Chapitre II : La double tâche de l’élaboration de la question de l’être ; méthode et plan de l’investigation
§ 5 L’analytique ontologique du Dasein en tant que dégagement de l’horizon ouvrant la voie à une interprétation du sens de l’être en lui-même (14 al.)
En caractérisant les tâches qu’implique le fait de poser la question de l’être, nous avons indiqué qu’il fallait fixer l’étant ayant vocation à être interrogé en priorité et qu’il fallait aussi assurer un mode d’accès correct à cet étant. Quel est l’étant qui, au cœur de la question de l’être, assume ce rôle remarquable ? Cela a été tiré au clair. Mais comment cet étant, le Dasein, va-t-il devenir accessible, et comment convient-il qu’il soit, en quelque sorte, envisagé dans l’explicitation compréhensive du sens de l’être ? (5.al. 1)
La justification de la primauté ontico-ontologique du Dasein que nous avons apportée pourrait conduire à conclure que, tant sur le plan ontique que sur le plan ontologique, cet étant devrait également être donné en priorité au sens où il aurait pour caractère d’être « immédiatement » saisissable et que son mode d’être serait lui aussi donné de façon « immédiate ». Sur le plan ontique, le Dasein assurément est proche, voire le plus proche – nous-mêmes, nous le sommes à chaque fois. Pourtant, ou plutôt pour cette raison même, sur le plan ontologique, il est justement le plus éloigné. Sans doute appartient-il à son être d’avoir une compréhension de l’être et de se maintenir dans un certain état d’explicitation de cet être. Mais par là, il n’est pas dit que cette explicitation pré-ontologique immédiate puisse être prise comme fil conducteur adéquat, comme s’il fallait que la compréhension ontologique de l’être jaillisse d’une méditation du Dasein sur lui-même. Conformément à un mode d’être qui lui appartient, le Dasein manifeste bien plutôt une propension à comprendre son propre être à partir de l’étant auquel, par essence, il se rapporte continuellement et immédiatement, à savoir à partir du « monde ». Dans le Dasein lui-même, et de ce fait dans sa propre compréhension de l’être, se trouve ce que nous mettrons en lumière comme étant l’éclairage ontologique en retour que provoque la compréhension du monde sur l’explicitation du Dasein. (5.al. 2).
La primauté ontico-ontologique du Dasein est par conséquent la raison pour laquelle sa constitution d’être spécifique, entendue au sens de la structure qui le caractérise, lui reste dissimulée. Dans l’ordre ontique, le Dasein est à lui-même « le plus proche », dans l’ordre ontologique, il est le plus éloigné, mais dans l’ordre pré-ontologique, il n’est pourtant jamais entièrement étranger à lui-même. (5.al. 3)
Pour l’instant, tout cela entend seulement indiquer qu’une interprétation de cet étant se heurte à des difficultés spécifiques, lesquelles sont fondées dans le mode d’être de l’objet pris pour thème et dans le comportement théorique qui consiste à le thématiser, mais pas sur une impossibilité qu’aurait notre faculté de connaître à l’atteindre ou encore sur l’impossibilité d’élaborer un appareil conceptuel adapté. (5.al. 4)
Or, étant donné que relève du Dasein non seulement la compréhension de l’être, mais encore le fait que celle-ci est susceptible de se former ou de se disloquer en fonction du mode d’être du moment, cette compréhension peut atteindre différents niveaux d’explicitation bien documentés. Psychologie, anthropologie, éthique, politique, littérature, biographie et histoire, toutes ces disciplines, par des voies diverses et dans des proportions variables, se sont penchées sur les attitudes, les facultés, les pouvoirs, les possibilités et les destinées du Dasein. La question reste toutefois de savoir si ces explicitations ont été conduites d’une façon aussi originelle sur le plan existential qu’elles le furent peut-être sur le plan existentiel. Les deux aspects ne vont pas forcément de pair, mais ne s’excluent pas non plus l’un l’autre. Pour autant que la connaissance philosophique soit saisie dans sa possibilité et sa nécessité, l’explicitation existentielle peut réclamer une analytique existentiale. C’est seulement lorsque les structures de base du Dasein auront elles-mêmes été suffisamment élaborées suivant une orientation adhérant au problème de l’être que l’acquis antérieur concernant l’explicitation du Dasein recevra sa pleine justification existentiale. (5.al. 5)
Dans la question de l’être une analytique du Dasein doit donc rester la première requête. Dès lors le problème consistant à conquérir le mode d’accès au Dasein et à s’assurer de sa validité n’en devient que plus brûlant. Dit de façon négative : il est exclu d’appliquer au Dasein, dans le cadre d’une construction dogmatique, une idée de l’être et de l’effectivité, si « évidentes » puissent-elles paraître au premier abord et il est tout autant exclu, sur le plan ontologique, d’imposer au Dasein les « catégories » qu’une telle idée préfigurerait. Le mode d’accès et le mode d’explicitation de cet étant doivent bien plutôt être choisis de telle façon qu’il apparaisse à partir de lui-même. Et il convient que ce mode d’accès et d’explicitation montre cet étant tel qu’il est initialement et généralement, donc dans sa quotidienneté moyenne. Ce qu’il convient de mettre en évidence au contact de cette quotidienneté ce ne sont pas des structures arbitraires et accidentelles, mais des structures essentielles qui, en tant que structures déterminantes de son être, se maintiennent dans tout mode d’être du Dasein en situation. C’est donc en tenant compte de la constitution fondamentale de la quotidienneté du Dasein que sera effectuée la mise au jour préparatoire de l’être de cet étant. (5.al. 6)
Ainsi conçue, l’analytique du Dasein reste axée sur la tâche directrice qui consiste à élaborer la question de l’être. C’est ainsi que se précisent les limites de ladite analytique. Elle ne peut vouloir fournir une ontologie complète du Dasein, laquelle toutefois doit être pleinement aboutie si une « anthropologie philosophique » doit s’élever sur une base philosophiquement satisfaisante. Pour qui viserait une telle anthropologie, ou tout au moins les fondements ontologiques de celle-ci, l’interprétation qui suit ne fournit que quelques « matériaux » qui pourtant ne sont pas négligeables. L’analytique du Dasein n’est toutefois pas seulement partielle, elle est aussi, dans un premier temps, préalable. Elle vise tout d’abord à faire ressortir l’être de cet étant sans interpréter le sens qu’a cet être. Ce que cette analyse va préparer c’est le dégagement de l’horizon ouvrant la voie à une explicitation plus originelle de l’être. Une fois cet horizon conquis l’analytique préparatoire du Dasein demandera à être répétée sur une base ontologique plus élevée. (5.al. 7)
La temporalité [Zeitlichkeit] sera ainsi mise en lumière comme étant le sens de l’être de l’étant que nous appelons Dasein. Pour le justifier, il faudra reprendre l’interprétation des structures du Dasein préalablement mises en évidence, laquelle interprétation fera de ces structures des modes de la temporalité. Mais avec cette explicitation du Dasein en tant que temporalité, la réponse à la question du sens de l’être du Dasein est apportée mais non celle, qui pourtant nous guide, du sens de l’être en général. Le sol est toutefois bien préparé qui permettra de conquérir cette réponse. (5.al. 8)
On l’a indiqué à demi-mot : relève du Dasein, dans sa constitution ontique, une compréhension pré-ontologique de l’être. Le Dasein est dans le mode d’être suivant lequel il comprend l’étant en tant qu’étant, donc comme ayant un être. À la condition de rester fidèle à cette liaison, il pourra être montré que ce à partir de quoi le Dasein en général comprend implicitement et explicitement l’être est le temps. Il faudra que ce dernier soit mis en lumière et conçu comme l’horizon de toute compréhension de l’être et de chaque explicitation de l’être. Et pour faire comprendre cela une explicitation originelle du temps, en tant qu’il est l’horizon de la compréhension de l’être, est indispensable, laquelle explicitation sera tirée de la temporalité en tant qu’être du Dasein qui comprend l’être. Dans son ensemble, cette tâche exige parallèlement que soit délimité le concept de temps ainsi obtenu, tel qu’il s’oppose à la compréhension courante que l’on en a. Cette dernière est devenue claire, formelle et complète dans l’explicitation déposée dans le concept traditionnel du temps qui s’est imposée d’Aristote à Bergson et au-delà. Ce faisant, il importe de souligner que ce concept de temps, tout comme la compréhension courante du temps, prennent l’un et l’autre leur source dans la temporalité, et de préciser comment ils le font. Par là le droit autonome du concept courant du temps sera mis en évidence – et ce à l’encontre de la thèse de Bergson selon qui le temps visé par ce concept courant serait de l’espace. (5.al. 9)
