Chapitre I : Nécessité, structure et primauté de la question de l’être
§ 1 Nécessité d’une reprise de la question de l’être (8 al.)
En dépit du fait que notre époque se targue, en qualifiant cela de progrès, de réaffirmer la « métaphysique », la question du sens de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli. On se tient pour dispensé des efforts qu’implique la gigantomakhia peri tes ousias, la bataille de géants autour de l’être, qu’il faudrait allumer à nouveau. La question à laquelle nous touchons là n’est pourtant pas quelconque. Elle a tenu en haleine l’exploration qu’ont menée Platon et Aristote, mais, en tant que question constituant le thème d’une investigation effective, elle a été, à vrai dire, passée sous silence à partir de là. Au prix de divers déplacements et retouches, ce que tous deux avaient conquis a tenu bon, et cela jusque dans la « logique » de Hegel. Ce qui fut jadis, au prix d’un suprême effort de la pensée, arraché de haute lutte aux phénomènes, quand bien même ce ne le fut que de façon fragmentaire, est depuis longtemps trivialisé. (1.al. 1)
Mais il y a plus. Sur le sol depuis lequel les Grecs ont pris leur élan aux fins d’interpréter l’être, un dogme a pris corps qui non seulement déclare superflue la question du sens de l’être, mais de surcroît cautionne qu’on la néglige. On dit : « être » est le concept le plus universel et aussi le plus vide. En tant que tel, il résiste à toute tentative de définition. Ce concept, le plus universel qui soit, et de ce fait indéfinissable, ne réclame d’ailleurs aucune définition. Chacun l’emploie en permanence et comprend ce qu’à chaque fois il entend par cet emploi. Ainsi, ce qui, en tant qu’il est caché, provoqua le trouble des philosophes antiques et les maintint dans cet état, est devenu un lieu commun à tel point que quiconque s’enquiert encore à ce sujet se voit accusé de poser une question sans objet. (1.al. 2)
Au commencement de la présente investigation, il est impossible de discuter par le menu de tous les préjugés qui, en la renouvelant en permanence, entretiennent l’idée qu’un questionnement de l’être ne répond à aucun besoin. Ces préjugés prennent racine dans l’ontologie antique elle-même. S’agissant du sol sur lequel sont arrivés à maturité les concepts ontologiques de base, autrement dit l’identification des catégories ainsi que leur exhaustivité, l’ontologie antique ne peut être interprétée de façon satisfaisante que si l’on suit le fil conducteur de la question de l’être, à la condition que cette question ait été préalablement clarifiée et après qu’il y ait été répondu. C’est pourquoi nous poursuivrons quelque peu la discussion des préjugés en question dans la mesure où, grâce à elle, la nécessité de réactiver la question du sens de l’être apparaîtra plus clairement. Ces préjugés sont au nombre de trois : (1.al. 3)
1°) L’« être » est le concept « le plus universel » |Aristote, Métaphysique, B 4, 1001 a 21|. « Ce qui tombe en premier sous l’appréhension est l’étant, dont la compréhension est impliquée dans tout ce que l’on peut appréhender. Une compréhension de l’être accompagne toujours ce que quiconque peut saisir de l’étant » |Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, question 94, a 2|. Pourtant, l’« universalité » de l’« être » n’est pas celle d’un genre. L’« être » ne délimite pas la région suprême de l’étant, pour autant que ce dernier est conceptuellement articulé suivant le genre et l’espèce : « L’être n’est pas non plus un genre [genos] » |Aristote, Métaphysique, B 3, 998 b 22|. L’« universalité » de l’être « dépasse » toute universalité d’ordre générique. Suivant la dénomination qu’adopte l’ontologie médiévale, « être » est un « transcendens ». L’unité de cet « universel » transcendantal qui fait face à la diversité des concepts génériques décrivant la réalité la plus subsumante, Aristote l’avait déjà discernée comme étant une simple analogie. Avec cette découverte, Aristote, en dépit de tout ce qui, chez lui, dépend du mode de questionnement ontologique propre à Platon, a posé le problème de