Chapitre VI : Temporalité et intra-temporalité en tant qu’origine du concept courant du temps
§ 78 Le caractère incomplet de la précédente analyse temporelle du Dasein (6 al.)
Pour preuve de ce que la temporalité constitue l’être du Dasein, nous avons montré ceci : en tant que constitution d’être de l’existence, l’historicité est « au fond » la temporalité. L’interprétation du caractère temporel de l’histoire s’est déroulée sans considération du « fait » que tout ce qui advient se déroule « dans le temps ». Tout au long, notre analyse des existentiaux temporalisés de l’historicité n’a pas cessé d’ôter le parler à la compréhension quotidienne du Dasein, laquelle, en réalité, ne connaît toute histoire que sous la forme d’une série d’« événements intratemporels ». Mais justement, s’il convient que l’analytique existentiale rende le Dasein ontologiquement transparent dans sa facticité, il faut alors aussi restituer expressément son droit à l’explicitation de fait, « temporelle et ontique », de l’histoire. Le temps, « dans lequel » de l’étant est présent, a d’autant plus nécessairement droit à une analyse principielle que, hormis l’histoire, les processus naturels sont eux aussi déterminés « d’après le temps ». Toutefois, plus élémentaire que cette circonstance suivant laquelle le « facteur temps » vient au-devant dans les sciences de l’histoire et de la nature est le fait originel suivant : avant même toute recherche thématique, le Dasein « compte avec le temps » et se dirige d’après celui-ci. Et ici, ce qui, une fois encore, reste décisif, c’est le « compte » que fait le Dasein « de son temps », lequel compte est antérieur à toute utilisation d’un outil spécialement adapté à la détermination du temps. C’est ce compte qui précède cet usage d’un outil et c’est lui qui rend pour la première fois possible l’utilisation d’horloges. (78.al. 1)
Tandis qu’il existe effectivement, le Dasein « a », ou « n’a pas », le « temps ». Il « prend son temps » ou « il n’a pas de temps à s’accorder ». Pourquoi le Dasein prend-il son « temps » et pourquoi peut-il le « perdre » ? D’où prend-il le temps ? Comment ce temps se rapporte-t-il à la temporalité du Dasein ? (78.al. 2)
Le Dasein en situation prend en compte le temps, et cela sans pour autant comprendre existentialement la temporalité. L’acte de « compter » avec le temps, tel est le comportement élémentaire qui a besoin d’être éclairci avant même que l’on ne s’enquiert de ce que signifie l’expression : l’étant est « dans le temps ». Il convient d’interpréter tout comportement du Dasein à partir de son être, c’est-à-dire à partir de la temporalité. Il s’agit de montrer comment, en tant que temporalité, le Dasein temporalise un comportement qui se rapporte au temps de telle sorte qu’il prenne ce dernier en compte. Dans la mesure où nous n’avons pas tenu compte de toutes les dimensions du phénomène, la façon dont jusqu’ici nous avons caractérisé la temporalité n’est donc pas seulement totalement incomplète, mais elle est radicalement défectueuse, puisque la temporalité elle-même relève de quelque chose de tel qu’un temps du monde, au sens strict du concept existential du monde. Comment cela est-il possible, et pourquoi est-ce nécessaire, voilà ce qu’il convient de parvenir à faire comprendre. Ce que nous gagnerons par là, c’est l’interprétation du « temps » courant, celui que nous connaissons bien, temps « dans lequel » paraît de l’étant, ainsi que, du même coup, l’être-pris-dans-le-temps de cet étant. (78.al. 3)
Le Dasein quotidien qui occupe son temps trouve initialement ce dernier à même l’étant utilisable et à même l’étant intramondain substantiel présents. Le temps dont le Dasein fait de la sorte l’« expérience », il le comprend dans l’horizon de sa compréhension immédiate de l’être, c’est-à-dire comme étant lui-même une sorte d’étant substantiel. Comment, et pourquoi, le Dasein en arrive-t-il à former le concept courant du temps ? C’est là ce qui demande à être éclairci. Et ce en partant de la constitution d’être, temporellement fondée, du Dasein, laquelle fait qu’il se préoccupe du temps. Le concept courant du temps doit sa provenance à un nivellement du temps originel. C’est en justifiant cette origine du concept courant du temps que nous parviendrons à justifier aussi l’interprétation que nous avons précédemment effectuée de la temporalité comme étant le temps originel. (78.al. 4)
Dans la formation du concept courant du temps, une oscillation se manifeste sur le point de savoir s’il convient d’attribuer au temps un caractère « subjectif » ou bien un caractère « objectif ». Là où on le conçoit comme étant en soi, on l’attribue néanmoins en premier lieu à l’« âme ». Et là où il se caractérise comme étant « de l’ordre de la conscience », il n’en remplit pas moins sa fonction « de façon objective ». Dans l’interprétation du temps que fait Hegel, l’une et l’autre possibilités sont portées à un certain dépassement conciliateur de la contradiction qu’ils révèlent. Hegel tente de déterminer la connexion entre le « temps » et l’« esprit », et ce afin de faire comprendre par là pourquoi l’esprit, en tant qu’histoire, « tombe dans le temps ». Dans son résultat, l’interprétation précédente de la temporalité du Dasein, et l’appartenance du temps du monde à cette temporalité, paraissent s’accorder avec la position de Hegel. Mais comme la présente analyse du temps diffère radicalement de celle de Hegel, et ce dès la façon dont elle pose le problème, et comme l’intention qui anime cette analyse relève de l’ontologie fondamentale, à l’encontre précisément de ce qui mobilise Hegel, pour ces deux raisons, un court exposé du rapport entre le temps et l’esprit, tel que le conçoit Hegel, peut servir indirectement à préciser notre interprétation ontologique de la temporalité du Dasein ainsi que notre interprétation du temps du monde et de l’origine du concept courant du temps, et ainsi à conclure provisoirement. (78.al. 5)
À la question de savoir si un « être » revient au temps, et comment il le fait, à la question de savoir pourquoi, et en quel sens, nous l’appelons « étant », nous ne pourrons répondre qu’en montrant dans quelle mesure la temporalité, dans sa temporalisation, rend elle-même possible quelque chose de tel que la compréhension de l’être et l’évocation de l’étant. L’ordonnance du présent chapitre sera donc la suivante : la temporalité du Dasein et la préoccupation du temps (§ 79) ; le temps dont le Dasein se préoccupe et l’être-pris-dans-le-temps (§ 80) ; l’être-pris-dans-le-temps et la genèse du concept courant du temps (§ 81) ; le contraste entre la connexion ontologique existentialement fondée de la temporalité, du Dasein et du temps du monde, et la conception hégélienne du rapport entre le temps et l’esprit (§ 82) ; l’analytique des existentiaux temporalisés du Dasein et la question du sens de l’être en lui-même, question qui relève de l’ontologie fondamentale (§ 83). (78.al. 6)
§ 79 La temporalité du Dasein et la préoccupation du temps (12 al.)
Le Dasein existe en tant qu’il est un étant pour lequel il y va en son être de cet être même. Étant par essence voir-venir, il s’est projeté dans son pouvoir-être, et cela avant toute considération, simple ou à posteriori, de soi-même. Dans la projection, il est révélé comme ce qui a été jeté-là. Abandonné au « monde » et jeté-là se préoccupant dudit « monde », il se caractérise par la déchéance-dans-le-quotidien. En tant que souci, c’est-à-dire en tant qu’il existe dans l’unité de l’étant qui, tout en ayant été jeté-là et pris dans la déchéance-dans-le-quotidien, projette, cet étant est ouvert à l’étant qui est là. Étant-avec en commun avec les autres, il se maintient dans un état d’explicitation moyen, lequel état est susceptible d’être articulé dans le parler et proféré par le langage. L’être-au-monde en tant qu’être-auprès-de l’étant intramondain présent s’exprime en permanence ouvertement, soit en pensant à l’étant lui-même dont il se préoccupe, soit en en parlant. La préoccupation et sa vue-native est fondée dans la temporalité, et cela sur le mode suivant : en anticipant ce à quoi il s’attend, le Dasein le rend présent. En tant que, par préoccupation, le Dasein calcule, planifie, prévoit et prévient, il dit toujours déjà, que cela soit perceptible à l’oreille ou ne le soit pas : « ensuite » – « ceci va advenir », « auparavant », « il convient d’en finir avec cela », « maintenant », il convient de récupérer ce qui « auparavant » a échoué et échappé. (79.al. 1)
Dans le « ensuite » s’exprime ouvertement la préoccupation qui s’attend à quelque chose, dans le « auparavant » s’exprime la préoccupation qui retient, et dans le « maintenant » s’exprime la préoccupation qui présentifie. Quand le Dasein dit « ensuite », cela implique, le plus souvent de façon implicite, qu’il dit « pas encore maintenant », c’est-à-dire qu’il exprime le fait qu’il rend présentement présent ce à quoi il s’attend, qu’il l’ait retenu, ou bien qu’il l’ait oublié. Le mot « auparavant » renferme en soi l’expression « plus maintenant ». Avec ce mot, ce qui s’exprime ouvertement, c’est la rétention en tant qu’acte de rendre présentement présent ce à quoi l’on s’est attendu. Le « ensuite » et le « auparavant » font l’objet d’une compréhension concomitante, et ce dans l’optique d’un « maintenant », c’est-à-dire que la présentification y a un poids bien spécifique. Sans doute la présentification se temporalise-t-elle toujours unitairement avec la protension et la rétention, même si celles-ci se modifient en oubli dénué d’attente, mode dans lequel la temporalité s’empêtre dans le présent, lequel, rendant présentement présent, dit « maintenant-tout de suite ». Ce à quoi la préoccupation s’attend comme étant le plus proche va être évoqué en disant « tout de suite », et ce qui vient d’être mis à sa disposition, ou perdu, va être évoqué en disant « à l’instant même ». L’horizon de la rétention qui s’exprime ouvertement en disant « auparavant », c’est l’« antérieur », celui de la rétention qui s’exprime ouvertement en disant « ensuite », c’est l’« ultérieur », celui de la rétention qui s’exprime ouvertement en disant « maintenant » c’est l’« aujourd’hui ». (79.al. 2)
Mais tout « ensuite », en lui-même, est un « ensuite quand », tout « auparavant », en lui-même, est un « alors quand », tout « maintenant », en lui-même, est un « maintenant que ». Cette structure relationnelle, apparemment évidente, que forment le « maintenant », le « auparavant » et le « ensuite », nous la nommons la databilité. On fait ici totalement abstraction de la question de savoir si la datation se déroule en considération d’une « date » calendaire. Même en l’absence de telles « dates », les « maintenant », « ensuite » et « auparavant » sont datés avec plus ou moins de précision. Si la précision de la datation est absente, cela ne veut pas dire que la structure de databilité manque ou qu’elle soit occasionnelle. (79.al. 3)
Qu’est-ce donc qui par essence relève d’une telle databilité, et dans quoi celle-ci est-elle fondée ? Peut-on poser une question plus superflue que celle-là ? En disant « maintenant que », nous avons en tête, « comme chacun sait », un « point temporel ». Le « maintenant » est temps. De manière incontestable, quand nous disons « maintenant que », « ensuite quand » et « alors quand », nous comprenons que ces expressions sont étroitement liées « au temps ». Que de telles expressions désignent le « temps » lui-même, comment cela est-il possible, et que signifie « temps », tout cela n’est pas pour autant d’ores et déjà conçu du fait que l’on a, « de façon naturelle », compris le « maintenant », le « ensuite » et le « auparavant ». Bien plus, est-il donc évident que nous « comprenions aisément », et proférions « de façon naturelle », quelque chose de tel que « maintenant », « ensuite » et « auparavant » ? D’où tirons-nous donc ces « maintenant que » ? Avons-nous trouvé quelque chose de ce genre au sein de l’étant intramondain, au sein de l’étant substantiel ? Manifestement pas. Ce quelque chose a-t-il donc jamais été trouvé ? Avons-nous jamais entrepris de le chercher et de le constater ? Nous en disposons « tout le temps », et ce sans l’avoir jamais pris en charge expressément, et nous en faisons usage en permanence, sans pour autant le faire toujours à voix haute. Le propos le plus trivial, que l’on tient quotidiennement, par exemple : « il fait froid », sous-entend un « maintenant ». Pourquoi le Dasein, dès lors qu’il évoque ce dont il se préoccupe, profère-t-il de concert, même s’il ne le fait pas à voix haute, un « maintenant que », un « ensuite quand » et un « alors quand » ? Il le fait (i) parce que, lorsqu’il évoque en explicitant, il s’exprime en même temps ouvertement, autrement dit parce que l’être auprès de l’étant utilisable, être comprenant avec sa vue-native, lorsqu’il dévoile l’étant, en ménage simultanément la rencontre, et (ii) parce que cette évocation qui explicite, et le fait d’en parler, se fonde dans une présentification et n’est possible qu’en tant que présentification |§ 33|. (79.al. 4)