Le « temps » fait depuis longtemps office de critère ontologique ou ontique pour distinguer de façon naïve différentes régions de l’étant. C’est ainsi que l’on délimite un étant « temporel » (les processus naturels et les faits historiques), par opposition à un étant « intemporel » (les rapports spatiaux et numériques). On a également coutume de distinguer le sens « atemporel » des propositions au déroulement « temporel » de leur énonciation. En outre, on trouve un « gouffre » entre l’étant « temporel » et l’étant éternel, autrement dit « supra-temporel », gouffre sur lequel on s’essaye à jeter des passerelles. En l’occurrence, « temporel » veut dire étant « dans le temps », détermination qui reste assez obscure. Le fait subsiste : temps, au sens de « être dans le temps », joue le rôle de critère séparatif des régions de l’être. Comment le temps acquiert-il cette fonction ontologique privilégiée ? De quel droit est-ce le temps qui fait office de critère séparatif ? En outre, dans cette conception naïve du temps, comment la possible pertinence ontologique propre de celui-ci en vient-elle à l’expression ? Autant de questions qui, jusqu’à présent, n’ont été ni posées, ni explorées. Dans l’horizon de la compréhension courante que l’on en a, le « temps » est tombé « de lui-même » dans une fonction ontologique « évidente », et il s’y est maintenu jusqu’à nos jours. (5.al. 10)
Face à cela, il faut montrer, en nous appuyant sur le sol de la question du sens de l’être telle que nous l’aurons élaborée, que la problématique centrale de toute ontologie est enracinée dans le phénomène du temps adéquatement envisagé et explicité, et de quelle manière elle l’est. (5.al. 11)
Si l’être doit être conçu à partir du temps et si les modes de l’être deviennent compréhensibles, en leurs modifications, depuis le regard porté sur le temps, alors c’est l’être lui-même, et non pas seulement l’étant « dans le temps » qui est rendu visible en son caractère « temporel ». Mais alors « temporel » ne peut plus vouloir dire simplement « étant dans le temps ». S’agissant de leur être, l’« intemporel » et le « supra-temporel » eux aussi sont « temporels ». Ils le sont, pas seulement comme s’ils subissaient une privation par rapport à un étant « temporel » en tant qu’étant « dans le temps », mais dans un sens positif qui est encore à clarifier. Parce que l’expression « temporel », au sens rapporté ici, prend ses références dans l’usage linguistique, tant pré-philosophique que philosophique, et parce que l’on se réclamera d’une autre signification de ladite expression au cours des investigations qui suivent, nous appelons temporalité la détermination d’être originelle du sens de l’être ainsi que des caractères de ce dernier. La tâche ontologique fondamentale qu’est l’interprétation de l’être renferme donc en elle-même la tâche d’une élaboration de la temporalité de l’être. C’est en exposant la problématique de la temporalité de l’être qu’est pour la première fois donnée une réponse concrète à la question du sens de l’être. (5.al. 12)
Parce que l’être n’est jamais saisissable seulement à partir de la prise en compte du temps, la réponse à la question de l’être ne peut tenir en une proposition isolée portant sur ce dernier. La réponse ne saurait être comprise si l’on se borne à répéter ce qu’elle énonce propositionnellement, et moins encore si cet énoncé est traité en simple résultat et transmis pour information comme témoignage d’un « point de vue », éventuellement nouveau par rapport à la façon dont on l’avait traitée jusqu’ici. Que la réponse soit « nouvelle » n’a aucune importance. Ce qu’elle peut avoir de plus positif réside plutôt en ceci qu’elle est suffisamment ancienne pour permettre de concevoir des possibilités mises en place par les « Anciens ». Ce que cette réponse peut avoir de plus propre donne comme consigne à la recherche ontologique concrète de commencer son questionnement investigateur au cœur de l’horizon dégagé par ces derniers et ne donne que cela. (5.al. 13)
Si donc la réponse à la question de l’être devient la consigne servant de fil conducteur pour la recherche, cela implique qu’elle ne soit donnée comme suffisante que si, en partant d’elle, on en vient à la conclusion que les destinées du questionnement ontologique jusqu’à ce jour, de ses découvertes et de ses échecs, étaient autant de nécessités conformes à ce qu’est le Dasein. (5.al. 14)
§ 6 La tâche d’une destruction réinstantiatrice de l’histoire de l’ontologie (20 al.)
Toute recherche – et notamment celle qui tourne autour de la question centrale de l’être – est une possibilité ontique du Dasein. L’être de celui-ci trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci est en même temps la condition de l’historicité conçue comme mode d’être temporel du Dasein lui-même, abstraction faite de la question de savoir si le Dasein est un étant « dans le temps », et comment il l’est. L’historicité prévaut sur ce que l’on appelle l’histoire (le cours des événements qui relèvent de l’histoire universelle). L’historicité désigne « l’historicisation » du Dasein en tant que tel, historicisation sur la base de laquelle devient possible une « histoire universelle » ainsi qu’une appartenance historique à ladite histoire. Dans son être en situation, le Dasein est à chaque fois comme il a déjà été et « ce qu’il a déjà été ». Que ce soit explicitement ou non, il est son passé révolu. Et cela pas seulement en ce sens que son passé révolu s’empare de lui « par derrière » et que le Dasein possède ce qui est révolu en tant que propriété encore présente qui continuerait, de temps à autre, à agir en lui. Le Dasein « est » son passé révolu, et ce dans le mode d’être de son être, lequel, dit de façon rudimentaire, « advient » à chaque fois en partant de son avenir. Selon la manière d’être qui lui correspond, et par conséquent également selon la compréhension de l’être qui lui appartient, le Dasein, au plus profond de soi, est né au sein d’une certaine explicitation conventionnelle de l’existence et a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord et, dans une certaine mesure, qu’il se comprend en permanence. Cette compréhension ouvre les possibilités de son être, et elle les régule. Son propre passé révolu – et cela veut toujours dire celui de sa « génération » – ne fait pas suite au Dasein, mais il le précède à chaque fois. (6.al. 1)
Cette historicité élémentaire du Dasein peut lui rester cachée. Elle peut toutefois également être d’une certaine manière dévoilée et faire l’objet d’attentions particulières. Le Dasein peut dévoiler la tradition, la préserver et la suivre expressément. Le dévoilement de la tradition et l’ouverture de ce qu’elle « transmet », ainsi que la façon dont elle le transmet, tout cela peut être pris comme une tâche autonome. Ce faisant, le Dasein adopte le mode d’être du questionnement et de la recherche historiques. En tant que mode d’être du Dasein qui pose des questions, l’histoire – ou, plus exactement, la narration d’une histoire – n’est toutefois possible que parce qu’au fond de son être le Dasein est déterminé par l’historicité. Dès lors que celle-ci reste cachée au Dasein, et aussi longtemps qu’elle le reste, est également déniée à ce dernier la validité du questionnement historique et la signification du dévoilement de l’histoire. L’absence d’intérêt pour l’histoire n’est pas une preuve contre l’historicité du Dasein ; mais, en tant qu’il s’agit là d’un mode déficient de constitution d’être, c’est au contraire une preuve à l’appui de ladite historicité. Une époque anhistorique au sens de « dépourvue d’un sens de l’histoire » constitue en elle-même un fait « historique ». (6.al. 2)
D’un autre côté, si le Dasein a saisi la possibilité qui est sienne non seulement de se rendre limpide sa propre existence, mais encore de s’enquérir du sens de l’existentialité, c’est-à-dire de s’enquérir du sens de l’être, et si, à l’occasion d’un tel questionnement, son regard s’est ouvert à l’historicité fondamentale du Dasein, la conclusion suivante ne peut manquer d’être tirée : la question de l’être est elle-même caractérisée par l’historicité. Ainsi, partant du sens d’être du questionnement en tant qu’il est un questionnement historique, l’élaboration de la question de l’être doit entendre la consigne qui lui est donnée d’enquêter sur l’histoire de la question de l’être et ainsi devenir historique, afin que, grâce à une appropriation positive du passé révolu, la question de l’être entre en pleine possession des possibilités de questionner qui sont les siennes. En tant qu’elle est une explicitation préalable du Dasein en sa temporalité et en son historicité et conformément à son mode propre d’exécution, la question du sens de l’être doit se comprendre comme historique. (6.al. 3)
Mais l’interprétation préparatoire des structures fondamentales du Dasein considéré en son mode d’être moyen et le plus immédiat – mode où il est donc aussi d’abord historique – sera également amenée à montrer ceci : le Dasein ne se contente pas d’incliner à succomber au monde dans lequel il est et qui est le sien et à s’expliciter à partir de ce monde, il succombe aussi à la tradition, plus ou moins explicitement saisie, à laquelle il se rattache. Cette dernière ôte au Dasein sa capacité de se prendre en main, de questionner et de choisir. Cela vaut notamment pour la possibilité qu’a la compréhension de se développer, possibilité enracinée dans l’être du Dasein, et notamment pour la compréhension ontologique. (6.al. 4)