l’être sur une base radicalement nouvelle. À vrai dire, lui non plus n’a pas éclairci l’obscurité de ces connexions catégoriales. L’ontologie médiévale, dans les écoles thomiste et scotiste principalement, a amplement discuté ce problème de l’être, mais sans parvenir à la clarté des principes. Et finalement, lorsque Hegel définit l’« être » comme étant l’« immédiat indéterminé » et qu’il place cette définition à la base de toutes les explicitations catégoriales ultérieures que déploiera sa Logique, il se maintient dans la même perspective que celle de l’ontologie antique à ceci près qu’il oblitère le problème posé par Aristote de l’unité de l’être face à la diversité des « catégories » décrivant la réalité. Dès lors donc que l’on dit : « être » est le concept le plus universel, cela ne peut pas signifier qu’il est le concept le plus clair ni qu’il n’a nul besoin d’être examiné plus avant. Le concept d’« être » est bien plutôt le plus obscur. (1.al. 4)
2°) Il n’est pas possible de définir le concept d’« être ». Telle est la conclusion qui fut tirée de son universalité suprême |Pascal, Pensées et Opuscules, édition Léon Brunschvicg, Paris, 1912, p. 169 : « on ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans une absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition »|. Et cela à juste titre si l’on tient pour acquis que : « La définition se fait par le genre prochain et la différence spécifique ». En effet, l’« être » ne peut pas être conçu comme un étant : « à l’être ne s’ajoute pas une nature, quelle qu’elle soit, qui en ferait un étant » ; ce n’est pas en attribuant l’étantité à l’« être » que l’on peut parvenir à déterminer ce qu’est l’être. Pour ce qui est de définir l’être, on ne peut employer des concepts supérieurs pas plus qu’on ne peut employer des concepts inférieurs. Mais s’ensuit-il pour autant que l’« être » ne puisse plus donner matière à problème ? Nullement. La seule conclusion que l’on puisse tirer de tout cela, c’est que l’« être » n’est pas quelque chose de tel que l’« étant ». C’est pourquoi le mode de détermination de l’étant, légitime dans certaines limites – à savoir la « définition » qu’en donne la logique traditionnelle qui a ses fondements dans l’ontologie antique –, ne peut s’appliquer à l’être. L’impossibilité de définir l’être ne dispense pas de s’enquérir de son sens ; elle réclame au contraire, justement, que l’on s’en enquiert. (1.al. 5)
3°) L’« être » est un concept « allant de soi ». Dans toute connaissance, dans toute énonciation, dans chaque comportement à l’égard d’un étant, d’autrui ou de soi-même, il est fait usage de la notion d’« être », et l’expression est alors « facilement » compréhensible. Chacun comprend : « le ciel est bleu », « je suis joyeux », et autres expressions du même genre. Seulement, cette façon moyenne de comprendre ne fait qu’illustrer l’absence d’intelligibilité du concept. Elle rend manifeste le fait qu’une énigme s’inscrit à priori dans chaque comportement et dans chaque être à l’égard de l’étant en tant qu’étant. Que chaque fois déjà nous vivions dans une certaine compréhension de l’être, et qu’en même temps le sens de l’être baigne dans l’obscurité, voilà qui prouve la nécessité que soit répétée la question du sens de l’être. (1.al. 6)
Dans le périmètre des concepts philosophiques de base, et surtout dans l’optique du concept d’« être », invoquer l’évidence est un procédé douteux, surtout s’il est vrai que l’« évident », autrement dit « les jugements secrets de la raison commune » (Kant), doit devenir « l’affaire des philosophes » et le rester. (1.al. 7)
Toutefois, la prise en considération des préjugés en question a en même temps fait comprendre que ce n’est pas seulement la réponse à la question de l’être qui est absente, mais encore que la question elle-même est obscure et conceptuellement dépourvue de direction. Reprendre la question de l’être veut donc dire, en tout premier lieu, élaborer de façon satisfaisante le mode d’accès adéquat à cette question. (1.al. 8)
§ 2 Structure formelle de la question du sens de l’être (12 al.)