Pour le Dasein, le fait qu’en anticipant ce qu’il anticipe, il le présentifie s’explicite de soi-même. Et cela encore une fois n’est possible que parce que, étant en elle-même ouverte, cette présentification-du-là est aussi voir-venir et ce-qui-fut et susceptible d’être articulée dans l’explicitation compréhensive par la parole. C’est parce que la temporalité avec ses ekstases temporelles constitue l’être-ouvert du là qu’elle peut toujours déjà être explicitée originellement dans le là et ainsi être connue. La présentification qui s’explicite de soi-même, c’est-à-dire ce qui, dans le « maintenant » est explicité, voilà ce que nous appelons le « temps ». L’unique chose qui s’annonce ici, c’est que la temporalité, reconnaissable au fait qu’elle est ouverte, n’est initialement et généralement connue que dans cet état d’explicitation par la préoccupation. Toutefois, que le temps puisse être « immédiatement » compris et connu, cela n’exclut pas que non seulement la temporalité originelle en tant que telle, mais encore l’origine du temps qui émane de ladite temporalité originelle, et à partir de laquelle il se temporalise, reste non connu et non conçu. (79.al. 5)
Que par essence la structure de la databilité relève de ce qui est explicité quand on dit « maintenant », « ensuite » et « auparavant », cela devient la preuve la plus élémentaire du fait que ce qui est explicité provient de la temporalité qui s’explicite de soi-même. En disant « maintenant », nous comprenons aussi, toujours déjà, et cela même sans l’ajouter, un « attendu que les choses sont telles et telles ». Pourquoi donc ? Parce que le « maintenant » explicite une présentification de l’étant. Dans le « maintenant que les choses sont telles et telles » réside le caractère d’ekstase du présent. La databilité des « maintenant », « ensuite » et « auparavant », reflète la constitution d’ekstases de la temporalité, et c’est pourquoi elle est essentielle au temps tel qu’il apparaît dans les narrations. La structure de la databilité des « maintenant », « ensuite » et « auparavant » est la preuve documentée que ceux-ci ont la temporalité pour souche, qu’elle est elle-même la source du temps. Lorsque le Dasein, en les explicitant, évoque les « maintenant », les « ensuite » et les « auparavant », il donne l’indication du temps qui est la plus originelle. Et c’est parce que, dans l’unité des ekstases de la temporalité qui, tout comme la databilité, est comprise de façon non thématique et comme ne pouvant être connue en tant que telle, le Dasein est ouvert à lui-même en tant qu’être au monde et que du même coup de l’étant intramondain est dévoilé, c’est pour ces raisons que le temps explicité a, à chaque fois également, déjà une datation tirée de l’étant qui est présent dans l’ouverture du là comme en témoignent les expressions : maintenant que la porte bat ; maintenant que le livre me manque, et autres expressions similaires. (79.al. 6)
En raison de cette même origine tirée des ekstases de la temporalité, les horizons qui vont avec les « maintenant », « ensuite » et « auparavant », ont eux aussi le caractère de la databilité, et cela en tant que « aujourd’hui, que », « ultérieurement, quand », « auparavant, quand ». (79.al. 7)
Si le s’attendre-à se comprend dans le « ensuite » et s’explicite de soi-même en tant que présentification de ce à quoi il s’attend, s’il se comprend à partir de son « maintenant », alors l’« indication » du « ensuite » renferme déjà le « pas encore ». Quand le Dasein est dans l’attente de quelque chose qu’il se rend présent, il comprend le « jusqu’à ce moment là ». L’explicitation articule ce « jusqu’à ce moment là » – « ce dernier en effet a son propre temps » – en tant qu’entretemps, lequel est pareillement en relation à une databilité. Cette relation vient à l’expression sous la forme : « pendant ce temps ». Tandis qu’elle s’attend derechef à quelque chose, la préoccupation peut articuler le « pendant » lui-même, et cela en continuant à indiquer des « ensuite ». Le « jusqu’à ce moment là » va être subdivisé en un certain nombre de « depuis tel moment et jusqu’à tel autre moment », lesquels cependant sont d’entrée de jeu « enveloppés » dans la projection du premier « ensuite », projection qui s’attendait à quelque chose. Avec la compréhension qui rend présentement présent ce à quoi elle s’attend, laquelle compréhension est inhérente au « pendant », c’est « le fait de durer » qui se trouve articulé. Ce fait de durer, c’est encore une fois le temps tel que le manifeste la temporalité qui s’explicite de soi-même, temps qui, dans la préoccupation, est ainsi à chaque fois compris de façon non thématique comme étant un « laps de temps ». Si en anticipant ce à quoi il s’attend, le Dasein le rend présent, si ce faisant il n’« explicite » qu’un « pendant » étendu, c’est parce que ce « pendant » étendu s’est alors ouvert comme étant l’être-étiré de la temporalité historique, et cela bien que celle-ci soit inconnue en tant que telle. Mais à cette occasion se manifeste une autre particularité du temps tel que nous l’avons « indiqué ». Non seulement le « pendant » est étendu, mais encore chaque « maintenant », chaque « ensuite » et chaque « auparavant » a, avec la structure de la databilité, un être-étendu de portée variable ; « maintenant » : à la pause, en mangeant, le soir, en été ; « ensuite » : au petit déjeuner, lors d’une ascension, et autres expressions similaires. (79.al. 8)
La préoccupation qui, en anticipant ce à quoi elle s’attend, le rend présent, « s’octroie » de la sorte, d’une certaine manière, du temps, et c’est en s’en préoccupant qu’elle se le donne, ceci même en l’absence de ces déterminations spécifiquement comptables du temps et avant même de disposer d’aucune d’entre elles. En pareil cas, le temps se date dans le mode correspondant à la façon dont le Dasein préoccupé s’octroie du temps. Ce mode est fonction de ce dont, à chaque fois précisément, le Dasein se préoccupe comme il le fait de ce qui relève du monde ambiant qu’il a ouvert dans la compréhension et qui est dans une certaine tonalité affective, autrement dit, ce mode est fonction de l’occupation à laquelle, « le jour durant », le Dasein se livre. Selon que, tout à son expectative, le Dasein s’investit dans ce dont il se préoccupe, et selon que, ne prêtant pas attention à soi-même, il s’oublie, le temps à soi qu’il « s’octroie », du fait de cette façon de « se l’octroyer », reste dissimulé. C’est justement là où, dans la préoccupation quotidienne, il « se laisse vivre », que le Dasein ne se comprend jamais comme courant le long d’une succession suivie et durable de purs « maintenant ». En raison de cette dissimulation, le temps que s’octroie le Dasein a, en quelque sorte, des trous. Souvent, lorsque nous faisons retour sur notre « emploi » du temps, nous ne parvenons plus à reconstituer une « journée ». Toutefois, ce manque de cohésion du temps qui présente des trous n’est pas un morcellement, mais c’est un mode de la temporalité ouverte et étirée. La manière suivant laquelle « s’écoule » le temps que le Dasein « s’octroie » et le mode suivant lequel la préoccupation se l’indique plus ou moins explicitement, ne sauraient être expliqués de façon phénoménalement adéquate qu’à deux conditions : d’une part, tenir éloignée la « représentation » théorique d’un flux continu de « maintenant » ; d’autre part, s’aviser que les modes d’être possibles dans lesquelles le Dasein se donne et s’octroie du temps sont à déterminer en priorité en fonction de la manière dont, conformément à son existence, il « a » son temps. (79.al. 9)
Avant cela, nous avons caractérisé l’existence authentique et l’existence inauthentique au point de vue des modes de temporalisation de la temporalité qui les fondent respectivement. Il s’ensuit que l’irrésolution qui caractérise l’existence inauthentique se temporalise selon le mode suivant : en oubliant ce à quoi il ne s’attend pas, le Dasein le présentifie. Celui qui n’est pas résolu se comprend à partir des incidents et des accidents immédiats, lesquels sont présents en une telle présentification et affluent dans toute leur variété. Tout en se perdant, du fait de son activisme débordant, dans ce dont il se préoccupe, celui qui est irrésolu y perd son temps. De là le parler qui le caractérise : « je n’ai pas le temps ». De même que celui qui existe inauthentiquement perd continuellement du temps et n’en « a » jamais, de même la temporalité de l’existence authentique ne cesse de se distinguer en ceci que, dans l’être-résolu, elle ne perd jamais de temps et « a toujours le temps ». En effet, quant à son présent, la temporalité de l’être-résolu a le caractère de l’instant. La façon authentique dont l’être-résolu présentifie la situation fait que ce n’est pas la situation qui les commande mais qu’elle est maintenue plutôt dans l’avenir en train d’être ce qui fut. L’existence à la façon dont est l’instant se temporalise en tant qu’être-étiré total qui assume son destin, et cela au sens du maintien historique authentique du soi-même. L’existence temporelle de cette sorte a « continuellement » son temps pour ce que la situation exige d’elle. Mais ainsi, l’être-résolu n’ouvre le là qu’en tant que situation. C’est pourquoi ce qui est ouvert ne peut se présenter à celui qui est résolu d’une manière telle que ce dernier pourrait perdre son temps. (79.al. 10)
La seule raison pour laquelle le Dasein jeté-là peut « prendre » son temps, et en perdre, c’est qu’un « temps » lui est dévolu, et cela en tant qu’ekstase de la temporalité étirée dans l’ouverture elle-même fondé dans la temporalité originelle. (79.al. 11)
En tant qu’étant ouvert, le Dasein existe dans le mode de l’être-avec-les autres. Il se tient dans une façon de comprendre publique et moyenne. Les « maintenant que », les « ensuite quand », les « jadis quand » qui sont explicités et proférés dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, sont d’emblée compris, même s’ils ne sont clairement datés que dans certaines limites. Dans l’être-l’un-avec-l’autre « immédiat », plusieurs Dasein peuvent dire « ensemble » : « maintenant », alors même qu’à cette occasion chacun date différemment le « maintenant » et dit « maintenant » que ceci ou cela se produit. Le « maintenant » que chacun profère, il le fait dans l’être-public propre à l’être-au-monde-en-commun-avec. Par suite, le temps explicité que profère le Dasein particulier est, en tant que tel, sur la base de l’être-au-monde des ekstases temporelles dudit Dasein, lui aussi rendu public. Or, dans la mesure où la préoccupation quotidienne se comprend à partir du « monde » dont elle se préoccupe, le « temps » qu’elle prend, elle ne le connaît pas comme étant le sien, mais au contraire, en tant qu’elle se préoccupe, elle exploite le temps qui « est donné » avec lequel on compte. Mais l’être-public du « temps » est d’autant plus pressant que le Dasein en situation se préoccupe expressément encore plus du temps, et cela en le prenant particulièrement en compte. (79.al. 12)
§ 80 Le temps dont le Dasein se préoccupe et l’être-pris-dans-le-temps (24 al.)