La tradition, qui à cette occasion vient exercer sa domination, rend initialement et généralement ce qu’elle « lègue » si peu accessible qu’elle le dissimule plutôt. Ce dont elle s’empare, elle le transmet sous forme de lieux communs et barre ainsi l’accès aux « sources » originelles où les catégories et les concepts traditionnels qui constituent ces lieux communs furent puisés. La tradition va jusqu’à faire oublier une telle provenance. Elle façonne l’absence du besoin de cette remontée à la source et se passe du désir de comprendre sa fonction et voit moins encore à quelle nécessité un tel désir répond. La tradition déracine à tel point l’historicité du Dasein que son intérêt philosophique ne se met plus en chemin qu’à travers l’intérêt qu’il porte à la multiplicité des formes, des types, des tendances, des points de vue qu’il rencontre dans les cultures les plus éloignées et les plus étrangères, et qu’il tente, par cet intérêt, de masquer une absence de sol propre. La conséquence en est que le Dasein, en dépit de l’intérêt qu’il porte à une interprétation historique « objective » et du zèle qu’il déploie à l’établir, ne comprend plus les conditions les plus élémentaires qui rendent possible un retour positif au passé au sens d’une appropriation de ce qui se transmet par les traditions. (6.al. 5)
D’entrée |§ 1|, il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais qu’en dépit de tout l’intérêt porté à la « métaphysique » elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui déterminent de part en part, aujourd’hui encore, à travers des filiations et déformations diverses, l’appareil conceptuel de la philosophie et ses tendances interprétatives les plus caractéristiques, apportent la preuve que le Dasein comprend l’être « en général » et se comprend lui-même à partir du « monde » et que l’ontologie développée sur ces bases ne peut échapper aux traditions dont les enseignements sombrent au rang d’évidences et de simples matériaux demandant éventuellement à être « retravaillés » (ainsi en va-t-il pour Hegel). L’ontologie grecque, ainsi déracinée, se transforme au Moyen Âge en un fond doctrinal solide. Ce qu’a de systématique ce fond doctrinal est donc tout autre chose qu’un assemblage de fragments venus de la tradition en un édifice cohérent. Tout en restant à l’intérieur des limites d’une prise en charge dogmatique des conceptions fondamentales qu’avaient les Grecs au sujet de l’être, cette systématique médiévale s’efforce de le poursuivre sur ce qui n’avait pas encore été mis en valeur. Sous l’empreinte scolastique, et pour l’essentiel en suivant le chemin qu’ouvrent les Disputationes metaphysicae de Suarez, l’ontologie grecque se transforme en « métaphysique » puis devient la philosophie transcendantale des temps modernes jusqu’à déterminer les fondements et les objectifs de la « logique » de Hegel. Pour autant que, au cours de cette histoire, des régions de l’être déterminées aient été portées au regard et en soient venues à diriger la problématique de la métaphysique (l’ego cogito de Descartes, le sujet, le je, la raison, l’esprit, la personne), ces régions n’en restent pas moins ontologiquement ininterrogées du fait de la négligence complète de la question de l’être. Plus encore, on transpose à ces régions de l’être le fond catégorial de l’ontologie traditionnelle, en l’accompagnant de formalisations conformes à cette transposition et en lui adjoignant des restrictions purement négatives ; dans certains cas, on fait même appel à l’assistance de la dialectique afin d’élaborer une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. (6.al. 6)
Si, pour réouvrir la question de l’être, il convient que la limpidité de l’histoire de cette question vienne à être conquise, cela demande que soit dégagée la tradition qui s’est ainsi cristallisée et qu’en soient décapées les dissimulations qu’elle a mûries avec le temps. Cette tâche, nous la comprenons comme la destruction réinstantiatrice [Destruktion] du fond traditionnel de l’ontologie antique, destruction réinstantiatrice qui se déroule d’après le fil conducteur de la question de l’être, et cela en vue de faire retour aux expériences originelles dans lesquelles furent conquises les premières déterminations de l’être, devenues depuis des déterminations directrices. (6.al. 7)
Cette justification de la provenance des concepts ontologiques de base, en tant qu’elle constitue l’exposition de leur « acte de naissance », n’a rien à voir avec une relativisation de points de vue ontologiques. La destruction réinstantiatrice a tout aussi peu le sens négatif d’un dynamitage de la tradition ontologique.
Au contraire, elle doit situer cette tradition dans ses possibilités positives, à l’intérieur de ses limites, données avec chaque problématique et avec la délimitation du champ de recherche qu’elle a tracé. La destruction réinstantiatrice ne se rapporte pas de façon négative au passé, sa critique touche l’« aujourd’hui » et le mode dominant de traitement de l’histoire de l’ontologie, qu’il relève de la doxographie, de l’histoire des idées ou de celle des problèmes. Bien loin de vouloir enterrer le passé dans le néant, la destruction réinstantiatrice a une intention positive ; sa fonction négative reste implicite et indirecte. (6.al. 8)
Dans le cadre du présent traité qui a pour objectif une élaboration principielle de la question de l’être, la destruction réinstantiatrice de l’histoire de l’ontologie que cette question implique par essence, et qui n’est possible qu’à l’intérieur de cette question, ne peut être menée à bien que pour quelques-unes des étapes les plus décisives de cette histoire. (6.al. 9)
Conformément à la tendance positive de la destruction réinstantiatrice, il faut d’emblée poser la question suivante : est-ce que, au cours de l’histoire de l’ontologie en général, l’interprétation de l’être a été thématiquement rapprochée du phénomène du temps, et, si oui, dans quelle mesure l’a-t-elle été ? Est-ce que la problématique de la temporalité que ce rapprochement rend nécessaire a été élaborée au point de vue de ses principes ? Le premier, et le seul, qui, dans ses investigations, ait cheminé en direction de la dimension de la temporalité, ou plus exactement qui se soit laissé pousser dans cette direction sous la contrainte des phénomènes, est Kant. Ce n’est, en effet, qu’après avoir fixé la problématique de la temporalité que l’on peut réussir à fournir de quoi éclairer l’obscurité de la doctrine du schématisme. Toutefois, en suivant cette voie, il devient également possible de montrer pourquoi ce domaine, dans ses diverses dimensions et dans sa fonction ontologique centrale, devait rester inaccessible pour Kant. Lui-même savait qu’il s’aventurait dans un domaine obscur : « Ce schématisme de notre entendement relativement aux phénomènes et à leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, art dont nous arracherons toujours difficilement les vrais mécanismes à la nature pour les poser, non-dissimulés, devant nos yeux » |Critique de la raison pure, B 180|. Ce devant quoi Kant recule ici est ce dont il faut déchirer le voile, si tant est que l’expression « être » doive avoir un sens. Finalement, les phénomènes qui, dans l’analyse qui suit, seront mis en évidence sous le titre de « temporalité », sont justement les jugements les plus secrets de la « raison commune » dont Kant précise que l’analyse est l’« affaire du philosophe ». (6.al. 10)
Poursuivant la tâche qu’il s’est fixée de destruction réinstantiatrice suivant le fil conducteur de la problématique de la temporalité, le traité qui suit tente d’interpréter le chapitre traitant du « schématisme » et, à partir de là, la doctrine kantienne du temps. Parallèlement, nous montrerons pourquoi il fallait que la problématique de la temporalité reste inaccessible à Kant. Deux choses ont empêché cet accès : en premier lieu, le fait qu’il ait négligé la question de l’être, ensuite, et en connexion à cela, l’absence d’une ontologie prenant pour thème le Dasein, autrement dit, en termes kantiens, l’absence d’une analytique ontologique préalable de la subjectivité du sujet. Au lieu de cela, et malgré toutes ses avancées fondamentales, Kant reprend de façon dogmatique la position de Descartes. Mais son analyse du temps, en dépit de la reprise de ce phénomène dans le sujet, reste axée sur la compréhension traditionnelle et courante, ce qui finalement empêche Kant d’élaborer, dans sa propre structure et sa propre fonction, le phénomène d’une « détermination transcendantale du temps ». En raison de cette double influence de la tradition, la connexion décisive entre le temps et le « je pense » baigne dans une totale obscurité : à aucun moment cette connexion ne devient problème pour Kant. (6.al. 11)
