Chapitre V : Temporalité et historicité
§ 72 L’exposition ontologique existentialement fondée du problème de l’histoire (19 al.)
Tous les efforts de l’analytique existentiale visent ce seul et unique but : trouver une possibilité de répondre à la question du sens de l’être en lui-même. L’élaboration de cette question requiert que soit délimité le phénomène dans lequel devient accessible quelque chose de tel que l’être, autrement dit que soit délimitée la compréhension de l’être. Mais cette dernière fait partie de la constitution d’être du Dasein. C’est à la seule condition que nous ayons au préalable interprété cet étant de façon suffisamment originelle, à la condition, donc, que la compréhension de l’être incluse dans sa constitution d’être puisse elle-même en venir à être conceptualisée que, sur cette base, peut être posée la question de l’être tel que ce dernier est compris dans cet étant et la question des « présupposés » de cette compréhension. (72.al. 1)
Même si nombre de structures du Dasein sont encore obscures dans le détail, il semble bien qu’avec la clarification de la temporalité, condition originelle de possibilité du souci, nous ayons atteint l’interprétation originelle du Dasein requise. C’est dans l’horizon du pouvoir-être-total authentique du Dasein que la temporalité a été mise en évidence. L’interprétation temporelle du souci s’est ensuite confirmée grâce à la ré-interprétation de la temporalité de l’être-au-monde préoccupé de la quotidienneté. L’analyse du pouvoir-être-total authentique a révélé, enracinée dans le souci, la connexion co-originelle entre l’être-destinalisé-par-la-mort, l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même et la voix-de-la-conscience. Le Dasein peut-il être compris plus originellement encore que dans le mode d’être de son existence authentique ? (72.al. 2)
Bien que jusqu’ici nous ne voyions aucune possibilité de donner à l’analytique existentiale une base d’élan plus radicale, néanmoins, étant donné précisément l’examen précédent du sens ontologique qu’a la quotidienneté, un scrupule s’éveille : s’agissant de son être-total authentique, avons-nous bien porté le tout du Dasein dans l’acquis préalable de l’analyse existentiale ? Il se peut que la mise en question de la complétude du Dasein possède son authentique clarté ontologique. Il se peut même, dès lors que l’on considère l’être-destinalisé-par-la-mort que la question elle-même ait trouvé sa réponse. Seulement, si la mort est la « fin » du Dasein, formellement, elle n’est qu’une des extrémités qui bornent ledit Dasein. L’autre « extrémité », est la « naissance », « coup d’envoi » du Dasein. Seul l’étant qui se trouve « entre » la naissance et la mort représente le tout que nous recherchons. Ainsi, l’orientation qu’a suivie jusqu’ici l’analytique est restée « unilatérale », et cela bien qu’elle ait été tendue vers l’être-total en train d’exister, et en dépit d’une explicitation de ce qu’est l’être-destinalisé-par-la-mort, qu’il soit authentique ou inauthentique dans sa manière d’être. Le Dasein n’a été le thème de cette analytique que comme s’il n’existait que « vers l’avant » et laissait « derrière soi » tout ce qu’il avait été. Ce n’est pas seulement l’être-ayant-la-naissance-derrière-soi qui est resté en dehors de notre examen, mais c’est encore, et avant tout, l’étirement du Dasein entre la naissance et la mort. C’est donc précisément la « cohésion de la vie », ensemble dans lequel pourtant se tient en permanence le Dasein que l’on a laissé passer dans l’analyse de l’être-total. (72.al. 3)
En ce cas, même si, sur le plan ontologique, ce que nous venons d’évoquer en tant que « cohésion » entre la naissance et la mort est obscur, ne nous faut-il pas reprendre le point de départ qui fait de la temporalité le sens d’être du Dasein ? À moins que ce ne soit la temporalité, telle que nous l’avons mise en évidence, qui fournisse la base pour apporter une direction claire à la question ontologique de cette « cohésion » ? Peut-être est-ce déjà progresser dans le champ de ces investigations que d’apprendre à ne pas prendre ces problèmes trop à la légère. (72.al. 4)
Quoi « de plus simple » en apparence que de caractériser la « cohésion de la vie » entre la naissance et la mort ? Cet ensemble cohérent se compose d’une succession de vécus « dans le temps ». S’attache-t-on à pénétrer plus avant cette caractérisation de l’ensemble cohérent et, avant tout, celle du préjugé ontologique qui lui est attaché, que s’ensuit aussitôt quelque chose d’étrange. Dans cette succession de vécus, ce qui est « effectif », ce n’est à chaque fois que le vécu qui demeure « dans le moment présent ». Les vécus révolus ne sont plus « effectifs » et les vécus qui vont survenir ne le sont pas encore. En le parcourant, le Dasein mesure le laps de temps qui lui est accordé entre deux limites et cela de telle manière que, n’étant à chaque fois « effectif » que dans le maintenant, il parcourt son « temps » en passant d’un maintenant à un autre maintenant. C’est pourquoi on dit du Dasein qu’il est « temporel ». En dépit de ce changement continuel des vécus, le soi-même se maintient dans une certaine mêmeté. Lorsqu’il s’agit de déterminer la nature de cette permanence et son rapport possible au changement des vécus, les opinions divergent. L’être de cet ensemble cohérent, permanent et changeant à la fois, des vécus reste indéterminé. Mais au fond, lorsqu’on caractérise de la sorte la cohésion de la vie, qu’on souscrive ou non à cette interprétation, ce que l’on pose au départ, c’est un étant substantiel « dans le temps », même quand on souligne qu’il s’agit d’un étant qui, bien sûr, « ne participe pas des choses ». (72.al. 5)
Eu égard à ce qui, en tant que sens d’être du souci, a été élaboré sous l’intitulé de temporalité, il ressort que, dès lors que l’on suit l’explicitation courante du Dasein dans les limites de ce qu’elle autorise, il est non seulement impossible de mener à bien une véritable analyse ontologique de l’étirement du Dasein entre la naissance et la mort, mais il est même impossible d’engager cette analyse en posant le problème qui l’appelle. (72.al. 6)
En effet, le Dasein n’existe pas en tant que cumul des effectivités momentanées de vécus qui arrivent à la suite les uns des autres et disparaissent de même. Une telle séquence ne remplit pas davantage, petit à petit, un cadre qui serait celui de l’existence totale du Dasein. Comment, en effet, ce cadre pourrait-il être substantiel, alors que seul le vécu « actuel » est « effectivement » et que les limites du cadre, à savoir la naissance et la mort, la première en tant que ce qui est révolu, la seconde en tant que ce qui arrivera, sont privées d’effectivité ? Au fond, même la conception courante de la « cohésion de la vie » ne pense pas à un cadre tendu « au-dehors » du Dasein et qui enserrerait ce dernier. Elle cherche au contraire, et non sans raison, un tel cadre dans le Dasein lui-même. Toutefois, poser implicitement que l’ontologie de cet étant correspond à l’ontologie d’un étant substantiel « dans le temps » condamne toute tentative qui viserait à caractériser ontologiquement l’être « entre » la naissance et la mort. (72.al. 7)
En traversant les phases de ses effectivités momentanées, le Dasein est bien loin de remplir une voie toute tracée et un « parcours de vie » qui seraient semblables à des étants substantiels ; au contraire, c’est soi-même que le Dasein étire, et cela de telle manière que c’est son propre être qui se constitue en tant qu’étirement. Dans l’être du Dasein se trouve déjà l’« entre-deux » qui est en relation à la naissance et à la mort. Le Dasein n’« est » en aucun cas effectif en un certain point du temps ni, de surcroît, « borné » par la non-effectivité de sa naissance et de sa mort. Comprise existentialement, la naissance n’est pas quelque chose de révolu, au sens de quelque chose qui ne serait plus substantiel, et à la mort ne convient pas davantage le mode d’être d’une réserve d’être qui ne serait pas encore substantielle, mais celui d’une possibilité qui arrivera. C’est de naissance que le Dasein en situation existe, et c’est en situation qu’il trépasse en tant qu’être-destinalisé-par-la-mort. Les deux « extrémités », ainsi que leur « entre-deux », sont, et cela aussi longtemps que le Dasein existe effectivement, et elles sont comme cela est uniquement possible, à savoir sur la base de l’être du Dasein en tant que souci. Dans l’unité que forment l’être-jeté-là et l’être-destinalisé-par-la-mort, qu’il fuie la mort ou qu’il la devance, la naissance et la mort conformes à ce qu’est le Dasein « s’enchaînent ». En tant que souci, le Dasein est l’« entre-deux ». (72.al. 8)
C’est dans la temporalité que l’intégralité de la constitution du souci trouve la raison de son unité. Pour éclaircir ontologiquement la « cohésion de la vie », c’est-à-dire son étirement, la mobilité et la permanence spécifiques au Dasein, il faut par conséquent que nous nous placions dans l’horizon de la constitution temporelle de cet étant. La mobilité de l’existence n’est pas le mouvement d’un étant substantiel. Elle se détermine à partir de l’étirement du Dasein. La mobilité spécifique du Dasein, qui repose dans son étirement, nous l’appelons son historicisation. Dégager la structure de l’historicisation ainsi que les conditions de possibilité de ladite structure en tant qu’existential signifie conquérir une compréhension ontologique de l’historicité. (72.al. 9)
Avec l’analyse de la mobilité et de la permanence qui sont spécifiques au Dasein et propres à son historicisation, l’investigation est ramenée au problème que nous avons effleuré avant de dégager la temporalité : la question du maintien de soi-même que nous avions déterminé comme étant l’ipséité du Dasein |§ 64|. Le maintien de soi est un mode d’être du Dasein fondé dans une temporalisation spécifique de la temporalité. L’analyse de l’historicisation nous conduit ainsi à une investigation prenant pour thème la temporalisation de la temporalité en elle-même. (72.al. 10)
Si la question de l’historicité ramène à de telles « origines » cela signifie qu’une décision concernant le lieu du problème de l’histoire a déjà été prise. Ce lieu ne saurait être l’historiographie en tant que science de l’histoire. Même si le mode de traitement théorique et scientifique du problème de l’« histoire » ne se limite pas à viser la clarification de la saisie du point de vue « épistémologique » de l’histoire (Simmel), ou à viser la logique de la construction des concepts propres à l’exposé historique (Rickert), même si ce mode de traitement s’oriente également sur le « côté objectif » de l’histoire, celle-ci n’est ici accessible en tant qu’objet que par la médiation d’une science. Le phénomène qui est à la base de l’histoire, phénomène qui, du fait de la narration d’histoire, est sous-jacent à toute thématisation possible est ainsi irrémédiablement mis de côté. Comprendre comment l’histoire peut devenir source possible d’une narration implique de comprendre le mode d’être de ce qui est historique qui, lui-même, ne peut être tiré que de l’historicité et de son enracinement dans la temporalité. (72.al. 11)
La nature même de la tâche qui consiste à éclaircir l’historicité depuis la temporalité, et de le faire originellement depuis la temporalité authentique, implique que cette tâche ne puisse emprunter que la voie d’une construction phénoménologique |§ 63|. Il faut que la constitution ontologique existentialement fondée de l’historicité soit d’abord conquise en s’opposant au poids de l’explicitation courante de l’histoire du Dasein qui est ici dissimulatrice. La construction existentiale de l’historicité trouve ses points d’appui dans la compréhension courante du Dasein d’une part et dans les structures existentiales que nous avons conquises jusqu’ici, d’autre part. (72.al. 12)
