qu’appel du souci (20 al.)

La voix-de-la-conscience convoque le soi-même du Dasein afin de l’extraire de sa propension à se perdre dans le on. Le soi-même qui est interpellé reste indéterminé et vide. Ce en tant que quoi le Dasein, dans l’explicitation qu’il tire de ce dont il se préoccupe, se comprend de prime abord et le plus souvent, l’appel le laisse sur place. Et pourtant, le soi-même n’en est pas moins atteint de façon univoque. Non seulement c’est « sans considération de sa personne » que celui qui est interpellé est visé par l’appel, mais encore l’auteur de l’appel se tient dans une indétermination surprenante. Non seulement il refuse toute réponse aux questions concernant son nom, son état, sa provenance, son rang, mais encore, bien qu’en appelant il ne se révèle pas du tout, il n’offre pas la moindre possibilité qui le rende familier à la compréhension, axée « sur le monde », qu’a le Dasein de lui-même. L’auteur de l’appel – et ceci relève de son caractère phénoménal – tient à distance de lui toute possibilité de devenir bien connu. Il est contraire à son être de se laisser entraîner à devenir l’objet d’observation et de discussion. L’indétermination de l’auteur de l’appel et l’impossibilité de le déterminer n’est pas rien ; ce sont au contraire des traits distinctifs positifs. Ils témoignent du fait que l’auteur de l’appel se confond avec l’acte de l’appel de la vocation, lequel ne veut être écouté qu’en tant que tel, et sans délibération. Mais alors, n’est-il pas conforme au phénomène que la question même de savoir qui est l’auteur de l’appel ne soit pas posée ? Et cela, bien sûr, pour ce qui est de l’écoute existentielle de l’appel de la voix-de-la-conscience, appel que l’on constate, mais sans que cela donne accès à la provenance existentiale de l’appel et de l’écoute. (57.al. 1)

Mais demeure-t-il vraiment indispensable de poser encore expressément la question : qui appelle ? Pour le Dasein, ne trouve-t-elle pas une réponse tout aussi claire que celle de savoir qui est interpellé dans l’appel ? Dans la voix-de-la-conscience, c’est soi-même que le Dasein appelle. Il se peut que, lors de l’écoute factuelle de l’appel, cette compréhension qu’a le Dasein de l’auteur dudit appel soit plus ou moins vive. Toutefois, sur le plan ontologique, la réponse suivant laquelle le Dasein est tout à la fois l’auteur de l’appel et celui qui est interpellé par l’appel n’est pas satisfaisante. En tant qu’il est l’interpellé, en effet, le Dasein n’est-il donc pas « là », d’une manière autre qu’en tant qu’auteur de l’appel ? Serait-ce le pouvoir-être-soi-même le plus authentiquement sien qui fait office d’auteur de l’appel ? (57.al. 2)

L’appel n’est jamais ni planifié, ni préparé, ni effectué volontairement par moi-même. « Ça » appelle contre toute attente et contre toute volonté. D’un autre côté, il ne fait aucun doute que l’appel ne vient pas de quelqu’un d’autre qui serait au monde en même temps que moi. L’appel provient de moi, et pourtant il tombe sur moi. (57.al. 3)

C’est là un état phénoménal qu’il s’agit de ne pas manquer. C’est bien lui également que nous avons pris pour base d’élan quand nous avons expliqué la voix-de-la-conscience comme étant une puissance qui pénètre le Dasein. En poursuivant l’explicitation dans cette direction, on en vient à prêter un possesseur à la puissance en question, ou bien on la prend elle-même pour une personne qui s’annonce (Dieu, par exemple). Inversement, on tente de rejeter cette explication qui fait de l’auteur de l’appel la manifestation d’une puissance que l’on a extériorisée, ou on tente d’évacuer la voix-de-la-conscience en général en l’expliquant « biologiquement ». Mais l’une comme l’autre de ces explications ratent le phénomène. Ce qui facilite ce ratage et qui le guide tacitement est une thèse ontologiquement dogmatique suivant laquelle ce qui est doit être substantiel ; et, inversement, que ce qui ne se laisse pas justifier objectivement comme substantiel n’est pas. (57.al. 4)

Face à cette précipitation dans l’interprétation, il convient non seulement de s’en tenir au phénomène – à savoir que l’appel qui provient de moi et me tombe dessus m’est adressé –, mais aussi de s’en tenir à l’ébauche ontologique de ce phénomène qui montre qu’il est inhérent au Dasein. C’est la constitution existentiale du Dasein qui peut offrir l’unique fil conducteur propice à l’interprétation du mode d’être du « ça » qui appelle. (57.al. 5)

L’analyse que nous avons conduite jusqu’ici de la constitution d’être du Dasein indique-t-elle un chemin susceptible de rendre ontologiquement intelligible le mode d’être de l’appel et de son auteur ? Que l’appel ne soit pas expressément effectué par moi, mais que bien plutôt « ça » appelle, cela n’autorise pas encore à chercher l’auteur de l’appel du côté d’un étant qui ne serait pas à la mesure du Dasein. Cependant, le Dasein existe toujours en situation. Il n’est pas un étant qui se projette lui-même en ne reposant sur rien, au contraire, déterminé qu’il est par l’être-jeté-là en tant que fait originel de l’étant qu’il est, il a été livré à l’existence, et il y reste livré continuellement. Toutefois, la facticité du Dasein, par essence, diffère de l’état d’un étant substantiel. Le Dasein qui existe ne fait pas encontre à lui-même comme le ferait un étant intramondain substantiel. Mais de plus, quand nous disons que l’être-jeté-là adhère au Dasein, il ne le fait pas en tant que caractère inaccessible et sans importance pour son existence. En tant qu’il a été jeté-là, c’est dans l’existence que le Dasein l’a été. Le Dasein existe en tant qu’étant qui a la charge d’être. (57.al. 6)

Que le Dasein soit dans une situation peut bien être dissimulé dans son pourquoi, mais le « fait qu’il y soit » n’en est pas moins ouvert au Dasein. L’être-jeté-là de cet étant participe de l’ouverture du « là » et se révèle en permanence dans sa disposition affective. Cette dernière porte, plus ou moins expressément et plus ou moins authentiquement, le Dasein en face du « fait qu’il est et a à être ». Mais le plus souvent, la tonalité affective referme l’être-jeté-là sur le on. Le Dasein fuit devant certaines modalités de la tonalité affective et se réfugie dans l’allègement que procure la liberté apparente du soi-comme-on. Cette fuite, nous l’avons caractérisée comme une fuite devant l’inquiétante étrangeté qui caractérise l’être-au-monde isolé. L’inquiétante étrangeté se manifeste à nu par la tonalité affective fondamentale qu’est l’angoisse et, en tant qu’elle est l’ouverture la plus élémentaire du Dasein qui a été jeté-là, elle place l’être-au-monde de ce dernier en face du rien du monde face auquel il s’angoisse relativement à son pouvoir-être le plus authentiquement sien. Et si le Dasein se trouvant dans la tonalité affective fondamentale qui est à la base de son inquiétante étrangeté était l’auteur de l’appel de la voix-de-la-conscience ? (57.al. 7)

Rien ne vient contredire une telle hypothèse ; tous les phénomènes que nous avons jusqu’ici mis en évidence pour caractériser l’appel et son auteur plaident, au contraire, dans son sens. (57.al. 8)

« En ce monde », rien ne peut déterminer l’auteur de l’appel quant à son « qui ». Ce « qui » est le Dasein dans son inquiétante étrangeté, il est l’être-au-monde qui originellement a été jeté-là en tant que pas-chez-soi, il est le « fait d’être », démuni, dans le rien qu’est le monde. L’auteur de l’appel est sans familiarité avec le soi-comme-on quotidien – il est quelque chose comme une voix étrangère. Qu’y a-t-il de plus étranger au on, perdu que celui-ci est dans le « monde » multiple et varié dont il se préoccupe, que le soi-même replié sur soi dans la solitude de l’inquiétante étrangeté, le soi-même jeté-là dans le rien ? « Çà » appelle, et pourtant « ça » n’offre rien que l’oreille curieuse et préoccupée ait à écouter, rien qui puisse ensuite être répété et commenté en public. De quoi le Dasein pourrait-il bien rendre compte qu’il tiendrait de l’inquiétante étrangeté de son être jeté-là ? Que lui reste-t-il donc d’autre que le pouvoir-être qu’a son soi-même, tel qu’il a été révélé dans l’angoisse ? De quelle autre façon pourrait-il bien appeler, sinon en invoquant la vocation de ce pouvoir-être dans lequel il y va uniquement de lui ? (57.al. 9)

L’appel ne relate aucun incident, il appelle même sans jamais faire aucune déclaration. L’appel parle dans le mode étrange et étranger du silence. Et s’il parle dans ce mode, c’est uniquement parce que celui qu’il interpelle il ne l’appelle pas à participer au bavardage public propre au on mais il l’appelle au contraire à sortir dudit bavardage pour revenir à la concentration silencieuse propre au pouvoir-être authentique. Et dans quoi l’assurance froide, étrange et étrangère, mais qui ne va pas de soi, avec laquelle l’auteur de l’appel atteint celui qu’il interpelle, est-elle fondée, sinon dans le fait que le Dasein, replié sur soi dans la solitude de son inquiétante étrangeté, est pour lui-même unique ? Qu’est-ce qui ôte si radicalement au Dasein la possibilité de se méprendre sur l’appel et de le méconnaître sinon la déréliction dans laquelle il est d’abord abandonné à lui-même ? (57.al. 10)

Si dissimulé que soit ce mode d’être au quotidien, l’inquiétante étrangeté est le mode d’être de base de l’être-au-monde. En tant que voix-de-la-conscience, c’est le Dasein lui-même qui appelle du fond de cet être. Le « ça m’appelle » est une parole ultime du Dasein. L’appel qui est disposé affectivement par l’angoisse permet au Dasein pour la première fois de se projeter vers son pouvoir-être le plus authentiquement sien. L’appel de la voix-de-la-conscience, pour autant qu’on le comprenne existentialement, témoigne de ce que nous avions précédemment affirmé : l’inquiétante étrangeté enveloppe le Dasein et tend à rompre sa propension à se perdre par laquelle il oublie le soi-même dans le on |§ 40|. (57.al. 11)

La phrase : le Dasein est tout à la fois l’auteur de l’appel et celui qui est interpellé a désormais perdu son vide formel. La voix-de-la-conscience se manifeste comme étant l’appel du souci : l’auteur de l’appel, c’est le Dasein, lequel, dans l’être-jeté-là, dans son ce-qui-fut-dans-un-monde, s’angoisse pour son pouvoir-être. Celui qui est interpellé, c’est justement ce Dasein appelé par la vocation de son pouvoir-être le plus authentiquement sien qui est en-avance-sur-soi. Et le Dasein est appelé à sa vocation par l’appel qui le tire de la déchéance-dans-le-quotidien du on au sein de son être-auprès-du monde préoccupé. L’appel de la voix-de-la-conscience, c’est-à-dire l’appel du Dasein lui-même, tient sa possibilité ontologique de ce que, au fond de son être, le Dasein est souci. (57.al. 12)