En reprenant la position ontologique de Descartes, Kant est cause d’un ratage d’une grande importance : la ratage d’une ontologie du Dasein. Ce ratage est décisif et reste en accord avec la visée la plus propre à Descartes. Avec le « cogito sum », Descartes prétend en effet donner à la philosophie un sol nouveau et solide. Ce qu’il laisse toutefois indéterminé à l’occasion de ce coup d’envoi « radical », c’est le mode d’être de la res cogitans, plus exactement c’est le sens d’être qu’a le « sum ». C’est à l’élaboration des fondements ontologiques implicites du « cogito sum » que sera consacrée notre seconde étape sur le chemin du retour déconstructif sur l’histoire de l’ontologie. Notre interprétation apportera la preuve que non seulement Descartes ne pouvait pas faire autrement que rater la question de l’être, mais elle montrera également pourquoi il en est arrivé à cette opinion que l’absolu « être-certain » qu’est le cogito le dispensait de questionner le sens d’être de cet étant. (6.al. 12)
Mais pour Descartes, on n’en reste pas à ce seul ratage et à l’indétermination ontologique totale de la res cogitans sive mens sive animus qu’il entraîne. Descartes conduit de bout en bout les considérations fondamentales de ses Meditationes au moyen d’une transposition de l’ontologie médiévale à cet étant qu’il pose au départ en tant que fundamentum inconcussum, fondement inébranlable. Dans l’ordre ontologique, la res cogitans est déterminée en tant qu’ens, et le sens de l’être de l’ens, pour l’ontologie médiévale, est fixé dans la compréhension de l’ens en tant qu’ens creatum. En tant qu’ens infinitum, Dieu est l’ens increatum. L’être-créé toutefois, au sens le plus large de l’être-produit de quelque chose, est un moment structurel fondamental du concept antique de l’être. L’apparent recommencement du philosopher se dévoile donc comme la greffe d’un préjugé fatal sur la base duquel l’époque postérieure devait négliger d’entreprendre une analytique ontologique thématique de l’« esprit » se laissant guider par le fil conducteur de la question de l’être, et, en même temps, tout débat critique avec l’ontologie antique traditionnelle. (6.al. 13)
Que Descartes soit « tributaire » de la scolastique médiévale et qu’il en emploie la terminologie, tout connaisseur du Moyen Âge le voit. Mais avec cette « découverte » la portée principielle qu’a pour l’époque suivante cette influence en profondeur de l’ontologie médiévale sur la détermination, ou plutôt la non-détermination, ontologique de la res cogitans n’est pas philosophiquement comprise. Cette portée ne peut être estimée qu’à condition que soient au préalable soulignés, en s’orientant sur la question de l’être, le sens et les limites de l’ontologie antique. En d’autres termes, la destruction réinstantiatrice se voit confier la tâche d’interpréter le sol de l’ontologie antique à la lumière de la problématique de la temporalité. À cette occasion, il devient notoire que l’explicitation antique de l’être de l’étant est axée sur le « monde », voire sur la « nature » au sens le plus large, et qu’en effet elle tire du « temps » sa compréhension de l’être. La trace écrite de cela – mais à vrai dire uniquement de cela – est la définition du sens de l’être en tant que parousia ou ousia, ce qui signifie, sur le plan ontologique, la « présence » dans le présent, ce dernier conçu comme « ouverture temporelle » ou, pour employer un terme plus technique, conçu comme « ekstase temporelle ». En son être, l’étant est ainsi saisi en tant ce qui est ou peut devenir ou a été « présentement présent », c’est-à-dire qu’il est compris en considération d’un mode déterminé du temps, le « présent ». (6.al. 14)
La problématique de l’ontologie grecque, comme celle de toute ontologie, tire son fil conducteur du Dasein lui-même. Le Dasein, c’est-à-dire l’être de l’homme, est, dans sa « définition » courante autant que philosophique, déterminé comme zoon logon ekhon, comme vivant dont l’être est par essence déterminé par le fait qu’il peut parler. Le legein, le parler, est le fil conducteur de la conquête des structures d’être de l’étant qui est présent en rapport avec ce qui s’en dit lors que l’on en parle |§ 7, B|. C’est pourquoi l’ontologie antique telle qu’elle se forme chez Platon est « dialectique ». Avec l’élaboration progressive du fil conducteur ontologique lui-même, c’est-à-dire avec l’« herméneutique » du logos, apparaît la possibilité d’une saisie plus radicale du problème de l’être. La « dialectique » passe alors au rang d’embarras philosophique et devient même superflue. Voilà pourquoi Aristote, déjà « n’y comprenait rien » : il posait le problème de l’être sur un sol plus radical et, l’ayant ainsi relevé, ne pouvait plus saisir la portée de la dialectique. Le legein, tout comme le noein – la simple réception de quelque chose que Parménide déjà avait pris pour guide de l’explicitation de l’être – a, chez Aristote, la structure de la « présentification » pure de quelque chose de substantiel en sa substantialité [Vorhandenheit]. L’étant qui se montre dans le legein et qui est compris comme l’étant proprement dit, reçoit par conséquent son explicitation dans l’examen de la proposition comme « présentification » de quelque chose, c’est-à-dire qu’il est conçu comme possibilité de présence, ousia [le terme allemand « Vorhandenheit », qui signifie « présence subsistante de quelque chose » (et que Marlène Zarader propose de traduire par « présent-subsistant »), désigne ce que la tradition philosophique a nommé « existentia » précise Heidegger au §9.2, et ceci au sens, par exemple, de « la table, qui est là, devant moi, existe » (le terme « existence », de son côté, est réservé, dans la terminologie de Heidegger, au seul Dasein) ; la Vorhandenheit correspond donc à la présence substantielle de quelque chose ou présence effective d’une substance, dans la perspective d’Aristote, d’où sa traduction par substantialité. Le terme Vorhandenheit fait couple, dans Être et temps, avec Zuhandenheit, qui a été traduit par « utilisabilité » : voir § 15 , al. 4]. (6.al. 15)
Cette explicitation grecque de l’être se déroule cependant (i) en l’absence de tout savoir explicite à propos de ce qui y fait office de fil conducteur, (ii) sans connaissance, voire sans compréhension de la fonction du temps, laquelle fait pourtant intégralement partie de l’ontologie fondamentale, (iii) sans aperçu sur les possibilités de cette fonction. À contrario : le temps lui-même est pris comme un étant parmi d’autres étants, et on tente de le saisir dans sa structure d’être à partir de l’horizon d’une compréhension de l’être orientée de manière implicite et naïve à partir des catégories tirées de l’analyse de la présence. (6.al. 16)
Dans le cadre de l’élaboration principielle de la question de l’être qui va suivre, il n’est pas possible d’exposer l’interprétation détaillée des fondements de l’ontologie antique du temps, surtout au stade scientifiquement le plus haut et le plus pur qu’elle atteint chez Aristote. Au lieu de cela, nous donnerons une explicitation du traité d’Aristote sur le temps |Physique, Delta 10, 217b 29 – 14, 224a 17| qui peut être considéré comme fixant la base et les limites de la science antique de l’être. (6.al. 17)
Le traité aristotélicien sur le temps est la première interprétation développée de ce phénomène qui nous ait été transmise. Elle a pour une large part déterminé toutes les conceptions ultérieures du temps, y compris celle de Bergson. À partir de l’analyse du concept aristotélicien du temps, il devient également rétrospectivement clair que la conception kantienne du temps se meut au sein des structures mises en évidence par Aristote, ce qui veut dire que l’orientation ontologique fondamentale de Kant reste celle des grecs, et cela en dépit de toutes les différences qu’introduisent les nouveautés de son questionnement. (6.al. 18)
Ce n’est qu’une fois qu’aura été accomplie la destruction réinstantiatrice de la tradition ontologique que la question de l’être prendra vraiment corps. Cette destruction réinstantiatrice procure la preuve du caractère incontournable de la question du sens de l’être, et ce faisant elle illustre le sens dans lequel on peut parler d’une « reprise » de cette question. (6.al. 19)
Toute investigation à l’intérieur de ce champ dans lequel « la chose elle-même est profondément cachée » |Kant, Critique de la raison pure, B 121| se gardera d’en surestimer les résultats. En effet, un tel questionnement s’astreint lui-même en permanence à se placer devant la possibilité d’ouvrir un horizon encore plus originel et plus universel, à partir duquel pourrait être tirée la réponse à la question : que signifie « être » ? Concernant de telles possibilités, on ne saurait en ce cas débattre sérieusement, et avec des résultats positifs qu’après avoir, et ce de manière prioritaire, éveillé de nouveau la question de l’être et investi un champ de différends qui puissent être contrôlés. (6.al. 20)
§ 7 La méthode phénoménologique de l’investigation (39 al.)