La question du sens de l’être doit être posée. Si elle est une, voire la question fondamentale, alors un tel questionnement requiert la limpidité qui convient. C’est pourquoi il faut brièvement exposer ce qui en général appartient à une question, et ce afin de pouvoir, partant de là, mettre en valeur ce qu’a d’insigne la question de l’être. (2.al. 1)
Tout questionnement est une recherche. Or, toute recherche s’oriente vers ce qu’elle vise à éclairer, l’interrogé (le Gefragte : ce qui est visé par la question, ce vers quoi elle est dirigée). Questionner vers un étant, c’est chercher à connaître quelque chose sur cet étant. Ce chercher à connaître, qui peut devenir « investigation », implique de préciser de ce dont la question s’enquiert. Le questionnement a donc aussi son questionné (le Erfragte : ce dont la question s’enquiert, ce qu’elle veut savoir au sujet de l’étant interrogé) au sens de ce sur quoi porte la question, ce qui est demandé au sujet de l’étant visé par la question. Enfin, tout questionnement cherche sa réponse auprès de quelque chose et implique, en ce sens, une certaine manière de questionner : la demande (le Befragte : ce auprès de qui ou de quoi la question est posée, donc le mode d’accès à ce qui est interrogé et à ce dont on s’enquiert à son sujet). Car le questionnement implique aussi une manière de questionner. Dans le cas d’une question prenant la forme d’une investigation, c’est-à-dire dans le cas d’une question de nature théorique, le questionné doit être porté jusqu’au concept. Le questionné (Erfragte), ce dont la question s’enquiert, peut renfermer lui-même ce que vise la question, la visée de la question (le Gefragte), autrement dit, il peut être répondu à ce qui est visé par la question par ce dont s’enquiert la question, il peut être répondu à la question de savoir ce qu’est un étant en invoquant un autre étant. Mais, en tant que comportement d’un étant qui questionne, le questionnement lui-même a un caractère d’être spécifique. Un questionnement peut aller de la « simple question pour voir » à la question formelle et complète. La singularité de cette dernière manière de questionner réside en ceci que le questionnement tend à se rendre tout d’abord transparent à lui-même, et cela suivant tous les caractères constitutifs de la question que nous venons de passer en revue. (2.al. 2)
Il convient que la question du sens de l’être soit posée. En cela, nous nous trouvons devant la nécessité de la poser en tenant compte des moments structurels du questionnement que nous venons d’introduire. (2.al. 3)
En tant que recherche, le questionnement réclame d’être préalablement guidé par ce qui est visé par la recherche. Le sens de l’être doit, pour cette raison, se trouver d’une certaine manière déjà à disposition. On y a fait allusion : nous évoluons toujours déjà dans une compréhension de l’être. C’est depuis cette compréhension que naît et se développe la question du sens de l’être et le projet de porter l’être au concept. Nous ne savons pas ce que « être » veut dire. Mais dès l’instant où nous posons la question : « Qu’est-ce que être ? », nous nous tenons dans une certaine compréhension du « est », sans pour autant pouvoir fixer conceptuellement ce que le « est » signifie. Nous ne connaissons même pas l’horizon à partir duquel nous devrions en saisir et en fixer le sens. Cette compréhension moyenne et vague de l’être est un fait originel. (2.al. 4)
Aussi hésitante et brouillée que puisse être cette compréhension de l’être, aussi proche de la limite d’une simple connaissance verbale qu’elle puisse se mouvoir, cette indétermination de la compréhension de l’être comme étant à disposition est en soi un phénomène positif qui demande éclaircissement. Toutefois, une investigation concernant le sens de l’être ne prétendra pas apporter cet éclaircissement dès le début. C’est avec le concept d’être, une fois qu’il aura été construit, que l’interprétation de la compréhension moyenne de l’être pourra conquérir son indispensable fil conducteur. C’est en partant de la clarté du concept et des façons de comprendre explicitement qui va avec qu’il faudra repérer ce que vise la compréhension obscure, ou plutôt non encore éclairée, de l’être et quelles sortes d’obscurcissements ou d’empêchements peuvent ou doivent advenir et s’opposer à une compréhension formelle et complète du sens de l’être. (2.al. 5)
De plus, il est possible que la compréhension moyenne et vague de l’être soit imprégnée de théories ou d’opinions traditionnelles concernant l’être, et cela au point que ces théories y restent cachées en tant que sources de la compréhension dominante. Dans le questionnement de l’être, ce qui est recherché n’est pas quelque chose de totalement inconnu, même s’il est initialement tout à fait insaisissable. (2.al. 6)
Le questionné (le Erfragte, ce dont la question s’enquiert) de la question qu’il nous faut élaborer, c’est l’être, autrement dit c’est ce qui donne accès à l’étant en tant qu’étant, autrement dit encore c’est ce d’après quoi l’étant, de quelque manière qu’il soit élucidé, est compris ; le sens qui lui est donné. Or, l’être de l’étant n’« est » pas lui-même un étant. S’agissant du problème de l’être, le premier pas philosophique consiste à comprendre cette distinction et, ce faisant à « ne pas raconter des histoires » |Platon, Sophiste, 242 c|, c’est-à-dire à ne pas déterminer l’étant en remontant à un autre étant, comme si l’être avait le caractère d’un étant possible. En tant qu’il est le questionné, l’être exige donc son propre mode de mise en lumière, lequel mode, par essence, diffère du dévoilement de l’étant. Il s’ensuit que ce qui est demandé, à savoir le sens de l’être, réclamera son propre appareil conceptuel qui se distingue par essence des concepts qui permettent de désigner l’étant. (2.al. 7)