Jusqu’ici il s’est agi de comprendre comment le Dasein, tel qu’il est fondé dans la temporalité, en existant, se préoccupe du temps et comment ce temps, dans la préoccupation qui explicite, se dévoile pour l’être-au-monde. En quel sens « est » le temps public, tel qu’il est exprimé, et ce temps peut-il vraiment être évoqué comme étant, tout cela est, à cette occasion, resté indéterminé. Avant de trancher quoi que ce soit sur le point de savoir si le temps public est « uniquement subjectif », ou s’il est « objectif de façon effective », ou même s’il n’est ni l’un ni l’autre, il nous faut déterminer plus nettement le caractère phénoménal du temps public. (80.al. 1)
Le dévoilement du temps ne se produit pas après coup et incidemment. C’est parce que, en tant qu’il est constitué d’ekstases temporelles, le Dasein est ouvert et c’est parce que l’explicitation compréhensive relève de l’existence que, dans la préoccupation, le temps s’est également déjà dévoilé. On se dirige d’après lui, au point qu’il faut qu’il soit, d’une certaine manière, présent pour tout un chacun. (80.al. 2)
Même si la préoccupation à l’égard du temps peut se dérouler suivant le mode caractéristique de la datation tirée d’incidents du monde ambiant, cela se produit toujours déjà dans l’horizon d’une préoccupation à l’égard du temps, préoccupation que nous connaissons comme étant le calcul astronomique et calendaire du temps. Ce calcul ne se présente pas accidentellement, sa nécessité ontologique existentialement fondée se trouve dans la constitution fondamentale du Dasein en tant que souci. C’est parce que, conformément à son essence, le Dasein jeté-là existe sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien que sa manière d’expliciter le temps dans la préoccupation est de le calculer. Dans ce calcul se temporalise le dévoilement « propre » du temps, et cela de telle sorte qu’il faut que l’on dise : l’être-jeté-là du Dasein est la raison pour laquelle « il se donne » publiquement le temps. Afin de nous assurer que puisse être comprise notre justification de l’origine du temps public tirée de la temporalité de fait, il nous fallait absolument, avant cela, caractériser le temps tel qu’il est explicité dans la temporalité de la préoccupation, ne serait-ce que pour faire comprendre que l’essence de la préoccupation à l’égard du temps ne réside pas dans l’application, lors de la datation, de déterminations numériques. Sur le plan ontologique, ce qu’a de décisif le calcul du temps ne réside donc pas dans la quantification du temps, il faut au contraire concevoir ce fondement ontologique plus originellement comme un existential, et cela en partant de la temporalité du Dasein qui compte avec le temps. (80.al. 3)
Le « temps public » se révèle être le temps « dans lequel » sont présents l’étant utilisable et l’étant substantiel intramondains. Ceci réclame que ces deux types d’étants qui ne sont pas à la mesure du Dasein, soient dénommés intratemporels. Interpréter l’être-pris-dans-le-temps, c’est se procurer un regard plus originel sur l’essence du « temps public » et rendre parallèlement possible de délimiter l’« être » de ce dernier. (80.al. 4)
L’être du Dasein est souci. En tant qu’il a été jeté-là, cet étant existe sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien. Abandonné à même le « monde » qu’il a dévoilé en même temps que son là en situation, dépendant dudit « monde », et ce du fait de sa préoccupation, le Dasein a son pouvoir-être-au-monde de manière telle qu’il « compte » avec, et qu’il compte sur, ce dont il retourne de façon privilégiée dans le à-dessein-de de ce pouvoir-être. L’être-au-monde quotidien dans sa vue-native a besoin de la possibilité de vue, donc de la clarté, et ce afin de pouvoir, quand il se préoccupe, faire usage de l’étant utilisable au sein de l’étant substantiel. Avec l’ouverture de son monde, c’est la nature qui est dévoilée au Dasein. Dans son être-jeté-là, il est notamment livré à l’alternance du jour et de la nuit. Le jour, par sa clarté, lui donne la possibilité de la vue, la nuit la lui retire. (80.al. 5)
Tandis qu’il se préoccupe avec sa vue-native et qu’il s’attend à la possibilité de la vue, le Dasein, tel qu’il se comprend à partir de son ouvrage du jour en se disant « ensuite, quand il fera jour » se donne son temps. L’« ensuite » dont le Dasein se préoccupe est daté à partir de ce qui, dans le monde ambiant, est en connexion immédiate de compétence avec l’apparition de la clarté : le lever du soleil. Ensuite, quand celui-ci se lève, il est temps de. Le temps à soi qu’il lui faut prendre, le Dasein le date donc à partir de ce que, dans l’horizon de son état d’abandon au monde, il rencontre à l’intérieur de celui-ci comme quelque chose dont retourne de manière privilégiée le pouvoir-être-au-monde avec sa vue-native. La préoccupation fait usage de l’« être-utilisable » du soleil qui dispense lumière et chaleur. Le soleil date le temps qui est explicité dans la préoccupation. De cette datation naît et se développe la mesure la plus « naturelle » du temps, à savoir le jour. Et comme la temporalité du Dasein, lequel doit nécessairement prendre son temps, est finie, les jours du Dasein font également l’objet d’un dénombrement. Le « pendant qu’il fait jour » donne au s’attendre-à préoccupé la possibilité de déterminer, en s’en souciant par avance, le « ensuite » de ce dont elle a à se préoccuper, c’est-à-dire la possibilité de diviser le jour. La division à son tour se déroule en considérant ce qui date le temps : le mouvement apparent du soleil. Tout comme le lever, le coucher et le midi sont des « places » privilégiées que l’astre solaire occupe. Le Dasein qui est jeté-là dans le monde et qui, en temporalisant, se donne le temps, prend en compte le passage à intervalles réguliers du soleil aux mêmes places. L’historicité du Dasein est une historicité de tous les jours, du fait de l’explicitation par datation du temps, telle que la préfigure l’être-jeté-là dans le là. (80.al. 6)
Cette datation qui se déroule à partir de l’astre dispensateur de lumière et de chaleur ainsi qu’à partir de ses « places » privilégiées dans le ciel est une indication du temps qui, dans l’être-l’un-avec-l’autre « sous le même ciel », peut, dans certaines limites, se dérouler de manière d’emblée unanime pour « tout un chacun », en tout temps et de la même façon. Ce qui donne la date est à disposition comme l’est ce qui relève du monde ambiant, mais n’est cependant pas restreint au monde des outils dont le Dasein se préoccupe. Dans ce monde-là, c’est bien plutôt la nature en tant que monde ambiant et le monde ambiant public qui sont toujours déjà simultanément dévoilés |§ 15|. Sur cette datation publique dans laquelle chacun s’indique son temps, chacun peut en même temps « compter », car elle se sert d’une mesure publiquement à disposition. Cette datation compte avec le temps, au sens d’une mesure du temps, laquelle a donc besoin d’un chrono-mètre, donc d’une horloge. Cela implique : avec la temporalité du Dasein qui a été jeté-là, abandonné au « monde » et qui se donne le temps, est également déjà dévoilé quelque chose de tel que l’« horloge », c’est-à-dire un étant utilisable qui est devenu accessible en ceci qu’il répète à intervalles réguliers la présentification de ce à quoi le Dasein s’attend. L’être qui a été jeté-là près de l’étant utilisable est fondé dans la temporalité. C’est celle-ci qui constitue la raison d’être de l’horloge. En tant que condition de possibilité de la nécessité de fait que constituent les horloges, la temporalité conditionne parallèlement le fait qu’il soit possible de dévoiler des horloges ; car seul le fait, pour le Dasein, qu’en anticipant ce à quoi il s’attend il le rende présent permet que le déplacement du soleil, présent en même temps que l’être-dévoilé de l’étant intramondain, en tant qu’il s’explicite de lui-même, rend possible et même réclame la datation tirée de l’étant utilisable publiquement comme l’est ce qui relève du monde ambiant. (80.al. 7)
L’horloge « naturelle », toujours dévoilée de concert avec l’être-jeté-là qu’est le Dasein, lui-même fondé dans la temporalité, est en premier lieu ce qui motive et rend possible la production et l’utilisation d’horloges plus pratiques et cela de telle manière que ces dernières, qui sont « artificielles », soient « réglées » sur l’horloge « naturelle », pour autant qu’elles ont, de leur côté, vocation à rendre accessible le temps principalement dévoilé dans ladite horloge naturelle. (80.al. 8)
Avant que nous ne caractérisions le sens ontologique des traits principaux de la formation du calcul du temps et de l’utilisation de l’horloge, il convient de caractériser plus avant le temps dont le Dasein se préoccupe, tel qu’il apparaît dans la mesure du temps. Si c’est la mesure du temps qui « en fait » est la première à rendre public le temps dont le Dasein se préoccupe, alors il doit s’ensuivre qu’en une telle datation « fixée par le calcul », se montre ce à quoi une date est donnée, le temps public est rendu phénoménalement accessible. (80.al. 9)
La datation du « ensuite » qui s’explicite dans le s’attendre-à de la préoccupation implique : ensuite, lorsqu’il fera jour, il sera temps de se mettre au travail du jour. Le temps explicité dans la préoccupation est toujours compris comme étant le temps de quelque chose. Le « maintenant que ceci et cela » du moment est, en tant que tel, à chaque fois approprié ou bien inapproprié. Le « maintenant » – et il en va de même de tout mode du temps qui est explicité – n’est pas seulement un « maintenant que », mais, en tant que ce maintenant auquel une date peut être essentiellement attribuée, il est aussi essentiellement déterminé par la structure qu’est le caractère approprié ou le caractère inapproprié de telle ou telle action. Le temps explicité a nativement le caractère du « être le temps pour » ou du « n’être pas le temps pour ». Le fait, propre à la préoccupation, qu’en anticipant ce à quoi elle s’attend elle le rende présent comprend le temps dans une relation à une finalité, laquelle, de son côté, est en fin de compte ancrée dans un à-dessein-de-quoi inhérent au pouvoir-être du Dasein. Avec cette relation au pouvant-servir-à, le temps rendu public manifeste la structure de la significativité |§ 18, 69|. Celle-ci constitue le phénomène du monde. En tant que temps-pour, le temps rendu public a par essence un caractère intramondain. C’est pourquoi nous appelons temps du monde le temps qui se dévoile dans la temporalisation courante de la temporalité. Et cela non pas parce que, en tant qu’étant intramondain, il serait substantiel, ce qu’il ne peut jamais être, mais parce qu’il fait partie du monde, et cela de façon ontologique existentialement fondée. Il faut que nous fassions apparaître dans ce qui suit la façon dont les relations essentielles propres à la structure du monde, par exemple celle du « pouvant-servir-à » sont en connexion étroite avec le temps public, par exemple avec le « ensuite, quand », et ceci sur la base de la constitution des horizons d’ekstases de la temporalité. En tout état de cause, c’est seulement maintenant que le temps dont le Dasein se préoccupe se laisse complètement caractériser dans sa structure : il peut être daté, il est étendu, il est public et, en tant qu’il est structuré de la sorte, il fait partie du monde lui-même. Par exemple, tout « maintenant » qui est proféré de manière naturelle et quotidienne a cette structure, et en tant que tel, il est compris dès lors que le Dasein préoccupé s’octroie du temps, encore que ce soit de façon seulement pré-conceptuelle et que ce ne soit pas de façon thématique. (80.al. 10)
L’ouverture de l’horloge naturelle, ouverture allant avec le Dasein qui existe tel qu’il a été jeté-là dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, renferme en même temps un dévoilement du temps dont le Dasein se préoccupe, dévoilement que le Dasein en situation effectue à chaque fois et qui s’accentue et se consolide avec le perfectionnement du calcul du temps et l’utilisation des horloges. Nous n’entendons pas faire ici l’exposé des variantes du développement historique du calcul du temps et des horloges. Mais nous posons la question ontologique suivante : quelle temporalisation de la temporalité du Dasein se manifeste avec la direction qu’ont pu prendre la formation du calcul du temps et de l’utilisation des horloges ? Avec la réponse à cette question, il faut que se développe une compréhension plus originelle du fait suivant : la mesure du temps, c’est-à-dire parallèlement le dévoilement explicite du temps dont le Dasein se préoccupe, est fondée dans la temporalité et dans une temporalisation précise de cette temporalité. (80.al. 11)
Si nous comparons le Dasein « primitif », que nous avions pris pour base de l’analyse du calcul « naturel » du temps, avec le Dasein « avancé », il apparaît que, pour ce dernier, le jour et la présence de la lumière solaire ne détiennent plus une fonction remarquable, car Dasein « avancé » possède le « privilège » de pouvoir transformer la nuit en jour. Pareillement, il n’est plus besoin, pour fixer le temps, de regarder expressément et immédiatement le soleil et sa position. La fabrication et l’utilisation d’outils de mesure permettent de lire directement le temps sur des horloges spécialement produites à cet effet. Demander « quelle heure est-il ? », c’est demander : « où en est le temps du jour ? » Même s’il est possible que cela reste dissimulé à la lecture particulière du temps, l’utilisation de l’outil qu’est l’horloge est elle aussi fondée dans la temporalité du Dasein, et cela parce qu’il faut que l’horloge, au sens de ce qui rend possible un calcul public du temps, soit réglée sur l’horloge « naturelle », temporalité du Dasein qui, avec l’ouverture du là, est ce qui rend pour la première fois possible une datation du temps dont celui-ci se préoccupe. La compréhension de l’horloge naturelle, compréhension qui se forme au fur et à mesure que progresse le dévoilement de la nature, permet d’introduire de nouvelles possibilités de mesure du temps, lesquelles sont relativement indépendantes du jour et de l’observation du ciel, observation à chaque fois expresse sur le moment. (80.al. 12)