Ainsi, il n’est nul besoin de recourir à des puissances non conformes à ce qu’est le Dasein pour rendre compte de l’appel, et cela d’autant plus qu’un tel recours, loin d’éclaircir l’étrangeté de l’appel, la réduirait plutôt à néant. Finalement, la raison des « explications » que l’on donne de la voix-de-la-conscience ne vient-elle pas de ce que l’on a déjà pris une vue trop courte pour fixer le phénomène de l’appel, et que l’on a présupposé le Dasein en lui attribuant sans le discuter explicitement une détermination d’être, ou plutôt, en fait, une indétermination d’être, contingente ? Pourquoi chercher à se renseigner auprès de déterminations étrangères au Dasein avant de s’être assuré que l’être du Dasein n’avait pas été apprécié trop bas, par exemple en posant au départ celui-ci comme un sujet doté d’une ontologie mal déterminée et muni d’une conscience personnelle ? (57.al. 13)

Et pourtant, en explicitant l’auteur de l’appel – lequel n’est « personne » – comme s’il était une puissance, il semble que l’on admette qu’il émane d’un étant « qui se présente objectivement ». Mais, à y regarder de plus près, une telle explicitation ne peut être qu’une fuite devant la voix-de-la-conscience, une échappatoire par laquelle le Dasein s’éloigne furtivement de la mince cloison qui sépare le on de l’inquiétante étrangeté de son être. L’explicitation en question se présente, en effet, de la façon suivante : l’appel a le sens d’une voix qui oblige « universellement », qui ne parle « pas simplement de façon subjective ». Plus encore, cette voix-de-la-conscience présumée « universelle » est élevée au rang de « conscience morale publique » dont le caractère phénoménal est d’être un « ça » et de n’être « personne » en particulier et, par suite, d’être bel et bien ce qui parle là, dans chaque « sujet » en sa singularité. (57.al. 14)

Mais cette « conscience morale publique », ne serait-elle pas à nouveau la voix du on ? Le Dasein ne peut parvenir à l’invention douteuse d’une « conscience morale publique » que parce que la voix-de-la-conscience est au fond, et dans son essence, celle d’un Dasein, non celle du on. Et cela non seulement au sens où, à chaque fois, c’est le pouvoir-être le plus authentiquement sien qui vient à être interpellé, mais encore parce que l’appel provient de l’étant qu’un Dasein est à chaque fois lui-même. (57.al. 15)

Avec l’interprétation précédente de l’auteur de l’appel qui se conforme au caractère phénoménal de l’appel, la « puissance » de la voix-de-la-conscience n’est ni diminuée ni rendue « purement subjective ». Au contraire : c’est d’ailleurs la seule façon de libérer le caractère inexorable et univoque de l’appel. Ainsi, l’« objectivité » de l’interpellation ne peut être reçue comme légitime qu’à condition que l’interprétation lui sauvegarde son apparente « subjectivité » tout en rejetant l’emprise du soi-comme-on. (57.al. 16)

Néanmoins, à l’interprétation que nous venons d’effectuer, suivant laquelle la voix-de-la-conscience est l’appel du souci, on adressera la question suivante : une explicitation de la voix-de-la-conscience qui s’éloigne à ce point de l’« expérience naturelle » peut-elle être probante ? Comment la voix-de-la-conscience pourrait-elle faire office d’appel de la vocation interpellant le pouvoir-être le plus authentiquement sien du Dasein, là où de prime abord et le plus souvent elle ne fait que réprimander et que mettre en garde ? La voix-de-la-conscience parle-t-elle de façon à ce point vide et indéterminée d’un pouvoir-être le plus authentiquement sien, et ne parle-t-elle pas bien plutôt, et ce de façon précise et concrète, en ce qui concerne les manquements et les négligences que nous avons commises ou que nous pourrions avoir l’intention de commettre ? Telle que nous la défendons, l’interpellation procède-t-elle de la « mauvaise » ou de la « bonne » conscience morale ? La voix-de-la-conscience livre-t-elle vraiment quelque chose de positif, ou n’a-t-elle pas plutôt une fonction simplement critique ? (57.al. 17)

On ne saurait contester la légitimité d’un tel scrupule. Il est permis d’exiger d’une interprétation de la voix-de-la-conscience qu’« on » y reconnaisse le phénomène tel que l’expérience en est faite. Toutefois, satisfaire à cette requête n’implique pas, redisons-le, de reconnaître la compréhension ontique courante de la voix-de-la-conscience comme matrice première d’une interprétation ontologique. Mais, d’un autre côté, les réflexions produites sont prématurées tant que l’analyse de la voix-de-la-conscience qu’elles concernent n’a pas atteint son but. Jusqu’à maintenant, nous n’avons fait que tenter de reconduire la voix-de-la-conscience, en tant que phénomène propre au Dasein, à son origine, à savoir à sa constitution ontologique. Ceci a servi à préparer la tâche que nous nous sommes fixée et qui consiste à faire comprendre que la voix-de-la-conscience est une attestation, inhérente au Dasein lui-même, de son pouvoir-être le plus authentiquement sien. (57.al. 18)

Toutefois, ce dont atteste la voix-de-la-conscience ne peut parvenir à être pleinement déterminé qu’à une condition : il faut qu’ait été délimité de façon suffisamment précise le caractère de l’écoute qui s’ajointe à l’appel. La compréhension propre, celle qui « fait suite » à l’appel, n’est pas un simple complément venant se rattacher au phénomène de la voix-de-la-conscience, un processus qui pourrait tout aussi bien se mettre en place que ne pas le faire. C’est à partir de la compréhension de l’appel de la vocation, et en accord avec cet appel, que la voix-de-la-conscience, telle qu’elle est vécue, se laisse saisir en premier lieu dans sa plénitude propre. Dès lors que c’est le Dasein lui-même qui est tout à la fois l’auteur de l’appel et celui qui est interpellé, tout appel auquel il reste sourd ou tout appel venant de soi mais entendu incorrectement, correspond à un mode d’être déterminé du Dasein. Du point de vue existential, un appel flottant dans le vide, duquel « rien ne s’ensuivrait », ne serait qu’une fiction creuse. Car qu’il puisse se faire que « rien ne s’ensuive », cela même signifie, au point de vue de ce qu’est le Dasein, quelque chose de positif. (57.al. 19)

Ainsi, c’est encore l’analyse de la compréhension de l’appel de la vocation qui seule peut conduire à l’élucidation formelle et complète de ce que l’appel donne à comprendre. Toutefois, ce n’est qu’avec la caractérisation ontologique générale de la voix-de-la-conscience qui précède qu’est donnée la possibilité de concevoir existentialement ce qu’a d’« obligé » le contenu de l’appel de ladite voix-de-la-conscience. Toutes les expériences que l’on fait de la voix-de-la-conscience et toutes les explicitations que l’on en a s’accordent sur ceci que la « voix » de la conscience parle en quelque sorte de « devoir ». (57.al. 20)

§ 58 Compréhension de l’appel de la vocation et le devoir (32 al.)

Afin de saisir phénoménalement ce qui, dans l’appel de la vocation, dès lors qu’il est compris, est écouté, il convient d’y revenir à nouveau. Interpeller le soi-comme-on signifie appeler le soi-même le plus authentiquement sien à la vocation du pouvoir-être, et le faire en tant que Dasein, c’est-à-dire en tant qu’être-au-monde préoccupé et en tant qu’être-avec en commun avec les autres. Dans la mesure où elle se comprend avec justesse dans ses possibilités et ses tâches, l’interprétation existentiale de l’appel de la vocation ne peut vouloir prescrire aucune possibilité concrète, singulière, d’existence. Ce qui, dans le Dasein, doit en venir à être fixé ce n’est pas « ce qui est appelé » en lui, mais c’est ce qui relève de la condition existentiale de possibilité du pouvoir-être existentiel. (58.al. 1)

La compréhension correspondant à l’écoute existentielle de l’appel est d’autant plus propre que le Dasein écoute et comprend, sans relation à quiconque, l’être-interpellé qui est sien, et que le sens de l’appel est moins perverti par ce que dit le « on », par ce qui se fait généralement ou par ce qui est convenable. Et qu’est-ce qui, par essence, se trouve dans l’authenticité de la compréhension de l’interpellation ? Qu’est-ce qui est par essence donné à comprendre au Dasein dans l’appel, même si en réalité il ne le comprend pas toujours ? (58.al. 2)

À cette question, nous avons déjà apporté une réponse avec la thèse suivante : l’appel ne « dit » rien dont on pourrait parler, il ne communique aucune connaissance concernant quelque incident. L’appel, pointe vers le pouvoir-être du Dasein en le mettant en face de ce dernier, et il fait cela en tant qu’appel venant de l’indéterminé. L’auteur de l’appel est assurément indéterminé – mais, pour l’appel, le lieu d’où il provient ne reste pas indifférent. Dans l’appel, ce lieu d’où il vient – à savoir l’indéterminé inhérent à l’isolement du Dasein qui a été jeté-là – est appelé de concert, c’est-à-dire qu’il est concomitamment ouvert. Le lieu d’où vient l’appel incitant le Dasein à se référer à son pouvoir-être est, en retour, donné par le « lieu de destination » de l’appel. L’appel ne donne à comprendre aucun pouvoir-être idéal, aucun pouvoir-être universel ; ce pouvoir-être, il l’ouvre comme étant celui, à chaque fois isolé, du Dasein concerné. Le caractère d’ouverture de l’appel ne va être pleinement déterminé qu’à partir du moment où nous comprenons qu’il est appel incitatif en retour. C’est seulement en s’orientant sur l’appel saisi de la sorte qu’il faut s’enquérir de ce que ledit appel donne à comprendre. (58.al. 3)