Dans la mesure où l’être constitue le questionné (le Erfragte) et où être veut toujours dire être d’un étant, dans la question de l’être [Seinsfrage] c’est l’étant qui est visé par la manière d’interroger et qui est l’interrogé. Cet étant va donc être questionné plus avant sur son être. Toutefois, si l’étant a vocation à livrer ce qui caractérise son être, il faut qu’il soit d’abord devenu accessible tel qu’il est en lui-même. Dans l’optique de la manière d’interroger qui lui est propre la question de l’être réclame donc que soit conquis et préalablement assuré le mode correct d’accès à l’étant. Mais nous appelons « étant » bien des choses, et dans des sens distincts. Est étant tout ce dont nous parlons, tout ce que nous visons, tout ce en vue de quoi nous nous comportons de telle ou telle façon ; est également étant ce que nous sommes nous-mêmes, et la façon dont nous le sommes. Être se trouve dans le fait d’être et dans le fait d’être tel, dans la réalité, dans la présence, dans la consistance, dans la valeur, dans l’existence, dans le « il y a ». Sur quel étant convient-il que l’on cherche à lire le sens de l’être, de quel étant convient-il que parte la question de l’être ? L’étant pris pour point de départ est-il quelconque, ou bien un étant déterminé a-t-il une primauté dans l’élaboration de la question de l’être ? Quel est cet étant exemplaire, et en quel sens a-t-il une primauté ? (2.al. 8)
S’il convient que la question de l’être soit posée et conduite dans une pleine transparence d’elle-même, alors, d’après les éclaircissements apportés jusqu’ici, une élaboration de cette question requiert que soit explicitée la manière d’envisager l’être, d’en comprendre et d’en saisir conceptuellement le sens ; elle requiert également que soit choisi avec justesse l’étant exemplaire ci-dessus invoqué et élaboré le mode convenable d’accès audit étant. Diriger son regard vers, comprendre, concevoir, choisir, accéder à, sont des conduites constitutives du questionnement et des modes d’être d’un étant déterminé : l’étant que nous, qui posons les questions, sommes à chaque fois nous-mêmes. Élaborer la question de l’être veut dire par conséquent : rendre transparent un étant – celui même qui questionne – dans son être. En tant que mode d’être d’un étant, le questionnement qui est propre à la question de l’être est, par essence, déterminé par ce qui se trouve questionné en lui – à savoir par l’être. Cet étant que nous sommes à chaque fois nous-mêmes et qui a entre autres possibilités celle de poser des questions, nous le saisissons, dans notre terminologie, comme étant le Dasein. Poser en toute transparence la question du sens de l’être requiert que soit préalablement, et de manière adéquate, explicité un étant particulier, le Dasein, au sujet de son être. (2.al. 9)
Toutefois, pareille entreprise ne tombe-t-elle pas dans un cercle manifeste ? Devoir tout d’abord déterminer, en son être, un étant, puis vouloir fonder dans un second temps seulement, sur cette base, la question de l’être, qu’est-ce d’autre, sinon tourner en rond ? Afin d’élaborer la question, n’a-t-on pas déjà « présupposé » ce qu’il convient que la réponse apporte en priorité ? Des objections de forme, telle que celle du « cercle dans la démonstration », argument qu’il est toujours trop aisé d’avancer dans le domaine de la recherche des principes, sont stériles dès lors que l’on réfléchit aux chemins concrets qu’emprunte une investigation. De telles objections ne contribuent en rien à la compréhension de la chose, et empêchent seulement de progresser dans l’investigation. (2.al. 10)
Mais en réalité il n’y a aucun cercle dans la question dont on vient de caractériser la façon dont elle se pose. Un étant peut être déterminé dans son être sans qu’il faille en même temps que le concept formel et complet du sens de l’être soit déjà à disposition. S’il n’en était pas ainsi il n’aurait pu jusqu’ici y avoir aucune connaissance ontologique, connaissance dont on ne contestera pas qu’elle existe. L’« être » est assurément « présupposé » dans toute les ontologies développées jusqu’à ce jour, mais il ne l’est pas en tant que concept mis à disposition – il ne l’est pas comme ce en tant que quoi il est recherché. Le « fait de présupposer » l’être a le caractère de la visée préalable sur l’être, de telle sorte qu’à partir de ce point de vue sur l’être, l’étant se trouve d’emblée articulé en son être. La visée qui conduit à l’être provient de la compréhension moyenne de l’être dans laquelle nous évoluons toujours déjà, compréhension qui relève de la constitution du Dasein lui-même. Le « fait de présupposer » de la sorte n’a rien à voir avec l’adoption d’une hypothèse non démontrée dont serait déduite une série de propositions. Lorsque l’on pose la question du sens de l’être, il ne peut absolument pas y avoir un « cercle dans la démonstration » pour la raison suivante : dans la réponse à la question il ne s’agit pas d’établir une fondation ouvrant un processus déductif mais de dégager un fond susceptible de mettre en lumière ce qui est en question, à savoir l’être. (2.al. 11)
La question du sens de l’être n’implique aucun « cercle dans la démonstration », mais renferme bien une remarquable réciprocité des relations et rapports qu’entretiennent le questionné (être) et le questionnement en tant que mode d’être d’un certain étant : il y a rétroaction du questionné (être) vers le questionnement et visée anticipée du questionnement en direction du questionné. Que le questionnement soit concerné de façon déterminante par son questionné lui-même est ce qu’implique la signification la plus sienne de la question de l’être. Mais cela veut dire ceci : l’étant qui a le caractère du Dasein est lui-même en relation – et peut-être de façon privilégiée – à la question de l’être. Par ce lien privilégié, un étant déterminé ne manifeste-t-il pas sa primauté d’être ? Et l’étant exemplaire qui va faire office d’interrogé de la question de l’être ne s’indique-t-il pas lui-même du même coup ? L’argumentaire qu’on vient de présenter n’apporte pas la preuve de la primauté du Dasein, pas plus qu’il ne prend de décision quant à sa fonction possible voire indispensable d’étant à interroger en priorité. Néanmoins, une primauté du Dasein s’est bien par lui annoncée. (2.al. 12)
§ 3 La primauté ontologique de la question de l’être (9 al.)