D’une certaine manière toutefois, le Dasein « primitif », lui aussi, est déjà indépendant d’une lecture directe du temps à même le ciel, et cela dans la mesure où il ne constate pas la position du soleil dans le ciel, mais mesure l’ombre que projette un étant se trouvant à disposition. Cela peut se produire tout d’abord sous la forme la plus simple qu’est l’antique « horloge du paysan ». Dans l’ombre qui accompagne chacun en permanence, le soleil, compte tenu de sa présence changeante, est présent en ses diverses places. Les longueurs de l’ombre, qui diffèrent tout au long du jour, peuvent être « en tout temps » mesurées à la taille des pas ou du corps. Même si la taille des pieds et du corps de chacun diffère, le rapport entre les deux, dans certaines limites de tolérance, n’en reste pas moins constant. Par exemple, dans la préoccupation, la détermination publique de l’heure d’un rendez-vous recevra la forme suivante : « Lorsque l’ombre de nos corps sera longue de tant de pieds, rencontrons-nous là-bas ». Dans ce cas, dans l’être-l’un-avec-l’autre, pour autant qu’il soit fixé dans les limites plus étroites d’un certain monde ambiant immédiat, est implicitement présupposée l’égalité de la hauteur azimutale des « lieux » où se déroulera la mesure en pieds de l’ombre du corps. Cette horloge, le Dasein n’a pas même besoin de l’avoir sur soi, d’une certaine manière, il est lui-même cette horloge. (80.al. 13)
Il n’est nul besoin de le décrire plus avant le cadran solaire public sur lequel un trait d’ombre opposé au soleil se meut sur une trajectoire chiffrée. Mais pourquoi trouvons-nous à chaque fois, à l’endroit qu’occupe l’ombre sur le cadran, quelque chose de tel que le temps ? Ni l’ombre, ni la trajectoire graduée ne sont le temps lui-même, et tout aussi peu leur rapport spatial réciproque. Où donc est le temps dont nous faisons de la sorte directement lecture sur le « cadran solaire », comme aussi sur toute montre ? (80.al. 14)
Que signifie : faire lecture du temps ? « Regarder l’heure » ne peut pas vouloir simplement dire : considérer l’outil utilisable dans son changement et suivre les positions de l’aiguille. En faisant usage de l’horloge, autrement dit en fixant l’heure qu’il est, nous disons, et cela explicitement ou non : maintenant il est telle heure, et déjà telle heure ; maintenant il est temps pour ; ou, il reste encore du temps de maintenant jusqu’à tel moment. Le fait que le Dasein regarde l’heure est fondé dans le fait qu’il a son temps et qu’il est guidé par le fait de prendre son temps pour quelque chose. Ce qui apparaissait déjà dans le calcul élémentaire du temps se manifeste ici plus précisément : le fait, en regardant l’heure, de se diriger d’après le temps, revient essentiellement à dire : « maintenant ». Cela « va » tellement « de soi » que nous n’y faisons pas même attention et que nous savons encore moins explicitement la chose suivante : le maintenant est, à cette occasion, toujours compris et explicité dans l’intégralité de son fond structurel, fond que constituent la databilité, l’être-étendu, l’être-public et le phénomène du monde. (80.al. 15)
Or, dire « maintenant », c’est articuler en parole une présentification qui se temporalise unitairement avec le fait de s’attendre à ce que l’on énonce. La datation qui s’effectue dans l’utilisation de l’horloge se révèle ainsi être la présentification d’un étant substantiel. Cette datation ne se limite pas simplement à se rapporter à un étant substantiel, c’est au contraire le fait même de se rapporter qui a le caractère de la mesure. Certes, il est possible de faire immédiatement lecture d’une donnée. Cependant, cela implique qu’est compris le fait que l’étalon de mesure soit contenu dans la donnée à mesurer, c’est-à-dire qu’est déterminé le nombre d’unités de l’étalon contenues dans la donnée. La prise de mesure se constitue temporellement en présentant à l’esprit l’étalon contenu dans la donnée, laquelle est elle-même présentée. L’immuabilité inhérente à l’idée d’étalon de mesure veut dire qu’il faut que celui-ci soit, en tout temps et pour tout un chacun, en sa stabilité, substantiel. La datation qui mesure le temps dont le Dasein se préoccupe explicite ledit temps au moyen de l’étant substantiel dont elle fait usage pour se rendre visible, lequel étant, en tant qu’étalon de mesure et que résultat de la mesure, ne devient accessible que dans une présentification. Dans la datation qui mesure, la présentification de ce qui vient en présence a une primauté particulière ; c’est pourquoi la lecture sur l’horloge du temps mesuré de la sorte s’exprime explicitement avec le mot « maintenant ». Dans la mesure du temps, se déroule donc un dévoilement du temps conformément auquel ce dernier fait à chaque fois encontre en tant que « maintenant, puis maintenant, puis maintenant ». Ce temps « universellement » accessible à même les horloges est de la sorte, pour ainsi dire, trouvé comme une multiplicité de maintenant substantiels, et cela sans que la mesure du temps soit thématiquement axée sur le temps en tant que tel. (80.al. 16)
Comme la temporalité de l’être-au-monde en situation rend originellement possible l’ouverture de l’espace, et comme le Dasein spatial, à partir d’un « là-bas » qu’il a dévoilé, s’est à chaque fois assigné un ici conforme à ce qu’il est, pour ces deux raisons, le temps dont le Dasein, dans la temporalité qui est la sienne, se préoccupe, est, s’agissant de sa databilité, à chaque fois relié à un lieu qui lui est propre. Ce n’est pas le temps qui est attaché à un lieu, mais c’est la temporalité qui est la condition de possibilité de la datation qui se relie à ce qui, en terme d’espace, est local, et cela au point que, en tant que mesure, cette caractérisation est obligatoire pour tout un chacun. Ce n’est pas le temps qui vient en premier lieu s’accoupler à l’espace ; c’est au contraire l’« espace » qu’il faut accoupler au temps, lequel espace n’est présent que sur la base de la temporalité qui se préoccupe du temps. Conformément à l’enracinement de l’horloge comme calcul du temps dans la temporalité du Dasein, temporalité qui constitue cet étant comme historique, l’utilisation de l’horloge est elle-même ontologiquement historique et toute horloge a, en elle-même, « une histoire » |Le problème de la mesure du temps dans la théorie de la relativité n’a pas à être abordé ici. L’éclaircissement des fondements ontologiques de cette mesure présuppose déjà une clarification, tirée de la temporalité du Dasein, de ce que sont le temps du monde et l’être-pris-dans-le-temps, et de même il présuppose l’éclaircissement de la constitution existentiale temporalisée du dévoilement de la nature et du sens temporel de la mesure en général. Une axiomatique de la technique de mesure en physique repose sur ces investigations, et n’est, pour sa part, jamais capable de déployer le problème du temps en tant que tel|. (80.al. 17)
Bien qu’il soit daté au moyen de mesures spatiales le temps qui, par la mesure du temps, est rendu public, ne devient en aucune façon de l’espace. Sur le plan ontologique existentialement fondé, ce qu’a de fondamental la mesure du temps ne doit pas davantage être cherché dans le fait que le « temps » daté est, quant à sa valeur numérique, déterminé en fonction de portions d’espace et du changement de lieu d’une chose spatiale. Plus encore, le facteur ontologiquement décisif se trouve dans la présentification spécifique qui rend la mesure possible. La datation tirée de l’étant substantiel « spatial » est si peu une spatialisation du temps, que cette soi-disant spatialisation ne signifie rien d’autre que le fait de présenter à l’esprit, en chaque maintenant et pour chacun, un étant substantiel comme présentement présent. Dans la mesure du temps qui, par nécessité d’essence, dit « maintenant », ce qui est mesuré, une fois la mesure acquise, va passer à l’arrière-plan, si bien qu’il ne reste rien à trouver, dans cette mesure, en dehors de telle portion d’espace ou de tel nombre. (80.al. 18)
Moins le Dasein qui se préoccupe du temps a du temps à perdre, plus ce dernier devient « précieux » et plus il faut que l’horloge, elle aussi, soit pratique. Non seulement il convient que le temps puisse être donné avec « plus d’exactitude », mais il convient aussi que la détermination du temps elle-même accapare le moins de temps possible et soit pourtant, en même temps, en parfait accord avec les indications du temps des autres. (80.al. 19)
Pour l’instant, il ne s’agissait que de souligner la « connexion » entre l’utilisation de l’horloge et la temporalité inhérente au fait de prendre son temps. De même que l’analyse concrète du calcul du temps développé d’après l’astronomie relève de l’interprétation ontologique existentialement fondée du dévoilement de la nature, de même le fondement de la « chronologie » historique calendaire ne se laisse lui aussi dégager que dans le cadre des tâches relevant de l’analyse existentiale de la connaissance historique |À titre de première tentative pour interpréter le temps chronologique et le « nombre en histoire », cf. la leçon d’habilitation de l’auteur à Fribourg (semestre d’été 1915) : Le concept de temps dans la science historique, publiée dans la Revue de philosophie et de critique philosophique, tome 161 (1916), p. 173 sq. Les connexions entre le nombre en histoire, le temps du monde, calculé astronomiquement, la temporalité et l’historicité du Dasein doivent faire l’objet d’investigations approfondies. Cf. aussi G. Simmel, Le problème du temps historique, dans les Conférences philosophiques publiées par la société Kant, n° 12, 1916. – Les deux ouvrages de base concernant la formation de la chronologie historique sont : J. J. Scaliger, De emendatione temporum, 1583, et D. Petavius S. J., Opus de doctrina temporum, 1627. – Sur le calcul du temps dans l’antiquité, cf. G. Bilfinger, Les indications de l’heure dans l’antiquité, 1888. La journée civile. Investigations sur le commencement du jour calendaire dans l’antiquité classique et au Moyen Âge chrétien, 1888. H. Diels, Technique dans l’antiquité, 2ème éd., 1920, p. 155 sq. L’horloge antique – Fr. Rühl traite de la chronologie moderne dans Chronologie du moyen Age et des temps modernes, 1897|. (80.al. 20)
La mesure du temps effectue un dévoilement du temps qui se manifeste comme étant la seule voie par laquelle devient connu ce que nous appelons communément « le temps ». Dans la préoccupation, chaque chose se voit attribuer « son temps ». Elle « a » son temps et, comme tout étant intramondain, elle ne peut l’« avoir » que parce qu’elle est de toute façon « dans le temps ». Le temps « dans lequel » l’étant intramondain est présent, nous le connaissons comme étant le temps du monde. Celui-ci, sur la base de la constitution des horizons d’ekstases de la temporalité dont il relève, a la même transcendance que le monde. Avec l’ouverture du monde, le temps du monde est rendu public, et cela au point que tout être qui se préoccupe temporellement, auprès de l’étant intramondain, comprend dans sa vue-native cet étant comme présent « dans le temps ». (80.al. 21)
Le temps « dans lequel » l’étant substantiel se meut ou reste immobile n’est pas « objectif », si l’on entend par là la substantialité-en-soi de l’étant intramondain présent. Mais le temps est tout aussi peu « subjectif », si par ce mot nous comprenons l’occurrence d’une substantialité dans un « sujet ». Le temps du monde est plus « objectif » que tout objet possible, et cela parce que, en tant que condition de possibilité de l’étant intramondain, il est l’ouverture du monde à partir des horizons des ekstases de la temporalité, « jeté-là ». Le temps du monde est donc lui aussi, contrairement à l’opinion de Kant, déjà trouvé à même ce qui est physique, tout aussi immédiatement qu’il l’est à même ce qui est psychique, et il n’est pas dans le psychique uniquement par le détour du physique. C’est dans le ciel précisément que « le temps » se montre initialement, c’est-à-dire là où, dans le fait naturel de se diriger sur lui, on tombe sur lui, si bien que « le temps » a même pu être identifié avec le ciel. (80.al. 22)
Mais comme c’est lui qui contribue à rendre en premier lieu possible l’être du soi-même qui existe effectivement, le temps du monde est également plus « subjectif » que tout sujet possible, et cela à condition de considérer le souci au sens bien compris de l’être dudit soi-même « antérieur » à toute subjectivité et à toute objectivité, parce qu’il représente la condition même qui rend possible cette « antériorité ». A-t-il donc vraiment un « être » ? Et si tel n’est pas le cas, est-il donc un fantôme, ou bien est-il « plus étant » que tout étant possible ? L’investigation qui poussera plus avant dans la direction de telles questions se heurtera à la même « limite » qui s’était déjà dressée devant l’élucidation provisoire de la connexion entre l’être et la vérité |§ 44|. Quelle que soit la manière dont nous répondons à ces questions, ou quelle que soit la manière dont nous les posons originellement, il s’agit d’abord de comprendre que la temporalité, avec ses horizons d’ekstases, temporalise le temps du monde qui constitue le caractère intratemporel de l’étant utilisable et de l’étant substantiel. Mais cet étant ne peut alors jamais être qualifié de « temporel », au sens strict du mot. Comme tout étant qui n’est pas à la hauteur du Dasein, il est toujours intemporel, et cela si réellement qu’il puisse paraître, naître et disparaître, ou si « idéalement » qu’il puisse exister. (80.al. 23)
Si, d’après tout cela, le temps du monde relève d’une temporalisation de la temporalité, alors il ne peut être, ni volatilisé dans un « subjectivisme », ni « réifié » dans une « objectivation ». Ces deux écueils ne seront évités que grâce à une claire intelligence de ces deux possibilités, et pas uniquement en raison d’un balancement incertain entre l’une et l’autre. Il en sera ainsi à condition que l’on puisse comprendre (i) comment le Dasein quotidien, depuis la compréhension immédiate qu’il en a, conçoit théoriquement « le temps » et (ii) la mesure dans laquelle ce concept de temps et la domination qui est la sienne occulte la vue du Dasein, empêchant ce dernier de comprendre ce que, à partir du temps originel, il a en tête par le concept de temps, c’est-à-dire l’empêchant de comprendre le temps comme étant la temporalité. La préoccupation quotidienne, laquelle se donne du temps, trouve « le temps » à même l’étant intramondain qui est présent « dans le temps ». Par suite, il faut que la clarification de la genèse du concept courant du temps prenne son point de départ dans l’être-pris-dans-le-temps. (80.al. 24)
§ 81 L’être-pris-dans-le-temps et la genèse du concept courant du temps (15 al.)