C’est donc en commençant par caractériser les concepts courants de l’histoire que notre investigation va se procurer une orientation concernant les moments qui, pour l’histoire, passent communément pour déterminants. À cette occasion, il faut que devienne clair ce que nous abordons originellement sous le qualificatif d’historique. Ce faisant, nous aurons indiqué où se place l’enjeu de l’exposition du problème ontologique de l’historicité. (72.al. 13)
L’interprétation du pouvoir-être-total authentique du Dasein et l’analyse du souci en tant que temporalité est le fil conducteur de l’élaboration de l’historicité comme existential. La transposition existentiale de l’historicité du Dasein ne fait que révéler ce qui est caché dans la temporalisation de la temporalité. Du fait de l’enracinement de l’historicité dans le souci, le Dasein existe en tant qu’historique, que cette existence soit authentique ou inauthentique. Ce qui, sous le titre de quotidienneté, était pour l’analytique existentiale du Dasein envisagé comme horizon immédiat va se préciser comme étant l’historicité inauthentique du Dasein. (72.al. 14)
L’ouverture et l’explicitation font par essence partie des conditions de possibilité de l’historicisation du Dasein. C’est de ces modes d’être (ouverture et explicitation) de l’étant qui existe historiquement que naît et se développe la possibilité existentielle d’une ouverture et d’une saisie explicites de l’histoire. La thématisation, c’est-à-dire l’ouverture historique de l’histoire, présuppose qu’une « édification du monde historique au sein des sciences humaines » soit possible. L’interprétation existentiale de la narration d’histoire en tant que science a pour but de montrer que sa provenance ontologique est l’historicité du Dasein. Ce n’est qu’en partant de là que se dessinent les frontières à l’intérieur desquelles une théorie de la science historique axée sur l’activité scientifique historique facticielle est autorisée à s’exposer aux interrogations portant sur son mode de questionnement. (72.al. 15)
L’analyse de l’historicité du Dasein montre que cet étant n’est pas temporel parce qu’il « se tient dans l’histoire », mais que c’est, à l’inverse, parce qu’au fond de son être il est temporalité, qu’il est historique et, partant, concerné par l’histoire. (72.al. 16)
Il faut cependant aussi que le Dasein soit appelé « temporel » au sens de l’être « dans le temps ». Car même s’il n’a pas élaboré une narration d’histoire, le Dasein en situation a besoin de faire usage de calendriers et d’horloges. Ce qui advient « de lui », il en fait l’expérience comme advenant « dans le temps ». De la même façon, les processus de la nature, qu’elle soit vivante ou inerte, sont présents « dans le temps ». Ils sont intratemporels. C’est pourquoi il serait tentant de faire précéder l’exposé de la connexion entre l’historicité et la temporalité par l’analyse montrant que la temporalité est à l’origine du « temps » de l’être-pris-dans-le-temps (que nous avons reportée au prochain chapitre) |§ 80|. Toutefois, afin d’ôter son « évidence » et son exclusivité apparentes à la caractérisation courante de ce qui est historique, caractérisation qui est établie sur la base du temps de l’être-pris-dans-le-temps, il convient tout d’abord de montrer que l’historicité « découle » de la temporalité originelle du Dasein. Mais dans la mesure où le temps de l’être-pris-dans-le-temps « découle » lui aussi de la temporalité « originelle » du Dasein, l’historicité et l’être-pris-dans-le-temps s’enracinent dans la même origine. L’explicitation courante du caractère temporel de l’histoire, dans les limites qui sont les siennes, préserve ainsi son droit. (72.al. 17)
Après cette première caractérisation de la marche à suivre qui part de la temporalité pour parvenir à l’exposition ontologique de l’historicité, est-il besoin de préciser que l’investigation qui va suivre ne prétend nullement résoudre le problème de l’histoire ? La pauvreté des moyens « catégoriaux » utilisables et la précarité des premiers horizons ontologiques deviennent d’autant plus aigus que le problème de l’histoire est reconduit vers son enracinement originel. La réflexion qui suit se contente d’indiquer le lieu ontologique du problème de l’historicité. Ce qui lui importe est seulement de favoriser l’appropriation, qui n’est encore qu’une perspective pour la génération présente, des recherches de Dilthey. (72.al. 18)
L’exposition du problème existential de l’historicité qui est délimité par la visée de l’ontologie fondamentale sera ordonnée ainsi : la compréhension courante de l’histoire et l’historicité du Dasein (§ 73) ; la constitution fondamentale de l’historicité (§ 74) ; l’historicité du Dasein et le monde considéré comme histoire (§ 75) ; l’origine existentiale de la narration historique tirée de l’historicité du Dasein (§ 76) ; la connexion de la présente exposition du problème de l’historicité avec les recherches de W. Dilthey et les idées du comte Yorck (§ 77). (72.al. 19)
§ 73 La compréhension courante de l’histoire et l’historicité du Dasein (12 al.)
Notre but est ici d’ouvrir la question de l’essence originelle de l’histoire dont l’enjeu est l’élaboration de la structure existentiale de l’historicité. Ce qui nous désigne ce point de questionnement est ce qui est originellement historique. C’est pourquoi notre réflexion commencera par caractériser ce que, dans l’explicitation courante du Dasein, l’on entend par les expressions d’« histoire » et d’« historique ». Ces expressions sont plurivoques. (73.al. 1)
L’équivoque la plus évidente du terme d’« histoire », équivoque qui est souvent aperçue mais n’est pourtant le résultat que d’une compréhension « approximative », s’annonce par le fait que ce terme désigne non seulement l’« effectivité historique » (ce qui a eu lieu) mais aussi la science possible de cette effectivité (la connaissance de ce qui a eu lieu par une narration). Pour l’instant nous mettons de côté l’« histoire » prise au sens de narration et d’historiographie (discussion sur la manière d’écrire l’histoire). (73.al. 2)
Parmi les significations de l’expression « histoire » qui ne visent ni l’histoire en tant que narration ni la science de l’histoire, mais qui visent l’histoire d’un étant lui-même, sans que cet étant soit nécessairement objectivé, il en est une qui revendique un usage remarquable, c’est celle dans laquelle cet étant est compris comme ce qui est révolu. Cette signification s’annonce dans la façon suivante de parler : « ceci fait partie de l’histoire ». En l’occurrence, « ce qui est révolu » veut ici d’abord dire : ce qui n’est plus substantiel. Ou bien même veut dire : ce qui certes est encore substantiel, mais qui n’est plus que dans la mémoire et n’est plus « présent » sauf, éventuellement, sous forme d’« influence ». Il est vrai, cependant, que ce qui est historique a également la signification opposée, laquelle se manifeste lorsque nous disons : « on ne peut échapper à l’histoire ». Dans ce dernier cas, l’histoire désigne toujours ce qui est révolu, mais comme continuant néanmoins à être agissant. Comme toujours, ce qui est historique dans ce qui est révolu est compris en rapport à une influence, qu’elle soit positive ou négative, sur le « présent », ce dernier étant pris au sens de ce qui est effectif « maintenant » et « aujourd’hui ». Le « passé révolu » a dans ce cas encore un remarquable double sens. Ce qui est révolu appartient irrémédiablement au temps antérieur. Le révolu a fait partie des événements d’un temps passé, et malgré cela, il peut encore être substantiel, « maintenant », comme le sont, par exemple, les restes d’un temple grec. Avec ce dernier, un « morceau du passé révolu » est encore « présent ». (73.al. 3)
L’histoire peut aussi être comprise comme ne désignant pas tant le « passé » au sens de ce qui est révolu, mais comme désignant ce qui provient de lui. Ce qui « a une histoire » s’enchaîne avec un devenir. L’« évolution » est alors tantôt un essor, tantôt un déclin. Ce qui, de la sorte, « a » une « histoire », peut également en « faire » une. « Faisant époque », il détermine « présentement » un « avenir ». L’histoire signifie ici un enchaînement d’événements et un « enchaînement d’influences », lesquels se prolongent à travers le « passé révolu » pour atteindre le « présent » et préfigurer l’« avenir ». En l’occurrence, le passé révolu n’a pas de primauté particulière. (73.al. 4)
L’histoire signifie encore le tout de l’étant qui se transforme « dans le temps », et elle signifie même, à la différence de la nature qui, elle aussi, se meut « dans le temps », les vicissitudes et les destinées d’hommes, de groupements humains et de leur « culture ». Dans ce cas, ce que désigne l’histoire, ce n’est pas tant le mode d’être, le cours des événements ; c’est plutôt, étant donné que l’existence de l’homme est essentiellement déterminée par l’« esprit » et la « culture », la région de l’étant que l’on distingue de la nature, quand bien même cette dernière appartient également, d’une certaine façon, à l’histoire comprise de la sorte. (73.al. 5)
Et enfin, est considéré comme « historique » ce qui est traditionnel en tant que tel, que cela soit historiquement connu ou que cela soit repris comme allant de soi et caché quant à sa provenance. (73.al. 6)
Si nous rassemblons, dans une formulation ramassée, les quatre significations qui viennent d’être évoquées, il s’ensuit alors ceci : l’histoire est le résultat de l’historicisation spécifique du Dasein qui existe, se produisant dans le temps, de telle sorte que l’historicisation de ce qui est « révolu » dans l’être-l’un-avec-l’autre, qui en même temps est « transmis » et continue d’avoir de l’influence, vaut comme étant l’histoire au sens fort du mot. (73.al. 7)
Ce qui relie ces quatre significations les unes aux autres, c’est qu’elles se rapportent à l’homme comme étant le « sujet » des événements. Comment convient-il de déterminer le caractère d’historicisation qu’ont ces derniers ? L’historicisation est-elle une succession de processus, est-elle le fait que surgissent et disparaissent tour à tour des incidents ? De quelle manière cette historicisation de l’histoire appartient-elle au Dasein ? Le Dasein commence-t-il par être déjà de fait « substantiel », pour ensuite tomber occasionnellement « dans une histoire » ? Le Dasein ne devient-il historique qu’en étant étroitement mêlé à des circonstances et à des incidents ? Ou bien l’être du Dasein est-il en premier lieu constitué par l’historicisation, et cela au point que c’est uniquement parce que le Dasein, dans son être, est historique, que sont ontologiquement possibles des choses telles que des circonstances, des incidents et des destinées ? Pour quelle raison, dans le Dasein qui advient « dans le temps » – car telle est sa caractérisation « temporelle » – est-ce précisément sur la fonction du passé révolu qu’on met l’accent ? (73.al. 8)
Si l’histoire appartient à l’être du Dasein, mais si cet être est fondé dans la temporalité, il est alors tentant de commencer l’analyse existentiale de l’historicité par les caractères que présente ce qui est historique, lesquels ont de toute évidence un sens temporel. Pour ce faire, il convient de préparer l’exposition de la constitution fondamentale de l’historicité en caractérisant plus nettement la primauté qu’a le « passé révolu » dans le concept de l’histoire. (73.al. 9)