Avec la caractérisation provisoire de l’objet thématique de notre investigation (l’être de l’étant, ou plutôt le sens de l’être « en général »), il semble que nous ayons indiqué du même coup sa méthode. Détacher de l’étant le problème de l’être et expliciter cet être lui-même, telle est la tâche de l’ontologie. Sa méthode reste problématique aussi longtemps que l’on cherche conseil auprès des ontologies léguées par l’histoire. Étant donné que pour cette investigation nous ferons usage du terme d’ontologie en un sens large et formel, la démarche qui consisterait à clarifier la méthode au cours de son développement s’interdit d’elle-même. (7.al. 1)
En faisant usage du terme d’ontologie nous ne nous inscrivons pas dans une discipline philosophique précise qui se tiendrait en connexion avec les autres. Il ne s’agit pas de satisfaire à la tâche que se serait fixée une discipline élaborée à cet effet ; c’est à partir des nécessités inhérentes à un questionnement direct et du mode de traitement que requièrent les « choses mêmes » qu’une telle discipline peut se développer rigoureusement. (7.al. 2)
En prenant pour question directrice la question du sens de l’être, notre investigation touche la question fondamentale de la philosophie en général. Le mode de traitement de cette question est phénoménologique. Par là, le présent traité ne se prescrit ni un « point de vue », ni une « direction », et cela parce que la phénoménologie, aussi longtemps qu’elle se comprend elle-même, n’est aucun des deux, ni ne peut le devenir. L’expression « phénoménologie » signifie principalement un concept de méthode. Elle ne caractérise pas ce qu’il en est des objets de la recherche philosophique, mais le comment de ladite recherche, la manière dont elle procède. Plus un concept de méthode produit ses effets de façon authentique et plus il détermine le style principiel d’une science de manière englobante, plus il est enraciné originellement dans le débat avec les choses mêmes et plus il s’éloigne du type de procédés techniques dont les disciplines théoriques sont abondamment pourvues. (7.al. 3)
La méthode « phénoménologique » se définit par une maxime que l’on peut formuler de cette façon : « aux choses mêmes ! ». Elle s’oppose à toutes les constructions gratuites, à toutes les trouvailles occasionnelles ; elle s’oppose à la reprise de concepts qui ne sont que vaguement identifiés ; elle s’oppose aux pseudo-questions qui se propagent souvent d’une génération à l’autre comme autant de « problèmes ». On pourrait toutefois objecter que cette maxime va largement de soi et qu’elle est en outre l’expression du principe de toute connaissance scientifique. On ne voit donc pas pourquoi il conviendrait que cette évidence soit spécifiée dans la description d’une recherche. Mais c’est d’elle que nous voulons nous rapprocher autant qu’il importe pour clarifier la démarche de ce traité. À ce titre, nous nous bornerons à exposer le pré-concept du phénoménologique. (7.al. 4)
L’expression a deux éléments : phénomène et logique ; tous deux remontent à des termes techniques grecs : phaenomenon et logos. En apparence, l’intitulé phénoménologie est formé de la même manière que théologie, biologie, sociologie, tous noms que l’on traduit respectivement par : science de Dieu, science de la vie, science de la communauté. Il suit de là que la phénoménologie est la science des phénomènes. Il convient donc de mettre en évidence le pré-concept de la phénoménologie en caractérisant ce que visent les deux éléments de l’intitulé, à savoir « phénomène » et « logos », et en fixant le sens du nom composé à partir d’eux. L’histoire du mot, probablement apparu dans l’école de Wolff, est ici sans importance. (7.al. 5)
A. Le concept du phénomène
L’expression grecque phaenomenon, à laquelle remonte le terme « phénomène », tire son origine du verbe phaenesthai qui signifie : se montrer ; phaenomenon veut par conséquent dire : ce qui se montre, le se-montrant, le manifeste ; phaenesthai est lui-même une formation médiane de phaen qui signifie porter à la lumière, placer dans la clarté ; phaen est construit sur le radical phe qui, de même que phos, signifie la lumière, la clarté, c’est-à-dire ce dans quoi quelque chose peut devenir manifeste en lui-même, visible. Comme signification de l’expression « phénomène », il faut par conséquent s’en tenir fermement à : ce qui se montre en lui-même, autrement dit le manifeste. Les phaenomena, « phénomènes » sont, en ce cas, l’ensemble de ce qui se trouve porté à la lumière ou qui peut être placé dans la lumière, ce que les Grecs identifiaient parfois avec ta onta, avec l’étant. Or l’étant peut se montrer en autant de manières distinctes qu’il y a de modes correspondants d’accéder à lui. La possibilité existe même que l’étant se montre comme ce que, en lui-même, il n’est pas. En cette dernière façon de se montrer, l’étant « a l’air de ». Nous appelons apparaître une telle façon de se montrer. Et c’est ainsi qu’en grec l’expression phaenomenon, phénomène, signifie également : ce qui a l’air tel que, ce qui est « en apparence », l’« apparence » ; phaenomenon agathon désigne un bien qui a l’air d’être tel ou tel – mais qui, « en réalité », n’est pas ce qu’il semble être. Pour comprendre plus avant le concept de phénomène, il faut voir comment ce qui est nommé phaenomenon dans les deux acceptions que nous venons de mentionner (« phénomène » : ce qui se montre, et « phénomène » : l’apparence) reste, quant à sa structure, étroitement lié par par sa base. Ce n’est que dans la mesure où quelque chose se montre, avec un certain sens qui est propre à la façon qu’il a de se montrer, c’est-à-dire dans la mesure où ce quelque chose est un phénomène, que ce quelque chose peut se montrer comme ce qu’il n’est pas, qu’il peut « avoir l’air de ». Dans la seconde signification de phaenomenon (« apparence ») se trouve déjà incluse, comme ce qui la fonde, la signification originelle (phénomène : ce qui se montre). Dans notre terminologie, nous attribuons le titre de « phénomène » à l’acception positive et originelle de phaenomenon, et nous faisons la différence entre le phénomène et l’apparence en tant que cette dernière est une modification du phénomène. Cependant, ce que l’un et l’autre termes expriment n’a rien à voir avec ce que l’on appelle en Allemand « Erscheinung » souvent traduit pourtant par « phénomène » ou encore « manifestation » (parfois « apparition »). (7.al. 6)
Ainsi parle-t-on de « phénomènes pathologiques » comme équivalent de « manifestations pathologiques ». On désigne par là des événements qui, à même le corps, se montrent et, en se montrant, « indiquent » ce qui soi-même ne se montre pas. L’entrée en scène de tels événements, le fait qu’ils se montrent, va de pair avec la présence de troubles qui eux-mêmes ne se montrent pas. « Phénomène », en tant que manifestation « de quelque chose », ne veut donc précisément pas dire : se montrer soi-même, mais désigne le fait, pour quelque chose qui ne se montre pas, de s’annoncer (se manifester) au travers de quelque chose qui, lui, se montre. Se manifester, c’est donc ne pas se montrer soi-même. Mais ce « ne pas » ne doit en aucun cas être confondu avec le « ne pas » être tel qu’il se donne qui détermine la structure de l’apparence. Ce qui, à la manière dont le fait ce qui se manifeste, ne se montre pas, cela ne peut jamais non plus devenir apparence. Tous signes caractéristiques, tous affichages, tous symptômes et symboles, même s’ils diffèrent les uns des autres, ont la structure formelle de base, ici rapportée, de ce qui se manifeste. (7.al. 7)
Bien que le fait de « se manifester » ne soit pas un se montrer au sens de phénomène, il n’est cependant possible de se manifester que sur la base du fait que quelque chose se montre. Mais le se montrer qui rend possible le se manifester, n’est pas ce qui se manifeste lui-même. Se manifester, c’est s’annoncer à travers quelque chose qui se montre. Dès lors, si l’on dit que, par le mot « phénomène » nous indiquons quelque chose dans quoi autre chose « apparaît » (au sens de « se manifeste »), sans que ce dernier quelque chose soit lui-même une apparition du phénomène, alors le concept de phénomène, loin d’être délimité, est plutôt présupposé, présupposition qui reste dissimulée parce que dans une telle définition de « phénomène », l’expression « apparaître » est employée dans un double sens. Ce dans quoi quelque chose « apparaît » veut dire : ce dans quoi quelque chose s’annonce, et, du même coup, ne se montre pas ; et quand on précise : « sans que ce dernier quelque chose soit lui-même apparition », apparition signifie le fait de se montrer de telle ou telle façon. Mais ce fait de se montrer relève par essence du « à-travers-quoi » le quelque chose s’annonce. En conséquence, les phénomènes ne sont jamais des manifestations, tandis que toute manifestation est dépendante de phénomènes. Si l’on définit le phénomène à l’aide d’« apparition » en confondant les deux sens qu’on vient de dégager, alors tout est mis sens dessus dessous, et une « critique » de la phénoménologie sur cette base est une curieuse entreprise. (7.al. 8)
L’expression « manifestation » peut elle-même à son tour signifier deux choses : d’abord le fait de se manifester, au sens de s’annoncer sans se montrer soi-même ; et ensuite cela même qui annonce, autrement dit ce qui, en se montrant, indique quelque chose qui ne se montre pas. Et enfin on peut employer « apparaître » pour intituler le phénomène en son sens authentique de se montrer. Dès lors que l’on désigne sous le même nom de « phénomène » ces trois façons dissemblables de se rapporter aux choses, la confusion est inévitable. (7.al. 9)
