Section II : Dasein et temporalité



§ 45 Le résultat de l’analyse fondamentale préparatoire du Dasein et la tâche d’une interprétation existentiale plus originelle de cet étant (15 al.)

Qu’avons-nous acquis au moyen de l’analyse préparatoire du Dasein, et que recherchons-nous ? Ce que nous avons trouvé, c’est la constitution fondamentale de l’étant que nous avons pris pour thème, à savoir l’être-au-monde, dont les structures essentielles convergent dans l’ouverture. La totalité de ce tout structurel s’est révélée être le souci. C’est dans ce dernier que réside l’être du Dasein. L’analyse de cet être a pris pour fil conducteur ce qui, au préalable, avait été déterminé comme étant l’« essence » du Dasein, à savoir l’existence |§ 9|. Exposé formellement, ce titre veut dire ceci : le Dasein est un pouvoir-être comprenant pour lequel en son être il y va de son être même. L’étant qui est de la sorte, je le suis à chaque fois moi-même. L’élaboration du phénomène du souci nous a procuré un aperçu sur la constitution concrète de l’existence, c’est-à-dire un aperçu sur la connexion de cette dernière avec la facticité et la déchéance-dans-le-quotidien du Dasein. (45.al. 1)

Nous recherchons la réponse à la question du sens de l’être en lui-même et, avant tout, la possibilité d’une élaboration radicale de cette question fondamentale pour toute ontologie. Mais dégager l’horizon sur le fond duquel quelque chose de tel que l’être devient compréhensible revient à éclaircir la compréhension de l’être de l’étant que nous appelons Dasein |§ 6, § 21, § 43|. Toutefois, en tant que moment essentiel de l’être du Dasein, la compréhension de l’être ne se laisse éclaircir de façon radicale que si l’étant à l’être duquel elle appartient est en lui-même interprété de façon originelle. (45.al. 2)

Sommes-nous autorisés à recourir à la caractérisation ontologique du Dasein en tant que souci pour conduire une interprétation originelle de cet étant ? Selon quel critère convient-il d’évaluer l’analytique existentiale du Dasein quant à son originarité ou à son absence d’originarité ? Que veut donc vraiment dire originarité d’une interprétation ontologique ? (45.al. 3)

L’investigation ontologique est un mode possible d’explicitation que nous avons qualifié d’élaboration et d’appropriation d’une compréhension |§ 32|. Toute explicitation a son acquis, sa vue et sa saisie préalables. À partir du moment où, en tant qu’interprétation, elle devient la tâche explicite d’une recherche, les « présupposés » que nous appelons la situation herméneutique ont besoin d’être clarifiés à partir d’une expérience que nous faisons de l’« objet » qu’il s’agit d’ouvrir dans cette expérience. L’interprétation ontologique qui entend libérer l’étant quant à sa constitution d’être est de ce fait tenue de porter l’étant dont elle a fait son thème au niveau de l’acquis préalable à l’aune duquel toutes les avancées à venir de l’analyse vont se mesurer en s’appuyant sur une première caractérisation phénoménale. Mais ces avancées ont besoin également d’une vue préalable sur le mode d’être de l’étant concerné. L’acquis et la vue préalables vont alors esquisser le cadre conceptuel dans lequel il convient que toutes ces structures d’être soient mises au jour. (45.al. 4)

Toutefois, une interprétation ontologique originelle ne se contente pas de requérir une situation herméneutique assurée et appropriée au phénomène, mais il lui faut vérifier expressément qu’elle a porté au niveau de l’acquis préalable le tout de l’étant qu’elle a pris pour thème. De même, une première ébauche de l’être de cet étant, même phénoménalement fondée, n’est pas suffisante. La vue préalable sur l’être doit plutôt être atteinte quant à l’unité des moments structurels possibles qui en font partie. C’est alors seulement que pourra être posée, avec toute la garantie phénoménale requise, la question du sens qu’a l’unité du tout de l’être de l’étant total, et qu’il pourra être répondu à cette question. (45.al. 5)

L’analyse existentiale du Dasein que nous avons effectuée jusqu’ici s’est-elle développée à partir d’une situation herméneutique de même nature que celle décrite ci-dessus en sorte que grâce à elle soit garantie l’originarité que réclame ce qui relève de l’ontologie fondamentale ? Partant du résultat acquis – l’être du Dasein est le souci –, est-il possible de progresser jusqu’à la question de l’unité originelle du tout structurel qu’est le souci ? (45.al. 6)

