Chapitre III : Le phénomène du monde


§ 14 L’idée de phénomène du monde en général (18 al.)

Il convient tout d’abord de rendre visible l’être-au-monde quant au moment structurel « monde ». L’exécution de cette tâche semble être aisée et même tellement triviale que l’on croit pouvoir d’abord s’en dispenser. Que peut vouloir dire : décrire « le monde » en tant que phénomène ? Cela peut-il vouloir dire : faire voir ce qui se montre à même « l’étant » à l’intérieur du monde ? Le premier pas à faire en ce cas, c’est d’énumérer ce qu’il y a de tel que l’étant « dans » le monde : des maisons, des arbres, des hommes, des montagnes, des astres. Nous pouvons dépeindre l’« aspect » de tel ou tel étant et raconter ce qui se produit en lui et ce qui arrive avec lui. Mais tout cela reste à l’évidence un « travail » pré-phénoménologique qui ne peut pas être phénoménologiquement pertinent. Une telle description en effet reste collée à l’étant. Elle est ontique. Mais ce que nous recherchons c’est l’être. Le « phénomène », au sens phénoménologique, nous l’avons formellement déterminé comme étant ce qui se montre en tant qu’être, et en tant que structure d’être. (14.al. 1)

Par conséquent, décrire le « monde » de façon phénoménologique, cela voudra dire : mettre en lumière non pas l’étant lui-même mais l’être de l’étant substantiel qui est à l’intérieur du monde et le fixer sur le plan conceptuel au moyen des catégories. L’étant à l’intérieur du monde, ce sont les choses, à savoir les choses naturelles et les choses « porteuses de valeur ». Leur choséité fait problème ; et dans la mesure où les valeurs s’affichent sur la choséité de la nature, c’est l’être des choses naturelles, donc la nature en tant que telle, qui est le thème premier. Le caractère d’être des choses naturelles, des substances naturelles, sur lesquelles tout est fondé, est la substantialité. Qu’est-ce qui en constitue le sens ontologique ? En posant cette question, nous avons amené l’investigation à diriger son questionnement sans ambiguïté. (14.al. 2)

Mais, ce faisant, notre questionnement du « monde » est-il d’ordre ontologique ? Ainsi caractérisée, la problématique est sans aucun doute ontologique. Seulement, à supposer qu’elle parvienne à donner une explicitation de l’être de la nature qui soit en accord avec les énoncés de base qu’élaborent la science mathématisée de la nature concernant ce type d’étant, jamais cette ontologie n’atteindrait le phénomène « monde ». La nature est elle-même un étant présent à l’intérieur du monde qu’il est possible de dévoiler par des voies diverses et à des niveaux différents. (14.al. 3)

Convient-il, alors, que nous nous attachions en priorité à l’étant auprès duquel le Dasein s’attarde de prime abord et le plus souvent, à savoir aux choses « porteuses de valeur » ? « En réalité », ces choses ne nous montrent-elles pas le monde dans lequel nous vivons ? Il se peut qu’elles montrent le « monde » de façon plus pénétrante. Mais ces choses sont quand même de l’étant « à l’intérieur » du monde. (14.al. 4)

Ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant, ne correspondent, en tant que telles, au phénomène « monde ». Dans ces deux modes d’accès à l’« être objectif », le « monde » est déjà « présupposé », et cela de diverses manières. (14.al. 5)

Est-il donc impossible d’aborder le « monde » en tant que détermination de l’étant ? Mais cet étant, nous l’appelons bien pourtant étant intramondain. Le « monde » n’est-il pas, alors, un caractère d’être du Dasein ? Et chaque Dasein n’a-t-il pas « immédiatement » son monde ? Le « monde » ne devient-il pas ainsi quelque chose de « subjectif » ? Dans ces conditions, comment un monde « commun » serait-il encore possible, monde « dans » lequel, pourtant, nous sommes ? Et dès lors que nous en venons à poser la question du « monde », à quel monde pensons-nous ? Ni à celui-ci, ni à celui-là, mais au phénomène du monde en général. Par quel chemin atteindrons-nous le phénomène du monde ? (14.al. 6)

Le « phénomène du monde » est un concept ontologique qui désigne la structure d’un des trois moments constitutifs de l’être-au-monde. Ce dernier, nous le connaissons en tant que détermination existentiale du Dasein. Il s’ensuit que le phénomène du monde est lui-même un existential. Lorsque nous posons ontologiquement la question du « monde », nous n’abandonnons donc en aucune façon le champ que l’analytique du Dasein a pris pour thème. Sur le plan ontologique, le « monde » n’est pas une détermination de l’étant par essence étrangère au Dasein, mais c’est un caractère du Dasein lui-même. Ceci n’exclut pas qu’il faille que le chemin emprunté par l’investigation du phénomène « monde » passe par l’étant intramondain ainsi que par l’être de cet étant. Se fixer pour tâche de « décrire » phénoménologiquement le monde apparaît si peu évident, que déterminer de manière satisfaisante en quoi peut consister une telle tâche réclame déjà des clarifications ontologiques. (14.al. 7)

Au vu de la réflexion ainsi menée et de l’emploi fréquent du mot « monde », la pluralité de sens dudit mot saute aux yeux. Démêler cette pluralité de sens peut conduire à visualiser les phénomènes que visent ces diverses significations, ainsi que leur cohésion d’ensemble. (14.al. 8)

1°) Monde est employé en tant que concept ontique et signifie alors le tout de l’étant substantiel à l’intérieur du monde. (14.al. 9)

2°) Monde est pris comme terme ontologique et signifie alors l’être de l’étant dont il a été question à l’alinéa précédent. Et le terme « monde » peut alors intituler la région qui entoure à chaque fois une certaine variété d’étants ; par exemple, lorsque l’on parle du « monde » du mathématicien, le terme monde a dans ce cas la même signification que : la région des objets possibles des mathématiques. (14.al. 10)