Des « antiquités » mises en dépôt au musée, du mobilier par exemple, appartiennent à un « temps révolu » et sont pourtant encore substantiellement dans le « présent ». Dans quelle mesure cet outil est-il historique, alors qu’il n’est pourtant pas encore révolu ? Serait-ce par hasard seulement parce qu’il est devenu objet d’intérêt historique, autrement dit serait-ce parce qu’il relève de la préservation de ce qui est antique et de l’étude des civilisations ? Mais un outil de ce type ne peut être un objet historique que parce que, en lui-même, il est en quelque manière historique. La question se réitère donc : de quel droit, alors qu’il n’est pourtant pas révolu, qualifions-nous ce type d’étants d’historiques ? Ou bien ces « choses », bien qu’elles soient aujourd’hui encore substantiellement présentes, ont-elles néanmoins « en elles quelque chose de révolu » ? Elles qui sont substantielles, sont-elles donc encore ce qu’elles étaient ? Manifestement, les « choses » en question se sont altérées. « Au cours du temps », l’outil est devenu fragile et s’est abîmé. Mais ce n’est pas dans ce caractère périssable, lequel se poursuit même pendant la présence substantielle de l’outil au musée, que réside le caractère spécifique du passé révolu ; ce n’est pas cela qui en fait quelque chose d’historique. Mais alors, qu’est-ce donc, dans l’outil, qui est révolu ? Ces « choses », qu’étaient-elles donc qu’elles ne sont plus aujourd’hui ? Elles sont encore des outils, à fonction bien précise – mais qui ne sont plus en usage. Mais supposons qu’elles fussent encore aujourd’hui en usage, comme le sont de nombreux outils ménagers acquis par héritage, seraient-elles alors encore historiques ? Qu’elles soient en usage ou qu’elles ne le soient plus, elles ne sont néanmoins plus ce qu’elles étaient. Qu’est-ce alors qui est « révolu » ? Rien d’autre que le monde à l’intérieur duquel ces outils faisaient partie d’un complexe d’outils qui, en tant qu’étants utilisables, faisaient encontre au Dasein, et dont, en tant qu’être-au-monde préoccupé, ce dernier faisait usage. Le monde en question n’est plus. Mais ce qui autrefois était intramondain est encore substantiel. C’est en tant qu’outil ayant appartenu à un monde que l’étant maintenant encore substantiel peut malgré tout appartenir au « passé révolu ». Mais que signifie ce fait qu’un monde ne soit plus ? Il n’est de monde que par le mode d’être du Dasein existant, lequel, en tant qu’être-au-monde, est en situation. (73.al. 10)
Le caractère historique des antiquités encore sauvegardées est donc fondé dans le « passé révolu » du Dasein au monde de qui elles appartenaient. Par conséquent, seul le Dasein « révolu » serait historique, mais non le Dasein « présentement présent ». Cependant, le Dasein en général peut-il être révolu, dès lors que nous définissons ce qui est « révolu » comme étant ce qui n’est « désormais plus substantiel » ou bien ce qui n’est « désormais plus utilisable » ? Il est manifeste que le Dasein ne peut jamais être révolu, non pas parce qu’il est impérissable, mais parce que, par essence, il ne peut jamais être substantiel, et plus encore parce que s’il est, alors il existe. Or, au sens ontologique strict, un Dasein qui n’existe plus n’est pas un Dasein révolu, mais c’est un Dasein qui-fut-là. Les antiquités encore substantiellement présentes ont le caractère de « passé révolu » et de « ce qui relève de l’histoire » ; elles ont ce caractère en raison de leur appartenance à ce qui était utilisable dans ce monde et du fait qu’elles proviennent d’un monde qui a été celui d’un Dasein qui-fut-là. Ce qui primairement est historique, c’est le Dasein. Mais le Dasein ne devient-il historique qu’à partir du moment où il n’est plus là ? Ou bien n’est-il précisément historique qu’en tant qu’il existe effectivement ? Est-ce seulement au sens de ce-qui-fut-là que le Dasein est un étant qui a été ou bien est-ce en tant qu’étant présentifiant ce qui relève de l’avenir, c’est-à-dire est-ce dans la temporalisation de sa temporalité, qu’il est un étant qui-fut ? (73.al. 11)
De cette analyse préalable de l’outil qui appartient bien à l’histoire, mais encore substantiel et quoique dans une certaine mesure « révolu », il ressort qu’un étant de ce type n’est historique qu’en raison du fait qu’il a appartenu à un monde. Mais c’est parce qu’il constitue une détermination d’être du Dasein que le monde a le mode d’être de ce qui est historique. En outre, la chose suivante apparaît : le « passé révolu » est une détermination temporelle n’ayant pas un sens univoque et qui diffère manifestement du ce-qui-fut constitutif de l’unité des ekstases de la temporalité. Mais de ce fait, en définitive, l’énigme ne fait que s’approfondir : pourquoi est-ce précisément le ce-qui-fut qui détermine principalement ce qui est historique là où pourtant c’est co-originellement avec la présentification-du-là et le voir-venir que le ce-qui-fut se temporalise ? (73.al. 12)
Ce qui primairement est historique – nous l’affirmons – c’est le Dasein. Toutefois, est historique au second degré l’étant intramondain présent, pas seulement l’outil utilisable, au sens le plus large, mais aussi la nature en tant que monde ambiant, la nature en tant que « sol historique ». L’étant qui, alors qu’il n’est pas à la hauteur de ce qu’est le Dasein, est historique au second degré, donc en raison du fait qu’il a appartenu à un monde, nous l’appelons l’étant témoin-historique-d’un-monde. Il est possible de montrer que le concept courant de l’« histoire universelle » provient précisément du fait que l’on est axé sur cet historique au second degré. Ce n’est pas avant tout en raison d’une objectivation historique que l’étant témoin-historique-d’un-monde est historique ; s’il l’est, c’est au contraire en tant que l’étant qui est présent est en lui-même historique au second degré que nous venons de définir. (73.al. 13)
L’analyse du caractère historique d’un outil qui est encore substantiel n’a pas seulement reconduit au Dasein comme étant primairement historique, mais elle a également rendu douteux qu’il convienne d’axer la caractérisation temporelle de ce qui est historique en général en priorité sur l’être-dans-le-temps d’un étant substantiel. Ce n’est pas en remontant vers un passé révolu toujours plus éloigné que l’étant devient « plus historique », et cela de telle sorte que le plus ancien serait le plus authentiquement historique. Mais si l’écart « temporel » par rapport au maintenant et à l’époque actuelle n’a aucune signification primairement constitutive de l’historicité de l’étant historique, ce n’est pas parce que ce dernier n’est pas « dans le temps », ce n’est pas parce qu’il est atemporel, mais c’est parce qu’il existe de façon si originellement temporelle que, du fait de sa nature ontologique, il ne peut jamais être un étant substantiel « dans le temps » qui disparaît ou qui survient. (73.al. 14)
Voilà, dira-t-on, des réflexions inutilement compliquées. Que le Dasein humain soit au fond le « sujet » premier de l’histoire, personne ne le nie, et le concept courant de l’histoire que nous avons mentionné le dit de façon suffisamment claire. Certes, mais avancer la thèse : le Dasein est « historique », ce n’est pas seulement penser au fait originel ontique suivant lequel l’homme représente un « atome » plus ou moins important dans l’agitation qu’est l’histoire universelle et reste le jouet des circonstances et des événements, mais c’est poser le problème suivant : dans quelle mesure, et dans quelles conditions ontologiques, l’historicité en tant qu’elle est constitutive de l’essence du sujet, détermine-t-elle la subjectivité du sujet ? (lequel sujet pourra donc être dit « historique ») (73.al. 15)
§ 74 La constitution fondamentale de l’historicité (13 al.)
Tout Dasein a son « histoire » et s’il peut avoir quelque chose de tel c’est parce l’historicité constitue l’être de cet étant. Cette thèse, il convient de la justifier afin d’exposer le problème ontologique de l’histoire et d’en dégager le caractère d’existential. L’être du Dasein, nous l’avons déterminé comme étant le souci. Et le souci s’est avéré être fondé dans la temporalité. C’est donc dans le périmètre de la temporalité qu’il nous faut nous mettre à la recherche d’une historicisation qui détermine l’existence en tant qu’historique. Dès lors, l’interprétation de l’historicité du Dasein apparaît comme une élaboration plus concrète de la temporalité. Celle-ci, nous l’avons tout d’abord fait apparaître en tenant compte uniquement du mode d’être authentique qui a été caractérisée comme l’être-résolu à lui-même qui devance l’angoisse. Dans quelle mesure trouve-t-on en cet être une historicisation propre du Dasein ? (74.al. 1)
L’être résolu a été déterminé comme se projetant vers son être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même se taisant et prêt à l’angoisse |§ 60|. C’est en tant qu’être-résolu qui devance l’angoisse que le Dasein conquiert son authenticité |§ 62|. Dans cet être-résolu, et s’agissant de son pouvoir-être, le Dasein se comprend à ce point qu’il se présente face à la mort, et ce afin d’assumer totalement, dans son être-jeté-là, l’étant qu’il est. Pour le Dasein, la prise en charge résolue du « là » facticiel qui est sien signifie en même temps, dans la situation-d’action, la résolution à soi-même. Ce à quoi le Dasein se décide effectivement, l’analyse existentiale est radicalement incapable d’en discuter. C’est que la présente investigation exclut de son objet la projection existentielle dans les possibilités facticielles de l’existence. Malgré cela, il faut poser la question : d’où peuvent bien être tirées les possibilités vers lesquelles le Dasein se projette effectivement ? Le fait que, en devançant, le Dasein se projette vers la possibilité indépassable de l’existence, la mort, ne garantit que la complétude et l’authenticité de l’être-résolu. Or les possibilités effectivement ouvertes de l’existence ne sauraient être tirées de la mort. Et cela d’autant moins qu’en devancer la possibilité ne signifie pas spéculer sur celle-ci, mais signifie revenir vers le là facticiel. La prise en charge de l’être-jeté-là dans le monde du soi-même va-t-elle ouvrir un horizon auquel l’existence arracherait ses possibilités facticielles ? N’avons-nous pas dit |§ 60| que le Dasein ne pouvait jamais revenir en deçà de son être-jeté-là ? Mais avant de décider si le Dasein tire ou non ses possibilités d’existence authentiques de l’être-jeté-là, il nous faut nous assurer de la pleine possession du concept porteur d’une détermination d’être fondamentale qu’est le souci. (74.al. 2)
Jeté-là, le Dasein est livré à lui-même et à son pouvoir-être en tant qu’être-au-monde. Jeté-là, il dépend d’un « monde » et il existe avec d’autres. Initialement et généralement, le soi-même est perdu dans le on. Il se comprend à partir des possibilités d’existence qui « ont cours » dans l’état d’explicitation public « moyen » du Dasein conforme à l’époque. La plupart de ces possibilités, l’équivocité les rend méconnaissables, mais elles sont cependant bien connues. La compréhension existentielle propre se soustrait si peu à l’état d’explicitation conventionnel que c’est à partir de cet état, et en opposition à cet état, et pourtant pour y faire retour, que, en prenant une résolution, le Dasein se saisit de la possibilité qu’il s’est choisie. (74.al. 3)