Mais, à la question de savoir ce que dit l’appel, n’est-il pas plus aisé et plus sûr de répondre en renvoyant « simplement » à ce à quoi couramment on obéit, ou à ce à quoi on reste sourd, dans toutes les expériences que l’on fait de la voix-de-la-conscience, à savoir : soit l’appel s’adresse au Dasein en tant que celui-ci est « en faute », soit, comme dans la voix-de-la-conscience faisant office de mise en garde, l’appel attire l’attention du Dasein sur la possibilité qu’il se mette « en faute », soit, en tant que « bonne » conscience, l’appel confirme « qu’il ne lui connaît aucune faute » ? Si seulement, dans les expériences que l’on fait de la voix-de-la-conscience et les explicitations que l’on en a, ce que l’on éprouve « à l’unisson » comme « manquement aux devoirs », n’était pas déterminé de manière si variée ! Et même si l’accord se faisait sur le sens de ce « manquement aux devoirs », le concept existential d’être-en-dette resterait obscur. Si c’est à lui-même que le Dasein s’adresse comme étant « en-dette », d’où convient-il de tirer l’idée du devoir si ce n’est de l’interprétation de l’être du Dasein ? La question est donc soulevée à nouveau : qui dit à quoi nous sommes obligés et ce que signifie le devoir ? L’idée du devoir ne saurait être forgée arbitrairement, ni être imposée de force au Dasein. Mais, de toute façon, si une compréhension de l’essence du devoir est possible, alors il faut que cette possibilité soit préfigurée dans le Dasein. De quelle façon allons-nous trouver la trace qui pourra nous conduire à révéler ce phénomène ? Toutes les investigations ontologiques portant sur des phénomènes tels que le devoir, la voix-de-la-conscience, l’être-destinalisé-par-la-mort, doivent être amorcées à partir de ce qu’en « dit » l’explicitation du Dasein quotidien. Le mode d’être de la déchéance-dans-le-quotidien du Dasein implique que son explicitation soit le plus souvent « orientée » de façon inauthentique et qu’elle n’en atteigne pas l’« essence », le mode originellement adéquat de questionnement ontologique lui restant étranger. Toute bévue fournit simultanément une indication précieuse sur la manière de parvenir à l’« idée » originelle du phénomène qui est visé. D’où allons-nous tirer le critère donnant accès au sens existential originel du devoir comme « être-en-dette » ? De ce que cet « être-en-dette » surgit comme étant le prédicat de « je suis ». Ce qui, dans une explicitation inauthentique est compris comme étant un « devoir », cela serait-il inhérent à l’être du Dasein en tant que tel, au point que le Dasein, dans la mesure où il existe à chaque fois en situation, également toujours déjà est-en-dette ? (58.al. 4)

Par suite, en appeler à ce qu’on s’accorde à entendre par « être-en-dette », ce n’est pas encore répondre à la question du sens existential de ce qui est appelé dans l’appel. Il faut d’abord que ce qui est appelé parvienne à son concept pour que puisse être rendu intelligible ce que désigne l’« être-en-dette » qui est appelé et que se clarifie la manière dont sa signification est pervertie par l’explicitation courante et quotidienne. (58.al. 5)

Le bon sens quotidien prend tout d’abord l’« être-en-dette » au sens d’être redevable, d’« avoir une dette auprès de quelqu’un ». Il convient que l’on restitue à l’autre ce à quoi il a droit. En tant que fait d’« avoir des dettes », cet « être-redevable » est une modalité de l’être-avec en commun avec les autres qui évolue dans le champ de préoccupation où il s’agit de procurer et de fournir. Soustraire, emprunter, receler, prendre, dérober sont d’autres modes de préoccupation de ce type, lesquels consistent, d’une manière ou d’une autre, à ne pas satisfaire au droit de propriété des autres. L’être-en-dette de cette nature est en rapport avec ce dont on peut se préoccuper. (58.al. 6)

Être-en-dette a pour signification seconde le fait d’« être responsable de », c’est-à-dire d’être la cause de quelque chose, en être l’auteur, ou même être « la raison » de quelque chose. Suivant ce sens de « porter la responsabilité » de quelque chose, on peut être « responsable », sans pour autant « devoir » quelque chose à quelqu’un et sans se « mettre en faute ». Inversement, sans en être responsable, on peut devoir quelque chose à quelqu’un. Un autre peut, « pour moi », « contracter des dettes ». (58.al. 7)

Ces significations courantes de l’expression être-en-dette en tant qu’« avoir des dettes auprès de quelqu’un » et en tant que « porter la responsabilité de quelque chose » peuvent se combiner pour déterminer un comportement que nous appelons « se rendre coupable », c’est-à-dire porter la responsabilité d’avoir contracté une dette, léser potentiellement un droit et se rendre ainsi passible d’une peine. Toutefois, l’exigence à laquelle on ne satisfait pas n’a pas forcément besoin d’être relative à une possession, elle peut réglementer l’entregent public en général. Mais le fait, ainsi déterminé par la lésion d’un droit, de « se rendre coupable », on peut également le caractériser comme étant « le fait de se mettre en faute envers les autres ». Cela advient, non pas du fait de la lésion du droit mais du fait que dans ce cas je porte la responsabilité d’avoir mis l’autre en péril, de l’avoir égaré ou même brisé dans son existence. Ce fait de devenir-fautif envers autrui est possible sans violation de la loi « publique ». Le concept formel de l’être-fautif, au sens de l’être-qui-s’est-mis-en-faute envers les autres se laisse déterminer de la sorte : être-à-l’origine d’un défaut affectant le Dasein d’un autre et cela de telle manière que cet être-à-l’origine lui-même, si l’on part de ce qu’il vise, se détermine comme « déficient ». Cette déficience est le manquement vis-à-vis d’une exigence édictée par l’être-avec en commun avec les autres. (58.al. 8)

La question reste posée de savoir comment de telles exigences prennent naissance et, en raison de cette origine, de quelle façon il faut concevoir leur caractère d’exigence et de loi. En tout cas, l’être-en-dette au dernier sens que nous avons cité de violation d’une « exigence morale », est un mode d’être du Dasein. À vrai dire, cela vaut également de l’être-en-dette, au triple sens que nous avons mis en évidence, à savoir d’« être répréhensible », d’« avoir des dettes » et de « porter la responsabilité de quelque chose ». Ce sont là également des conduites du Dasein. Saisir en tant que « qualité » du Dasein le fait qu’il soit « chargé d’un devoir moral » est peu dire. Ce qui se manifeste par là c’est uniquement que cette caractérisation est insuffisante si l’on cherche à délimiter ontologiquement cette sorte de « détermination d’être » de l’être du Dasein à l’égard des conduites en question. Le concept du devoir moral est même alors si peu clarifié sur le plan ontologique que des explicitations de ce phénomène qui englobent également l’idée de punissabilité voire celle d’« avoir des dettes auprès de quelqu’un » ont pu devenir prédominantes. Toutefois, le fait d’être « en-dette » se trouve dans ces conditions derechef repoussé dans le domaine de la préoccupation au sens d’une compensation équilibrée entre des droits qui s’opposent. (58.al. 9)

La clarification du phénomène qu’est le devoir qui n’est pas forcément rattachée au fait d’« avoir des dettes » ni à la violation du droit, ne peut donc être couronnée de succès que si l’on commence par s’enquérir des principes fondant l’être-en-dette du Dasein, c’est-à-dire que si l’idée d’« être-en-dette » est conçue à partir du mode d’être du Dasein. (58.al. 10)

À cette fin, il faut que l’idée d’« être-en-dette » en vienne à être formalisée jusqu’à ce que s’en détachent les phénomènes moraux courants, autrement dit ceux qui ont rapport à l’être-avec en commun avec les autres et se préoccupant d’autrui. L’idée du devoir, il faut non seulement la hausser au-dessus du domaine où l’on se préoccupe de l’équilibre des créances et des dettes, mais il faut aussi la détacher de toute relation à une obligation ou à une loi, vis-à-vis desquels quelqu’un se rendrait coupable d’une faute. Car ici encore, le devoir en vient à être nécessairement déterminé comme étant un défaut, comme étant l’absence de quelque chose qui pourrait et devrait être. Mais être manquant, cela veut dire ne pas être substantiel. En tant que c’est le fait pour une chose due de ne pas être substantielle, le défaut est une détermination d’être de l’étant substantiel. En ce sens donc, par essence, rien ne peut faire défaut à l’existence, et cela non pas parce qu’elle serait parfaite, mais parce que son caractère d’être diffère de celui de toute substantialité. (58.al. 11)

Il n’en reste pas moins que l’idée d’« être-en-dette » renferme un caractère de négation. Dès lors que le fait d’être « en-dette » entend déterminer l’existence naît le problème ontologique : il s’agit, sur le plan existential, d’éclaircir ce en quoi consiste le caractère négatif de cette négation. En outre, fait partie de l’idée d’« en-dette » ce qui s’exprime dans le concept de devoir, et cela comme étant le fait de « porter la responsabilité de quelque chose » ou d’être-à-l’origine de quelque chose. C’est pourquoi nous déterminons l’idée formellement existentiale d’« être-en-dette » de la façon suivante : être-origine d’un être qui est déterminé au moyen d’une négation – c’est-à-dire être-origine d’une négativité. Si l’idée de négation qu’implique le concept de devoir conçue existentialement exclut tout rattachement à un étant substantiel possible, si par conséquent il convient que le Dasein ne soit mesuré ni à l’aune d’un étant substantiel ni à l’aune d’un étant utilisable, étants qu’il n’est pas lui-même et qui ne sont pas dans sa modalité d’être, laquelle est d’exister, alors, étant donné ce qu’implique le fait d’être-à-l’origine d’une négativité, disparaît la possibilité de considérer l’étant qui est une telle origine comme étant « déficient ». Partant d’une déficience « provoquée » par ce qui est dans le mode d’être du Dasein, autrement dit partant du non-accomplissement d’une exigence, il est impossible d’inférer en retour une déficience dans sa « cause », c’est-à-dire dans le Dasein. L’être-origine de quelque chose n’a pas besoin d’avoir le même caractère négatif que la négativité qui se fonde en lui et provient de lui. L’origine n’a pas besoin de recevoir sa négativité en rétroaction de ce qu’elle a fondé. Mais alors, cela implique ceci : l’être-en-dette ne résulte pas avant tout d’engagements que le Dasein aurait pris ; mais c’est l’inverse, ce sont ces derniers qui ne deviennent possibles qu’« en raison » d’un être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même originel du Dasein. Est-il possible de mettre un tel être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même en évidence dans l’être du Dasein, et comment cet être est-il, somme toute, existentialement possible ? (58.al. 12)

L’être du Dasein, c’est le souci. Ce dernier regroupe en lui la facticité (l’être-jeté-là), l’existence (la projection), et la déchéance-dans-le-quotidien. Dès lors qu’il est, le Dasein est un étant ayant été jeté-là, autrement dit, ce n’est pas par lui-même qu’il est porté dans son là. Dès lors qu’il est, il est déterminé en tant que pouvoir-être qui s’appartient à lui-même et que pourtant il ne s’est pas lui-même donné en propre en tant que pouvoir-être. Alors qu’il existe, le Dasein ne revient jamais en deçà de son être-jeté-là, au point que ce « fait qu’il soit et qu’il ait à être », il ne puisse le libérer qu’à partir de son son être-soi-même en conduisant vers le là ce qu’il est et a à être. Mais l’être-jeté-là ne se trouve pas derrière le Dasein comme le serait un événement qui se serait déjà produit et qui se serait détaché de lui ; au contraire, le Dasein – aussi longtemps qu’il est –, en tant que souci, est en permanence son « propre fait d’être ». C’est en tant que cet étant, pour lequel seul le fait qu’il soit livré à lui-même peut faire qu’il existe comme l’étant qu’il est que, en existant, il est l’origine de son pouvoir-être. Bien que le Dasein n’ait pas posé lui-même cette origine, il repose dans la gravité de cette dernière, gravité que la tonalité affective lui rend manifeste en tant que fardeau. (58.al. 13)