Mais cette confusion est, à nouveau, fortement aggravée par le fait que « phénomène » peut admettre une autre signification encore. Si l’on saisit ce qui annonce, ce qui, en se montrant, indique ce qui n’est pas manifeste ; si on le saisit comme ce qui, grâce à cela même qui n’est pas manifeste, entre en scène, ce qui en rayonne, au point en effet que ce qui n’est pas manifeste soit pensé comme ce qui, par essence, jamais n’est manifeste – alors « phénomène » équivaut à « mise en avant », ou plus exactement à « ce qui est mis en avant » mais ne constitue pas l’être propre de ce qui est ainsi mis en avant, à savoir : le phénomène au sens de « simple apparition ». Certes, ce qui, ainsi mis en avant, annonce, se montre lui-même, mais il le fait de telle façon qu’en tant que rayonnement de ce qu’il annonce, il masque précisément en permanence, en lui-même, ce qu’il annonce. Mais, en masquant, le fait de ne pas montrer ne devient pas apparence. Selon Kant, les phénomènes sont d’abord les « objets de l’intuition empirique », ce qui, en celle-ci, se montre. Mais cela même qui se montre (le phénomène au sens originel authentique) est en même temps « apparition », et cela au sens d’un rayonnement qui annonce quelque chose qui se cache dans le phénomène. (7.al. 10)
Dans la mesure où, pour qu’il y ait « apparition » prise en tant qu’elle signifie s’annoncer au moyen de quelque chose qui se montre, un phénomène est requis à sa base ; mais dans la mesure où ce dernier phénomène peut se modifier en une apparence, l’apparition peut elle aussi devenir simple apparence. Par exemple, sous un certain éclairage, quelqu’un peut paraître avoir les joues rouges, laquelle rougeur, qui se montre, peut être prise pour l’annonce de la présence de fièvre qui, de son côté, indique à son tour une perturbation dans l’organisme. (7.al. 11)
Phénomène – ce qui se montre en lui-même – signifie un mode de rencontre de quelque chose. Manifestation, en revanche, désigne une liaison de renvoi qui, interne à l’étant lui-même, est en effet de telle sorte que ce qui renvoie (ce qui annonce) ne peut satisfaire à sa fonction possible que s’il se montre en lui-même, autrement dit s’il est « phénomène ». La manifestation et l’apparence sont elles-mêmes fondées dans le phénomène, et ce de diverses manières. La diversité troublante des « phénomènes » que, sous l’intitulé de phénomène, d’apparence, de manifestation, on peut appeler de simples apparitions, cette diversité ne se peut démêler que si, dès le début, par le concept de phénomène, on comprend : ce qui se montre en lui-même. (7.al. 12)
Dans cette saisie du concept de phénomène, si la question reste indéterminée de savoir quel étant on évoque en tant que phénomène, et si la question reste de toute façon ouverte de savoir si ce qui se montre est, à chaque fois, un étant, ou bien un caractère d’être de l’étant, alors on a uniquement acquis le concept formel de phénomène. Mais dès lors que, par ce qui se montre, on comprend l’étant qui, dans un sens voisin de celui que lui donne Kant, est accessible grâce à l’intuition empirique, le concept formel de phénomène reçoit une application légitime. Employé de cette façon, le nom de phénomène satisfait à la signification du concept courant de phénomène. Mais ce concept courant n’est pas le concept phénoménologique de phénomène. Dans l’horizon de la problématique kantienne, ce qui, sous le nom de phénomène, est conçu phénoménologiquement, peut être illustré, sans préjudice d’autres différences, par notre façon de dire : ce qui, dans les apparitions, autrement dit dans le phénomène compris de façon courante, se montre d’emblée et conjointement, quoique de manière non thématique, cela peut être amené à se montrer de manière thématique, et ce qui se montre ainsi en lui-même (« les formes de l’intuition »), ce sont les phénomènes de la phénoménologie. Car manifestement, l’espace et le temps doivent pouvoir se montrer ainsi, ils doivent pouvoir devenir phénomènes, dès lors que Kant prétend par là avoir énoncé une proposition transcendantale dûment fondée quand il dit que l’espace est le « contenant » à priori d’un état de choses. (7.al. 13)
Mais dès lors, si le concept phénoménologique de phénomène en général est compris, abstraction faite de la façon dont ce qui se montre peut être déterminé de manière plus précise, alors il est indispensable de présupposer que l’on a accédé au sens formel du concept de phénomène qui s’applique légitimement aussi à son sens courant. Avant de fixer le pré-concept de la phénoménologie, il nous faut toutefois délimiter la signification de logos, cela afin qu’apparaisse clairement en quel sens la phénoménologie en général peut être la « science des » phénomènes. (7.al. 14)
B. Le concept du logos
Chez Platon et Aristote, le concept de logos a une pluralité de sens, et cela d’une façon telle que les significations divergent sans être positivement guidées par une signification de fond. En l’occurrence, ce n’est qu’une apparence, laquelle se conserve aussi longtemps que l’interprétation ne parvient pas à saisir comme il faut la signification de fond, en sa teneur originelle. Lorsque nous disons : la signification de fond de logos est « discours », cette traduction littérale ne prend sa pleine validité qu’une fois déterminé ce que discours lui-même veut dire. L’histoire ultérieure de la signification du mot logos, et les interprétations aussi diverses qu’arbitraires de la philosophie qui en découlent, ne cessent de dissimuler la véritable signification de « discours », laquelle souvent est assez évidente. Logos est « traduit », c’est-à-dire toujours explicité en tant que raison, jugement, concept, définition, fondement, rapport. Mais comment « discours » va-t-il pouvoir se modifier au point que logos signifie tout ce que nous venons d’énumérer, et cela au cœur de l’usage scientifique du langage ? Même lorsque logos est compris au sens d’énoncé, mais énoncé en tant que « jugement », il est encore possible, avec cette traduction apparemment légitime, que soit manquée la signification fondamentale du mot, surtout si jugement est conçu au sens de quelque actuelle « théorie du jugement ». Logos ne veut pas dire, et en tous cas pas primairement, jugement, dès lors que, par jugement, on entend une « liaison » par copule ou une « prise de position » (qui approuve ou rejette). (7.al. 15)
En tant que discours, logos veut dire la même chose que montrer, rendre manifeste ce dont « il est question » dans le discours. Cette fonction du discours, Aristote l’a explicitée de manière plus approfondie comme étant l’apophainesthai, faire paraître, faire voir à partir de |De interpretatione, chapitres 1-6. Voir aussi : Métaphysique Z, 4 et Éthique à Nicomaque, VI|. Le logos fait voir quelque chose (phainesthai), à savoir ce dont il est question, et cela pour celui qui parle ou pour ceux qui parlent entre eux. Le discours « fait voir » apo, à partir de, cela même dont il est question. Dans la parole (apophansis), pour autant qu’elle en soit vraiment une, ce qui est dit doit être tiré de ce dont il est parlé, au point que, dans ce qu’elle dit, la communication par la parole rende manifeste ce dont elle parle et le rende de la sorte accessible aux autres. Telle est la structure du logos en tant qu’apophansis. Toutefois, cette façon de rendre-manifeste, au sens d’un faire-voir qui met en lumière, ne convient pas à tout « discours ». Par exemple, la prière (eukhe) elle aussi rend manifeste, mais d’une autre façon. (7.al. 16)
Lors de son effectuation concrète, l’acte de discourir, de parler (de faire-voir) a le caractère de la communication vocale de mots. Le logos est phone, voix, plus précisément phone meta phantasias, voix s’accompagnant d’imagination, – communication vocale dans laquelle, à chaque fois, quelque chose est aperçu. (7.al. 17)
Et c’est seulement parce que la fonction du logos en tant qu’apophansis tient à ce qu’il fait voir quelque chose en le mettant en lumière que le logos peut avoir pour structure la forme de la sunthesis, de la synthèse. En l’occurrence, ce que dit la synthèse, ce n’est pas le fait d’associer et de nouer entre elles des représentations, ce n’est pas le fait d’associer des événements psychiques, toutes associations au sujet desquelles le « problème » de savoir comment, en tant qu’elles sont internes, elles peuvent concorder avec le dehors, lequel est de nature physique, fait alors inévitablement son apparition. La signification du sun de sunthesis est purement apophantique et veut dire : faire voir quelque chose dans sa réunion avec quelque chose d’autre, faire voir quelque chose en tant que quelque chose. (7.al. 18)
Et d’autre part, c’est parce que le logos est un faire-voir, et pour cette raison, qu’il peut être vrai ou faux. Aussi, la compréhension de la signification du terme logos repose-t-elle sur la nécessité de se libérer d’un concept de la vérité au sens d’« adéquation ». Dans le concept de l’aletheia, l’idée d’adéquation n’est pas l’idée originelle. L’« être-vrai » du logos en tant qu’aletheuein veut dire : dire vrai en extrayant de son état caché l’étant dont il est question dans le legein en tant que ce dernier est un apophainesthai (un « porter à la lumière ») et l’extraire de la dissimulation (alethes), autrement dit le dévoiler. De la même façon, l’« être-faux », pseudesthai veut dire tromper, au sens de dissimuler : présenter une chose devant autre chose et, ce faisant, la faire passer pour une chose qu’elle n’est pas. (7.al. 19)