L’être-résolu dans lequel le Dasein revient vers soi-même ouvre les possibilités facticielles du moment qu’a le Dasein d’exister authentiquement à partir de l’héritage que, en tant qu’il a été jeté-là, il assume. Le retour résolu du Dasein vers son être-jeté-là abrite en soi le fait qu’il se lègue des possibilités venues de traditions, quoiqu’il ne se les lègue pas nécessairement comme étant explicitement des traditions. Si tout « bien » a la nature d’un héritage, et si ce qu’il a de « bon » tient au fait qu’il rend possible une existence authentique, alors, dans l’être-résolu, se constitue l’acte de transmettre un héritage. Plus le Dasein prend ses décisions authentiquement, c’est-à-dire dans un devancement lucide de la mort, plus il se comprend sans équivoque à partir de la possibilité qui est la plus authentiquement sienne, et plus les choix qu’il fait des possibilités de son existence sont clairs et non occasionnels. Seul le devancement de la mort expulse toute possibilité occasionnelle et « provisoire ». Seul l’être-libre pour la mort donne au Dasein son but et lance l’existence dans sa finitude. Dès lors qu’il a saisi la finitude de l’existence, le Dasein s’arrache à la diversité sans fin des possibilités immédiates qui s’offrent à lui de vivre selon son bon plaisir, de prendre les choses à la légère, de se dérober dans le divertissement, et il est porté dans la simplicité de son destin. C’est ainsi que nous désignons l’historicisation originelle du Dasein, historicisation qui réside dans l’être-résolu authentique dans lequel le Dasein, étant libre pour la mort, se lègue à lui-même une possibilité dont il a hérité, mais qu’il a néanmoins choisie. (74.al. 4)
La seule raison pour laquelle le Dasein peut être atteint par les coups du sort, c’est qu’au fond de son être, il est destin, au sens que l’on vient de caractériser. Dès lors qu’il existe en assumant son destin, résolu à se léguer à lui-même, le Dasein, en tant qu’être-au-monde, est ouvert en ceci qu’il « devance » tant les circonstances « heureuses » que la cruauté des revers. Le destin ne résulte pas en premier lieu du fait que le Dasein se heurte aux circonstances et aux incidents. Même le Dasein irrésolu en est tourmenté plus encore que celui qui s’est choisi, et pourtant le Dasein irrésolu ne peut « avoir » de destin. (74.al. 5)
Alors qu’en devançant librement la mort, le Dasein laisse celle-ci asseoir sa puissance sur lui, il se comprend dans le surcroît particulier de puissance que lui vaut sa liberté finie, et cela afin d’assumer sa liberté, laquelle n’« est » jamais que le fait d’avoir choisi ce qui était déjà choisi en lui, reconnaissant ainsi sa non-puissance par son abandon à lui-même et par le fait qu’il ait à devenir pleinement lucide face aux aléas de la situation-d’action qui a été ouverte. Si, en tant qu’être-au-monde, le Dasein qui assume son destin existe essentiellement dans l’être-avec en commun avec les autres, son historicisation est commune avec eux, et il est alors déterminé comme étant sa destinée. Par là, nous désignons l’historicisation de la communauté, du peuple. La destinée, ce n’est pas l’assemblage des destins individuels, pas plus que l’être-l’un-avec-l’autre ne peut être conçu comme étant la co-occurrence de plusieurs sujets |§ 26|. Dans l’être-l’un-avec-l’autre au sein du même monde et dans l’être-résolu à des possibilités précises, les destins sont d’entrée de jeu guidés. Ce n’est que dans la communication et dans le combat que se libère la puissance de la destinée. La destinée du Dasein assumée comme son destin dans sa « génération » et avec elle constitue l’historicisation pleine et authentique du Dasein |Sur le concept de « génération », W. Dilthley, Sur l’étude de l’histoire des sciences de l’homme, de la société et de l’État, œuvres complètes, tome V (1924), p. 36-41|. (74.al. 6)
Le destin, c’est la sur-puissance d’une non-puissance authentique facticiellement assumée, prête à l’adversité, se taisant, et prête même à l’angoisse de se projeter vers son propre être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même ; en tant qu’il est tel, le destin a, comme condition de possibilité ontologique, la constitution d’être qu’est le souci, c’est-à-dire la temporalité. Ce n’est que si, dans l’être d’un étant, le fait d’être destinalisé-par-la-mort, l’être-en-dette vis-à-vis-de-soi-même, la voix-de-la-conscience, la liberté et la finitude cohabitent, comme il en va co-originellement dans le souci, que cet étant peut exister sur le mode du destin, c’est-à-dire être, au fond de son existence, historique. (74.al. 7)
Seul un étant qui, par essence, dans son être est à venir, de telle sorte qu’étant libre pour sa mort, il peut, en venant se briser contre elle, la garder présente dans la facticité de son là, c’est-à-dire seul un étant qui, en tant qu’il est voir-venir et co-originellement ce-qui-fut, peut, se léguant à soi-même la possibilité qu’il a reçue en héritage, assumer l’être-jeté-là qui est le sien et être, pour son temps et dans l’instant. Seule la temporalité authentique, qui est en même temps finie, rend possible quelque chose de tel que le destin, c’est-à-dire l’historicité authentique. (74.al. 8)
Que l’être-résolu sache expressément d’où proviennent les possibilités vers lesquelles il se porte n’est pas indispensable. Toutefois, il y a bien dans la temporalité du Dasein, et en elle seulement, une possibilité d’aller rechercher, dans la compréhension de la tradition à laquelle se rattache le Dasein, le pouvoir-être existentiel vers lequel celui-ci se porte. L’être-résolu qui revient en arrière vers soi, qui se lègue à soi, devient alors la réinstanciation d’une possibilité d’existence qui a été reçue. La réinstanciation est la relance d’une tradition expressément identifiée, c’est-à-dire le retour dans les possibilités qu’a eues le Dasein qui-fut-là. Sur le plan existential, la réinstanciation authentique d’une possibilité d’existence qui a été – autrement dit le fait pour le Dasein de se choisir des héros – est fondée dans l’être-résolu qui devance ; car ce n’est qu’en ce dernier qu’est choisi le choix qui rend le Dasein libre pour prendre la suite du combat et pour rester fidèle à ce qui peut être réactivé. Néanmoins, se léguer, en la répétant, une possibilité qui a été, ce n’est pas ouvrir le Dasein qui a été là afin de le réaliser à nouveau. Réinstancier, ce n’est ni rétablir ce qui est « révolu », ni ré-enchaîner le « présent » à ce qui est « dépassé ». Prenant sa source dans un Dasein qui se projette soi-même résolument, la réinstanciation ne se laisse pas convaincre par ce qui « est révolu » de laisser ledit révolu revenir en tant que ce qui a été autrefois. La réinstanciation donne bien plutôt la réplique à la possibilité de l’existence qui a été là. Dans la résolution toutefois, la réplique à la possibilité, en tant que ladite réplique est à la façon dont est l’instant, est également la révocation de ce qui, en tant que « passé révolu », se répercute pleinement dans l’aujourd’hui. Pas plus qu’elle ne s’abandonne à ce qui est révolu, la réinstanciation n’a pour visée un progrès. Les deux attitudes que sont l’abandon au passé et la visée du progrès sont indifférentes pour l’existence authentique. (74.al. 9)
Nous caractérisons la réinstanciation comme le mode de l’être-résolu qui se lègue à soi et par lequel le Dasein existe en tant que destin. Mais si le destin constitue l’historicité originelle du Dasein, alors ce qui pèse fondamentalement dans l’histoire ne réside ni dans ce qui est révolu, ni dans l’aujourd’hui et dans ce qui « enchaîne » ce dernier à ce qui est révolu, mais dans l’historicisation authentique qu’est l’existence, laquelle prend sa source dans le voir-venir du Dasein. En tant que mode d’être du Dasein, c’est par essence que l’histoire plonge ses racines dans le voir-venir, si bien que la mort, en tant que possibilité du Dasein, renvoie l’existence qui devance vers l’être-jeté-là de la facticité qui lui est propre, et ce n’est qu’ainsi qu’elle confère à ce-qui-fut la primauté spécifique qu’il a dans ce qui est historique. La raison cachée de l’historicité du Dasein, c’est l’être-destinalisé-par-la-mort, c’est-à-dire la finitude de la temporalité. Ce n’est pas dans la réinstanciation que le Dasein, en premier lieu, devient historique, mais c’est parce qu’il est historique qu’il peut, par la réinstanciation, assumer son histoire. Et pour cela, il n’est besoin d’aucune historiographie. (74.al. 10)
Le fait, inhérent à l’être-résolu, qu’en devançant l’angoisse il se lègue à soi dans le là de l’instant, nous le nommons le destin. Dans celui-ci est simultanément fondée la destinée, terme par lequel nous comprenons l’historicisation du Dasein dans son être-avec en commun avec les autres. Dans la réinstanciation, le Dasein qui assume son destin peut être expressément ouvert par son attachement à ce qu’il a reçu en héritage. C’est la réinstanciation qui rend au Dasein sa propre histoire manifeste. L’historicisation et l’être-ouvert sont fondés existentialement dans le fait que le Dasein est ouvert selon les ekstases temporelles qui le constituent. (74.al. 11)
Ce que jusqu’ici, en le mesurant à l’aune de l’historicisation de l’être-résolu qui devance l’angoisse, nous avons caractérisé comme étant l’historicité, nous l’appelons l’historicité authentique du Dasein. En partant des phénomènes que sont la tradition et la réinstanciation enracinés dans l’avenir, la raison pour laquelle l’historicisation de l’histoire propre s’appuie dans le ce-qui-fut est devenue claire. Toutefois, la manière suivant laquelle cette historicisation en tant que destin va constituer l’« ensemble cohérent » complet du Dasein depuis sa naissance jusqu’à sa mort demeure énigmatique. Quel éclaircissement le recours à l’être-résolu peut-il apporter à ce sujet ? Une résolution n’est-elle donc qu’un « vécu » isolé qui s’ajoute à la succession qu’est l’ensemble total des vécus ? En somme, l’« ensemble cohérent » qu’est l’historicisation authentique ne va-t-il pas se composer d’une suite de résolutions prises ? À quoi cela tient-il que la question de la constitution de la « cohésion de la vie » ne trouve pas de réponse satisfaisante ? En fin de compte, cela ne tiendrait-il pas au fait que l’investigation dépende par trop de la précipitation à répondre à la question, sans que la légitimité de celle-ci ait été au préalable examinée ? De tout le cours qu’a suivi jusqu’ici l’analytique existentiale, rien n’est devenu aussi clair que le fait suivant : l’ontologie du Dasein ne cesse jamais d’être victime des séductions de la compréhension courante de l’être. Sur le plan de la méthode, la seule façon de prévenir cette tendance est de se pencher sur l’origine de cette question « naturelle » de la constitution de l’ensemble cohérent qu’est le Dasein, et de déterminer dans quel horizon ontologique cette constitution se meut. (74.al. 12)
Si l’historicité participe de l’être du Dasein, il faut que le Dasein qui existe inauthentiquement soit lui aussi historique. Qu’en serait-il si c’était l’historicité inauthentique du Dasein qui déterminait la direction de la question d’une « cohésion de la vie » et qui barrait l’accès à l’historicité propre et à la « cohésion » qui lui est spécifique ? Quoi qu’il en soit de ce point, s’il convient que l’exposition du problème ontologique de l’histoire soit complète nous ne pouvons manquer de prendre en considération l’historicité inauthentique du Dasein. (74.al. 13)
§ 75 L’historicité inauthentique du Dasein et le monde considéré comme histoire (9 al.)