Et de quelle façon le Dasein est-il cette origine, lui qui a été jeté-là ? De l’unique façon suivante : il se projette vers des possibilités. Le soi-même qui se doit de poser sa propre origine en lui-même, ne peut jamais s’en rendre maître et, en existant, il lui faut assumer le fait d’être-origine. Ce dont il y va pour le souci, à savoir son pouvoir-être, c’est d’être sa propre origine ayant été jetée-là. (58.al. 14)

Alors qu’il est origine, c’est-à-dire alors qu’il existe en tant qu’étant jeté-là, le Dasein reste continuellement en deçà de ses possibilités. Il n’est jamais existant avant son origine, il n’est au contraire à chaque fois existant qu’en partant de cette dernière et en tant que cette dernière. Par conséquent, être-origine veut dire : foncièrement, n’être jamais maître de l’être le plus authentiquement sien. Cette impossibilité de se choisir relève du sens existential qu’a l’être-jeté-là. Étant origine, il est lui-même un état négatif de soi-même. Le négatif ici ne signifie pas un « ne pas être substantiel », mais désigne une négativité constitutive de l’ être du Dasein qui découle de son être-jeté-là. Ce caractère négatif se détermine donc existentialement comme étant soi-même sans autre garantie qu’en tant que soi-même. Si le Dasein est lui-même le fondement de son être, ce n’est pas en vertu du fait qu’il provient d’un projet qui lui est propre - mais c’est en tant qu’être-soi-même qu’il a à être son origine. Le Dasein est l’origine d’un étant dont l’être a à assumer le fait d’être-origine. (58.al. 15)

Son origine, c’est en existant que le Dasein l’est, c’est-à-dire qu’il est de telle façon qu’il se comprend à partir de possibilités, et que, se comprenant de la sorte, il est l’étant qui a été jeté-là. Mais cela implique ceci : pouvant-être, il se tient à chaque fois dans une possibilité ou une autre, en permanence il n’est pas une autre possibilité que celle qu’il s’est choisie, et dès lors qu’il s’est projeté existentiellement, il a renoncé à diverses possibilités. En tant que, à chaque fois, la projection est celle d’un étant jeté-là, elle n’est pas seulement déterminée par la négativité de l’être-origine, mais encore, en tant que projection, elle est elle-même par essence négative. Cette détermination ne désigne nullement la propriété ontique de ce qui est « sans suite » ou « sans valeur », mais elle est un élément existential, constitutif de la structure d’être de la projection. La négativité en question participe de l’être-libre du Dasein pour ses possibilités existentielles. Toutefois, la liberté est uniquement dans le choix qu’il peut faire de l’une de ses possibilités, c’est-à-dire qu’elle implique qu’il supporte de n’avoir pas choisi ses autres possibilités. (58.al. 16)

Par essence, la structure de l’être-jeté-là, aussi bien que celle de la projection, renferme une négativité. Et cette dernière rend possible la négativité du Dasein inauthentique dans la déchéance-dans-le-quotidien, en tant que celle-ci est la modalité d’être dans laquelle, en situation, il est à chaque fois toujours déjà. Dans son essence, le souci lui-même est de part en part imprégné de négativité. En tant que projection de qui a été jeté-là, le souci – autrement dit l’être du Dasein – veut par conséquent dire : être-origine d’une négativité. Et, si la détermination existentiale, formelle, du devoir comme étant l’être-origine d’une négativité est juste, cela signifie aussi : le Dasein est en tant que tel en-dette. (58.al. 17)

La négativité existentiale n’a pas du tout le caractère d’une privation, d’un défaut, en regard d’un idéal affiché auquel le Dasein ne parviendrait pas, mais c’est au contraire l’être de cet étant qui, en tant qu’il se projette, bien avant tout ce qu’il peut projeter et qu’il atteint ou n’atteint pas, est déjà négativité. Ce n’est donc pas incidemment que cette négativité fait son entrée sur la scène du Dasein et ce n’est pas non plus une qualité dont il pourrait, une fois qu’il aurait progressé suffisamment, se débarrasser. (58.al. 18)

Le sens ontologique du caractère négatif de cette négativité existentiale reste obscur. Mais cela vaut également de l’essence ontologique de la négativité en général. Assurément, l’ontologie et la logique ont exigé beaucoup de la négation et, ce faisant, ont rendu ici et là ses possibilités visibles, mais sans la révéler elle-même sur le plan ontologique. L’ontologie a trouvé la négation devant elle et elle s’en est servie. Mais va-t-il donc de soi que toute négation signifie quelque chose de négatif, au sens d’un défaut ? Sa positivité s’épuise-t-elle dans le fait que la négation constitue un « passage » à son contraire ? Pourquoi toute dialectique a-t-elle recours à la négation sans aller jusqu’à fonder dialectiquement rien de pareil, ni même pouvoir seulement la fixer en tant que problème ? A-t-on jamais considéré comme étant un problème l’origine ontologique du caractère négatif ou, tout au moins, préalablement recherché les conditions sur la base desquelles le problème de la négativité et de son caractère négatif, y compris la possibilité de ce dernier, se laisse poser ? Et où convient-il que nous trouvions ces conditions, sinon dans la clarification thématique du sens de l’être lui-même ? (58.al. 19)

Déjà pour l’interprétation ontologique du phénomène de la faute, les concepts, qui plus est pas toujours limpides, de privation et de défaut ne suffisent pas, quand bien même, une fois saisis de façon suffisamment formelle, ils admettent un emploi étendu. Rien ne permet moins bien d’approcher le phénomène existential qu’est le devoir que de s’orienter sur l’idée du mal moral, du malum en tant que privatio boni. Et pour cause, le bonum et la privatio ont la même provenance ontologique, issue de l’ontologie de l’étant substantiel, à laquelle incombe aussi l’idée de « valeur » qui en est « tirée ». (58.al. 20)

L’étant dont l’être est le souci peut non seulement se charger d’un devoir, mais il est, outre cela, au fond de son être, en-dette, lequel être-en-dette donne pour la première fois la condition ontologique permettant que le Dasein qui existe effectivement puisse devenir redevable, responsable ou fautif. Cet être-en-dette essentiel est la condition existentiale rendant possible co-originellement le bien et le mal « moraux », c’est-à-dire la moralité en général et les configurations de fait possibles de celle-ci. Ce n’est pas par la moralité que l’être-en-dette originel peut en venir à être déterminé, et cela parce que la moralité présuppose déjà, pour elle-même, cet être-en-dette. (58.al. 21)

Mais quelle est l’expérience qui parle en faveur de cet être-en-dette originel du Dasein ? N’oublions pas la question qui nous a conduit à cette interrogation : le devoir n’est-il « là » qu’à partir du moment où une voix-de-la-conscience s’est éveillée, ou bien le fait qu’elle s’éveille ne témoigne-t-il pas plutôt en faveur d’un être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même originel dans lequel le devoir moral « sommeillait » ? Que, de prime abord et le plus souvent, l’être-en-dette originel reste non révélé, qu’il soit gardé enclos par l’être du Dasein qui séjourne dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, cela ne fait que souligner la négativité dont nous avons parlé. L’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même est plus originel que tout savoir le concernant. Et c’est seulement parce que, au fond de son être, le Dasein est en-dette, et que, en tant qu’étant jeté-là dans la déchéance-dans-le-quotidien, il se ferme à lui-même, que la voix-de-la-conscience est rendue possible comme appel qui donne à comprendre cet être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même. (58.al. 22)

L’appel vient du souci. L’être que nous nommons souci, c’est précisément l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même qui le constitue. Dans l’inquiétante étrangeté, le Dasein fait originellement corps avec soi-même. L’inquiétante étrangeté place le Dasein sans déguisement face à la négativité qui est la sienne, laquelle négativité relève de la possibilité du pouvoir-être le plus authentiquement sien de cet étant. Dans la mesure où, pour le Dasein en tant que souci, il y va en son être de son être même, c’est en tant que on et donc dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien que, depuis l’inquiétante étrangeté, le Dasein en appelle à la vocation de son pouvoir-être. L’interpellation est un appel incitatif en retour : incitatif, puisqu’elle incite le Dasein à se référer à la possibilité d’assumer lui-même, en existant, l’étant jeté-là qu’il est ; en retour, puisqu’elle le reconduit dans l’être-jeté-là, et ce afin qu’il comprenne cet être en tant que négativité originelle qu’il lui faut assumer existentiellement. Ce que l’appel incitatif en retour que lance la voix-de-la-conscience donne à comprendre au Dasein qui se trouve être l’origine de sa projection dans la possibilité de son être, c’est ceci : en s’extrayant de sa propension à se perdre dans le on, le Dasein se trouve lui-même, autrement dit : tant qu’il est dans le on il demeure en-dette vis-à-vis-de-lui-même. (58.al. 23)

Ce que le Dasein se donne à comprendre de cette façon serait donc bien une connaissance de lui-même. Et l’écoute correspondant à un tel appel se présente comme une prise de conscience, prise de conscience du fait originel suivant lequel il « est-en-dette vis-à-vis-de-lui-même ». Toutefois, si l’appel a bien le caractère d’un appel de la vocation, cette explicitation de la voix-de-la-conscience ne conduit-elle pas à un bouleversement complet de la fonction de ladite prise de conscience ? L’appel à la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même ne pourrait-il pas, en effet, en venir à signifier une incitation à la méchanceté, par exemple ? (58.al. 24)

Ce dernier sens de l’appel, l’interprétation la plus brutale n’ira sans doute pas jusqu’à l’imputer à la voix-de-la-conscience. Mais alors, que peut bien vouloir dire « appel à la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même » ? (58.al. 25)

Le sens de l’appel devient clair si la compréhension que l’on en a, au lieu de lui attribuer faussement le concept dérivé qu’est le devoir pris comme être tenu pour responsable d’une action ou d’une omission, s’en tient au sens existential d’être-en-dette. Être-en-dette n’a rien d’arbitraire dès lors que, venant du Dasein, l’appel de la conscience s’adresse au Dasein. Mais alors, l’appel à la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même signifie m’inciter à me référer au pouvoir-être que, en tant que Dasein, je suis déjà. Cet étant n’a pas besoin de commencer par se grever d’une « dette », d’une « responsabilité » ou d’une « faute » par le biais de manquements ; en tant qu’il est-en-dette, il a seulement vocation à être « obligé » à l’authenticité. (58.al. 26)

Dans ce cas, écouter l’interpellation avec justesse équivaut à se comprendre en son pouvoir-être le plus authentiquement sien, c’est-à-dire se projeter vers le pouvoir-devenir-en-dette le plus authentiquement sien. Dès lors que le Dasein, tout en comprenant de la sorte, se laisse inciter à se référer à cette possibilité, cela implique qu’il devient libre pour l’appel : il est prêt à pouvoir être interpellé. En comprenant l’appel, le Dasein se soumet à la possibilité d’existence qui est la plus authentiquement sienne. Il s’est choisi lui-même. (58.al. 27)