Mais puisque la « vérité » a ce dernier sens et que le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne peut justement pas être abordé comme étant le « lieu » premier de la vérité. Lorsque, comme c’est devenu aujourd’hui monnaie courante, on détermine la vérité comme étant ce qui revient « proprement » au jugement, et lorsque, de surcroît, on en appelle à Aristote pour accréditer cette thèse, cette attribution est non seulement illégitime, mais surtout le concept grec de vérité est alors l’objet d’une complète méprise. Ce qui, au sens grec, est « vrai », et ce assurément de façon plus originelle que le logos dont il est question, c’est l’aisthesis, la sensation, la réception sensible de quelque chose. Dans la mesure où une aisthesis vise l’étant qui à chaque fois n’est accessible, précisément, que grâce à elle – c’est par exemple le cas de la vue dans son rapport aux couleurs – la réception est toujours vraie. Ce qui veut dire : voir dévoile toujours des couleurs, ouïr dévoile toujours des sons. Au sens le plus pur et le plus originel, ce qui est « vrai » – c’est-à-dire ce qui ne fait que dévoiler, au point qu’il ne peut jamais dissimuler – c’est le noein pur, la réception qui envisage simplement les déterminations d’être les plus élémentaires de l’étant en tant que tel. Ce noein ne peut jamais dissimuler, ne peut jamais être faux, il peut tout au plus rester dans une absence de réception, agnoein, un ne pas connaître, autrement dit ne pas suffire au simple accès adéquat. (7.al. 20)
Ce qui n’a plus la forme suivant laquelle le faire-voir pur s’effectue, mais qui à chaque fois recourt à autre chose pour mettre en lumière et fait ainsi, à chaque fois, voir quelque chose en tant que quelque chose, cela assume, outre cette structure synthétique, la possibilité de dissimuler. Mais la « vérité du jugement » n’est que le cas opposé à cet acte de dissimuler, c’est-à-dire qu’elle est un phénomène de vérité fondé de façon multiple. Le réalisme et l’idéalisme ratent le sens du concept grec de vérité, concept en dehors duquel on ne peut comprendre que de façon caricaturale en quoi une « théorie des idées » peut se présenter comme une connaissance philosophique. (7.al. 21)
Comme la fonction du logos réside dans le simple faire-voir à partir de quelque chose, dans le laisser-réceptionner l’étant, logos peut signifier raison. Et d’autre part, comme logos va être employé, non seulement avec la signification de legein, mais également avec celle de legomenon, ce qui est dit, ce qui est souligné en tant que tel, et comme ce dernier n’est rien d’autre que l’hupokeimenon, ce qui, en tant qu’étant existant, se trouve toujours déjà à la base de toute évocation et de toute discussion susceptibles de naître à son sujet, pour toutes ces raisons, logos en tant que legomenon signifie base, ratio. Et enfin, c’est parce que logos en tant que legomenon peut également signifier : ce à quoi l’on s’adresse comme quelque chose qui est devenu visible, en son « interdépendance », dans son rapport à quelque chose d’autre, que logos reçoit la signification de relation et de rapport. (7.al. 22)
Cette interprétation du « discours apophantique » peut probablement suffire à préciser la fonction primordiale du logos. (7.al. 23)
C. Le pré-concept de la phénoménologie
Dès lors que l’on reprend concrètement ce que viennent de mettre en évidence les interprétations du « phénomène » et du « logos », une relation intrinsèque entre les choses visées par ces deux titres saute aux yeux. L’expression phénoménologie se laisse ainsi formuler, en grec : legein ta phainomena, dire les phénomènes ; or, nous l’avons vu, legein veut dire apophainesthai. Phénoménologie, en ce cas, veut dire apophainesthai ta phainomena : faire voir à partir de soi-même ce qui se montre tel que cela se montre. Tel est, formellement indiqué, le sens de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie. Rien d’autre n’est ici exprimé que la maxime formulée plus haut : « aux choses mêmes ! » (7.al. 24)
S’agissant de son sens, le titre de phénoménologie diffère par conséquent des désignations que sont la théologie et autres « -logies ». Celles-ci nomment les objets de la science concernée suivant le contenu à teneur de réalité qui correspond à ladite science. Mais le titre de « phénoménologie » ne nomme justement pas l’objet de ses recherches, pas plus qu’il ne caractérise sa teneur de réalité. Le mot ne fait que donner des renseignements sur le comment de la mise en lumière et du mode de traitement de ce qui va être traité dans cette science. Science « des » phénomènes veut dire : une manière telle de saisir ses objets que tout ce qui est soumis à examen doit être traité sous la forme d’une mise en lumière et d’une identification directes. L’expression de « phénoménologie descriptive » qui est tautologique a le même sens. En l’occurrence, description ne signifie pas une méthode s’inspirant, par exemple, de celle de la morphologie botanique ; l’intitulé « phénoménologie descriptive » a le sens d’une interdiction : écarter toute détermination qui ne soit pas parlante. Ce qui caractérise la description elle-même, à savoir le sens spécifique du logos, ne peut avant tout être fixé qu’en partant de la « réalité » de ce qu’il convient de « décrire », c’est-à-dire d’aborder suivant le mode de rencontre des phénomènes, et ce afin de le porter à la certitude scientifique. La signification du concept formel et du concept courant de phénomène autorise à appeler phénoménologie toute mise en lumière de l’étant tel qu’il se montre en lui-même. (7.al. 25)
Mais eu égard à quoi faut-il ôter son côté formel au concept de phénomène pour en venir au concept phénoménologique de phénomène, et comment ce dernier diffère-t-il du concept courant ? Qu’est ce que la phénoménologie va « faire voir » ? Qu’est ce qui doit être appelé, dans un sens phénoménologique, phénomène ? Qu’est-ce donc qui, du fait de sa nature, est nécessairement le thème d’une mise en lumière explicite ? Manifestement, c’est quelque chose de tel que, justement, initialement et généralement il ne se montre pas, quelque chose de tel que, par rapport à ce qui initialement et généralement se montre, est caché, mais quelque chose qui, en même temps, fait par essence partie de ce qui se montre initialement et généralement, de telle sorte en effet qu’il en constitue le sens et le fond. (7.al. 26)
Mais ce qui, de la façon la plus évidente, reste caché, ou bien retombe dans la dissimulation, ou bien ne se montre que « déguisé », ce n’est pas tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré les considérations précédentes, c’est l’être de l’étant. Il se peut que cet être soit dissimulé à un point tel qu’il est oublié et que la question dudit être et de son sens ne soit pas soulevée. C’est pourquoi ce qui réclame de devenir phénomène, c’est ce que la phénoménologie « prend en main » thématiquement à titre d’objet. (7.al. 27)
La phénoménologie est le mode d’accès à ce qui a vocation à devenir le thème de l’ontologie ; elle en est également le mode parlant de détermination. L’ontologie n’est possible qu’en tant que phénoménologie. Ce que le concept phénoménologique de phénomène vise, c’est l’être de l’étant, son sens, ses modifications et ses dérivés. Et le fait de se montrer n’est rien de quelconque, encore moins quelque chose de tel que le fait d’apparaître. L’être de l’étant peut moins que jamais être quelque chose « derrière quoi » se tient quelque autre chose « qui n’apparaît pas ». (7.al. 28)
Derrière les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a essentiellement rien, mais ce qui a vocation à devenir phénomène peut très bien être caché. Et c’est précisément parce que les phénomènes, initialement et généralement, ne sont pas donnés, qu’il est besoin de la phénoménologie. L’occultation est le concept antonymique de « phénomène ». (7.al. 29)
Le mode possible d’occultation des phénomènes est variable. Un phénomène peut d’abord être dissimulé en ce sens qu’il n’a pas du tout encore été dévoilé. Nous n’avons ni connaissance, ni méconnaissance, concernant son existence. Un phénomène peut ensuite être enseveli. Cela implique qu’il a avant cela déjà été dévoilé, mais qu’il a succombé derechef à la dissimulation. Celle-ci peut devenir totale, ou au contraire, et c’est la règle, ce qui a été auparavant dévoilé est encore visible, quoique seulement en tant qu’apparence. Autant d’apparence néanmoins, autant d’« être ». En tant que « recouvrement », cette dissimulation est la plus fréquente et la plus dangereuse parce que les possibilités d’illusion et de fourvoiement sont ici particulièrement tenaces. Les structures d’être qui sont à disposition, mais qui sont masquées quant à leur enracinement, ainsi que les concepts de ces structures, revendiquent peut-être leur droit à l’intérieur d’un « système ». En raison de leur maillage étroit et constitutif d’un système, ces structures et leurs concepts se donnent comme quelque chose qui n’a pas besoin d’être justifié davantage, qui est « clair », et qui peut de ce fait servir de point de départ pour progresser à la faveur de déductions successives. (7.al. 30)
La dissimulation elle-même, qu’elle soit saisie au sens d’état caché, d’ensevelissement ou de déguisement, comporte à son tour une double possibilité. Il y a des dissimulations contingentes et il y en a de nécessaires, c’est-à-dire des dissimulations telles qu’elles reposent dans le mode d’existence de ce qui est dévoilé. Tout concept phénoménologique et toute proposition phénoménologique qui est puisée à la source, dès lors qu’ils entrent dans un énoncé destiné à être communiqué, peuvent être dénaturés. L’énoncé se propage alors dans une compréhension vide de contenu, il perd son enracinement et devient une thèse gratuite. La possibilité que se fige et ne soit plus pertinent ce qui avait été « empoigné » à la source existe toujours et l’éviter relève du travail concret de la phénoménologie. Et la difficulté de cette recherche consiste précisément en ceci qu’il lui faut, et cela en un sens positif, se faire constamment critique d’elle-même. (7.al. 31)