En caractérisant la question de l’être suivant le fil conducteur de la structure formelle de toute question en tant que question, nous avons précisé ce que cette question avait de spécifique au point que son élaboration réclame désormais une série d’éclaircissements sur certains points fondamentaux. Ce n’est qu’après avoir suffisamment délimité la question de l’être quant à la fonction, l’intention et les motifs qui sont les siens, que ce qu’a d’insigne cette question pourra venir pleinement en lumière. (3.al. 1)
À ce stade, le premier motif que nous avons donné de la nécessité d’une reprise de la question de l’être est la respectabilité de sa provenance. Mais ce qui la rend indispensable, c’est avant tout l’absence d’une réponse précise et ce pour la raison que fait défaut une façon satisfaisante de poser les questions ontologiques en général. On peut toutefois exiger de savoir à quelle fin cette question est posée. N’est-elle que l’affaire d’une spéculation gratuite survolant les généralités les plus englobantes – ou bien est-elle la question principielle et en même temps la question la plus concrète qui soit ? (3.al. 2)
L’être est à chaque fois l’être d’un étant. Suivant les diverses régions qui sont les siennes, le tout de l’étant peut devenir le champ à l’intérieur duquel seront dégagés et délimités des domaines spécifiques déterminés. Ces derniers domaines, de leur côté, par exemple l’histoire, la nature, l’espace, la vie, l’existence, le langage, etc., peuvent faire l’objet d’autant de thèmes d’investigations scientifiques propres à chacun d’eux. La recherche scientifique effectue de façon naïve et rudimentaire la mise au jour et la première fixation des domaines spécifiques. L’élaboration du domaine en ses structures de base est d’une certaine manière déjà accomplie au moyen de l’expérience et de l’explicitation pré-scientifiques de la région de l’être à l’intérieur de laquelle le domaine spécifique lui-même est délimité. Les « concepts de base » ainsi nés et développés restent les fils conducteurs propices à la première ouverture concrète du domaine qu’analyse chacune de ces sciences. Bien que la recherche scientifique repose toujours sur cette positivité, son véritable progrès ne se déroule pas tant en collectant les résultats acquis et en les sauvegardant dans des « manuels » que dans le questionnement sur la constitution fondamentale de chaque domaine respectif, questionnement qui répond le plus souvent à une connaissance croissante des choses. (3.al. 3)
Le véritable « mouvement » des sciences se déroule dans la révision plus ou moins radicale et non transparente à elle-même des concepts de base. Ce qui détermine le niveau d’une science, c’est le point jusqu’auquel elle est capable de surmonter une crise de ses concepts de base. Lors de telles crises internes aux sciences, le rapport qu’entretient avec les choses interrogées le questionnement inhérent à l’investigation positive en vient lui-même à chanceler. En tout lieu aujourd’hui, dans les diverses disciplines, se sont éveillées des tendances à rebâtir la recherche sur des fondements nouveaux. (3.al. 4)
La science apparemment la plus rigoureuse et la plus solidement construite, à savoir la science mathématique, est tombée dans une « crise de ses axiomes ». Le combat entre formalisme et intuitionnisme tourne autour du problème suivant : conquérir et assurer le mode primaire d’accès à ce qui doit faire l’objet de cette science. En physique, la théorie de la relativité est née de la tendance à établir la propre cohésion de la nature, telle qu’elle existe « en soi ». En tant que théorie des conditions d’accès à la nature elle-même, elle cherche, par la détermination de toutes les relations, à sauvegarder l’invariance des lois du mouvement et, ce faisant, elle fait face à la question de la structure du domaine spécifique qui est donné à son investigation, autrement dit elle fait face au problème de la matière. En biologie, la tendance s’éveille de reconduire le questionnement en deçà des déterminations de l’organisme et de la vie, auxquelles conduisent le mécanisme et le vitalisme, et à déterminer de façon nouvelle le mode d’être du vivant en tant que tel. Dans les sciences historiques de l’esprit, le désir s’est renforcé d’atteindre l’essence de l’historique grâce aux documents anciens et à leur interprétation, ainsi qu’en passant par la tradition : l’histoire littéraire tend à devenir une histoire des problèmes eux-mêmes. La théologie est en quête d’une explicitation plus originelle de l’être de l’homme dans son rapport à Dieu, explicitation tracée par le sens même de la foi. Lentement, elle commence à comprendre de nouveau la manière de voir de Luther, qui n’est pas sortie d’un questionnement réservé au croyant, en découvrant que sa systématisation dogmatique repose sur un « fondement » dont l’appareil conceptuel, non seulement ne suffit pas à la problématique théologique, mais encore la dissimule et la défigure. (3.al. 5)