Comment quelque chose de tel que le « temps » se montre-t-il d’emblée à la préoccupation quotidienne, dans sa vue-native ? Dans quel usage par préoccupation et par utilisation d’outils le temps devient-il explicitement accessible ? Si (i) avec l’ouverture du monde le temps est rendu public, et si (ii) avec l’être-dévoilé de l’étant intramondain, lequel être-dévoilé relève de l’être-ouvert du monde, ce temps est également toujours déjà ce dont le Dasein se préoccupe, et ce dans la mesure où c’est en comptant avec soi que le Dasein calcule le temps, dans ces conditions, le comportement dans lequel « on » se dirige expressément d’après le temps réside dans l’utilisation des horloges. Le sens existential temporellement déterminé dudit usage se révèle être la présentification de l’aiguille en mouvement. Suivre, en les présentifiant, les positions successives occupées par l’aiguille, c’est compter. Cette présentification se temporalise dans l’unité des ekstases temporelles propre à une rétention et à une protension. Tandis que l’on présentifie, retenir le « auparavant », cela signifie : tandis que l’on dit « maintenant », être ouvert à l’horizon de ce qui est antérieur, c’est-à-dire être ouvert à l’horizon de ce qui n’est désormais plus. Tandis que l’on présentifie, être dans le s’attendre-à de l’« ensuite », cela veut dire : tandis que l’on dit « maintenant », être ouvert à l’horizon de ce qui est ultérieur, c’est-à-dire être ouvert à l’horizon de ce qui, maintenant, n’est pas encore. Ce qui, dans de telles présentifications, se manifeste, c’est le temps. Quelle teneur a la définition du temps tel qu’il est manifeste dans l’horizon de l’utilisation de l’horloge par le Dasein qui, dans la préoccupation avec sa vue-native, occupe son temps ? Le temps est le résultat, tel qu’il se manifeste, du dénombrement effectué par le Dasein qui présentifie la suite des mouvements de l’aiguille, et cela de telle sorte que ladite présentification se temporalise en s’unissant aux ekstases temporelles que sont la rétention et la protension, lesquelles ekstases temporelles ont été ouvertes dans l’horizon de ce qui est antérieur pour la première et de ce qui est ultérieur pour la seconde. Mais cette définition n’est rien d’autre que l’explicitation ontologique que donne du temps Aristote : « Car c’est cela le temps : le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » |Physique, Delta 11, 219 b 1 sq|. Et encore : « car voici ce qu’est le temps : ce qui est dénombré à même le mouvement qui est présent dans l’horizon de l’antérieur et de l’ultérieur ». Autant cette définition, au premier coup d’œil, peut paraître étrange, autant elle « va de soi » et est puisée à la source, pour autant que soit délimité l’horizon ontologique dans lequel Aristote l’a prise. Pour Aristote, l’origine du temps qui se manifeste de la sorte n’est pas source de problème. Son interprétation du temps se meut bien plutôt dans la direction de la compréhension « naturelle » de l’être. Toutefois, comme la présente investigation a fait son problème de cette dernière et de l’être qui est compris en elle, ce n’est qu’une fois avoir solutionné la question de l’être que nous serons en mesure d’interpréter, de façon thématique, l’analyse aristotélicienne du temps, et cela au point qu’elle acquiert une signification principielle permettant que l’on s’approprie positivement, après l’avoir délimité de façon critique, le mode de questionnement qui était celui de l’ontologie antique en général |§ 6|. (81.al. 1)
Toute élucidation ultérieure du concept de temps s’en tient par principe à la définition aristotélicienne, autrement dit elle ne prend le temps pour thème que de la façon dont le temps se manifeste dans la préoccupation avec sa vue-native. Le temps est « ce qui est dénombré », à savoir ce qui est proféré et, quoique ce ne soit pas thématiquement, ce qui est visé dans la présentification de l’aiguille ou de l’ombre en mouvement. Dans la présentification de ce qui, dans son mouvement, est mobile, ce qui va être dit, c’est : « maintenant ici, maintenant ici, etc. » Ce qui est dénombré, ce sont les « maintenant ». Et ceux-ci, « en chaque maintenant », se manifestent comme étant : « tout de suite, plus maintenant là », et : « à l’instant même, pas encore maintenant là ». Le temps du monde qui, dans l’utilisation de l’horloge, est « aperçu » d’une telle façon, nous l’appelons le temps associé au maintenant. (81.al. 2)
Plus la préoccupation qui occupe le temps compte avec le temps « de façon naturelle », moins elle s’attarde près du temps en lui-même ; elle est perdue à même l’outil dont elle se préoccupe, qui, à chaque fois, a son temps. Plus elle compte avec le temps « de façon naturelle », c’est-à-dire moins la préoccupation détermine et indique le temps en étant thématiquement axée sur lui, et plus l’être dont le Dasein se préoccupe, en présentifiant sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, dit sans hésiter, à voix haute ou non, « maintenant », « ensuite », « auparavant ». C’est de cette façon que le temps se montre à la compréhension courante comme une suite de « maintenant » en permanence « substantiels » qui disparaissent et surviennent à la fois. Le temps en vient à être compris comme une séquence et un « flux » de « maintenant », comme le « cours du temps ». Qu’est-ce qu’implique cette explicitation du temps du monde dont le Dasein se préoccupe ? (81.al. 3)
Nous obtiendrons la réponse à cette question si nous en revenons à la structure complète suivant laquelle se déploie le temps du monde, et si nous lui comparons ce qu’en connaît la compréhension courante du temps. En tant que premier moment essentiel du temps dont le Dasein se préoccupe, nous avons mis en évidence la databilité. Elle est fondée dans la constitution des ekstases de la temporalité. Par essence, le « maintenant » est un « maintenant que ». Même s’il n’est pas saisi, ni ne peut être daté en tant que tel, le maintenant que le Dasein, dès lors qu’il est préoccupé, comprend, est à chaque fois, soit approprié soit inapproprié. À la structure du maintenant appartient la significativité. C’est pourquoi nous avons appelé temps du monde, le temps dont le Dasein se préoccupe. Dans l’explicitation courante du temps comme étant une suite de « maintenant », la databilité et la significativité sont manquantes. Caractériser le temps comme étant un pur flux ne « met en évidence » ni l’une ni l’autre de ces deux structures. L’explicitation courante du temps les dissimule. La constitution des horizons d’ouverture de la temporalité dans laquelle sont fondées la databilité et la significativité du maintenant, est nivelée par cette dissimulation. Les « maintenant » sont pour ainsi dire amputés de ces relations et, mutilés de la sorte, ils se font suite les uns aux autres pour constituer un flux. (81.al. 4)
Cette dissimulation qu’effectue la compréhension courante du temps, telle qu’elle nivelle le temps du monde, n’a rien d’accidentel. Au contraire, c’est précisément parce que l’explicitation quotidienne du temps se tient uniquement dans la perspective qui est celle du bon sens de la préoccupation, et c’est parce que cette préoccupation du temps revient sur le temps lui-même, tel qu’il est compris à cette occasion, et dans la mesure où elle le « considère » qu’elle voit les « maintenant », lesquels bien sûr sont d’une certaine manière « là » eux aussi, et qu’elle les voit dans l’horizon de la compréhension de l’être par laquelle cette préoccupation elle-même est continuellement conduite |§ 21|. Par suite, les « maintenant » sont d’une certaine manière eux aussi du même coup substantiels : autrement dit, l’étant est présent et le maintenant fait de même. Bien que l’on n’en vienne pas à dire explicitement que les « maintenant » sont substantiels comme le sont les choses, ils sont, sur le plan ontologique, « vus » dans l’horizon de l’idée de la substantialité. Les « maintenant » disparaissent sans cesse et ces moments révolus constituent le passé révolu. Les « maintenant » arrivent sans cesse et ces « maintenant » à venir constituent l’« avenir ». L’interprétation courante du temps du monde comme étant le temps associé au maintenant ne dispose même pas de l’horizon qui lui permettrait d’accéder à quelque chose de tel qu’un monde, à quelque chose de tel qu’une significativité, à quelque chose de tel qu’une databilité. Ces structures restent nécessairement dissimulées, et cela d’autant plus que, du fait de la façon dont, sur le plan conceptuel, elle forme sa caractérisation du temps, l’explicitation courante du temps renforce encore cette dissimulation. (81.al. 5)
Du fait qu’elle-même se déplace « dans le temps », la suite des « maintenant » est conçue comme étant une sorte d’étant substantiel. Nous disons : dans chaque maintenant, le maintenant est, dans chaque maintenant, ce même maintenant est également déjà en train de disparaître. Dans chaque maintenant, ce qui est le maintenant, c’est maintenant ; en tant qu’il est le même, le maintenant est donc continuellement en présence, et cela même si à chaque fois, dans chaque maintenant, disparaît un autre maintenant en train d’arriver. Alors qu’il est cela-même qui change, le maintenant manifeste pourtant en même temps la présence permanente de lui-même, raison pour laquelle Platon déjà, en adoptant cette perspective sur le temps comme étant une suite de « maintenant » qui disparaissent alors même qu’ils apparaissent ne pouvait faire autrement que de nommer le temps l’image de l’éternité |Timée, 37 d 5-7|. (81.al. 6)
La suite des maintenant est ininterrompue et sans lacune. Si « loin » même que nous poussions la « division » du maintenant, c’est encore et toujours maintenant. C’est dans l’horizon d’un étant substantiel insécable que l’on aperçoit la continuité du temps. C’est en s’orientant ontologiquement sur un étant substantiel en permanence que l’on explore le problème de la continuité du temps, ou plus exactement, en l’occurrence, que l’on en reste à l’aporie. Du coup, étant donné que le temps est étendu en accord avec la databilité, telle qu’elle est fondée par ses ekstases temporelles, il faut que la structure spécifique du temps du monde reste dissimulée. On ne parviendra pas à comprendre l’être-étendu du temps depuis l’être-étiré du flux, il faut le concevoir depuis la façon « plus antérieure » encore dont tout maintenant procède : autrement dit, depuis l’être-étiré extatique de la temporalité, lequel être est étranger à la continuité qu’aurait un étant substantiel, mais constitue néanmoins la condition de possibilité permettant d’accéder à un étant continu substantiel. (81.al. 7)
La thèse principale de l’interprétation courante du temps, thèse suivant laquelle le temps serait « infini », manifeste de la façon la plus nette le nivellement et la dissimulation du temps du monde, et par là même de la temporalité en général, nivellement et dissimulation qui tiennent à une telle explicitation. Le temps se donne d’emblée comme étant un flux ininterrompu de « maintenant ». Tout maintenant est même déjà un à l’instant même, voire un tout de suite. Si la caractérisation du temps s’en tient principalement et exclusivement à cette suite, alors il devient radicalement impossible de trouver dans cette dernière aucun début et aucune fin. En tant que maintenant, tout maintenant qui est le dernier de la suite passée est à chaque fois toujours déjà un ce n’est plus tout de suite, tout maintenant ainsi conçu est donc le temps au sens de désormais plus, autrement dit est du passé révolu ; tout maintenant qui est le premier de la suite à venir est à chaque fois un à l’instant même, pas encore là, tout maintenant ainsi conçu est donc le temps au sens du pas encore maintenant, autrement dit est de l’« avenir ». « D’un côté comme de l’autre », le temps est donc sans fin. Cette thèse touchant le temps ne devient possible qu’en raison de l’orientation sur un en-soi, ne reposant sur rien, d’un déroulement substantiel des « maintenant », à l’occasion duquel le phénomène complet du maintenant est dissimulé quant à la databilité, au phénomène du monde, à l’être-étendu et à l’être-public conforme à ce qu’est le Dasein, et a ainsi sombré au rang de fragment méconnaissable. Si « l’on pense jusqu’au bout » la suite des « maintenant », et cela en se focalisant, soit sur la substantialité, soit sur l’utilisabilité, alors jamais on n’est en mesure de trouver une fin. De ce que cette pensée du temps doive obligatoirement à chaque fois toujours penser encore le temps, on en conclut que le temps serait infini. (81.al. 8)