Initialement et généralement, le Dasein se comprend à partir de ce qui lui est présent comme monde ambiant duquel il se préoccupe à partir de sa vue-native. Cette compréhension n’est pas une simple prise de connaissance de soi-même qui ne ferait qu’accompagner les conduites du Dasein. Comprendre signifie se projeter soi-même vers la possibilité du moment qu’a l’être-au-monde, c’est-à-dire exister selon cette possibilité. C’est ainsi que, en tant que bon sens, la compréhension constitue l’existence inauthentique du on. Ce qui, dans l’entregent public, est présent dans la préoccupation quotidienne, ce ne sont pas seulement l’outil et l’ouvrage, mais c’est en même temps ce qui en « découle » : les « affaires », les entreprises, les incidents et les accidents. Le « monde » en est le sol et le théâtre à la fois, et, en tant que tel, il est partie prenante de l’activité quotidienne. C’est dans les activités où l’on est soi-même plongé dans l’entregent public que les autres font encontre. Ces activités, on les connaît, on les commente, on les favorise, on les combat, on les retient et on les oublie, et cela en ayant avant tout égard à ce qui se poursuit de la sorte et à ce qui en « sort ». Le progrès, la stagnation, la reconversion et le « bilan » du Dasein, tout cela, nous ne l’évaluons initialement qu’à partir de la marche, de la position, du changement et de la mise à disposition de l’étant dont le Dasein se préoccupe. Si triviale que puisse être cette référence à la compréhension du Dasein qui est celle du bon sens quotidien, cette compréhension n’est sur le plan ontologique en rien limpide. Mais alors pourquoi ne conviendrait-il pas de déterminer l’« ensemble cohérent » qu’est le Dasein à partir de ce dont il se préoccupe et à partir de son « vécu » ? L’outil et la chose-fabriquée, ainsi que tout ce près de quoi le Dasein séjourne, n’appartient-il donc pas en même temps à l’« histoire » ? L’historicité de l’histoire ne consisterait-elle donc que dans le déroulement de « flux de vécus » dans les sujets individuels ? (75.al. 1)
L’histoire n’est ni l’ensemble mouvementé des transformations des objets, ni la suite des vécus des « sujets ». Mais alors, l’historicité de l’histoire concernerait-elle l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? À supposer que l’on attribue l’historicité au rapport sujet-objet, et que ce soit lui qui « advient », il faudait se mettre en quête du mode d’être de cet enchaînement en tant que tel. La thèse de l’historicité du Dasein ne dit pas que le sujet sans monde serait historique ; elle dit qu’est historique l’étant qui existe en tant qu’être-au-monde. L’historicité du sujet est le résultat de l’historicité de l’être-au-monde qui advient à partir de l’être-au-monde lui-même. L’historicité du Dasein fonde l’historicité du monde, laquelle se constitue à partir d’une temporalisation de la temporalité dotée de ses horizons constitutifs. Dans la mesure où le Dasein existe, ce qui est intramondain lui est dévoilé et présentifié. Tandis que l’être-au-monde historique existe, de l’étant utilisable et de l’étant substantiel sont toujours incorporés à l’histoire du monde. L’outil et la chose-fabriquée, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature, elle aussi, est historique. Si nous parlons d’« histoire naturelle », la question peut éventuellement se discuter ; mais elle l’est assurément en tant que paysage, en tant que domaine d’implantation et d’exploitation, en tant que champ de bataille ou que lieu de culte |Quant à la question de la délimitation ontologique de ce qui « advient dans la nature », par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les considérations de F. Gottl, que l’on est loin d’avoir appréciées comme il convient, Les limites de l’histoire, (1904)|. Cet étant intramondain, la nature, est, en tant que tel, historique, et son histoire ne signifie pas quelque chose d’« extérieur » qui ne ferait qu’accompagner l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Cet étant, nous l’appelons lui aussi témoin-historique-d’un-monde. En l’occurrence, il faut prendre garde à la double signification qu’a l’expression le « monde considéré comme histoire », que nous avons choisie et qui est ici comprise ontologiquement. Elle signifie d’abord l’historicité du monde, dans son unité essentielle, existante, avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où, en même temps que le monde effectivement existant, de l’étant intramondain est à chaque fois dévoilé, elle désigne le « devenir » intramondain de l’étant utilisable et de l’étant substantiel. Historial, le monde ne l’est en réalité qu’en tant que monde de l’étant intramondain. Ce qui, avec l’outil et la chose-fabriquée en tant que tels, « advient », a son propre caractère de mobilité, lequel se trouve jusqu’ici dans une obscurité ontologique totale. Un anneau, par exemple, qui est « offert », puis « porté », ne subit pas, en cet être, de simples changements de lieu. La mobilité du devenir de quelque chose « devient avec lui », cette mobilité ne saurait être conçue à partir du mouvement en tant que changement de lieu. Cela vaut de tous les « processus » et événements témoins-historiques-d’un-monde, ainsi que, d’une certaine manière, des « catastrophes naturelles ». Indépendamment du fait qu’il faudrait, pour aborder pleinement cette question, outrepasser les limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins aborder ici le problème de la structure ontologique de l’événement comme témoin-historique-d’un-monde que l’intention de cette exposition est justement de conduire devant l’énigme ontologique qu’est la mobilité du cours des événements en général. (75.al. 2)
Il s’agit uniquement de délimiter le périmètre de phénomènes qui, dès lors qu’il est question de l’historicité du Dasein, est forcément, sur le plan ontologique, visé concomitamment. En raison de la transcendance du monde temporellement fondée, ce qui est témoin-historique-d’un-monde est à chaque fois « objectivement » là dans l’historicisation de l’être-au-monde qui existe, et cela sans pour autant être saisi dans sa dimension historique. Et comme le Dasein en situation, avec la déchéance-dans-le-quotidien qui le caractérise, se confond avec ce dont il se préoccupe, il comprend sa propre histoire avant tout comme témoin-historique-d’un-monde. Et comme, de plus, la compréhension courante de l’être comprend « être » sans le différencier de la substantialité, l’être de ce qui est témoin-historique-d’un-monde, le Dasein l’explicite en lui donnant le sens d’un étant substantiel qui apparaît, est présent puis disparaît. Et enfin, comme le sens de l’être en lui-même passe pour aller de soi, la question du mode d’être de ce qui est témoin-historique-d’un-monde et de la mobilité du cours des événements en général lui apparaît comme une question ayant la complexité stérile propre à l’art de couper les cheveux en quatre. (75.al. 3)
Le Dasein quotidien est dispersé dans les choses qui « ont lieu » tous les jours. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation ne cesse de s’attendre « tactiquement », engendrent le « devenir ». C’est en fonction de ce dont il se préoccupe que le Dasein qui existe inauthentiquement construit son histoire. Et comme, en l’occurrence, pris qu’il est par ses « affaires », il faut que le Dasein, s’il veut parvenir à lui-même, en premier lieu se rassemble, et pour cela sorte de la dispersion et de l’incohérence de ce qui, précisément, « a lieu », naît et se développe, à partir de l’horizon de compréhension de l’historicité inauthentique, la tentation survient, pour lui, de voir le Dasein comme un « ensemble cohérent » de vécus considérés comme substantiels. La possibilité de dominer cet horizon de questionnement en vient à se fonder dans l’irrésolution, laquelle constitue l’essence de l’instabilité du soi-même. (75.al. 4)
Par là est soulignée l’origine de la question d’un « ensemble cohérent » du Dasein au sens de l’unité d’un enchaînement des vécus entre la naissance et la mort. La provenance de la question trahit son inadéquation, dès lors que l’on a en vue une interprétation existentiale originelle de la totalité de l’historicisation du Dasein. Mais d’un autre côté, étant donné la prépondérance de cet horizon « naturel » de questionnement, il devient explicable que l’historicité propre du Dasein, autrement dit son destin et la réinstanciation, paraissent les moins aptes à livrer le sol phénoménal propice à la mise en forme d’un problème fondé ontologiquement qui est ce à quoi tend la question de la « cohésion de la vie ». (75.al. 5)
La question ne doit pas être : par quel moyen le Dasein acquiert-il l’unité d’ensemble lui permettant d’enchaîner la succession de ses « vécus », tant ceux qui ont eu lieu que ceux qui auront lieu ? Mais quel est le mode d’être dans lequel le Dasein se perd soi-même à ce point qu’il lui faille se demander comment il peut se rassembler en sortant de la dispersion, et qu’il lui faille imaginer pour cet ensemble une unité qui l’enveloppe ? La propension à se perdre dans le on et dans ce qui est témoin-historique-d’un-monde s’est révélée précédemment comme étant fuite devant la mort. Cette fuite-devant est la manifestation de ce que l’être-destinalisé-par-la-mort est une détermination d’être fondamentale du souci. L’être-résolu qui devance porte l’être-destinalisé-par-la-mort vers l’existence authentique. Or, l’historicisation de cet être-résolu, à savoir le fait que, en devançant, le Dasein réinstancie le legs à soi-même de possibilités qu’il a reçues en héritage, nous l’avons interprétée comme l’historicité authentique. Au passage, n’est-ce pas dans celle-ci que se trouve l’être-étiré originel de l’existence totale du Dasein, lequel, ne l’ayant jamais perdu, n’a pas besoin non plus de le retrouver ? Par opposition à l’inconstance de la dispersion, l’être-résolu à soi-même est la constance étirée dans laquelle le Dasein, en tant que destin, maintient « englobés » dans son existence la naissance, la mort et leur « entre-deux », et cela de telle sorte que, dans un tel maintien, il est, à la façon dont est l’instant, prêt pour être le témoin-historique-d’un-monde dans la situation du moment. En reprenant et en continuant des possibilités qui ont été et en assumant de la sorte son destin le Dasein se reconduit « immédiatement », c’est-à-dire conformément à l’ouverture de ses ekstases temporelles, face à ce qui a déjà été avant lui. Toutefois, avec ce legs que le Dasein se fait à lui-même de ce qu’il a reçu en héritage, la « naissance », dans le retour depuis la possibilité indépassable qu’est la mort, est ramenée dans l’existence, et ce afin que cette existence, désillusionnée, accepte son être-jetée-là dans ce qu’il a d’authentique. (75.al. 6)
La fidélité de l’existence envers le soi-même authentique est l’être-résolu. En tant qu’être-résolu prêt à l’angoisse, être fidèle à soi-même c’est avoir la possibilité de respecter l’unique autorité que puisse reconnaître une existence libre, autrement dit avoir la possibilité de respecter les possibilités de l’existence qui peuvent être reprises et continuées. Sur le plan ontologique, ce serait se méprendre sur l’être-résolu que d’aller penser qu’il ne serait effectif, en tant que vécu, qu’aussi longtemps que « dure » l’« acte » de décider. Dans l’être-résolu réside la constance existentielle qui, d’après son essence, a déjà anticipé tout instant possible jaillissant d’elle. En tant que destin, être résolu c’est être libre de renoncer, pour autant que la situation l’exige, à une résolution précise. De cette façon, la constance de l’existence n’est pas interrompue ; c’est précisément le contraire, elle est avérée dans l’instant qui reste fidèle même en renonçant. Ce n’est pas, en premier lieu, par, et à partir de, la jonction d’« instants » les uns à la suite des autres que la constance se forme, mais ce sont les instants qui jaillissent de la temporalité, déjà étirée, qu’est la réinstanciation, tournée vers l’avenir, de ce qu’est en train d’être ce qui fut. (75.al. 7)
À l’inverse, dans l’historicité inauthentique l’être-étiré originel du destin reste caché. En tant que soi-comme-on, c’est par intermittence seulement que le Dasein présentifie son « aujourd’hui ». Dans le s’attendre-à de la dernière nouveauté, il a déjà oublié ce qu’il fut. Le on évite de choisir. Aveugle aux possibilités, il est incapable de reprendre ce qui a été et de le continuer, il ne fait au contraire que retenir et il conserve ce qui reste encore « effectif » de l’étant témoin-historique-d’un-monde qui a été, à savoir les vestiges et les informations à leur sujet. Perdu dans la présentification de l’aujourd’hui, il comprend le « passé révolu » à partir du « présent ». En revanche, en tant qu’instant qui, en devançant, reprend et continue, la temporalité de l’historicité authentique est une dé-présentation de l’aujourd’hui et une désaccoutumance des habitudes du on. L’existence inauthentiquement historique, chargée qu’elle est de ce que lui a légué le « passé révolu » qui, pour elle, est devenu méconnaissable, recherche ce qui est moderne. L’historicité authentique comprend l’histoire comme étant le « retour » du possible, et c’est pourquoi elle sait que la possibilité ne revient que si l’existence qui assume son destin dans l’instant est ouverte à une réinstanciation résolue. (75.al. 8)
L’interprétation existentiale de l’historicité authentique du Dasein ne cesse de retomber dans l’ombre de l’inauthenticité. On peut d’autant moins se défaire de ces obscurités que les dimensions possibles du questionnement adéquat sont loin d’être désembrouillées, et que, dans ces obscurités, c’est l’énigme de l’être et l’énigme du mouvement de l’être qui s’annoncent. Néanmoins, à partir de l’historicité du Dasein, peut-être pouvons-nous risquer une détermination de la genèse ontologique de l’histoire en tant que science. Une telle détermination va servir à clarifier ce qui est en jeu dans la tâche d’une destruction réinstantiatrice de l’histoire de la philosophie |§ 6|. (75.al. 9)
§ 76 L’origine existentiale de l’histoire tirée de l’historicité du Dasein (15 al.)