Les concepts de base sont les définitions dans lesquelles le domaine spécifique sous-jacent à tous les objets qu’une science a pour thème accède à la compréhension préalable qui servira de guide à l’investigation positive. Ces concepts ne reçoivent leur identification et leur « fondation » authentiques que d’une exploration préalable du domaine spécifique en question. Dans la mesure toutefois où chacun de ces domaines est conquis à partir de la régionalisation du tout de l’étant lui-même, une telle recherche préalable visant à extraire des concepts de base ne signifie rien d’autre que l’explicitation du tout de cet étant quant à la constitution fondamentale de son être. Il faut qu’une telle recherche devance les sciences positives, et elle le peut. Le travail de Platon et d’Aristote en est la preuve. Une telle fondation des sciences diffère radicalement de la logique a-posteriori qui examine l’état d’une science afin d’en dégager la « méthode ». Elle est une logique productive dans le sens où d’elle surgit un domaine déterminé de l’être, en ouvre pour la première fois la constitution ontologique, et met les structures ainsi conquises à disposition des sciences positives comme autant d’instructions pour le questionnement. Par exemple, ce qui est philosophiquement primordial pour la connaissance historique n’est pas de disposer d’une théorie de la formation des concepts en histoire, ce n’est pas davantage la théorie de la connaissance historique, ni même la théorie de l’histoire en tant qu’historiographie, mais c’est l’interprétation de l’étant ayant un mode d’être historique. De même, l’apport positif de la Critique de la raison pure de Kant repose en ceci qu’elle amorce l’élaboration ontologique de ce qui participe d’une nature en général, et non en ce qu’elle serait une « théorie de la connaissance ». La logique transcendantale est une logique a-priori de choses relevant du domaine d’être « nature ». (3.al. 6)
Mais un tel questionnement – l’ontologie prise au sens le plus large et sans référence aux divers courants ou tendances ontologiques – a lui-même encore besoin d’un fil conducteur. Comparé au questionnement ontique propre aux sciences positives, le questionnement ontologique est assurément plus originel. Dès lors toutefois que ses enquêtes sur l’être de l’étant laissent non élucidé le sens de l’être en lui-même, il reste lui-même naïf et opaque. Et justement, la tâche ontologique consistant à établir une généalogie, bâtie de façon non déductive, des différentes manières possibles d’être, requiert que l’on s’entende préalablement sur ce que nous entendons par l’expression : « être ». (3.al. 7)
La question de l’être a par conséquent pour cible une condition à priori de possibilité, non seulement des sciences qui explorent l’étant en tant qu’il est tel ou tel étant et qui, ce faisant, se meuvent au sein d’une compréhension de l’être, mais encore des ontologies qui se trouvent en deçà des sciences ontiques et qui les fondent. Toute ontologie, si riche et solidement arrimé que puisse être le système de catégories dont elle dispose, reste aveugle tant qu’elle n’a pas suffisamment clarifié le sens d’être de ses objets et conçu que procéder à cette clarification était sa tâche première et fondamentale. (3.al. 8)
Dès lors qu’elle est comprise avec justesse, la recherche ontologique donne à la question de l’être la primauté ontologique sur la simple reprise d’une tradition et sur la promotion d’un problème demeuré jusque-là opaque. Mais cette primauté à la fois objective et scientifique n’est pas la seule raison qui doit conduire à ouvrir la question de l’être. (3.al. 9)
§ 4 La primauté ontique de la question de l’être (13 al.)