3°) Monde peut encore être compris en un sens ontique, mais cette fois non pas en tant que l’étant intramondain que, par essence, le Dasein n’est pas et qu’il peut rencontrer, mais au contraire, en tant que ce « dans quoi » un Dasein en situation « vit ». En ce cas, monde a une signification pré-ontologiquement existentielle. En cette occurrence, diverses possibilités à leur tour existent, suivant que le terme monde désigne le monde « public » que constitue le nous ou bien le monde ambiant qui est « propre » à chaque Dasein et qui lui est le plus proche. (14.al. 11)

4°) Monde, enfin, désigne le concept ontologique existentialement fondé du phénomène du monde. Le phénomène du monde peut lui-même se modifier en fonction du tout structurel correspondant aux « mondes » séparés, mais il renferme en soi l’à priori du phénomène du monde en général. (14.al. 12)

Dans notre terminologie, nous prendrons le mot monde au sens que fixe la troisième signification. S’il nous arrive (ou nous est arrivé) d’en faire usage suivant la première de ces significations, celle-ci sera alors marquée (ou l’a été) à l’aide de guillemets (« monde »). (14.al. 13)

Par suite, dans notre terminologie, l’adjectif « mondain » désigne un mode d’être du Dasein et jamais un mode d’être de l’étant substantiel « dans » le monde. Ce dernier, nous le nommons : étant « appartenant au monde », ou bien étant « intramondain ». (14.al. 14)

Un coup d’œil sur l’ontologie jusqu’à ce jour montre qu’en ratant l’être-au-monde, en tant que constitution du Dasein, on escamote en même temps le phénomène du monde. On cherche alors à interpréter le monde depuis l’être de l’étant substantiel intramondain, autrement dit on cherche à interpréter le monde depuis la nature. La nature, telle qu’on la comprend de façon ontologique comme se rangeant dans des catégories, est un cas-limite de l’être de l’étant intramondain possible. Le Dasein ne peut dévoiler l’étant pris au sens ontologique de nature et y discerner des catégories qu’en adoptant un mode déterminé de son être-au-monde. Ce mode d’être a le caractère d’une dé-phénoménalisation du monde. En tant que le concept catégorial subsumant les structures d’être d’étants intramondains, la « nature » ne peut pas rendre compréhensible le phénomène du monde. Mais même le phénomène « nature », inversement, au sens du concept de nature des romantiques, ne peut être saisi ontologiquement qu’à partir du concept de monde, c’est-à-dire à partir de l’analytique du Dasein. (14.al. 15)

Compte tenu du problème que pose une analyse ontologique du phénomène du monde, l’ontologie traditionnelle – à supposer même qu’elle voie le problème – s’engage dans une impasse dès lors qu’elle cherche à déterminer le monde à partir de la nature. D’un autre côté, il faudra qu’une interprétation du phénomène du monde, inhérente au Dasein et aux possibilités et aux modalités de phénoménalisation qu’il possède montre pourquoi le Dasein, quand il adopte pour mode d’être la connaissance du monde, a tendance à escamoter ontiquement et ontologiquement le phénomène du monde. Le fait originel qu’est l’escamotage du phénomène du monde implique parallèlement le renvoi au besoin de dispositions particulières propres à assurer le point de départ phénoménal permettant d’accéder au phénomène du monde, c’est-à-dire propre à éviter qu’on l’escamote. (14.al. 16)

La consigne méthodologique propre à obtenir cet effet a déjà été donnée. L’être-au-monde, et par suite le monde également, ont vocation à devenir le thème de l’analytique du Dasein pris dans l’horizon de sa quotidienneté moyenne. C’est l’être-au-monde quotidien qu’il faut suivre, et c’est en prenant phénoménalement appui sur lui que le monde doit parvenir sous le regard. (14.al. 17)

Le monde qui est le plus proche du Dasein quotidien est le monde ambiant. Notre investigation emprunte le passage menant de ce caractère existential de l’être-au-monde moyen pour aboutir à l’idée de phénomène du monde en général. Le phénomène du monde ambiant, nous le chercherons en passant par une interprétation ontologique de l’étant qui est à l’intérieur du monde ambiant et qui fait immédiatement encontre au Dasein. Par l’adjectif « ambiant », l’expression monde ambiant renferme une référence à la spatialité. Pourtant, ce qu’a d’« environnant » le monde ambiant, et qui en est constitutif, n’a pas un sens primairement « spatial ». Le caractère spatial qui fait incontestablement partie d’un monde ambiant, n’est bien plutôt à clarifier que depuis la structure du phénomène du monde. C’est à partir d’elle que la spatialité du Dasein, telle qu’elle est indiquée au § 12, deviendra phénoménalement visible. Or, il se trouve que l’ontologie, en partant de la spatialité, a déjà tenté d’interpréter l’être du « monde » et elle l’a fait en interprétant ce dernier comme res extensa. C’est chez Descartes que se montre la propension la plus radicale à une telle ontologie du « monde » qui fait de celui-ci le pôle opposé à la res cogitans laquelle ne coïncide ni ontiquement ni ontologiquement avec le Dasein. En se délimitant face à cette tendance ontologique, l’analyse du phénomène du monde que l’on tente ici peut se préciser. Elle se déroule en trois étapes : A) Analyse du phénomène du monde ambiant et du phénomène du monde en général. B) Illustration de ce en quoi l’analyse du phénomène du monde contraste avec l’ontologie du « monde » chez Descartes. C) L’ambiance propre au monde ambiant et la « spatialité » du Dasein. (14.al. 18)