Mais dans quoi sont fondés ce nivellement du temps du monde et cette dissimulation de la temporalité ? Ils le sont dans l’être du Dasein lui-même, être que, de façon préparatoire, nous avons interprété comme étant souci |§ 51|. En tant qu’il a été jeté-là dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, le Dasein est initialement et généralement perdu à même ce dont il se préoccupe. Mais, dans cette propension à se perdre, c’est la fuite du Dasein devant son existence authentique qui s’annonce, existence authentique que nous avons caractérisée comme étant l’être-résolu qui devance, fuite qui lui dissimule son existence authentique. La fuite du Dasein vers ce qui le préoccupe renferme la fuite devant la mort, c’est-à-dire le fait qu’il détourne les yeux de la fin de l’être-au-monde |§ 41|. En lui-même, cet acte de détourner les yeux est un mode de l’être-destinalisé-par-la-mort. La temporalité inauthentique du Dasein dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien consistant à détourner les yeux de la finitude, il lui faut méconnaître l’être-anticipant propre, et ce faisant méconnaître la temporalité en général. Et c’est même lorsque la compréhension courante du Dasein est guidée par le on que la « représentation », oublieuse de soi, de « l’infinitude » du temps public peut pour la première fois se consolider. Comme il ne peut pas mourir, le on ne meurt jamais, et cela dans la mesure où la mort est à chaque fois celle-de-quelqu’un et n’est, existentiellement parlant, proprement comprise que dans l’être-résolu qui devance. Le on, qui ne meurt jamais et se méprend sur l’être-destinalisé-par-la-mort, donne pourtant de la fuite devant la mort une explicitation caractéristique. Jusqu’au bout, « le on a toujours encore le temps ». Le sens de ce qui s’annonce ici avec l’expression : avoir le temps, c’est que l’on peut le perdre : « maintenant, juste encore ceci, ensuite cela, et seulement encore cela, et ensuite ». En l’occurrence, ce n’est pas la finitude du temps que l’on comprend, mais c’est, inversement, la préoccupation qui s’épuise à obtenir le plus possible du temps qui vient encore et qui « se poursuit ». C’est publiquement que le temps est quelque chose que chacun prend et peut prendre. La suite nivelée des « maintenant » reste totalement méconnaissable quant à sa provenance, tirée qu’elle est de la temporalité du Dasein individuel dans sa communauté quotidienne avec les autres. Comment cela en viendrait-il à affecter tant soit peu « le temps » en son cours si n’existait plus un seul homme substantiel « dans le temps » ? Le temps continuerait de suivre son cours, exactement tel qu’il « était » déjà avant qu’un homme soit « entré dans la vie ». On ne connaît que le temps public, lequel, étant nivelé, appartient à tous, autant dire à personne. (81.al. 9)
Seulement de même que, dans la dérobade face à la mort, cette dernière talonne celui qui la fuit, de sorte que, alors même qu’il la fuit, il est précisément obligé de la voir, de même la suite des « maintenant » qui ne fait que suivre son déroulement infini s’étale d’une manière énigmatique « au-dessus » du Dasein. Pourquoi disons-nous : le temps passe, et ne mettons-nous pas tout aussi nettement l’accent sur le fait qu’il surgit ? Dans l’optique de la suite pure des « maintenant », il est tout aussi légitime de dire l’un que l’autre. Finalement, quand il parle du temps qui passe, le Dasein comprend davantage le temps qu’il ne voudrait en convenir, c’est-à-dire que, si dissimulée qu’elle soit, la temporalité dans laquelle le temps du monde se temporalise n’est pas totalement fermée. En parlant de temps qui passe, le Dasein exprime ce dont il fait l’« expérience » : le temps ne se laisse pas arrêter. En revanche, cette « expérience » n’est possible que sur la base de la volonté du Dasein d’arrêter le temps. On trouve dans tout ceci le s’attendre-à inauthentique des « instants » à venir, comportement du Dasein qui lui fait aussi déjà oublier les instants qui sont en train de lui échapper. Le fait, en oubliant ce que l’on rend présent, d’être dans le s’attendre-à, fait qui est inhérent à l’existence inauthentique, est la condition rendant possible l’expérience courante que l’on fait d’un passage du temps. Comme le Dasein est voir-venir, il lui faut, dès lors qu’il s’attend à quelque chose, comprendre la suite des « maintenant » comme étant ce qui passe et lui échappe. C’est en la tirant du savoir « fuyant » de sa mort que le Dasein connaît la fuite du temps. L’insistance du Dasein à parler du passage du temps reflète la finitude de l’être-anticipant qu’est la temporalité du Dasein. Et c’est parce que la mort, y compris quand on parle du passage du temps, peut rester dissimulée, que le temps se manifeste comme un passage « en soi ». (81.al. 10).
Mais même dans ce passage en soi d’une suite pure de « maintenant », le temps originel, à travers tout nivellement et toute dissimulation, se manifeste encore. L’explicitation courante détermine le flux temporel comme étant une suite irréversible, à la suite les uns des autres, de « maintenant ». Pourquoi le cours du temps ne se laisse-t-il pas inverser ? En soi, et précisément lorsque l’on considère exclusivement le flux des « maintenant », on ne peut saisir pourquoi la succession des « maintenant » ne pourrait se représenter en sens inverse. La raison de l’impossibilité de l’inversion de sens du temps est que le temps public provient de la temporalité, dont la temporalisation, qui est tournée en priorité vers l’avenir, « va » s’ouvrant vers sa fin, et cela de telle sorte qu’elle est « déjà » avec sa fin en perspective. (81.al. 11)
La caractérisation courante du temps comme étant une suite sans fin et irréversible de « maintenant » qui passent provient de la temporalité du Dasein dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien. La représentation courante du temps a « son droit naturel ». Elle relève du mode d’être quotidien du Dasein et de la compréhension de l’être qui prévaut pour lui d’emblée. C’est pourquoi, initialement et généralement, l’histoire elle aussi est publiquement comprise comme étant ce qui advient à l’intérieur du temps. Cette explicitation du temps ne perd son droit exclusif et remarquable qu’à partir du moment où elle prétend fournir le « vrai » concept de temps et où elle prétend pouvoir indiquer par avance à l’interprétation du temps son seul horizon possible. Plus encore, de l’analyse précédente, il suit que c’est seulement depuis la temporalité du Dasein et depuis la temporalisation de celle-ci que devient compréhensible la raison pour laquelle le temps du monde relève de ladite temporalité et comment il le fait. Seule l’interprétation de la structure complète du temps du monde que nous avons tirée de la temporalité fournit le fil conducteur permettant en fin de compte de « voir » la dissimulation que renferme le concept courant de temps et d’évaluer le nivellement qu’il fait subir à la constitution des horizons des ekstases de la temporalité. Mais parallèlement, l’orientation sur la temporalité du Dasein permet de mettre en lumière la provenance et la nécessité de fait de cette dissimulation niveleuse et de mettre à l’épreuve, dans leur bien-fondé, les thèses courantes concernant le temps. (81.al. 12)
En revanche, dans l’horizon de la compréhension courante du temps, la temporalité reste inaccessible. Or, comme il ne faut pas, si l’on veut respecter l’ordre de l’explicitation possible, que le temps associé au maintenant soit axé en priorité sur la temporalité, et comme au contraire il ne se temporalise lui-même que dans la temporalité impropre du Dasein, il est légitime, eu égard au fait que le temps associé au maintenant est dérivé de la temporalité, d’évoquer celle-ci comme étant le temps originel. (81.al. 13)
La temporalité avec ses horizons d’ouverture se temporalise primairement depuis l’avenir. La compréhension courante du temps, c’est au contraire dans le maintenant qu’elle voit le phénomène de base du temps, et elle le voit même dans le pur maintenant coupé de la structure complète qui est la sienne, pur maintenant que l’on nomme le « présent ». D’où l’on peut inférer qu’il faut que reste radicalement sans espoir, en partant de ce maintenant, d’éclaircir, voire de dériver, le phénomène qu’est l’instant, phénomène unifiant les horizons d’ouverture de la temporalité authentique. Conformément à cela, l’avenir, compris sous le rapport de ses ekstases temporelles, le « ensuite », que l’on peut dater et qui est significatif, et enfin le concept courant de l’« avenir », au sens du pur maintenant qui n’est pas encore arrivé et est seulement en train d’arriver, ces trois éléments ne coïncident pas. Ne coïncident pas davantage l’ekstase du ce-qui-fut, le « auparavant » que l’on peut dater et qui est significatif, et le concept de passé révolu, au sens du pur maintenant révolu. Ce n’est pas le maintenant qui est gros du pas encore maintenant, mais c’est le présent qui, dans l’unité des ekstases de la temporalité originelle, jaillit de l’avenir, unité que constitue la temporalisation de la temporalité |Que le concept traditionnel de l’éternité, prise au sens du « maintenant stationnaire » (nunc stans), soit tiré de la compréhension courante du temps et délimité en s’orientant sur l’idée de la substantialité « permanente », cela n’a pas besoin d’être examiné en détail. Si l’éternité de Dieu se laissait « construire » philosophiquement, elle ne pourrait alors être comprise que comme étant une temporalité plus originelle et « infinie ». Quant à savoir si la via negationis et eminentiae, la voie de la négation et de la transcendance, pourrait offrir à cette fin un chemin possible, cela reste en suspens|. (81.al. 14)
Bien que l’expérience courante que l’on fait du temps ne connaisse initialement et généralement que le « temps du monde », elle lui accorde parallèlement toujours une relation ultime à l’« âme » et à l’« esprit ». Et cela, même là où le questionnement philosophique est encore loin de s’orienter explicitement et en premier sur le « sujet ». Deux références caractéristiques suffiront à le montrer. Aristote écrit : « mais s’il n’y a rien d’autre qui soit de nature à dénombrer que l’âme et l’esprit de l’âme, il est impossible qu’il y ait temps sans qu’il y ait âme » |Physique, Delta 14, 223 a 25 ; cf. ibid., 11, 218 b 29 – 219 a 1, 219 a 4-6|. Et Augustin : « par suite, il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension ; mais de quoi, je l’ignore : et il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même » |Confessions, livre XI, chapitre 26|. Ainsi donc, même l’interprétation du Dasein en tant que temporalité n’est pas radicalement en dehors de l’horizon du concept courant du temps. Et Hegel a déjà fait la tentative explicite de mettre en évidence la connexion entre le temps, tel qu’il est compris couramment, et l’esprit, là où pour Kant, au contraire, le temps est certes « subjectif », mais se tient, sans lien aucun, « à côté », du « je pense » |Chez Kant perce pourtant une compréhension plus radicale du temps que chez Hegel comme le montrera la première section de la seconde partie du présent traité|. La fondation explicite par Hegel de la connexion entre le temps et l’esprit est toute désignée pour permettre de préciser indirectement, dès lors que nous partons d’elle, l’interprétation qui vient d’être proposée du Dasein en tant que temporalité et la mise en lumière de l’origine du temps du monde. (81.al. 15)
§ 82 Le contraste entre la connexion ontologique existentialement fondée de la temporalité du Dasein et du temps du monde et la conception hégélienne du rapport entre le temps et l’esprit (18 al.)