En faisant ce choix de soi-même, le Dasein s’ouvre la possibilité de l’être-en-dette qui est le plus authentiquement sien, lequel être-en-dette reste inaccessible au soi-comme-on. Le bon sens du on ne connaît que ce qui satisfait ou ne satisfait pas à la règle pratique et à la norme publique. Le « on » fait le décompte des manquements à la première et des infractions à la seconde et il demande des compensations. Il s’est dérobé à l’être-en-dette le plus authentique, et ce afin de parler d’autant plus bruyamment de ce qui ne va pas chez autrui. Mais dès lors qu’il est interpellé, le soi-comme-on l’est au sujet de l’être-en-dette le plus authentique du soi-même. Comprendre l’appel, c’est faire un choix – celui de ce que dit la voix-de-la-conscience, laquelle, en tant que telle, ne peut faire l’objet d’un choix. Ce qui est choisi, c’est le fait d’assumer-une-conscience-de-soi, autrement dit c’est le fait de se libérer pour choisir l’être-en-dette le plus authentique. Comprendre l’interpellation veut dire : assumer-une-conscience-de-soi. (58.al. 28)

Ce qu’il faut entendre par là, ce n’est pas : vouloir avoir une « bonne conscience », et pas davantage prêter volontairement attention à l’appel, mais c’est uniquement se tenir prêt à être interpellé. Pour le Dasein, le être-prêt-à-assumer est tout aussi éloigné de la recherche d’engagements effectivement pris, de responsabilités effectivement acceptées ou de fautes effectivement commises, qu’une tendance à se libérer pour le devoir, pris au sens d’un « être-en-dette » essentiel. (58.al. 29)

Le assumer-une-conscience-de-soi est la présupposition existentielle la plus originelle ouvrant la possibilité d’un devenir-obligé de fait. Dès lors qu’il comprend l’appel, le Dasein laisse agir en soi le soi-même le plus authentiquement sien, et cela à partir du pouvoir-être qu’il s’est choisi. C’est de cette seule façon qu’il peut être responsable. Mais en réalité l’action commence nécessairement avant « la voix-de-la-conscience », pas seulement parce que l’engagement moral de fait est susceptible de commencer lui-même avant que la voix-de-la-conscience ne se manifeste, mais parce qu’elle s’est, dans l’être-avec en commun avec les autres, déjà mise en-dette à son égard. Ainsi, le assumer-une-conscience-de-soi en vient-il à se présenter même en l’absence d’une voix-de-la-conscience, absence qui cependant n’interdit pas la possibilité existentielle d’être « bon ». (58.al. 30)

Bien que l’appel ne fournisse rien en terme de connaissance, il n’est pourtant pas seulement critique, mais aussi positif ; il ouvre le pouvoir-être le plus originel du Dasein comme être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même. En conséquence de quoi, la voix-de-la-conscience se manifeste comme attestation émanant du Dasein dans laquelle elle appelle celui-ci à assumer son pouvoir-être le plus authentiquement sien. Existentialement, est-il possible de déterminer plus concrètement le pouvoir-être propre, ainsi attesté ? Une autre question se pose au préalable : une fois qu’elle a été effectuée, la mise en évidence d’un pouvoir-être inhérent au Dasein peut-elle prétendre être suffisamment claire tant que n’a pas disparu ce qu’a de déconcertant le fait que la voix-de-la-conscience ait été ramenée à la constitution du Dasein et en négligeant ce que l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience prétend connaître d’elle ? Ainsi donc, dans notre interprétation précédente du phénomène de la voix-de-la-conscience, ce phénomène se laisse-t-il reconnaître comme il est « effectivement » ? N’est-ce pas là une idée de la voix-de-la-conscience déduite avec trop d’assurance de la constitution d’être du Dasein ? (58.al. 31)

Afin d’assurer la dernière étape de notre interprétation de la voix-de-la-conscience, autrement dit afin d’assurer le domaine existential du pouvoir-être authentique tel qu’il est attesté dans la voix-de-la-conscience ainsi que l’accès à la compréhension courante de cette dernière, il est indispensable de justifier expressément la connexion entre les résultats de l’analyse ontologique et les expériences ontiques quotidiennes que l’on fait de la voix-de-la-conscience. (58.al. 32).

§ 59 L’interprétation existentiale et l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience (18 al.)

La voix-de-la-conscience est l’appel du souci, appel qui est jeté-là depuis l’inquiétante étrangeté de l’être-au-monde, appel de la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même le plus authentique. Le assumer-une-conscience-de-soi est apparu comme étant la compréhension de l’interpellation correspondant audit appel. Ces deux déterminations ne peuvent être conciliées avec l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience. Elles semblent même s’opposer directement à elle. L’explicitation de la voix-de-la-conscience que nous qualifions de courante caratérise le phénomène en spécifiant sa « fonction » et s’en tient à préciser la manière dont on lui obéit ou dont on ne lui obéit pas. (59.al. 1)

Mais faut-il donc vraiment que l’interprétation ontologique s’accorde avec l’explicitation courante ? Une suspicion ontologique de principe n’atteint-elle pas cette dernière ? Dès lors que le Dasein se comprend de prime abord et le plus souvent à partir de ce dont il se préoccupe, dès lors qu’il explicite toutes ses attitudes comme relevant de la préoccupation, ne va-t-il pas alors, précisément, expliciter en la dissimulant, et cela du fait de sa tendance à interpréter selon le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, la modalité de son être qui, en tant qu’appel, veut précisément l’extraire de sa propension à se perdre dans le on ? La quotidienneté prend le Dasein pour un étant utilisable dont on se préoccupe, c’est-à-dire un étant que l’on gère et prend en compte. La « vie » est, pour elle, une « affaire ». (59.al. 2)

Et ainsi, étant donné le mode d’être du Dasein tel qu’il est couramment interprété, il n’existe aucune garantie que l’explicitation de la voix-de-la-conscience qui en provient et que les théories de la conscience morale qui sont orientées sur elle aient conquis l’horizon ontologique adéquat à l’interprétation dudit mode d’être. En dépit de cela, il faut que l’expérience courante que l’on fait de la voix-de-la-conscience atteigne le phénomène de manière pré-ontologique. Deux choses s’ensuivent : d’un côté, l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience ne peut valoir comme critère ultime de l’« objectivité » d’une analyse ontologique. D’un autre côté, l’analyse ontologique n’a pas le droit de passer outre à la compréhension quotidienne de la voix-de-la-conscience et de négliger les théories anthropologiques, psychologiques et théologiques de la voix-de-la-conscience. Dès lors que l’analyse existentiale a dégagé l’enracinement ontologique du phénomène qu’est la voix-de-la-conscience les explicitations courantes doivent devenir intelligibles, notamment au regard de ce en quoi elles ratent le phénomène qu’elles visaient à expliciter et au regard de la raison pour laquelle elles le ratent. Comme l’analyse de la voix-de-la-conscience n’est intégrée aux problèmes qu’aborde le présent traité que pour servir la question ontologique fondamentale, la caractérisation des liens rattachant l’interprétation existentiale de la voix-de-la-conscience à son explicitation courante se contentera de renvoyer à quelques problèmes fondamentaux. (59.al. 3)

Ce que l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience pourrait objecter à son interprétation comme appel de la vocation adressé au Dasein par le souci devant l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même tient en quatre points. 1°) La voix-de-la-conscience a pour une large part une fonction critique. 2°) La voix-de-la-conscience s’exprime en faisant référence à un acte déterminé, qu’il ait été effectivement exécuté ou simplement souhaité. 3°) La « parole » de la conscience n’est jamais ou rarement en rapport aussi radical avec l’être du Dasein que l’a laissé supposer l’analyse. 4°) L’interprétation ici proposée ne prend pas en compte les phénomènes que sont la « mauvaise conscience » et la « bonne conscience », celle qui « reproche » et celle qui « met en garde ». (59.al. 4)

Commençons notre examen par cette dernière réflexion. Dans toutes les explicitations de la voix-de-la-conscience, c’est le « mal » et la « mauvaise conscience » qui ont la primauté. La voix-de-la-conscience est principalement préoccupée du « mal » qui pourrait être causé. Ce qui se fait connaître en cela, c’est que dans toute expérience que l’on fait de la voix-de-la-conscience, on commence par éprouver quelque chose de tel que le fait d’être « en faute ». Mais comment va-t-on comprendre l’être-en-faute dont témoigne l’idée de la mauvaise conscience ? C’est après qu’un acte ait été exécuté ou après qu’on ait omis d’exécuter un acte que le « vécu de voix-de-la-conscience » émerge. La parole fait alors suite au manquement et elle renvoie à l’événement qui s’est produit par lequel le Dasein s’est chargé d’une faute. Dès lors que c’est ainsi que la voix-de-la-conscience témoigne d’un « être-fautif » il est exclu que cela se déroule sous la forme d’un appel de la vocation, mais il apparaît plutôt que c’est sous la forme d’un rappel à l’ordre remémorant un devoir que la voix-de-la-conscience se manifeste ici. (59.al. 5)

Mais cette « réalité patente » qu’est la survenance différée de la voix-de-la-conscience exclut-elle que l’appel soit malgré tout, dans son fond, incitatif ? Que la parole soit saisie comme étant un mouvement réactif, cela ne prouve pas que le phénomène de la voix-de-la-conscience soit, dans ce cas, compris de façon originelle. Et si la mise en cause de fait du Dasein n’était que l’occasion pour la voix-de-la-conscience de lancer son appel ? Et si l’interprétation de ce que la voix-de-la-conscience qualifie de « mal » s’était arrêtée à mi-chemin ? Qu’il en soit bien ainsi s’éclaire à partir de l’acquis pré-ontologique dans lequel est porté le phénomène. La parole est quelque chose qui émerge, qui a sa place dans la succession des vécus et qui fait suite, généralement, au vécu d’une action. Mais ni l’appel, ni l’action une fois qu’elle s’est produite, ni la responsabilité, telle qu’elle est assumée, ne sont des événements ayant le caractère de quelque chose qui aurait le mode d’être du substantiel avec un commencement et une fin. L’appel a bien plutôt le mode d’être du souci. En lui, le Dasein « est » en avance sur soi-même, et cela de telle manière que, en même temps, il se retourne vers son être-jeté-là. C’est seulement parce que l’on prend pour base d’élan le fait que le Dasein est un ensemble de vécus qui se succèdent à la suite les uns des autres que la voix-de-la-conscience peut être prise pour quelque chose de réactif et de différé, et qui, de ce fait, renvoie nécessairement en arrière. Sans doute la voix-de-la-conscience appelle-t-elle bien en arrière, mais elle le fait en enjambant l’action une fois qu’elle s’est produite, vers l’être-en-dette qui a été jeté-là, être qui est « plus originel » que toute mise en cause. Mais en même temps, l’appel en retour incite le Dasein à se référer à son être-en-dette en tant qu’il lui faut saisir ce dernier dans sa propre existence, au point que l’être-fautif existentiel propre ne fasse justement que « succéder » à l’appel, et non pas l’inverse. Au fond, la mauvaise conscience est si peu un reproche tourné vers le passé que, se replaçant dans l’être-jeté-là, elle l’appelle en retour plutôt à regarder en avant. L’ordre de succession des vécus qui passent ne livre manifestement pas la structure phénoménale de l’exister. (59.al. 6)