La science en général peut être définie comme étant un ensemble cohérent de propositions valides. Cette définition n’est pas complète cependant ; elle n’atteint pas la science dans son esprit. En tant qu’attitudes de l’homme, les sciences sont le résultat d’un mode d’être de l’étant homme. Dans notre terminologie, nous saisissons cet étant comme Dasein. La science, la recherche scientifique, n’est pas le seul mode d’être possible de cet étant, ni d’ailleurs le plus immédiat. De plus, on en a vu les raisons, le Dasein sera privilégié devant tout autre étant. Cette préséance, il convient pour l’instant de rendre son sens plus visible. Notre argumentaire anticipera sur les analyses à venir, lesquelles seules mettront véritablement en lumière le sens de cette préséance. (4.al. 1)
Le Dasein est un étant qui ne fait pas que paraître parmi les autres étants. Sur le plan ontique, il est bien plutôt privilégié en ceci que, pour cet étant, il y va en son être de cet être lui-même [sur l’expression « il y va de », voir § 41.al.2]. En d’autres termes il appartient à la constitution d’être du Dasein que ce dernier ait, en son être, un rapport à lui-même et, par là, un rapport à l’être. Ce qui, encore une fois, revient à dire : le Dasein, de quelque façon qu’il le fasse et que ce soit ou non de façon explicite, se comprend en son être. Cet étant a donc ceci de particulier, qu’avec et par son être, cet être lui est ouvert. La compréhension de l’être est elle-même une caractéristique d’être du Dasein. Sur le plan ontique, la préséance du Dasein réside en ceci que le Dasein est ontologique. (4.al. 2)
En l’occurrence, être-ontologique ne veut pas dire être instruit d’une ontologie. Si donc nous réservons le titre d’ontologie au questionnement théorique, formel et complet, de l’être de l’étant, il convient alors de qualifier de pré-ontologique l’être-ontologique du Dasein. Cette qualification de pré-ontologique n’a pas la même signification que « ontique », mais veut dire « étant possédant une certaine compréhension de l’être ». (4.al. 3)
Cet être du Dasein, par rapport auquel le Dasein peut avoir divers comportements et en a toujours un, nous le nommons l’existence. Définir la nature de cet étant ne peut être mené à bien en déclinant un profil à teneur de réalité car sa nature repose en ceci qu’il a, à chaque fois, à être son être comme étant le sien là où il est. Nous avons choisi comme dénomination de cet étant le titre de Dasein. (4.al. 4)
C’est toujours en partant de son existence que le Dasein se comprend lui-même, autrement dit à partir d’une possibilité, qui lui est propre, d’être ou de ne pas être soi-même. Ces possibilités, ou bien le Dasein les a lui-même choisies, ou bien il s’est trouvé en elles, ou bien il a grandi en elles. Qu’il s’agisse de prendre l’existence à-bras-le-corps ou de la laisser échapper, exister est une décision que prend lui-même chaque Dasein particulier. L’acte d’exister est le seul moyen qui tire au clair la question de l’existence. La compréhension de soi-même qui, à cette occasion, sert de guide, nous l’appelons la compréhension existentielle. La question de l’existence est une « affaire » ontique du Dasein. Il n’a pas besoin, pour l’aborder, de la limpidité théorique des structures ontologiques de l’existence. La question de ce que sont ces structures vise le déploiement explicite de ce qui constitue l’existence. L’ensemble cohérent que forment ces structures constitutives, nous l’appelons l’existentialité. L’analytique de l’existentialité se caractérise comme compréhension, non pas existentielle, mais existentiale. Quant à la possibilité de déploiement d’une analytique existentiale du Dasein, la manière de procéder est donnée par la constitution ontique du Dasein. (4.al. 5)
Dans la mesure où l’existence détermine le Dasein, l’analytique ontologique de cet étant nécessite toujours une visée préalable sur l’existentialité. Nous comprenons celle-ci comme constitution d’être de l’étant qui existe. L’idée d’une telle constitution d’être renferme déjà une idée de l’être. De sorte que l’élaboration de la question du sens de l’être dépend de la possibilité de mener à bien l’analytique existentiale du Dasein. (4.al. 6)
Les sciences sont des modes d’être du Dasein dans lesquels le Dasein se rapporte à des étants d’un genre qu’il n’est pas lui-même. Toutefois, le fait d’être inclus dans un monde appartient à l’essence du Dasein. La compréhension d’être qu’effectue le Dasein concerne donc la compréhension du « monde » et la compréhension de l’être de l’étant accessible à l’intérieur de ce monde. Les ontologies qui ont pour thème l’étant dont le caractère d’être n’est pas à la mesure du Dasein sont par conséquent elles-mêmes fondées dans la structure ontique du Dasein et motivées par elle, laquelle structure renferme la certitude pré-ontologique d’une compréhension de l’être. (4.al. 7)