L’histoire, qui est essentiellement celle de l’esprit, se déroule « dans le temps ». C’est pourquoi « le développement de l’histoire tombe dans le temps » |Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire universelle, Éd. G. Lasson, 1917, p. 133|. Mais Hegel ne fait pas que poser l’être-pris-dans-le-temps de l’esprit en tant que fait, il cherche au contraire à comprendre la possibilité que l’esprit tombe dans le temps, qui est, selon lui, « le sensible abstrait » |ibid.|. Il faut donc que le temps puisse pour ainsi dire accueillir l’esprit. Et il faut que celui-ci, à son tour, soit apparenté au temps et à l’essence du temps. Il s’agit donc d’examiner les deux points suivants : 1°) Comment Hegel délimite-t-il l’essence du temps ? 2°) Qu’est-ce qui appartient à l’essence de l’esprit, qui lui permette « de tomber dans le temps » ? La réponse à ces deux questions sert uniquement à préciser notre interprétation précédente du Dasein en tant que temporalité, telle qu’elle se dissocie de la conception de Hegel. Elle n’élève aucune prétention à traiter, ne serait-ce que de façon relative, les problèmes qui, chez Hegel précisément, sont nécessairement agités en même temps. Et cela d’autant moins qu’il ne nous vient nullement à l’esprit de « critiquer » Hegel. Détacher du concept de temps chez Hegel l’idée de la temporalité que nous avons exposée est recommandé avant tout parce que le concept de temps chez Hegel représente la formalisation conceptuelle la plus radicale, et trop peu prise en considération, de la compréhension courante du temps. (82.al. 1)
- Le concept hégélien du temps
Le « lieu systématique » dans lequel une interprétation philosophique du temps vient à être accomplie peut valoir en tant que critère de la conception fondamentale du temps qui à cette occasion la dirige. La première explicitation détaillée qui nous ait été transmise et qui ait pour thème la compréhension courante du temps se trouve dans la Physique d’Aristote où elle est liée à une ontologie de la nature. Le « temps » s’y trouve relié au « lieu » et au « mouvement ». L’analyse du temps que fait Hegel, fidèle à cette tradition, prend place dans la seconde partie de son Encyclopédie des Sciences philosophiques intitulée Philosophie de la nature. La première section traite de la Mécanique et le chapitre « un » de cette section est consacré à l’examen de « l’espace et du temps ». Ceux-ci sont l’« extériorité mutuelle abstraite » |Hegel, Encyclopédie, tr. fr. de Maurice de Gandillac, p. 244 sq|. (82.al. 2)
Même si Hegel associe l’espace et le temps, cela ne se fera pourtant pas uniquement par juxtaposition extrinsèque : l’espace « et également le temps ». En effet : « la philosophie combat cet également ». Le passage de l’espace au temps ne signifie pas l’ajointement des paragraphes qui en traitent, c’est au contraire « l’espace lui-même qui change de côté ». L’espace « est » le temps, c’est-à-dire que le temps est la « vérité » de l’espace |§ 257|. Dès lors que l’espace est dialectiquement pensé en ce qu’il est, alors cet être de l’espace, selon Hegel, se révèle être le temps. Comment, dès lors, faut-il penser l’espace ? (82.al. 3)
L’espace est « l’indifférence, sans médiation aucune, de l’être-en-dehors-de-soi de la nature » |§ 254|. Cela entend dire : l’espace est la multitude abstraite des points que l’on peut différencier en lui. Par ceux-ci, l’espace n’est pas interrompu, mais il ne résulte pas non plus d’eux, surtout pas à la manière d’une réunion. De son côté, l’espace qui est discriminé au moyen des points que l’on peut différencier en lui, lesquels sont eux-mêmes espace, reste uniforme. Les différences ont elles-mêmes le caractère de ce dont elles se différencient. Mais, pour autant que c’est surtout dans l’espace qu’il différencie quelque chose, le point n’en est pas moins la négation de l’espace, et ce de telle manière toutefois que, en tant qu’il est cette négation (le point est bien de l’espace), lui-même reste dans l’espace. Le point ne se met pas en relief en tant qu’il serait un autre que l’espace. L’espace est l’extériorité mutuelle, sans différence entre eux, de la multiplicité des points. Mais l’espace n’est tout de même pas un point ; il est au contraire, comme dit Hegel, « espace » |§ 254|. Voilà sur quoi est fondée la phrase qui suit, dans laquelle Hegel pense l’espace en sa vérité, c’est-à-dire comme étant le temps : (82.al. 4)
Mais la négativité qui, en tant que point, se rapporte à l’espace, et qui développe en lui ses déterminations en tant que ligne et surface, est, dans la sphère de l’être-en-dehors-de-soi, tout aussi bien pour soi et pour ses déterminations en lui, mais cela en les posant en même temps en tant que dans la sphère de l’être-en-dehors-de-soi, et apparaissant de ce fait comme indifférente envers le paisible côtoiement. Ainsi posée pour soi, elle est le temps |Hegel, Encyclopédie, édition critique de Hoffmeister, 1949, § 257|. (82.al. 5)
Dès lors que l’espace est représenté, c’est-à-dire intuitionné immédiatement dans le fait que subsistent, dans l’indifférence, ses différences, alors les négations sont pour ainsi dire simplement données. Mais représenter l’espace de cette façon, ce n’est pas encore le saisir en son être. Cela n’est possible que dans la pensée, en tant qu’elle est la synthèse qui a traversé la thèse et l’antithèse et a opéré leur dépassement conciliateur. L’espace n’est pensé, et par là même saisi en son être, qu’à la seule condition suivante : que les négations ne se limitent pas à persister dans leur indifférence, mais que, étant dépassées, elles soient conciliées, c’est-à-dire en viennent elles-mêmes à être niées. Dans la négation de la négation (c’est-à-dire dans l’espace), le point se pose pour soi et ce faisant, quitte l’indifférence dans laquelle il subsistait. En tant qu’il se pose pour soi, il se différencie de celui-ci et de celui-là, il n’est plus celui-ci, et n’est pas encore celui-là. Se posant lui-même, il pose le séquençage dans lequel il se trouve, il pose la sphère de l’être-en-dehors-de-soi, laquelle désormais est celle de la négation niée. Dépasser, tout en conciliant, l’espace en tant qu’indifférence, cela signifie ne plus rester figé dans l’« immobilité paralysée » qu’est l’espace. Le point « s’épanouit » vis-à-vis de tous les autres points. Selon Hegel, en tant qu’espace, cette négation de la négation est le temps. Si tant est que cette élucidation doive avoir un sens que l’on puisse identifier, alors on ne peut avoir en tête rien d’autre que ceci : le fait pour chaque point de se poser pour soi, c’est être maintenant ici, maintenant ici, et ainsi de suite. Posé pour soi, chaque point « est » un point associé à un maintenant. « C’est donc dans le temps que le point a de l’effectivité ». Le moyen par lequel le point peut à chaque fois se poser pour soi comme étant ce point-ci est à chaque fois un maintenant. Le maintenant est la condition de possibilité pour que le point se pose pour soi. Cette condition de possibilité constitue l’être du point, et cet être est en même temps l’être-pensé. D’après cela, la raison pour laquelle l’espace « est » le temps est que la pensée pure de l’espace, c’est-à-dire de l’espace lui-même, « pense » à chaque fois le maintenant et l’être-en-dehors-de-soi des « maintenant ». Mais comment ce dernier en vient-il lui-même à être déterminé ? (82.al. 6)
En tant qu’il est l’unité négative de l’être-en-dehors-de-soi, le temps est de même un abstrait, un idéel. Il est l’être qui, tandis qu’il est, n’est pas, et, tandis qu’il n’est pas, est : le temps est le devenir intuitionné. Ceci veut dire que les différences, qui certes sont momentanées et s’annulent immédiatement, « sont déterminées en tant qu’extrinsèques, en étant toutefois extrinsèques à elles-mêmes » |§ 258|. Pour cette explicitation, le temps se révèle être le « devenir intuitionné ». Ce dernier, suivant Hegel, signifie passer de l’être au rien ou bien du rien à l’être |Hegel, Science de la Logique, Livre I, section 1, chapitre 1, p. 66 sq|. Devenir, c’est tout autant naître que disparaître. L’être, ou le non-être, « passe ». Qu’est-ce que cela veut dire en ce qui concerne le temps ? L’être du temps est le maintenant ; mais dans la mesure où tout maintenant n’est pas encore par avance « maintenant », l’être du temps peut également être saisi comme étant non-être. Le temps est le devenir « intuitionné », c’est-à-dire le temps est le passage qui n’est pas pensé, mais qui se présente simplement dans la suite des « maintenant ». Dès lors que l’essence du temps en vient à être déterminée en tant que « devenir intuitionné », alors se manifeste par là que le temps est compris en priorité à partir du maintenant, et cela d’une façon telle qu’il se présente à la pure intuition. (82.al. 7)
Il n’est pas besoin de discuter par trop minutieusement pour faire comprendre que, en interprétant le temps comme il le fait, Hegel se meut entièrement dans la direction de la compréhension courante du temps. En caractérisant le temps à partir du maintenant, Hegel présuppose que ce dernier, dans sa structure complète, reste dissimulé et nivelé, et cela afin de pouvoir en venir à être intuitionné en tant qu’un étant qui, tout « idéel » qu’il soit, est substantiel. (82.al. 8)
Que Hegel interprète le temps en partant d’une orientation première sur le maintenant nivelé, les phrases suivantes l’attestent : « Le maintenant a un droit exorbitant – il n’est rien d’autre qu’un maintenant particulier, mais ce maintenant exclusif, alors même qu’il s’épanouit, est, tandis que je le profère, dissous, liquéfié, vaporisé » |§ 258|. « Du reste, dans la nature, là où le temps est le maintenant, on ne parvient pas à faire de différence substantielle entre ces dimensions-là » (le passé et l’avenir) |§ 259|. « Au sens positif du temps, on peut donc dire : seul le présent est, l’avant et l’après ne sont pas ; mais le présent concret est le résultat du passé et il est porteur de l’avenir. Le vrai présent est par conséquent l’éternité » |§ 259|. (82.al. 9)
Si Hegel appelle le temps le « devenir intuitionné », c’est donc que ni le fait de naître ni celui de passer n’ont de primauté dans le temps. Toutefois, il caractérise à l’occasion le temps comme étant l’« abstraction de la consommation » et porte ainsi l’expérience courante que l’on fait du temps et l’explicitation courante que l’on en a à leur formulation la plus radicale |§ 258|. D’un autre côté, Hegel est suffisamment conséquent pour n’accorder, dans la définition proprement dite du temps, aucune primauté au fait que le temps consomme et qu’il passe, laquelle primauté est pourtant bien cela même que l’on constate à bon droit dans l’expérience quotidienne que l’on fait du temps ; cette primauté Hegel serait en effet tout aussi peu en mesure de la fonder dialectiquement qu’il introduit comme allant de soi la « circonstance » suivant laquelle précisément, lorsque le point se pose pour soi, c’est le maintenant qui émerge. Et ainsi Hegel, y compris quand il caractérise le temps comme étant le devenir, comprend ledit temps dans un sens « abstrait », lequel va encore au-delà de la représentation du « flux » du temps. L’expression qui convient le mieux pour la conception hégélienne du temps se trouve par conséquent dans la détermination du temps en tant que négation de la négation (c’est-à-dire négation de l’espace). C’est ici que la suite des « maintenant » est formalisée dans son sens le plus abouti et qu’elle est nivelée de façon insurpassable |Partant de la primauté ainsi donnée au maintenant nivelé, il devient clair que la détermination hégélienne du concept de temps emboîte également le pas à la compréhension courante du temps, c’est-à-dire du même coup qu’elle suit le concept traditionnel du temps. Il est possible de montrer que le concept de temps chez Hegel est même directement tiré de la « Physique » d’Aristote. Dans la Logique d’Iéna (cf. l’édition G. Lasson, 1923), laquelle fut conçue au temps de l’habilitation de Hegel, l’analyse du temps qui sera celle de l’Encyclopédie est déjà formée dans toutes ses parties essentielles. Déjà à l’examen le plus sommaire, la section qui traite du temps (p. 202 sq.) se révèle être une paraphrase du traité d’Aristote sur le temps. Dès la Logique d’Iéna, Hegel développe sa conception du temps dans le cadre de la philosophie de la nature (p. 186), dont la première partie est intitulée : « Système du Soleil » (p. 195). C’est en le rattachant à la détermination des concepts d’éther et de mouvement que Hegel examine le concept de temps. L’analyse de l’espace lui est ici encore subordonnée. Quand bien même la dialectique perce déjà, elle n’a pas encore la forme rigide et schématique qu’elle prendra plus tard ; au contraire, elle permet encore de comprendre avec souplesse les phénomènes. Sur le chemin qui mène de Kant au système élaboré de Hegel se déroule une fois encore une irruption décisive de l’ontologie et de la logique aristotéliciennes. En tant que fait, il est depuis longtemps bien connu. Mais le chemin qu’emprunte cette influence, la nature et les limites de celle-ci, sont jusqu’ici tout aussi obscures. Une interprétation philosophique qui s’attacherait à comparer concrètement la Logique d’Iéna de Hegel aux Physique et Métaphysique d’Aristote, apporterait une lumière nouvelle. Pour ce que nous examinons ci-dessus, quelques indications rudimentaires devraient suffire. Aristote voit l’essence du temps dans le maintenant, Hegel la voit dans le maintenant. Aristote saisit le maintenant en tant que limite, Hegel prend le maintenant en tant que « limite ». Aristote comprend le maintenant en tant que point. Hegel interprète le maintenant en tant que point. Aristote caractérise le maintenant en tant qu’un quelque chose. Hegel appelle le maintenant le « ceci absolu ». Aristote, conformément à la tradition, rattache le temps à la sphère, Hegel met l’accent sur le « cours circulaire » du temps. À dire