Qu’en est-il de la vue préalable qui a guidé jusqu’ici la démarche ontologique ? L’idée de l’existence a été définie comme étant le pouvoir-être comprenant pour lequel il y va en son être de son être lui-même. Mais en tant que, à chaque fois, il est celui-de-quelqu’un, le pouvoir-être est libre, soit pour l’être-authentique, soit pour l’être-inauthentique, soit encore, en tant que ce sont là des modes d’être possibles, il est libre de passer de l’une à l’autre |§ 9|. L’interprétation faite jusqu’ici, qui avait pour point de départ la quotidienneté moyenne, s’est limitée à analyser le fait, pour le Dasein, d’exister dans l’indifférence vis-à-vis de ses possibilités, ou d’exister de façon inauthentique. Sans doute, déjà par cette voie, nous avons pu parvenir à une détermination concrète de l’existentialité inhérente à l’existence. Néanmoins, la caractérisation ontologique de la constitution de l’existence reste grevée d’un défaut fondamental. Exister, cela veut dire pouvoir-être, mais également en tant que pouvoir-être-authentique. Aussi longtemps que l’on n’aura pas intégré à l’idée d’existence la structure existentiale qu’est le pouvoir-être authentique, l’originarité manquera à la vue préalable qui guide une interprétation existentiale. (45.al. 7)

Et qu’en est-il de l’acquis préalable propre à la situation herméneutique considérée jusqu’ici ? Quand et comment l’analytique existentiale s’est-elle assurée qu’en prenant la quotidienneté pour base d’élan c’était bien le Dasein total – autrement dit cet étant depuis son « coup d’envoi » jusqu’à sa « fin » – qu’elle forçait à tomber sous le regard phénoménologique ? Sans doute avons-nous affirmé que le souci était la totalité du tout structurel qu’est la constitution du Dasein |§ 41|. Mais cette base d’élan de l’interprétation n’implique-t-elle pas déjà que l’on ait renoncé à amener sous le regard le Dasein en tant que tout ? La quotidienneté est pourtant bien l’être « entre » la naissance et la mort. Et si l’existence détermine l’être du Dasein, si le pouvoir-être contribue à constituer la nature de l’existence, alors, aussi longtemps que le Dasein existe tout en pouvant-être, il faut à chaque fois qu’il y ait quelque chose qu’il ne soit pas encore. Par essence, l’étant dont l’existence constitue l’essence se rebelle contre le fait que l’on puisse le saisir en tant qu’étant total. Non seulement la situation herméneutique ne s’est pas, jusqu’ici, assurée du caractère « acquis » de cet étant total, mais la question se pose même de savoir si elle est vraiment capable d’y parvenir et si, compte tenu du mode d’être de l’étant qu’elle a pris pour thème, une interprétation ontologique originelle du Dasein n’est pas obligatoirement vouée à l’échec. (45.al. 8)

Une chose est devenue indéniable : l’analyse existentiale du Dasein que nous avons menée jusqu’ici ne saurait élever de prétention à l’originarité. Au niveau de l’acquis préalable, elle s’est toujours cantonnée à l’être inauthentique du Dasein, et, qui plus est, à un Dasein inauthentique seulement incomplet. S’il convient que l’interprétation de l’être du Dasein devienne originelle, en tant que cet être serait le fondement de l’élaboration de la question ontologique fondamentale, alors il faut auparavant avoir mis existentialement en lumière l’être du Dasein dans la totalité de ses possibilités et dans son authenticité. (45.al. 9)

De tout cela naît donc tout d’abord la tâche d’analyser le Dasein en tant qu’un tout, et cela en s’appuyant sur l’acquis préalable que nous venons de dégager. Ceci signifie : déployer la question du pouvoir-être-total de cet étant. Aussi longtemps que le Dasein est, il se trouve à chaque fois en lui une réserve d’être, quelque chose qu’il n’est pas encore, ce qu’il peut être et qu’il sera. Mais la « fin » elle-même fait partie de cette réserve d’être. La « fin » de l’être-au-monde, c’est la mort. Cette fin, qui relève du pouvoir-être, c’est-à-dire qui relève de l’existence, délimite et détermine la totalité des possibilités du Dasein. Toutefois, l’être-achevé du Dasein dans la mort, et de ce fait l’être-total de cet étant, on ne pourra l’intégrer, et cela de manière phénoménalement adéquate, dans l’élucidation de l’être-total possible qu’à la condition que soit, avant cela, acquis un concept ontologiquement satisfaisant de la mort, c’est-à-dire un concept existential de la mort. Or, ce n’est que dans un être-destinalisé-par-la-mort [Sein zum Tode] conforme à ce qu’est le Dasein qu’il pourra l’être. La structure existentiale de cet être s’avérera être la constitution ontologique du pouvoir-être total du Dasein. Moyennant quoi, le Dasein total pourra être abordé par l’analyse existentiale. Mais le Dasein peut-il exister totalement de façon authentique ? En somme, comment convient-il de déterminer l’authenticité de l’existence si ce n’est dans l’optique d’une existence elle-même authentique ? D’où allons-nous tirer le critère de l’existence authentique ? Manifestement c’est le Dasein lui-même qui, dans son être, se donne la possibilité de son existence authentique, dès lors que celle-ci ne peut ni lui être ontiquement imposée ni être ontologiquement produite. L’attestation d’un pouvoir-être authentique est fournie par la voix-de-la-conscience. Tout comme la mort, le phénomène de la voix-de-la-conscience qui est propre au Dasein réclame une interprétation existentiale. Celle-ci conduira à la conclusion suivante : le pouvoir-être authentique du Dasein réside dans l’acte d’assumer ce qu’il est. (45.al. 10)