Que, comme toute science, l’histoire, en tant qu’elle résulte d’un mode d’être du Dasein, soit à chaque fois « dépendante » de la « conception du monde dominante » est une thèse qu’il n’est pas même besoin d’examiner. Toutefois, par-delà ce fait, il faut que nous nous enquerrions de la possibilité ontologique à l’origine des sciences historiques, et cela en partant de la constitution d’être du Dasein. Cette origine est encore peu limpide. Dans le présent contexte, l’analyse n’indiquera que les contours existentiaux à l’origine de l’histoire et cela dans les limites requises pour que vienne plus clairement en lumière l’historicité du Dasein et son enracinement dans la temporalité. (76.al. 1)
Si l’être du Dasein est radicalement historique, alors, manifestement, toute science historique facticielle reste rattachée à cette historicité. Mais si l’histoire présuppose l’historicité du Dasein, c’est encore d’une manière qui lui est propre. (76.al. 2)
On peut immédiatement préciser que l’histoire, en tant qu’elle est une science, a pour « présupposition » que l’étant originellement historique est pour elle un « objet » possible. Cependant, pour qu’un objet historique devienne accessible, il ne faut pas seulement que son histoire soit. Ce n’est pas seulement la connaissance historique, en tant qu’elle est une attitude du Dasein qui est historique, mais c’est l’ouverture de l’histoire elle-même, qu’elle soit réalisée ou qu’elle ne le soit pas, qui, selon sa structure ontologique, est enracinée dans l’historicité du Dasein. C’est à cette connexion que nous pensons quand nous disons de l’origine existentiale de l’histoire qu’elle provient de l’historicité du Dasein. Sur le plan de la méthode, clarifier cette origine signifie : projeter ontologiquement l’idée d’histoire à partir de l’historicité du Dasein. En revanche, le concept d’histoire ne peut être « tiré » de l’activité scientifique facticielle ou être assimilée à celle-ci. Car, si l’on s’en tient aux principes, qu’est-ce qui nous garantit que ces pratiques facticielles représentent l’histoire d’après ses possibilités originelles propres ? Et même s’il en était bien ainsi, ce que nous nous abstenons de trancher, le concept d’histoire ne pourrait, au contact de ce fait, malgré tout être « dévoilé » que d’après le fil conducteur de l’idée déjà comprise d’histoire. Toutefois, et inversement, l’idée existentiale d’histoire n’acquiert pas une légitimité supérieure de ce que l’historien constate qu’il se comporte effectivement en accord avec elle. Pas plus qu’elle ne devient « fausse » sous prétexte qu’il conteste une telle idée. (76.al. 3)
L’idée de l’histoire en tant que science implique qu’elle considère comme sa tâche d’ouvrir l’étant historique. Toute science se constitue principalement au moyen d’une thématisation. Tout ce qui, dans le Dasein en tant qu’être-au-monde ouvert, est connu de façon pré-scientifique, est appréhendé selon le mode d’être spécifique dont s’empare cette thématisation. Avec cette appréhension se délimite la région de l’étant qui entre dans le champ de l’investigation. Les accès audit étant en reçoivent leur « direction » méthodologique, la structure de l’appareil conceptuel propre à l’explicitation mérite d’être précisée. Si, mettant de côté la question de la possibilité d’une « histoire du présent », nous attribuons à l’histoire la tâche d’ouvrir le « passé révolu », alors la thématisation historique de l’histoire n’est possible qu’à la condition que du « passé révolu » soit ouvert. Même si l’on fait abstraction de la question de savoir si l’on dispose des sources suffisantes pour une représentation historique du passé révolu, encore faut-il que le chemin vers ce passé soit ouvert, qui permette le retour historique vers ledit passé révolu. Qu’un tel retour soit possible, et comment il devient possible, voilà qui doit être éclairci. (76.al. 4)
Dans la mesure où l’être du Dasein est historique, c’est-à-dire dans la mesure où, sur la base de l’horizon des ekstases de la temporalité, il est ouvert sur son ce-qui-fut, la thématisation du « passé révolu » en général, telle qu’elle peut se dérouler dans l’existence, a la voie libre. Et puisque c’est le Dasein, et lui seul, qui est originellement historique, il faut que ce que la thématisation historique peut alléguer comme objet possible de la recherche ait le mode d’être du Dasein qui-fut-là. Que le Dasein ne soit plus là, alors le monde auquel il appartenait, lui, est ce-qui-fut-là. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que l’étant autrefois intramondain utilisable ne disparaisse pourtant pas et avec le fait que, en tant qu’étant ce qui, du monde a été là, ne soit pas révolu, cet étant devient quelque chose d’« historiquement » constatable dans le présent. (76.al. 5)
Dès lors qu’ils sont substantiels, les vestiges, les monuments, les récits, sont un « matériau » possible pour ouvrir concrètement le Dasein qui-fut-là. Toutes ces choses ne peuvent devenir matériau historique que parce qu’elles ont, d’après le mode d’être qui est le leur, un caractère de monde et, de là, un caractère historique. Et elles ne deviennent matériau que si c’est en ce qui concerne leur intramondanéité qu’elles sont d’entrée de jeu comprises. Le monde révolu se détermine par le biais de l’interprétation du matériau relevant de l’histoire universelle, matériau qui a été « sauvegardé ». L’acquisition, l’examen et la préservation du matériau, tout cela n’est pas ce qui en premier enclenche le retour au « passé révolu » ; au contraire, tout cela présuppose déjà l’être historique dont la perspective est le Dasein qui-fut-là, c’est-à-dire l’historicité de l’existence de l’historien. C’est celle-ci qui est existentialement au fondement de l’histoire en tant que science et ce jusque dans ses manifestations « artisanales » les plus discrètes |Sur la compréhension historique : Eduard Spranger, Contribution à la théorie de la compréhension et à la psychologie qui relève des sciences humaines, 1918, p. 357 sq|. (76.al. 6)
Si l’histoire s’enracine de la sorte dans l’historicité, il faut alors que, partant de là, il soit également possible de déterminer ce qui, « en fait », est l’objet de ladite histoire. Délimiter le thème originel de l’histoire impliquera de le reprendre à l’aune de son historicité propre et de l’ouverture de ce qui-fut-là qui va avec, autrement dit à l’aune de la réinstanciation. Celle-ci, en effet, comprend le Dasein qui-fut-là dans la possibilité propre dans laquelle il fut. Dire que l’histoire « prend naissance » dans l’historicité authentique, cela signifie donc : la thématisation première de l’objet historique projette le Dasein qui-fut-là vers une possibilité d’existence qui est sienne. Convient-il, par conséquent, que l’histoire ait pour thème ce qui est possible ? Tout son « sens » ne tient-il pas uniquement aux « faits », à ce qui, de fait, a été ? (76.al. 7)
Seulement, que signifie : le Dasein « de fait » est ? Si, « à vrai dire », c’est seulement dans l’existence que le Dasein est effectif, alors son « état facticiel » se constitue précisément en ceci qu’il se projette lui-même résolument vers un pouvoir-être qu’il choisit. Mais alors ce qui, « de fait », a été là, c’est la possibilité existentielle dans laquelle se sont effectivement déterminés un destin, une destinée et un monde, considérés désormais comme histoire. C’est parce que l’existence est à chaque fois jetée-là que l’histoire va ouvrir de manière d’autant plus pénétrante la force du possible et qu’elle comprendra de façon d’autant plus simple et concrète l’être-au-monde-que-le-Dasein-fut à partir de la possibilité qui a été la sienne et qu’elle se « bornera » à décrire. (76.al. 8)
Si l’histoire, telle qu’elle se développe elle-même à partir de l’historicité propre, révèle le Dasein qui a été là en le reprenant et en le continuant dans sa possibilité, alors elle a également déjà rendu manifeste ce qu’a d’« universel » ce qui s’est produit une seule fois. L’objet de l’histoire se réduit-il à la mise en ordre des incidents « individuels » qui ne se sont produits qu’une seule fois, ou inclut-il également des « lois » ? Cette question est d’emblée mal engagée. Ce qu’elle a pour thème, ce n’est ni ce qui est advenu une seule fois, ni un universel qui planerait au-dessus de cette occurrence unique, mais c’est la possibilité qui a été effectivement existante. Dès lors qu’on la déforme en un pâle paradigme supra-temporel, cette possibilité n’est pas reprise en tant que telle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas comprise de manière proprement historique. Seule l’historicité qui facticiellement est propre, en tant que destin résolu, permet d’ouvrir l’histoire ayant été là, et cela de telle façon que, dans la réinstanciation, la « force » du possible fait irruption dans l’existence de fait, c’est-à-dire lui parvient dans son être-anticipant. Par suite, l’histoire a ceci de commun avec l’historicité du Dasein qu’elle ne part pas du « présent » et de ce qui n’est « effectif » qu’aujourd’hui pour remonter vers quelque chose de révolu ; au contraire, l’ouverture historique se temporalise depuis l’avenir. La « sélection » de ce qui, pour l’histoire, a vocation à devenir son objet possible a déjà été atteinte dans le choix existentiel, de fait, de l’historicité du Dasein, choix d’où provient pour la première fois l’histoire, choix dans lequel seul elle est. (76.al. 9)
L’ouverture historique du « passé révolu », telle qu’elle est fondée dans la réinstanciation qui assume son destin, est si peu « subjective » qu’elle est seule au contraire à garantir l’« objectivité » de l’histoire. En effet, l’objectivité d’une science se règle en priorité sur ceci qu’elle est capable de confronter à la compréhension, et ce de manière non-dissimulée, de l’étant qu’elle a pour thème dans l’originarité de son être. Il n’est pas de science dans laquelle la « validité universelle » des critères et les prétentions à l’« universalité » que réclament le on et son bon sens soient moins des critères possibles de la « vérité » que dans l’histoire proprement dite. (76.al. 10)
C’est seulement parce que le thème central de l’histoire est à chaque fois la possibilité de l’existence qui a été là que celle-ci existe toujours comme témoin-historique-d’un-monde, et c’est pour cette raison que l’histoire peut exiger d’elle-même qu’elle s’oriente inexorablement sur des « faits ». C’est aussi pourquoi la recherche se ramifie en de multiples branches et fait son objet de l’histoire des outils, des produits manufacturés, de la culture, de l’esprit, des idées. Parallèlement, en tant qu’elle se transmet, l’histoire est en elle-même à chaque fois dans un état d’explicitation qui a lui-même sa propre histoire, au point que, le plus souvent, l’histoire ne peut progresser jusqu’à ce qui a été là qu’en traversant l’histoire de sa transmission. À cela tient le fait que la recherche historique concrète se tient, à chaque fois, plus ou moins près de son thème propre. L’historien qui se « lance » sans plus attendre dans la « conception du monde » propre à une époque n’a pas encore, ce faisant, prouvé qu’il comprenait son objet de façon authentiquement historique et non de façon uniquement « esthétique ». D’un autre côté, il se peut que le travail d’un historien qui « ne fait que » publier des sources soit déterminé d’après une historicité propre. (76.al. 11)