Il faut avant tout que le mode de rencontre de l’être et de la structure de l’être soit obtenu à partir des objets mêmes de la phénoménologie, et cela suivant les modalités du phénomène. C’est pourquoi le point de départ de l’analyse, tout comme l’accès au phénomène et la traversée des dissimulations prédominantes, exigent leurs propres garanties méthodologiques. Dans l’idée de la saisie et de l’explicitation « fondamentalement native » et « intuitives » des phénomènes, repose le contraire de la naïveté qu’aurait une « vision » occasionnelle, « immédiate » et irréfléchie. (7.al. 32)
En s’appuyant sur le pré-concept de la phénoménologie, tel que nous l’avons délimité, il est maintenant possible de fixer ce que signifient les termes techniques de « phénoménal » et de « phénoménologique ». Est qualifié de « phénoménal » ce qui est donné, et peut être expliqué, dans le mode de rencontre du phénomène – c’est pourquoi l’on parle de structures phénoménales. On appelle « phénoménologique » tout ce qui, dans ce que réclame cette recherche, relève du mode de mise en lumière et du mode d’explicitation, ainsi que ce qui constitue son appareil conceptuel. (7.al. 33)
Comme le phénomène, compris de manière phénoménologique, est toujours uniquement ce qui exprime l’être, mais comme l’être est à chaque fois l’être de l’étant, il est tout d’abord besoin, dès lors que l’on vise au dégagement de l’être, que l’étant lui-même soit dûment convoqué. Ce dernier doit aussi se montrer suivant le mode d’accès approprié. Et c’est ainsi que le concept courant de phénomène devient phénoménologiquement pertinent. Cependant, la tâche préalable d’une confirmation « phénoménologique » de l’étant exemplaire comme point de départ de l’analytique est toujours déjà préfiguré par le but que s’est fixé ladite analytique. (7.al. 34)
Prise en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – autrement dit l’ontologie. Lors de l’explication que nous avons donnée des tâches de l’ontologie, la nécessité a jailli d’une ontologie fondamentale, laquelle a pour thème l’étant que nous avons privilégié sur le plan ontico-ontologique, à savoir le Dasein, et cela, en effet, au point qu’elle se confronte au problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en lui-même. On tirera de l’investigation elle-même le résultat suivant : sur le plan de la méthode, la description phénoménologique a le sens d’une explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein se caractérise comme hermeneuein, par lequel sont annoncées à la compréhension de l’être qui est inhérente au Dasein lui-même : (i) le sens propre de l’être et (ii) les structures de base de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique, et cela selon la signification originelle du mot, signification d’après laquelle il désigne ce qui concerne l’explicitation. Or, dans la mesure où, par le déchiffrement du sens de l’être et le déchiffrement des structures de base du Dasein en général, l’horizon est mis en évidence qui permet l’exploration ontologique ultérieure de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, cette herméneutique restreinte devient également « herméneutique générale » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute investigation ontologique. Et dans la mesure finalement où, en tant qu’il est un étant dans les possibilités de l’existence, le Dasein a sur tout autre étant la primauté ontologique, l’herméneutique en tant qu’explicitation de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir, compris de manière philosophique, le sens premier d’une analytique de l’existentialité de l’existence. Pour autant que cette herméneutique élabore ontologiquement l’historicité du Dasein en tant que celle-ci est la condition ontique de possibilité de la narration d’une histoire, s’enracine alors, en ladite herméneutique, ce qui n’est nommé « herméneutique » qu’en un sens dérivé : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. (7.al. 35)
En tant que thème fondamental de la philosophie, l’être n’est aucun genre d’étant et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » est à chercher plus haut. L’être et la structure de l’être se trouvent par-delà tout étant ainsi que par-delà toute caractérisation possible d’un étant. L’être est le transcendens. La transcendance de l’être du Dasein a ceci de particulier qu’elle renferme la possibilité, et la nécessité, de l’esseulement le plus radical. Toute mise en valeur de l’être en tant qu’il est transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique est veritas transcendantalis, ouverture de l’être. (7.al. 36)
L’ontologie et la phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes qui, à côté d’autres disciplines, appartiendraient à la philosophie. Les deux titres caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et à la façon dont elle le traite. La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle, laquelle procède de l’herméneutique du Dasein. Cette dernière, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé l’extrémité du fil conducteur de tout questionnement philosophique à l’endroit d’où ce questionnement jaillit et vers lequel il rejaillit : dans le Dasein. (7.al. 37)
Les investigations qui suivent ne sont devenues possibles que sur le sol mis en place par Edmund Husserl, dont les Recherches logiques ont conduit à la percée de la phénoménologie. Les éclaircissements que nous avons apportés du pré-concept de la phénoménologie montrent que la grande importance de celle-ci ne tient pas à ce qu’elle serait effective en tant que « courant » philosophique. Plus haut que l’effectivité se tient la possibilité. La compréhension de la phénoménologie repose uniquement sur le fait que l’on se saisit d’elle comme étant une possibilité |Si l’investigation qui suit progresse de quelques pas dans l’ouverture des « choses mêmes », l’auteur en remercie au premier chef E. Husserl qui, durant les années d’apprentissage de l’auteur à Fribourg, tant par sa direction personnelle exigeante que par la mise à disposition la plus libre qui soit d’investigations non publiées, l’a familiarisé avec les domaines les plus divers de la recherche phénoménologique|. (7.al. 38)
Étant donné la lourdeur et le caractère « disgracieux » de l’expression dans les analyses qui suivent, il est loisible d’ajouter la remarque suivante : une chose est de rendre compte, de façon narrative, de ce qui est étant, une autre est de saisir, dans son être, ce qui est étant. Pour cette tâche dernière nommée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais c’est avant tout la « grammaire ». S’il est permis de renvoyer à des recherches antérieures, et assurément incomparables quant à leur niveau, portant sur l’analytique de l’être, que l’on compare alors les passages ontologiques du Parménide de Platon, ou le chapitre 4 du livre VII de la Métaphysique d’Aristote à un passage narratif de Thucydide, et on verra ce que pouvait avoir d’inouï les formulations que leurs philosophes demandèrent aux Grecs d’adopter. Et là où les forces sont sensiblement moindres et où, de surcroît, le domaine d’être à ouvrir dépasse de beaucoup en difficulté, sur le plan ontologique, celui qui se présentait aux Grecs, la complexité de la formation des concepts et la dureté de l’expression doivent s’accroître. (7.al. 39)
§ 8 Plan du traité (3 al.)
La question du sens de l’être est la plus universelle et la plus vide qui soit ; mais en même temps elle renferme la possibilité la plus singulière et la plus authentique d’un Dasein particulier. La conquête du concept de base qu’est l’« être » et l’ébauche de l’appareil conceptuel ontologique qu’il réclame ainsi que des variantes de ce dernier, tout cela nécessite un fil conducteur concret. L’universalité du concept de l’être n’est pas contradictoire avec la « spécialisation » de l’investigation, c’est-à-dire avec le fait que l’on progresse jusqu’à lui par la voie d’une interprétation particulière d’un certain étant, à savoir le Dasein, étant en lequel doit être atteint l’horizon qui ouvre la compréhension et l’explicitation possible de l’être. Mais cet étant est lui-même en soi « historique », au point que l’éclairage ontologique de cet étant débouche nécessairement sur une interprétation « historique ». (8.al. 1)
L’élaboration de la question de l’être se partage ainsi en deux tâches, auxquelles correspond la division en deux parties du présent traité :
Première partie : l’interprétation du Dasein axée sur la temporalité et l’explicitation du temps comme étant l’horizon transcendantal de la question de l’être.
Cette première partie se décompose en trois sections :
- L’analytique fondamentale, préparatoire, du Dasein. - Dasein et temporalité. - Temps et être. (8.al. 2)
Deuxième partie : traits fondamentaux d’une destruction réinstantiatrice phénoménologique de l’histoire de l’ontologie, destruction réinstantiatrice qui suit le fil conducteur de la problématique de la temporalité.
La seconde partie est, de même, divisée en trois :
- La doctrine kantienne du schématisme et du temps, en tant qu’étape préliminaire à une problématique de la temporalité. - Le fondement ontologique du « cogito sum » de Descartes et la reprise de l’ontologie médiévale dans la problématique de la « res cogitans ». - Le traité d’Aristote sur le temps comme discrimen de la base phénoménale et des limites de l’ontologie antique. (8.al. 3)