Avec la mise en lumière d’un pouvoir-être-total authentique, l’analytique existentiale s’assure un accès à la constitution d’être originelle du Dasein, tandis que, parallèlement, le pouvoir-être-total authentique fait son apparition en tant que mode d’être du souci. Ce faisant, est donc également assuré le sol phénoménal satisfaisant permettant une interprétation originelle du sens d’être du Dasein. (45.al. 11)

Le fond ontologique originel de l’existentialité du Dasein est la temporalité. C’est à partir d’elle avant tout que la complétude structurelle de l’être du Dasein en tant que souci en vient à être existentialement compréhensible. L’interprétation du sens de l’être du Dasein ne peut cependant pas s’en tenir à cette justification. L’analyse existentiale de la temporalité de cet étant a besoin d’être confirmée concrètement. Les structures ontologiques du Dasein que nous avons précédemment conquises seront reconquises en remontant jusqu’à leur sens temporel. La quotidienneté se révélera ainsi être une des modalités possibles de la temporalité. Grâce à cette reprise de l’analytique fondamentale du Dasein, le phénomène de la temporalité gagnera lui aussi en limpidité. Partant de cette analyse, on sera alors en mesure de comprendre pourquoi le Dasein, au fond de son être, est historique et pourquoi, en tant qu’il est historique, il est capable de façonner une histoire. (45.al. 12)

Si c’est la temporalité qui constitue le sens originel de l’être du Dasein, mais si, pour cet étant, il y va en son être de cet être lui-même, alors le souci a besoin de « temps » et compte avec « le temps ». La temporalité du Dasein façonne une « computation du temps ». Le « temps » dont le Dasein fait l’expérience dans cette computation est l’aspect phénoménal immédiat de la temporalité. C’est à partir de ce temps-là que se développe la compréhension courante du temps. Et cette dernière se déploie dans le concept traditionnel du temps. (45.al. 13)

La clarification de l’origine du « temps » à l’intérieur duquel l’étant intramondain se présente, autrement dit la clarification du temps en tant qu’émanant d’un être-pris-dans-le-temps [Innerzeitigkeit], manifeste une modalité possible essentielle de temporalisation de la temporalité. De cette façon se prépare la compréhension d’une temporalisation plus originelle de la temporalité. C’est en elle qu’est fondée la compréhension de l’être constitutive du Dasein. Le projet d’une élucidation du sens de l’être peut ainsi se poursuivre dans l’horizon du temps. (45.al. 14)

L’investigation que contient la présente section va donc parcourir les étapes suivantes : l’être-total du Dasein et l’être-destinalisé-par-la-mort (chapitre I) ; l’attestation, conforme à ce qu’est le Dasein, d’un pouvoir-être authentique et la résolution (chapitre II) ; le pouvoir-être-total authentique du Dasein et la temporalité en tant que sens ontologique du souci (chapitre III) ; temporalité et quotidienneté (chapitre IV) ; temporalité et historicité (chapitre V) ; temporalité et être-pris-dans-le-temps en tant qu’origine du concept courant du temps (chapitre VI) |Au 19ème siècle, S. Kierkegaard s’est emparé expressément du problème de l’existence en tant qu’existentiel, et l’a médité de façon pénétrante. Mais la problématique existentiale lui est si étrangère que, du point de vue ontologique, il se tient entièrement sous l’emprise de Hegel et de la philosophie antique telle que ce dernier l’envisage. Par suite, il y a plus à apprendre philosophiquement de ses écrits « édifiants » que de ses écrits théoriques ; une exception doit être faite, toutefois, pour son traité sur le concept d’angoisse|. (45.al. 15)