C’est pourquoi l’ontologie fondamentale, qui seule peut être à la source de toutes les autres ontologies, doit être engagée par l’analytique existentiale du Dasein. (4.al. 8)
De ce fait, le Dasein a, pour l’ontologie fondamentale, une primauté multiple sur tout autre étant. Il a d’abord une primauté ontique : cet étant est, en son être, déterminé par l’existence. Il a ensuite une primauté ontologique : sur la base de la détermination d’être de son existence, le Dasein est en lui-même « ontologique ». Or, en tant que le Dasein est une composante de la compréhension de l’existence, une compréhension de l’être de tout étant qui n’est pas à sa mesure en fait co-originellement partie. De cela résulte la troisième primauté, laquelle fait du Dasein la condition ontico-ontologique de possibilité de toutes les ontologies. Le Dasein s’est ainsi montré comme l’étant qu’il faut interroger en premier, et ce ontologiquement, pour engager l’ontologie fondamentale. (4.al. 9)
Mais de son côté, l’analytique existentiale est finalement enracinée existentiellement, c’est-à-dire ontiquement. C’est à la seule condition que le questionnement relevant de la recherche philosophique soit lui-même saisi existentiellement, en tant que possibilité d’être du Dasein à chaque fois existant qu’il demeure possible d’ouvrir la question de l’existentialité de l’existence et, par là même, de mettre en œuvre une problématique ontologique fondée de façon rigoureuse. Ce faisant c’est la primauté ontique de la question de l’être qui est devenue claire. (4.al. 10)
La primauté ontico-ontologique du Dasein fut très tôt aperçue, mais cela sans que le Dasein lui-même ait été pour autant saisi dans sa structure ontologique véritable ou même simplement sans qu’il ait été problématisé en référence à ce qui était saisi. Ainsi, Aristote dit : « l’âme (de l’homme) est d’une certaine manière l’étant » |Aristote, De Anima, Gamma 8, 431b 21| ; et aussi : « l’âme qui constitue l’être de l’homme, dévoile dans ses modes d’être, à savoir l’aisthesis, la sensation, et la noesis, la pensée, tout étant quant au fait qu’il soit et quant au fait qu’il soit tel qu’il est, c’est-à-dire, le dévoile toujours également en son être |ibid. 5, 430a 14 sq|. Cette proposition, qui renvoie à la thèse ontologique de Parménide, Thomas d’Aquin l’a reprise dans une dissertation caractéristique. Au cœur du problème que celle-ci aborde, à savoir une déduction des « transcendantaux », c’est-à-dire des caractères d’être qui, au-delà de la possibilité de déterminer un étant sur la seule base du genre auquel il appartient, dépassent tout mode spécial de l’être, il convient selon lui de justifier que le vrai est un transcendant de cette sorte. Ceci est montré en convoquant un étant qui, conformément à son mode d’être, est lui-même apte à s’« unir » d’une certaine manière à tout étant, c’est-à-dire à lui convenir. Cet étant insigne, être dont la nature est de s’accorder avec tout être, c’est l’âme (anima) |Quaestiones de veritate : question I, article 1c, à comparer avec une « déduction » des transcendantaux que l’on trouve dans l’opuscule De natura generis, dont la démarche est, par certains côtés, plus rigoureuse et s’écarte de celle que l’on vient de citer|. Telle qu’elle ressort ici, et bien qu’elle n’ait pas été clarifiée sur le plan ontologique, la primauté du Dasein sur tout autre étant n’a rien de commun avec une subjectivisation du tout de l’étant. (4.al. 11)
La justification de la préséance à la fois ontique et ontologique de la question de l’être est ainsi fondée sur la primauté ontico-ontologique du Dasein. Mais au cœur même de la façon de poser la question de l’être, l’analyse de la structure de ladite question s’est heurtée à la fonction privilégiée de cet étant |§ 2|. À cette occasion, le Dasein s’est avéré être l’étant qui doit avant tout être élaboré sur le plan ontologique de façon satisfaisante pour que le question de l’être devienne limpide. Il apparaît désormais que c’est l’analytique ontologique du Dasein qui constitue le point de départ de l’ontologie fondamentale ; par suite, le Dasein est l’étant à interroger au préalable, par principe, quant à son être. (4.al. 12)
Dès lors que l’interprétation du sens de l’être devient la tâche à poursuivre, le Dasein n’est pas seulement l’étant à interroger en priorité, il est, outre cela, l’étant qui, en son être, se rapporte à ce qui, dans ce questionnement, va être en question. Ce qui signifie que la question de l’être n’est rien d’autre, en définitive, que la radicalisation d’une tendance d’être essentielle qui relève du Dasein lui-même, à savoir qu’il a une compréhension pré-ontologique de l’être. (4.al. 13)