C’est ainsi également que la prédominance d’un intérêt historique différencié, allant jusqu’aux cultures les plus éloignées et les plus primitives, n’est en soi pas encore une preuve en faveur de l’historicité propre d’une « époque ». À la fin, l’apparition du problème de l’« historicisme » indique que l’histoire aspire à rendre le Dasein étranger à son historicité propre. Le Dasein n’a pas nécessairement besoin de l’histoire. Les époques qui ignorent l’histoire ne sont pas pour autant des époques anhistoriques. (76.al. 12)
La possibilité que la narration d’histoire en général puisse être d’une quelconque « utilité pour la vie », ou bien puisse présenter des « inconvénients », est fondée dans ceci que la vie est historique à la racine de son être et que, en tant qu’elle existe effectivement, elle a tranché en faveur, soit d’une historicité authentique, soit d’une historicité inauthentique. Nietzsche, dans la seconde de ses Considérations intempestives (1874), a discerné avec autant de netteté que de pénétration l’essentiel concernant « l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie ». Il fait la distinction entre trois sortes d’histoires : monumentale, antiquaire et critique, sans mettre en lumière de manière explicite la nécessité de cette tripartition et son unité sous-jacente. La triplicité de l’histoire est préfigurée dans l’historicité du Dasein. Cette dernière permet également de comprendre dans quelle mesure il faut que l’histoire proprement dite soit en fait l’unité concrète de ces trois possibilités. La partition que préconise Nietzsche n’est pas fortuite. Le début de sa « seconde considération » laisse présumer qu’il comprenait plus qu’il ne faisait savoir. (76.al. 13)
En tant qu’il est historique, le Dasein n’est possible que sur la base de la temporalité. Celle-ci se temporalise dans l’unité d’horizon des ekstases de la temporalité. En tant qu’il est à venir, le Dasein, dès lors qu’il a résolument ouvert une possibilité, existe authentiquement. Dès lors que, tout en revenant vers soi, il est résolu, le Dasein, en réinstanciant et en continuant, est ouvert aux possibilités de « monuments » de l’existence humaine. L’histoire qui provient d’une telle historicité est « monumentale ». En tant qu’il est en train d’être ce qu’il a été, le Dasein est livré à son être-jeté-là. Dans l’appropriation de ce qui est possible, appropriation obtenue en le réinstanciant et en le continuant, la possibilité se trouve en même temps préfigurée de préserver et de vénérer l’existence ayant été là, existence à même laquelle la possibilité que le Dasein a saisie est devenue manifeste. En tant qu’elle est monumentale, l’histoire proprement dite peut, par conséquent, aussi être « antiquaire ». Le Dasein se temporalise dans l’unité du voir-venir et du ce-qui-fut, et ce en tant que la présentification complète cette unité. Lorsque le présent ouvre l’aujourd’hui authentiquement, il le fait en tant qu’instant. Mais dans la mesure où l’aujourd’hui est explicité à partir de la compréhension qui reprend et continue en l’anticipant une possibilité d’existence que le Dasein a saisie, l’histoire proprement dite devient la dé-présentation de l’aujourd’hui, autrement dit le fait, douloureux pour le Dasein, de se détacher de l’être-public caractérisé par la déchéance-dans-le-quotidien de l’aujourd’hui. En tant qu’elle est authentique, l’histoire antiquaire et monumentale est ainsi nécessairement critique du « présent ». L’historicité propre est le fondement de la possible unité des trois manières d’aborder l’histoire. Mais le fond de l’histoire proprement dite est la temporalité en tant que sens d’être existential du souci. (76.al. 14)
C’est dans l’analyse de sa constitution thématique que se déroule la présentation concrète de l’origine du fond historique de l’histoire en tant qu’existential. La thématisation historique revient principalement à façonner la situation herméneutique qui s’ouvre dès lors que le Dasein qui existe historiquement est résolu d’ouvrir, et ce pour le reprendre et le continuer, ce qui fut là. C’est à partir de l’ouverture authentique (« la vérité ») de l’existence historique qu’il faut exposer la possibilité et la structure de la vérité historique. Toutefois, comme les concepts de base des sciences historiques, qu’ils concernent les objets de ces sciences ou bien qu’ils concernent la manière de les traiter, sont des concept d’existence, la théorie des sciences humaines a pour présupposition une interprétation thématique de l’historicité du Dasein en tant qu’existential. Cette théorie est le but permanent dont tente de se rapprocher le travail de recherche de Wilhelm Dilthey, lequel but a été éclairé de manière particulièrement pénétrante par le comte Yorck von Wartenburg. (76.al. 15)
§ 77 La connexion de l’exposition antérieure du problème de l’historicité avec les recherches de Dilthey et les idées du comte Yorck (14 al.)
L’exposé que nous venons de faire du problème que pose l’histoire est né de notre appropriation du travail de Dilthey et s’est développé à partir de lui. Il a été confirmé et consolidé par les thèses du comte Yorck, thèses que l’on trouve disséminées dans ses lettres à Dilthey |Correspondance entre Wilhelm Dilthey et le comte Paul Yorck von Wartenburg, 1877-1897, Halle sur la Saale, 1923|. (77.al. 1)
L’image de Dilthey aujourd’hui encore la plus répandue est celle-ci : il serait le « subtil » interprète de l’histoire de l’esprit, et en particulier de l’histoire de la littérature. Dilthey s’est « également » donné la peine de délimiter les sciences de la nature et les sciences humaines, attribuant à l’histoire de ces sciences tout comme à la « psychologie » un rôle privilégié et faisant converger le tout dans une « philosophie de la vie » relativiste. À ne considérer les choses qu’en surface, ce portrait est « correct ». Mais la « substance » lui échappe. Il dissimule plus qu’il ne révèle. (77.al. 2)
Schématiquement, on peut partager le travail de recherche de Dilthey en trois domaines : des études portant sur la théorie des sciences humaines et la délimitation de celles-ci par rapport aux sciences de la nature ; des recherches portant sur l’histoire des sciences de l’homme, de la société et de l’État ; des efforts en vue de fonder une psychologie dans laquelle « la totalité du fait humain » a vocation à être exposée. Ces investigations concernant la théorie de la science, l’histoire de la science et l’herméneutique psychologique s’imprègnent les unes les autres et se recoupent en permanence. Là où l’une de ces perspectives prévaut, les autres jouent déjà le rôle de motif ou de moyen. Ce qui fait l’effet d’une désunion, d’un « tâtonnement » mal assuré et fortuit est l’inquiétude élémentaire en rapport à cet unique but : amener la « vie » à être philosophiquement comprise et, depuis la « vie elle-même », assurer à cette compréhension un fondement herméneutique. Tout est centré sur la « psychologie », laquelle, dans le contexte historique de son développement et de son influence, a vocation à comprendre la « vie » comme étant le mode d’être de l’homme, à la comprendre à la fois comme étant l’objet des sciences humaines et la racine de ces sciences. L’herméneutique est l’éclaircissement de cette compréhension par elle-même, et ce n’est que sous forme dérivée qu’elle est une méthodologie de l’histoire. (77.al. 3)
Sans doute, eu égard aux discussions qui lui étaient contemporaines, qui ont restreint au champ de la théorie de la science les recherches visant à fonder les sciences humaines, Dilthey a lui-même orienté, et cela de diverses façons, ses publications dans cette direction. La « logique des sciences humaines » n’est à ses yeux pas plus centrale que la « psychologie », en tant que celle-ci aspire « uniquement » à améliorer la science positive du psychique. (77.al. 4)
La tendance philosophique la plus personnelle de Dilthey dans ses échanges avec son ami le comte Yorck est traduite par ce dernier qui en donne d’abord l’expression sans équivoque lorsqu’il fait remarquer « notre intérêt commun à comprendre l’historicité » |Correspondance, p. 185|. L’appropriation des recherches de Dilthey, lesquelles ne sont devenues qu’aujourd’hui accessibles dans toute leur ampleur, exige que se concrétise et se poursuive un débat de principe avec elles. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en détail tous les problèmes qui l’agitaient et la façon dont ils le faisaient |On peut d’autant plus y renoncer que nous sommes redevables à Georg Misch d’un exposé concret sur Dilthey, exposé visant les tendances centrales de la pensée de ce dernier et dont aucun débat avec son œuvre ne peut se dispenser : W. Dilthey, œuvres complètes, tome V (1924), rapport introductif, p. VII-CXVII|. En revanche, il convient que quelques idées centrales du comte Yorck soient mises en relief, et cela peut être fait au moyen d’un choix de passages caractéristiques tirés de ses lettres. (77.al. 5)
La tendance qui anime Yorck dans ses échanges avec le mode de questionnement et le travail de Dilthey apparaît précisément dans la position qu’il adopte par rapport aux tâches dévolues à la psychologie analytique prise comme discipline fondatrice. Voici ce qu’il écrit au sujet du traité académique de Dilthey, Idées concernant une psychologie descriptive et analytique (1894) : « La méditation de soi et l’analyse, en tant que procédés primordiaux de connaissance, sont toutes deux solidement établies. Partant de là, des propositions sont formulées, que vérifie l’expérience personnelle. Mais on ne fait pas de progrès en vue d’une solution critique, d’une explication, et ce faisant d’une réfutation interne, de la psychologie constructive et de ses hypothèses » (correspondance, p. 177) ; « le fait que vous renonciez à une solution critique équivaut à dire qu’une justification psychologique de sa provenance, présentée aussi bien dans le détail que dans l’ensemble, est à mon avis étroitement liée au concept et à la position que vous attribuez à la théorie de la connaissance » (p. 177). « L’explication de l’inapplicabilité – le fait est établi et rendu compréhensible –, seule peut la fournir une théorie de la connaissance. C’est à cette dernière qu’il appartient de rendre compte de l’adéquation des méthodes scientifiques et de fonder la méthodologie, au lieu qu’aujourd’hui les méthodes sont tirées – au petit bonheur, je dois le dire – des domaines particuliers » (p. 179 sq.). (77.al. 6)
Cette exigence qu’a Yorck – c’est au fond celle d’une logique qui précède les sciences et qui les guide, comme le faisaient les logiques platonicienne et aristotélicienne –, renferme la tâche d’élaborer de façon positive et radicale les structures catégoriales distinctes de l’étant qui est la nature et de l’étant qui est l’histoire du Dasein. Yorck estime que les investigations de Dilthey « mettent trop peu l’accent sur la différence générique entre l’ontique et l’historique » (p. 191). « En particulier, le procédé par comparaison est revendiqué comme étant la méthode des sciences humaines. Ici, je me sépare de vous. La comparaison est toujours esthétique, elle s’attache toujours à la figure. Windelband attribue à l’histoire la tâche d’avoir des figures pour objets. Votre concept de type est un concept résolument intérieur. En ce cas, il s’agit de caractères, non pas de figures. Pour Windelband, l’histoire est une série de tableaux, de figures singulières, elle porte une exigence esthétique. Au scientifique qui étudie la nature, il ne reste même, à côté de la science, que la jouissance esthétique comme mode humain d’apaisement. Votre concept de l’histoire est celui d’une connexion de forces, d’unités dynamiques, auxquelles il conviendrait de n’appliquer la catégorie figure qu’au sens figuré » (p. 193). (77.al. 7)