Si cette caractérisation de la « mauvaise » conscience ne parvient pas au phénomène originel, ce sera à plus forte raison le cas pour celle de la « bonne conscience », qu’on la prenne pour une forme indépendante de voix-de-la-conscience ou qu’on la prenne pour une forme par essence fondée dans la « mauvaise » conscience. La « bonne » conscience est présumée annoncer l’« être-bon » du Dasein, tout comme la « mauvaise » conscience annonce un « être-mauvais » du Dasein. On voit par là que la voix-de-la-conscience, autrefois « émanation d’une puissance divine », peut se mettre au service d’un pharisaïsme de circonstance. Elle peut faire que l’homme dise, à propos de lui-même : « je suis bon » ; qui peut dire cela, et qui chercherait moins à le faire constater que, justement, l’homme bon ? Tout ce que cette conséquence impossible de l’idée de bonne conscience fait apparaître c’est que la voix-de-la-conscience suppose un être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même. (59.al. 7)

Pour se soustraire à une telle conséquence, on a interprété la « bonne » conscience comme étant la privation de la « mauvaise » et on l’a déterminée comme étant « le vécu du défaut de mauvaise conscience » |Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, IIème partie|. La bonne conscience serait donc l’expérience de la non émergence de l’appel, c’est-à-dire l’expérience du fait que je n’aie rien à me reprocher. Mais comment ce « défaut de reproche » est-il « vécu » ? Ce prétendu vécu, ce n’est pas l’expérience d’un appel, mais c’est l’assurance qu’un acte attribué au Dasein n’a en fait pas été commis par lui et que, pour cette raison, le Dasein n’est pas en faute. Mais s’assurer de n’avoir pas fait quelque chose, cela n’a pas le caractère d’un phénomène relevant de la voix-de-la-conscience. Bien au contraire : cet accès à la certitude peut plutôt signifier que le Dasein oublie la voix-de-la-conscience, c’est-à-dire qu’il se place en dehors de la possibilité de pouvoir en venir à être interpellé. La « certitude » en question renferme en soi ce qu’a de rassurant le fait de réprimer le assumer-une-conscience-de-soi, c’est-à-dire le fait de réprimer la compréhension de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même le plus authentique. La « bonne » conscience n’est ni une forme indépendante, ni une forme dérivée de la voix-de-la-conscience, c’est un phénomène qui n’est pas du ressort de la voix-de-la-conscience. (59.al. 8)

Dans la mesure où l’expérience que fait le Dasein quotidien de la voix-de-la-conscience est à la source de l’expression de « bonne » conscience, cela ne dénote qu’une chose, à savoir que, même lorsqu’il parle de « mauvaise » conscience, le Dasein n’atteint pas le phénomène qu’il évoque. En effet, l’idée de la « mauvaise » conscience est en réalité axée sur celle de la « bonne » conscience. L’explicitation quotidienne se tient dans la dimension où prévalent le règlement de compte et le compromis, lesquels se préoccupent avant tout de la « faute » et de l’« innocence ». C’est dans cet horizon que la voix-de-la-conscience en vient généralement à être « vécue ». (59.al. 9)

En caractérisant ainsi l’originarité des idées de « mauvaise » et de « bonne » conscience, on a par là même déjà tranché la distinction à faire entre une voix-de-la-conscience qui met en garde anticipativement et une voix-de-la-conscience qui reproche rétrospectivement. Il est vrai que l’idée de voix-de-la-conscience qui met en garde est on ne peut plus proche du phénomène de l’appel de la vocation. La voix-de-la-conscience partage avec ce dernier le caractère de ce qui, prenant les devants, invite-à. Mais cet unisson n’est pourtant qu’une illusion. Une fois encore, l’expérience que l’on fait d’une voix-de-la-conscience qui met en garde n’envisage la parole que comme axée sur l’acte voulu par le Dasein, acte dont elle veut lui permettre d’entrevoir les conséquences. Mais, en tant qu’elle réfrène ce qui est voulu, la mise en garde n’est possible que parce que l’appel qui « met en garde » vise le pouvoir-être du Dasein, autrement dit il vise la compréhension que ce dernier a de lui-même dans l’être-en-dette contre lequel ce qui est « voulu » se brise. La voix-de-la-conscience qui met en garde fait office de régulation momentanée permettant au Dasein de rester libre d’engagement, de responsabilité et de mise en cause. L’expérience que l’on fait d’une voix-de-la-conscience qui « met en garde » continue à n’envisager ce à quoi tend l’appel de la voix-de-la-conscience que dans la mesure où elle reste accessible au bon sens du on. (59.al. 10)

Ce qui se réclame de la troisième objection ci-dessus énoncée est le fait que l’expérience quotidienne que l’on fait de la voix-de-la-conscience ne connaît rien de tel que de se trouver appelé par la vocation de son être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même. Il faut convenir de cette possibilité. Mais l’expérience quotidienne que l’on fait de la voix-de-la-conscience se porte-t-elle garante du fait que la pleine teneur possible de l’appel qu’elle lance est écoutée ? S’ensuit-il que les théories de la voix-de-la-conscience qui sont fondées sur l’expérience courante soient assurées de l’horizon ontologique qui convient pour analyser ce phénomène ? La déchéance-dans-le-quotidien, mode d’être essentiel du Dasein, ne manifeste-t-elle pas plutôt que cet étant, de prime abord et le plus souvent, se comprend ontiquement en partant de l’horizon de la préoccupation, et que, sur le plan ontologique, il détermine l’être au sens de substantialité ? Mais de cela naît une double dissimulation du phénomène : d’une part, la théorie produite à partir de ces prémisses fait état d’une succession de vécus ou de « processus psychiques » indéterminés quant à leurs modes d’être. D’autre part, c’est en tant que juge et que conseiller avec lesquels le Dasein négocie et éventuellement transige que l’expérience de la voix-de-la-conscience vient à être décrite. (59.al. 11)

Que Kant prenne pour base de son interprétation de la voix-de-la-conscience la « représentation d’un tribunal » et qu’il en fasse son idée directrice n’est pas fortuit, mais lui est au contraire suggéré par l’idée de la loi morale – même si son concept de la moralité reste fort éloigné d’une morale utilitaire et d’un eudémonisme. Même la théorie axiologique, que son point de départ soit formel ou qu’il soit matériel, a pour présupposition ontologique implicite une « métaphysique des mœurs », c’est-à-dire une certaine ontologie du Dasein et de l’existence. Le Dasein y est présenté comme un étant dont il faut se préoccuper au sens d’une « réalisation de valeur » ou d’un « respect de la norme ». (59.al. 12)

On ne pourra invoquer le périmètre de ce que l’expérience quotidienne que l’on fait de la voix-de-la-conscience reconnaît comme son unique instanciation qu’à condition d’avoir d’abord mûrement réfléchi sur le point de savoir si la voix-de-la-conscience en elle-même est accessible dans cette expérience quotidienne. (59.al. 13)

Ce faisant, la seconde objection mentionnée ci-dessus, suivant laquelle l’interprétation existentiale négligerait le fait que l’appel de la conscience se rapporte à chaque fois à un acte déterminé qui a été réalisé ou souhaité perd également sa force. Que l’expérience que l’on fait de l’appel ait fréquemment cet aspect, on ne saurait le nier. La seule question qui demeure est de savoir si cette expérience que l’on fait de l’appel laisse celui-ci « retentir » pleinement. Il se pourrait que l’explicitation du bon sens présumée s’en tenir à la seule « réalité patente », du fait de l’entente qui est la sienne, ait restreint la portée de l’ouverture que recèle l’appel. Autant la « bonne » conscience se laisse mettre au service d’une forme de « pharisaïsme », autant la fonction de la « mauvaise » conscience ne peut être réduite à indiquer des engagements, des responsabilités et des mises en cause ou à en écarter de possibles. Comme si le Dasein pouvait être assimilé à un « budget », qui ne nécessitait rien d’autre que de voir convenablement équilibrés les engagements qu’il prend, les responsabilités qu’il assume, et les mises en cause qu’il subit, et ce afin que le soi-même puisse prendre place, en tant que spectateur non participant, « au côté » de ces échéances de vécus. (59.al. 14)

Mais si, pour l’appel, le fait qu’il soit lié à une faute « effective » ou à un acte fautif souhaité n’est pas primordial, et si par conséquent la voix-de-la-conscience qui « reproche » et qui « met en garde », n’exprime pas une fonction originelle de l’appel, alors toute assise est ôtée à la première objection selon laquelle l’interprétation existentiale méconnaîtrait le caractère « pour une large part » critique de la voix-de-la-conscience. Cette objection, dans une certaine mesure, provient néanmoins d’une vue authentique sur le phénomène. Car en fait, il n’y a rien dans la teneur de l’appel qui permette de mettre en lumière ce que la voix-de-la-conscience recommande ou enjoint de « positif ». Mais comment cette positivité de la voix-de-la-conscience est-elle comprise quand on en regrette l’absence ? S’ensuit-il que la voix-de-la-conscience ait un caractère « négatif » ? (59.al. 15)

C’est l’attente d’une information utilisable sur le moment concernant les possibilités d’« action » les plus sûres dont on puisse disposer qui fait qu’est regrettée l’absence d’un contenu « positif » dans ce qui est appelé. Cette attente est fondée dans l’horizon d’explicitation de la préoccupation du on et de son bon sens, horizon qui contraint le Dasein à exister en se pliant à l’idée d’une marche des affaires qui soit respectueuse de règles partagées. De telles attentes, qui pour partie sont également sous-jacentes à l’exigence d’une éthique des valeurs allant à l’encontre d’une éthique formelle, la voix-de-la-conscience les déçoit. Des instructions « pratiques » de ce genre, la voix-de-la-conscience n’en donne pas, pour la raison qu’elle appelle le Dasein à la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même de l’existence, autrement dit du pouvoir-être-soi-même le plus authentiquement sien. À supposer qu’elle disposât des maximes clairement formulable que le Dasein attend, la voix-de-la-conscience dénierait à l’existence la possibilité d’agir. Comme ce n’est manifestement pas de cette façon que la voix-de-la-conscience peut être « positive », il ne s’ensuit tout de même pas que de cette façon elle ne remplisse son office que « négativement ». L’appel n’ouvre rien qui puisse être positif ou négatif en tant que sujet possible de préoccupation, et cela parce qu’il vise un être ontologiquement autre que ceux visés par la préoccupation, à savoir l’existence. En revanche, au sens existential, compris avec justesse, l’appel fournit « ce qu’il y a de plus positif », c’est-à-dire la possibilité la plus authentiquement sienne que le Dasein puisse se fixer l’incitant à se référer à ce qui est son pouvoir-être-soi-même authentique en situation. Écouter l’appel authentiquement cela signifie se disposer à agir effectivement. Mais nous ne pourrons conquérir l’interprétation pleinement satisfaisante de ce qui est appelé dans l’appel qu’après avoir mis en évidence la structure existentiale inhérente à la compréhension de l’appel permettant que cet appel soit écouté authentiquement. (59.al. 16)

Il s’agissait tout d’abord de montrer comment les phénomènes qui seuls sont familiers à l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience, dès lors qu’ils sont compris de façon ontologiquement adéquate, renvoient au sens originel qu’a l’appel de la voix-de-la-conscience ; il s’agissait ensuite de montrer que l’explicitation courante provient du caractère limité par la déchéance-dans-le-quotidien de l’explicitation que le Dasein se donne couramment à lui-même, et que – puisque la déchéance-dans-le-quotidien relève du souci – cette explicitation courante, même quand elle semble aller de soi, n’est pas fortuite. (59.al. 17)

La critique ontologique de l’explicitation courante de la voix-de-la-conscience pourrait être sujette à méprise si, dans le temps où elle justifie l’absence d’originarité existentiale de l’expérience quotidienne que l’on peut avoir de la voix-de-la-conscience, elle voulait que soit porté un jugement sur la « qualité morale » existentielle du Dasein qui fait cette expérience. Autant une compréhension ontologiquement insuffisante de la voix-de-la-conscience porte peu préjudice à l’existence, autant la compréhension existentielle de l’appel est peu garantie par une interprétation existentialement adéquate de la voix-de-la-conscience. Le sérieux n’est pas moins possible dans l’expérience courante que l’on fait de la voix-de-la-conscience que ne l’est l’absence de sérieux dans une compréhension plus originelle de ladite conscience. Néanmoins, l’interprétation existentialement plus originelle ouvre aussi la possibilité d’une compréhension existentielle plus originelle, aussi longtemps que la conception ontologique ne se laisse pas couper de l’expérience ontique. (59.al. 18)

§ 60 La structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la voix-de-la-conscience (18 al.)

L’interprétation existentiale de la voix-de-la-conscience a vocation à mettre en évidence une attestation possible du pouvoir-être le plus authentiquement sien du Dasein dans celui-ci lui-même. Cette attestation, la voix-de-la-conscience ne la fournit pas sous la forme d’une annonce quelconque, mais sous celle d’un appel à la vocation de l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même qui incite le Dasein à se référer à son être le plus authentiquement sien. Ce qui est attesté de la sorte en vient à être « saisi » dans l’écoute compréhensive de l’appel, et ce dans le sens de ce que ce dernier lui-même vise à obtenir. En tant que mode d’être du Dasein, la compréhension de l’appel de la vocation livre avant tout la réalité phénoménale de ce qui est attesté dans l’appel de la voix-de-la-conscience. Cette compréhension propre de l’appel, nous l’avons caractérisée comme l’acte d’assumer-une-conscience-de-soi. Cet acte de laisser-agir-en-soi, à partir de soi-même, dans son être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même, le soi-même le plus authentiquement sien, représente phénoménalement un pouvoir-être authentique qui s’atteste dans le Dasein lui-même. La structure existentiale de ce pouvoir-être, voilà ce qu’il nous faut désormais dégager. Ce n’est qu’ainsi que nous allons pénétrer jusqu’à la constitution fondamentale, ouverte dans le Dasein lui-même, qu’est l’authenticité de son existence. (60.al. 1)

En tant que fait de se comprendre soi-même dans le pouvoir-être le plus authentiquement sien, l’acte d’assumer-une-conscience-de-soi est une modalité de l’ouverture du Dasein. Cette ouverture, la compréhension n’est pas seule à la constituer, la tonalité affective et le parler la constituent également. Sur le plan existentiel, comprendre en assumant-une-conscience-de-soi veut dire : se projeter vers la possibilité facticielle la plus authentiquement sienne qu’a le pouvoir-être-au-monde. Ce n’est qu’en existant suivant cette possibilité que le Dasein comprend authentiquement son pouvoir-être. (60.al. 2)

Quelle est la tonalité affective qui correspond à une compréhension de ce type ? La compréhension de l’appel ouvre le Dasein à soi dans l’inquiétante étrangeté de son isolement. L’inquiétante étrangeté qui est révélée concomitamment dans la compréhension authentique est révélée par la tonalité affective de l’angoisse. Le fait originel qu’est l’angoisse inhérente à la voix-de-la-conscience est une confirmation phénoménale de ce que le Dasein, en comprenant l’appel, est porté en face de l’inquiétante étrangeté qui est la sienne. Assumer-une-conscience-morale, c’est s’exposer à l’angoisse et se préparer à y être exposé. (60.al. 3)

Le troisième moment essentiel de l’ouverture du Dasein est le parler. À l’appel en tant que discours originel du Dasein ne correspond pas un discours en réplique – au sens, par exemple, d’une discussion qui marchanderait ce que dit la voix-de-la-conscience. Ce n’est pas parce qu’elle est envahie par une « puissance obscure » que l’écoute compréhensive de l’appel s’interdit toute réplique, mais c’est parce qu’elle s’approprie, sans la dissimuler, la teneur de l’appel. L’appel place au premier plan l’être-en-dette continuel et va de ce fait rechercher le soi-même en l’extirpant du bavardage auquel se livre le bon sens du on. Par suite, le mode de discours articulé qui relève du assumer-une-conscience-de-soi est le silence. Se taire, nous l’avons caractérisé comme étant une possibilité essentielle du parler |§ 34|. Celui qui, tout en se taisant, veut donner à comprendre, doit « avoir quelque chose à dire ». Dans l’appel de la vocation, ce que le Dasein se donne à comprendre est son pouvoir-être le plus authentiquement sien. C’est pourquoi, appeler de cette façon, c’est se taire. Le discours de la voix-de-la-conscience n’en vient jamais à une déclaration. La voix-de-la-conscience n’appelle qu’en se taisant, c’est-à-dire que l’appel sort du silence profond de l’inquiétante étrangeté et appelle le Dasein à retourner dans le silence de soi-même, Dasein que la vocation appelle à devenir silencieux. Ainsi, le assumer-une-conscience-de-soi comprend que la seule manière de respecter cette parole silencieuse est d’avoir tendance à se taire. Le silence ôte la parole au bavardage de bon sens du on. (60.al. 4)

L’explicitation de la voix-de-la-conscience que fait le bon sens qui « s’en tient strictement aux faits » prend occasion de ce que ladite conscience parle en silence pour émettre l’opinion qu’elle ne peut pas du tout être constatée et qu’elle n’est pas substantielle. Qu’en n’écoutant et ne comprenant que le bavardage, le on ne puisse « constater » aucun appel, cela est imputé à la voix-de-la-conscience, invoquant le motif qu’elle serait « muette » et manifestement non substantielle. Mais avec cette explicitation, le on ne fait que manifester sa propension à rester sourd à l’appel et trahit la portée réduite de son « écoute ». (60.al. 5)

L’ouverture authentique du Dasein, être qui repose dans le assumer-une-conscience-de-soi, en vient donc à être constituée par la tonalité affective qu’est l’angoisse, par la compréhension en tant qu’acte de se projeter soi-même vers l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même le plus authentiquement sien, et par le parler en tant que propension à se taire. Cette ouverture authentique, telle qu’elle est attestée dans le Dasein lui-même par la voix-de-la-conscience – à savoir le fait que le Dasein, tout en se taisant et en étant prêt à l’angoisse, se projette lui-même vers l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même le plus authentiquement sien, nous l’appelons l’être-résolu. (60.al. 6)

L’être-résolu est un mode ultime de l’ouverture du Dasein. L’ouverture a été précédemment existentialement interprété comme étant la vérité originelle |§ 44|. Celle-ci n’est pas primairement une qualité du « jugement », encore moins une qualité d’un comportement déterminé, elle est au contraire un constituant essentiel de l’être-au-monde en tant que tel. La vérité a été conçue comme un existential fondamental et la clarification ontologique de la proposition : « le Dasein est dans la vérité » a affiché l’ouverture originelle de cet étant comme vérité de l’existence et, pour délimiter celle-ci, a renvoyé à l’analyse de l’authenticité du Dasein |Ibid.|. (60.al. 7)

À présent, avec l’être-résolu, nous accédons à la vérité la plus originelle du Dasein, vérité proprement dite. L’être-ouvert du là ouvre co-originellement l’être-au-monde à chaque fois total, c’est-à-dire le monde, l’être-situé et le soi-même que cet étant est en tant qu’il est un « je suis ». Avec l’ouverture du monde, c’est l’étant intramondain qui est dévoilé. L’être-dévoilé de l’étant utilisable et de l’étant substantiel sont fondés dans l’ouverture du monde |§ 18| ; en effet, l’accès à la tournure d’ensemble de l’étant utilisable requiert une compréhension préalable de la significativité. Dès lors qu’il comprend cette dernière, le Dasein préoccupé, pris dans sa vue-native, s’applique à l’étant utilisable qui est présent. En tant qu’elle est l’ouverture du monde, la compréhension de la significativité est fondée dans la compréhension du à-dessein-de-quoi auquel remonte tout dévoilement de la tournure d’ensemble. Le à-dessein-de « se loger », « subvenir à ses besoins », « faire son chemin », ce sont là des possibilités immédiates et continuelles du Dasein, possibilités vers lesquelles cet étant, pour lequel il y va en son être de son être même, se projette constamment. Ayant été jeté dans son « là », le Dasein est facticiellement dépendant d’un « monde » déterminé qui est sien. Du même coup, les projections immédiates prises dans la facticité du jeté-là sont guidées par la propension qu’a le Dasein à se perdre ; l’interpellation de la voix-de-la-conscience l’incite à s’extraire de cette propension et, quand elle est bien comprise, convertit le Dasein pour le placer dans la modalité de l’être-résolu. Cet être-ouvert désormais authentique modifie co-originellement l’être-dévoilé du « monde » qui en dérive et l’ouverture de l’être-là-avec les autres. Le « monde » utilisable ne devient pas autre « dans son contenu », le cercle des autres n’en vient pas à être renouvelé, et pourtant, l’être en rapport à l’étant utilisable, qui se préoccupe et comprend, et l’être-avec les autres animé de sollicitude, sont tous deux désormais déterminés à partir du pouvoir-être-soi-même le plus le authentiquement leur. (60.al. 8)

En tant qu’être-soi-même authentique, l’être-résolu ne détache pas le Dasein de son monde, il ne l’isole pas pour en faire un « je » qui flotterait dans le vide. Du reste, comment le pourrait-il, lui qui, en tant qu’il est ouverture authentique, n’est en réalité rien d’autre qu’être-au-monde. L’être-résolu porte précisément le soi-même dans l’être auprès de l’étant utilisable dont il se préoccupe, et il le pousse à adhérer à son être-avec les autres animé de sollicitude. (60.al. 9)