Fort de son instinct sûr de la « différence » entre « l’ontique et l’historique », Yorck se rend compte que la recherche historique traditionnelle s’en tient encore à « des déterminations purement oculaires » (p. 192), lesquelles ont pour cible ce qui relève du corps et de la figure. (77.al. 8)
« Ranke est un grand oculaire, pour lequel rien de ce qui a disparu ne peut venir au compte des effectivités […]. Toute la façon de faire de Ranke explique en effet qu’il restreigne la matière historique au politique. Ce dernier seul est ce qu’il y a de dramatique » (p. 60). « Les modifications que le cours du temps a apportées m’apparaissent inessentielles, et sur ce point j’aurais volontiers une appréciation bien différente. Car je tiens, par exemple, l’école soi-disant historique pour un simple courant secondaire à l’intérieur d’un même lit fluvial ; et je tiens qu’elle ne représente qu’un des membres d’une opposition depuis longtemps ininterrompue. Son nom a quelque chose de trompeur. Cette école n’était nullement une école historique (souligné par l’auteur), mais une école antiquaire, dont les constructions sont esthétiques, tandis que le grand mouvement dominant était celui de la construction mécaniste. Par suite, ce qu’elle a apporté, en terme de méthodologie à la méthode qu’observe la rationalité n’était qu’une impression d’ensemble » (p. 68 sq). (77.al. 9)
« Le vrai philologue est celui dont le concept d’histoire est qu’elle est une boîte à antiquités. Là où rien n’est palpable, là où seule une transposition psychique vivante peut conduire à un endroit de cette nature, ces messieurs ne vont pas. Au fond d’eux-mêmes, ils sont même des scientifiques de la nature, et deviennent d’autant plus sceptiques que l’expérimentation échoue. De tout ce fatras – combien de fois, par exemple, Platon s’est-il rendu en Grande Grèce ou à Syracuse –, il faut se tenir totalement éloigné. Rien de vivant n’est attaché à cela. De telles manières superficielles, que j’ai désormais scrutées de façon critique, aboutissent finalement à un grand point d’interrogation et ont échoué face aux grandes réalités que sont Homère, Platon, le Nouveau Testament. Tout le réel effectif se transforme en schème dès lors qu’on le considère en tant que chose en soi, dès lors qu’il n’est pas vécu » (p. 61). « Les scientifiques ont en face des puissances du temps la même attitude que la société française raffinée en face du mouvement révolutionnaire d’alors. Ici comme là, ce n’est que formalisme, culte de la forme. Déterminations de rapports, tel est le dernier mot de la sagesse. Une telle direction de pensée a naturellement, comme je le pense, son histoire non encore écrite. L’absence de sol de la pensée, de même que l’absence de sol du crédit porté à une telle pensée – un comportement métaphysique, si l’on considère cela du point de vue épistémologique – est un produit historique » (p. 39). « Les ondes vibratoires provoquées par le principe excentrique qui, il y a plus de quatre cents ans, a conduit à des temps nouveaux, me semblent être devenues larges et plates à l’extrême, la connaissance a progressé jusqu’à sa propre négativité, l’homme s’est à ce point dérobé à lui-même qu’il ne s’aperçoit plus lui-même. L’homme moderne, c’est-à-dire l’homme depuis la Renaissance, est prêt à être enterré » (p. 83). En revanche : « Toute histoire vraiment vivante, et qui ne fait pas que décrire la vie, est critique » (p. 19). « Mais la connaissance historique est, pour sa meilleure part, connaissance des sources cachées » (p. 109). « Il en va ainsi avec l’histoire, que ce qui fait spectacle et saute aux yeux n’est pas le principal. Les nerfs sont invisibles, tout comme est invisible l’essentiel en général. Et de même que l’on dit : si vous étiez calme, vous seriez fort, de même est également vraie la variante : si vous êtes calme, vous percevrez, c’est-à-dire vous comprendrez. » (p. 26). « Et ensuite, je jouis du monologue tranquille et des relations avec l’esprit de l’histoire. Un esprit qui n’est pas apparu à Faust dans sa cellule, ni non plus à maître Goethe. Si sérieuse et saisissante qu’eût pu être son apparition, ils n’auraient pas reculé de frayeur devant lui. Elle est pourtant fraternelle et apparentée, en un sens autre, plus profond que ne le sont les habitants des bois et des champs. Cet effort ressemble à la lutte de Jacob avec l’ange, et pour celui-même qui combat, un gain est assuré. Or c’est cela qui vient en premier. » (p. 133) (77.al. 10)
La claire intelligence qu’il a du caractère fondamental de l’histoire en tant que « virtualité », Yorck l’acquiert en partant de la connaissance qu’il a de ce qui caractérise l’être du Dasein humain lui-même ; par conséquent, il ne l’acquiert précisément pas en théoricien de la science qui est au contact de l’objet que considère l’histoire : « Que la donnée psychophysique totale ne soit pas |Être équivaut à substantialité de la nature : note de l’auteur|, mais qu’au contraire elle vive, tel est le point germinal de l’historicité. Et une méditation de soi qui n’est pas axée sur un je abstrait mais sur la plénitude de mon moi-même, une telle méditation me trouvera historiquement déterminé, de la même façon que la physique me connaît cosmiquement déterminé. De la même façon, précisément, que je suis nature, je suis histoire » (p. 71). Et Yorck, qui a pénétré toutes les « déterminations de rapports » inauthentiques et tous les relativismes « privés de sol », n’hésite pas à tirer de son examen de l’historicité du Dasein la conséquence ultime. « Mais d’un autre côté, étant donné l’historicité interne de la conscience de soi, une approche systématique, isolée, de l’histoire est, sur le plan de la méthode, inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – précisément quand elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historicité […]. Le rapport à soi et l’historicité sont comme la respiration et la pression atmosphérique – et – ce qui, dans une certaine mesure, sonne comme un paradoxe –, le fait de ne pas historiciser l’acte philosophique m’apparaît, sous le rapport méthodologique, comme un reliquat métaphysique » (p. 69). « Philosopher, c’est vivre. Telle est la raison pour laquelle – ne vous effrayez pas – il y a, à mon avis, une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! – Certainement pas à la manière dont on l’a jusqu’ici conçue et tentée – ce contre quoi vous vous êtes expliqué de façon irréfutable. La façon dont la question a jusqu’ici été posée était même mauvaise, vraiment impossible, mais ce n’est pas la seule qui le soit. C’est pourquoi, au surplus, il n’est pas d’acte philosophique effectif qui ne serait pas historique. La séparation entre philosophie systématique et présentation historique est par essence incorrecte » (p. 251). « Du reste, la possibilité qu’elle devienne pratique est la base propre qui légitime toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas l’unique fondement des sciences. Le but pratique que poursuit notre point de vue est d’ordre pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. La pédagogie est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 4 sq). « Vous savez quel cas je fais de la possibilité d’une éthique en tant que science. Malgré cela, il est toujours possible de faire mieux. À vrai dire, à qui de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont registres sur registres ! La seule chose à remarquer, c’est la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on conçoit la philosophie comme étant une manifestation de la vie, et non pas comme étant l’expectoration d’une pensée sans assise et privée de sol parce que le regard en vient à être détourné du sol de la conscience, alors autant la tâche est modique dans le résultat qu’elle obtient, autant elle est compliquée et pénible pour l’obtenir. Être libre de préjugés, voilà ce qui est présupposé, et il est déjà difficile d’y parvenir » (p. 250). (77.al. 11)
Que Yorck lui-même, en l’opposant à ce qui est ontique (l’oculaire), se soit embarqué à saisir catégorialement ce qui est historique et à élever la « vie » à une compréhension scientifique qui convienne, cela ressort clairement si l’on se réfère à la sorte de difficulté de telles investigations : le mode de pensée mécanique et esthétique « trouve plus facilement une expression verbale – ce qui est explicable compte tenu du fait que les mots proviennent largement du domaine oculaire – que ne le fait une analyse qui remonte en amont de l’intuition […]. En revanche, ce qui pénètre jusqu’au fond de la vie ne peut se prêter à une présentation exotérique, et c’est bien pourquoi toute terminologie n’est pas à la portée de tous, mais qu’elle est symbolique et inévitable. De la façon particulière de penser qu’a la philosophie découle le trait particulier qu’a son expression langagière » (p. 70 sq). « Mais vous savez ma prédilection pour le paradoxe, prédilection que je justifie en disant que le paradoxal est une marque distinctive de la vérité et que la communis opinio n’est à coup sûr jamais dans la vérité, en tant que ladite communis opinio n’est qu’un précipité élémentaire de généralités à moitié comprises, dans lequel les rapports à la vérité sont comme la vapeur sulfureuse que l’éclair laisse derrière lui. La vérité n’est jamais un élément. Ce serait une tâche pédagogique pour l’État que de dissoudre l’opinion publique élémentaire et de permettre, par l’éducation, que soient le plus possible individualisés le regard et la façon de regarder. Au lieu d’une soi-disant conscience publique – cette aliénation radicale –, ce seraient alors à nouveau des consciences singulières, c’est-à-dire la conscience, qui prendraient le dessus » (p. 249 sq). (77.al. 12)
L’intérêt de comprendre l’historicité se confronte donc à la tâche d’élaborer la « différence générique entre l’ontique et l’historique ». Par là est fixé le but fondamental de la « philosophie de la vie ». Néanmoins, le mode de questionnement nécessite d’être radicalisé quant aux principes. Comment va-t-on saisir philosophiquement, et concevoir « sur le plan catégorial », l’historicité dans ce qui la différencie de l’ontique, sinon en portant l’« ontique » aussi bien que l’« historique » à une unité plus originelle, dans laquelle il sera possible de les comparer et de les différencier ? Mais cela n’est réalisable que si l’on en est parvenu à cette conclusion :
1°) la question de l’historicité est une question ontologique portant sur la constitution d’être d’un étant historique ;
2°) la question de l’ontique est également une question ontologique, mais portant sur la constitution de l’étant qui n’est pas à la hauteur de ce qu’est le Dasein, à savoir celle de l’étant substantiel, et ce au sens le plus large ;
3°) l’ontique n’est qu’un domaine de l’étant. L’idée de l’être enveloppe ce qui est « ontique » et ce qui est « historique ». C’est elle qu’il faut pouvoir « différencier en genres ». (77.al. 13)
Ce n’est pas un hasard si Yorck nomme « ontique » un étant qui n’est pas historique. Cela ne fait que refléter la domination ininterrompue de l’ontologie traditionnelle, laquelle, ayant pour origine le mode antique de questionnement de l’être, maintient la problématique ontologique dans un étranglement principiel. Le problème de la différence entre l’ontique et l’historique ne peut être élaboré comme thème de recherche que s’il s’est d’abord assuré de son fil conducteur, et ce en clarifiant la question du sens de l’être en lui-même, question qui relève de l’ontologie fondamentale |§ 5, § 6|. Ainsi devient clair le sens dans lequel l’analytique préparatoire existentiale du Dasein a pris le parti, afin de servir l’œuvre de Dilthey, de cultiver l’esprit du comte Yorck. (77.al. 14)