À partir du à-dessein-de-quoi inhérent au pouvoir-être qu’il s’est choisi, le Dasein résolu se rend libre pour son monde. C’est le fait qu’il soit résolu à soi-même qui rend en premier lieu possible que le Dasein laisse « être » les autres, qui sont-avec-lui, dans le pouvoir-être qui est le plus authentiquement leur, et que, en vertu de la sollicitude qui l’anime, sollicitude qui va au-devant et libère, il ouvre simultanément ce même pouvoir-être des autres. Le Dasein résolu peut ainsi se transformer en « voix-de-la-conscience » des autres. C’est de l’être-soi-même authentique, lequel est inhérent à l’être-résolu, que jaillit pour la première fois la communauté proprement dite ; elle ne jaillit pas des accords équivoques et jaloux, ni des fraternisations verbeuses qui sont inhérentes au on, ni non plus d’un projet commun. (60.al. 10)

D’après son essence ontologique, l’être-résolu est à chaque fois celui d’un Dasein en situation. L’essence de cet étant est son existence. L’être-résolu n’« existe » qu’en tant que résolution qui se projette en comprenant. Mais, dans l’être-résolu, à propos de quoi le Dasein est-il résolu ? À quelle fin convient-il qu’il soit résolu ? Seule la résolution elle-même est à même de fournir une réponse à cette question. Ce serait se méprendre totalement sur le phénomène de l’être-résolu que d’aller penser que pour le Dasein, il consisterait exclusivement à saisir, pour les faire siennes, des possibilités qui se présentent et auxquelles il est exhorté. Être résolu, c’est avant tout précisément, projeter et déterminer, et cela en l’ouvrant, la possibilité de la situation. À l’être-résolu appartient nécessairement l’inquiétante étrangeté caractéristique de tout pouvoir-être du Dasein qui a été jeté-là. Sûr de lui-même, l’être-résolu ne l’est qu’en tant que résolution. Mais l’indétermination inhérente à l’étrangeté existentielle de l’être-résolu qui se détermine à chaque fois avant tout dans la résolution a néanmoins sa détermination d’être existentiale. (60.al. 11)

Ce que vise l’être-résolu est ontologiquement préfiguré dans l’existentialité du Dasein en tant que pouvoir-être dans la modalité de la sollicitude et de la préoccupation. Toutefois, en tant que souci, le Dasein est déterminé par la facticité et par la déchéance-dans-le-quotidien. Dès lors que le Dasein est ouvert dans son « là », il se tient co-originellement dans la vérité et dans la non-vérité |§ 44|. En tant que l’être-résolu est la vérité proprement dite, cette dernière s’applique « authentiquement » à lui. Le Dasein s’approprie tout aussi authentiquement la non-vérité possible. Le Dasein commence dans l’irrésolution et peut toujours y retourner. Ce qu’exprime le terme d’irrésolution, c’est le phénomène interprété plus haut comme le fait pour le Dasein d’être livré à l’état d’explicitation dominant du on. En tant que soi-comme-on, ce qui « anime » le Dasein, c’est l’équivocité sagace de l’être-public, dans laquelle personne ne décide apparemment mais qui pourtant a toujours déjà tranché. Être-résolu cela signifie, comme nous l’avons vu : se laisser guider par sa vocation et ce faisant s’extraire de sa propension à se perdre dans le on. L’irrésolution du on reste présente mais n’est plus capable de contrecarrer l’existence résolue. En tant qu’antonyme de l’être-résolu tel qu’il est compris existentialement, l’irrésolution ne désigne seulement pas une constitution psychologique et ontique du Dasein, au sens où celui-ci serait bloqué dans la procrastination. Elle désigne aussi le fait que l’irrésolution reste dépendante du on et de ses mondes. Dans la mesure où l’être-résolu donne au Dasein sa lucidité propre, cette dernière va de pair avec ce que la résolution ouvre. Dans l’être-résolu, il y va pour le Dasein de son pouvoir-être le plus authentiquement sien, Dasein qui, ayant été jeté-là, ne peut se projeter que vers des possibilités facticiellement déterminées. La résolution ne se soustrait pas à l’« effectivité », mais dévoile en premier lieu ce qui est possible en s’en emparant en tant que pouvoir-être le plus authentiquement sien du Dasein, de la manière dont cela lui est possible au sein du on. La détermination d’être du Dasein résolu, tel que ce dernier est à chaque fois possible, embrasse les moments constitutifs du phénomène existential que nous avons négligé d’élucider jusqu’ici et que nous nommons la situation-d’action. (60.al. 12)

Dans le terme de situation-d’action (état de choses – mais aussi « être à même de » dans un état de choses donné) résonne une signification spatiale. Cette signification n’est pas à éliminer du concept existential de situation. Elle entre en effet elle aussi dans le « là » du Dasein. À l’être-au-monde appartient sa propre spatialité, que caractérisent les phénomènes du rapprochement et de l’orientation. Pour autant qu’il existe effectivement, le Dasein « s’oriente » |§ 23, § 24|. Mais la spatialité conforme à ce qu’est le Dasein, spatialité en raison de laquelle l’existence détermine à chaque fois son « lieu », est fondée dans la constitution de l’être-au-monde. L’élément primordial de cette constitution, c’est l’ouverture. De même que la spatialité du là est fondée dans l’ouverture, de même la situation-d’action a ses fondements dans l’être-résolu. La situation-d’action est le là à chaque fois ouvert dans l’être-résolu, le là en tant que quoi l’étant qui existe est là. La situation-d’action n’est pas un cadre substantiel dans lequel le Dasein paraît ou dans lequel il se contenterait de faire son entrée. Bien loin d’être un mélange de circonstances et de hasards qui font encontre, la situation-d’action n’est ouverte que par l’être-résolu, et elle n’est ouverte qu’en lui. Ce n’est que lorsque l’être-résolu est ouvert pour le là, autrement dit lorsqu’il est résolu pour ce en tant que quoi le soi-même a à être, que s’ouvre à lui, pour la première fois, le caractère de finalité que peuvent avoir les circonstances, caractère qui facticiellement est celui du moment. C’est uniquement à l’être-résolu que peuvent échoir, et ceci en partant du monde commun et du monde ambiant, des effets du hasard. (60.al. 13)

En revanche, la situation-d’action est par essence fermée au on. Le on ne connaît que des situations au sens d’états de choses, il se perd à la première « occasion » venue et il conteste la primauté du Dasein au nom de l’analyse des « contingences » et des « opportunités » qu’il prend - tout en méconnaissant celles-ci - pour des guides ultimes de la conduite à tenir. (60.al. 14)

L’être-résolu porte l’être du là dans l’existence en ouvrant la situation-d’action qui est sienne. Mais l’être-résolu délimite la structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté par la voix-de-la-conscience, autrement dit il délimite le domaine du être-prêt-à-assumer. En cet acte du être-prêt-à-assumer nous avons discerné la compréhension adéquate de l’appel de la vocation. À partir de là, il devient clair que la voix-de-la-conscience lorsqu’elle appelle le Dasein à la vocation de son pouvoir-être ne le met pas face à un idéal d’existence vide, mais au contraire l’incite à se référer à la situation. Cette positivité existentiale, inhérente à l’appel correctement compris de la voix-de-la-conscience, rend en même temps intelligible le fait que restreindre ce à quoi tend l’appel au respect des engagements contractés ou en projet, à des responsabilités acceptées ou anticipées, à des mises en cause subies ou prévisibles, c’est méconnaître le caractère d’ouverture de la voix-de-la-conscience et n’accorder qu’en apparence une compréhension à ce qu’elle dit. L’interprétation existentiale de la compréhension de l’appel de la vocation en tant qu’être-résolu révèle la voix-de-la-conscience comme étant ce mode d’être renfermé au fond du Dasein dans lequel il se rend à lui-même possible l’existence facticielle qui attestera de son pouvoir-être le plus authentiquement sien. (60.al. 15)

Ce phénomène que nous avons mis en évidence sous l’intitulé d’être-résolu ne saurait être confondu avec un « habitus » vide et moins encore avec une « velléité ». En prenant connaissance d’une situation-d’action, l’être-résolu ne fait pas que se la représenter mais il se place déjà en elle. En tant qu’il est résolu, le Dasein, déjà, agit. C’est à dessein que nous usons avec parcimonie du terme d’« action ». D’une part, en effet, il faut comprendre, à rebours de l’usage habituel, ce terme dans un sens large, de sorte que l’activité enveloppe également la passivité propre à la résistance. D’autre part, le terme d’action favorise une méprise ontologique concernant le Dasein suivant laquelle l’être-résolu serait un comportement particulier de la faculté pratique par opposition à un comportement particulier de la faculté théorique. En tant que sollicitude et en tant que préoccupation, le souci embrasse originellement et pleinement l’être du Dasein, de telle sorte que si on persiste à séparer comportement théorique et comportement pratique, il faut concevoir le souci comme un tout qu’il n’est pas possible de recomposer par une dialectique qui serait dépourvue de base parce qu’existentialement infondée. L’être-résolu est l’être-authentique du souci, être qui prend soin de lui-même et qui, en tant que souci, se possibilise. (60.al. 16)

Présenter, dans leurs traits principaux et dans leurs connexions, les possibilités existentielles facticielles, et les interpréter suivant leur structure existentiale sont les tâches que s’est donnée l’anthropologie existentiale thématique |C’est Karl Jaspers qui a, pour la première fois, expressément saisi et mené à bien, en étant axé sur cette problématique, la tâche d’une doctrine des visions du monde dans sa Psychologie der Weltanschauungen, 3ème édition, 1925. Ici, la question posée est de savoir « ce qu’est l’homme » et la réponse est déterminée à partir de ce que par essence il peut être (l’avant-propos à la 1ère édition). C’est à partir de là que s’éclaire la signification ontologique existentialement fondée principielle des « situations-limites ». C’est méconnaître complètement ce à quoi tend, philosophiquement parlant, la « psychologie des visions du monde » que de l’« employer » uniquement comme un catalogue de « types de visions du monde »|. Pour ce qu’a l’intention de conduire la présente investigation, intention qui relève de l’ontologie fondamentale, il suffit, existentialement, de délimiter le pouvoir-être propre qui est attesté dans la voix-de-la-conscience, et ce à partir du Dasein. (60.al. 17)

Maintenant qu’a été élaboré le concept d’être-résolu comme être qui, tout en se taisant et en étant prêt à l’angoisse, se projette lui-même vers l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même le plus authentiquement sien, notre investigation est en position de délimiter le sens ontologique qu’elle recherchait, à savoir celui du pouvoir-être-total authentique du Dasein. L’authenticité du Dasein n’est désormais ni un titre vide, ni une idée fortuitement inventée. Toutefois, même ainsi, à l’être auquel nous avons existentialement abouti, à savoir l’être-destinalisé-par-la-mort en tant que pouvoir-être-total authentique, manque encore une confirmation existentiale conforme à ce qu’est le Dasein qui en clarifie l’attestation existentielle. C’est seulement quand cette attestation aura été trouvée que l’investigation aura satisfait à la tâche que réclamait sa problématique, à savoir la mise en lumière d’un pouvoir-être-total authentique du Dasein existentialement confirmé et clarifié. Car c’est seulement une fois que cet étant sera devenu phénoménalement accessible dans son authenticité et dans sa totalité que la question du sens de l’être de cet étant, à l’existence duquel appartient la compréhension de l’être en général, aura atteint un sol à toute épreuve. (60.al. 18)