vrai, la tendance centrale de l’analyse aristotélicienne du temps échappe à Hegel, tendance à découvrir entre maintenant, limite, point et un quelque chose une connexion de fondation et de dérivation. En dépit du fait que tout ce sur quoi elle est fondée soit différent, la conception de Bergson, quant à son résultat, s’accorde avec la thèse de Hegel : l’espace « est » le temps. Bergson ne fait que dire, à l’inverse : le temps est l’espace. Manifestement, la conception du temps qu’a Bergson est née et se développe, elle aussi, en partant d’une interprétation du traité aristotélicien sur le temps. Ce n’est pas uniquement une apparente coïncidence littéraire si, en même temps que l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, dans lequel est exposé le problème du temps et de la durée, est paru un autre essai du même Bergson, intitulé : Ce qu’a pensé Aristote concernant le lieu. Étant donné la détermination aristotélicienne du temps comme étant le nombre du mouvement, Bergson fait précéder l’analyse du temps d’une analyse du nombre. En tant qu’espace, le temps (cf. Essai, p. 69) est succession quantitative. Prenant une direction opposée à ce concept de temps, la durée est décrite en tant que succession qualitative. Ce n’est pas ici le lieu d’engager un débat critique avec le concept de temps chez Bergson et les autres conceptions contemporaines du temps. Si tant est que les analyses du temps faites de nos jours ont en fin de compte conquis quelque chose d’essentiel par rapport à Aristote et à Kant, cela concerne davantage la saisie du temps et la « conscience du temps ». La référence à la connexion directe entre le concept de temps chez Hegel et l’analyse aristotélicienne du temps n’entend pas faire le compte d’une « dépendance » dont souffrirait Hegel, mais entend attirer l’attention sur la portée ontologique principielle qu’a cette filiation pour la logique hégélienne. Sur « Aristote et Hegel », cf. l’essai de Nicolai Hartmann dans les Contributions à la philosophie de l’idéalisme allemand, tome III (1923), p. 1-36|. Ce n’est qu’en partant de ce concept dialectico-formel du temps que Hegel peut établir une connexion entre le temps et l’esprit. (82.al. 10)
- L’interprétation par Hegel de la connexion entre le temps et l’esprit
Comment l’esprit lui-même est-il compris pour que l’on puisse dire que, dans son développement effectif, il lui est conforme de tomber dans le temps, déterminé en tant que négation de la négation ? L’essence de l’esprit est le concept. Sous ce terme, Hegel ne comprend pas l’universel, tel qu’il est intuitionné, d’un genre en tant que forme de ce qui est pensé, mais il comprend la forme de la pensée qui se pense elle-même : c’est le fait de se concevoir lui-même – en tant que fait de saisir le non-je. Dans la mesure où saisir le non-je représente l’acte de différencier, le concept pur, en tant que saisie de cet acte de différencier, renferme l’acte de différencier la différence. C’est pourquoi, sur le plan apophantique et formel, Hegel peut déterminer l’essence de l’esprit en tant que négation de la négation. Cette « négativité absolue » fournit l’interprétation logiquement formalisée du cogito me cogitare rem, je pense que je pense quelque chose, de Descartes, dans lequel ce dernier voit l’essence de la conscientia. (82.al. 11)
Le concept est ainsi l’être-conceptuel du soi-même qui se conceptualise lui-même, être-conceptuel tel que le soi-même est véritablement tel qu’il lui est possible d’être, c’est-à-dire libre. « je est le concept pur lui-même, lequel, en tant que concept, est parvenu à l’existence » |ibid.|. « Mais je est cette unité qui est d’abord pure, qui se rapporte à soi, et cela non pas immédiatement, mais au contraire en ce qu’elle fait abstraction de toute déterminité et de tout contenu, et qu’elle retourne à la liberté de l’identité illimitée avec soi-même » |ibid.|. Ainsi le je est-il « universalité », mais tout aussi immédiatement « singularité ». (82.al. 12)
Cette façon de nier la négation, c’est, pour l’« inquiétude absolue » de l’esprit, ne faire qu’un avec l’auto-manifestation, laquelle fait partie de son essence. La « progression » de l’esprit, lequel se développe effectivement dans l’histoire, porte en soi un « principe de l’exclusion » |Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire universelle, éditée par G. Lasson 1917, 130|. Celle-ci, cependant, ne conduit pas à séparer ce qui est exclu, mais à le surmonter. Ce qui caractérise la liberté de l’esprit, c’est qu’il se libère en surmontant et en endurant à la fois. Par suite, le « progrès » ne signifie jamais un ajout qui ne serait que quantitatif ; il est au contraire essentiellement qualitatif, et assurément de la qualité de l’esprit. Le fait de « progresser » est quelque chose de connu et qui, dans son but, se connaît. À chaque pas de son « progrès », il appartient à l’esprit « qu’il se surmonte soi-même, en tant qu’il est l’obstacle vraiment hostile à la fin qu’il poursuit |ibid.|. Le but du développement de l’esprit, c’est « d’atteindre son propre concept » |ibid.|. Le développement lui-même est « un dur combat sans fin contre soi-même » |ibid.|. (82.al. 13)
Comme l’inquiétude propre au développement de l’esprit qui se porte à son concept est la négation de la négation, il lui reste, tandis que, conformément à ce qu’il est, il se développe effectivement, à tomber « dans le temps » en tant que négation immédiate de la négation. Car « le temps est le concept lui-même, lequel est là et se représente à la conscience en tant qu’intuition vide ; c’est pourquoi l’esprit apparaît nécessairement dans le temps, et il apparaît dans le temps aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il n’élimine pas le temps. Le temps est le soi-même externe pur qui est intuitionné sans être saisi par le soi-même, autrement dit c’est le concept uniquement intuitionné » |Phénoménologie de l’esprit. Œuvres de Hegel, tome II, p. 604|. Ainsi, d’après son essence, l’esprit apparaît-il nécessairement dans le temps. « En somme, l’histoire universelle est l’explicitation de l’esprit dans le temps, tout comme l’idée s’explicite dans l’espace en tant que nature » |La raison dans l’histoire, édition déjà citée, p. 134|. L’« exclusion », qui est inhérente au mouvement du développement, renferme en soi un rapport au non-être. C’est le temps, tel qu’il est compris à partir du maintenant, qui s’« épanouit ». (82.al. 14)
Le temps est la négativité « abstraite ». En tant que « devenir intuitionné », le temps est le fait différencié, immédiatement constatable, de s’auto-différencier, c’est le concept « existant », c’est-à-dire le concept substantiel. En tant qu’étant substantiel, et donc en tant qu’il est extérieur à l’esprit, le temps n’a aucun pouvoir sur le concept ; au contraire, c’est bien plutôt le concept qui « est le pouvoir du temps » |Encyclopédie, § 258|. (82.al. 15)
Hegel montre la possibilité du développement historique de l’esprit « dans le temps » en recourant à la similitude des structures formelles de l’esprit et du temps en tant que l’une et l’autre peuvent se manifester comme négation de la négation. C’est l’abstraction la plus vide, celle qui est ontologique, formelle et apophantique, dans laquelle l’esprit et le temps sont aliénés, qui permet de produire une parenté entre les deux. Mais comme le temps n’en est pas moins parallèlement conçu au sens du temps du monde, et qu’ainsi sa provenance reste entièrement dissimulée, il se limite à faire face à l’esprit conçu comme un étant substantiel. C’est pourquoi il faut en premier lieu que l’esprit tombe « dans le temps ». Sur le plan ontologique, que peuvent donc bien signifier cette « chute » ainsi que le « développement effectif » de l’esprit qui est pouvoir du temps tout en lui « étant » extérieur, cela reste obscur. Hegel, s’il clarifie peu l’origine du temps nivelé, laisse intégralement inexaminée la question de savoir si la constitution de l’essence de l’esprit, en tant qu’il est négateur de la négation, est possible autrement que sur la base d’une temporalité originelle. (82.al. 16)
L’interprétation que fait Hegel du temps et de l’esprit, ainsi que celle de la connexion entre les deux, est-elle légitime et repose-t-elle finalement sur des fondements ontologiquement originels, voilà ce que l’on ne peut encore tirer au clair. Toutefois, que l’on puisse envisager une « construction » dialectique formelle de la connexion entre l’esprit et le temps, voilà qui manifeste une parenté originelle entre les deux. Ce qui donne à la « construction » de Hegel son impulsion est son effort et son combat en vue de concevoir la « réification » de l’esprit. C’est ce que déclare la phrase suivante, tirée du dernier chapitre de sa Phénoménologie de l’esprit : « Le temps apparaît donc comme le destin et la nécessité de l’esprit, lequel n’est pas achevé en soi – la nécessité d’enrichir la part qu’a, dans la conscience, le fait d’avoir conscience de soi, la nécessité de mettre en mouvement l’être-immédiat de l’en soi, la forme dans laquelle la substance est dans la conscience ou, inversement, l’en soi étant pris pour ce qui est intrinsèque, la nécessité de réaliser et de manifester ce qui en premier est intrinsèque –, c’est-à-dire la nécessité de le revendiquer et de le lier auprès de la certitude de soi-même. » (82.al. 17)
L’analytique existentiale du Dasein, qui précède, s’installe au contraire d’emblée dans le « concret » de l’existence elle-même, telle qu’elle a été jeté-là en situation, et ce afin de révéler la temporalité comme étant ce qui rend l’existence originellement possible. Plutôt que de commencer par tomber dans le temps, l’« esprit » existe au contraire en tant que temporalisation originelle de la temporalité. Cette dernière temporalise le temps du monde, dans l’horizon duquel l’« histoire » peut « apparaître » en tant qu’historicisation intratemporelle. L’« esprit » ne tombe pas dans le temps, c’est au contraire l’existence qui, en tant qu’elle est sujette à la déchéance-dans-le-quotidien, « tombe » depuis la temporalité originelle et propre. Mais cette « chute » a elle-même sa possibilité existentiale, et cela dans une temporalisation de la temporalité qui ouvre cette possibilité. (82.al. 18)
§ 83 L’analytique des existentiaux temporalisés du Dasein et la question du sens de l’être en lui-même, question qui relève de l’ontologie fondamentale (4 al.)
La tâche que s’étaient fixées les réflexions que nous avons menées jusqu’ici était d’interpréter de façon ontologique existentialement fondée, à partir de son fond originel, le Dasein en situation quant à ses possibilités d’existence authentique ou d’existence inauthentique. C’est la temporalité qui s’est manifestée comme étant ce fond et qui, de ce fait, s’est manifestée comme étant le sens d’être du souci. C’est pourquoi tout ce que l’analytique existentiale préparatoire du Dasein avait établi avant que nous ne dégagions la temporalité a pu être retrouvé dans la structure originelle de l’être du Dasein, autrement dit dans la temporalité. À partir des possibilités de temporalisation de la temporalité originelle que nous avons analysées, nous avons obtenu de quoi fonder les structures qui n’avaient été précédemment que « mises en évidence ». Mais la mise en évidence de la constitution d’être du Dasein ne reste toutefois qu’un chemin. Le but, c’est l’élaboration de la question de l’être. De son côté, l’analytique thématique de l’existence a en premier lieu besoin de la lumière venant de l’idée de l’être dès lors que celle-ci aura été clarifiée. Et cela est particulièrement vrai si l’on se fixe comme norme de toute investigation philosophique la proposition présentée dans notre introduction : la philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle ; celle-ci est issue de l’herméneutique du Dasein, laquelle, en tant qu’analytique de l’existence a fixé comme extrémité du fil conducteur de tout questionnement philosophique l’endroit d’où il jaillit et vers lequel il renvoie |§ 7|. À vrai dire, cette thèse ne doit pas non plus être prise comme dogme ; elle n’est au contraire que la formulation d’un problème principiel, encore « caché » : l’ontologie se laisse-t-elle ontologiquement fonder ou bien a-t-elle, pour ce faire, besoin d’un fondement ontique et quel est l’étant qui doit assumer la fonction de fondation ? (83.al. 1)
Ce qui apparaît aussi évident que la différence entre l’être du Dasein qui existe et l’être de l’étant qui n’est pas à la hauteur du Dasein (la substantialité par exemple) n’est pourtant que le point de départ de la problématique ontologique, mais n’est en rien quelque chose auprès de quoi la philosophie pourrait trouver à se tranquilliser. Que l’ontologie antique travaille avec des « concepts de choses » et que le danger existe de « réifier la conscience », on le sait depuis longtemps. Seulement, que signifie réification ? Où prend-elle sa source ? Pourquoi l’être est-il justement initialement « conçu » à partir de l’étant substantiel, et non pas à partir de l’étant utilisable, lequel pourtant se trouve encore plus proche ? Pourquoi cette réification reprend-elle toujours le dessus ? Comment l’être de la « conscience » est-il positivement structuré, au point que la réification lui reste inadéquate ? En somme, la « différence » entre « conscience » et « chose » suffit-elle à déployer de façon originelle la problématique ontologique ? Les réponses à ces questions se trouvent-elles au bord du chemin ? Et la réponse peut-elle même être seulement cherchée tant que la question du sens de l’être reste non clarifiée ? (83.al. 2)
Avec les seuls moyens de l’abstraction de la logique formelle, c’est-à-dire sans un horizon sûr de questionnement, il est exclu de se mettre en quête de l’origine et de la possibilité de l’« idée » de l’être « en général ». Ce dont il s’agit, c’est de chercher et d’emprunter un chemin menant à la clarification de la question ontologique fondamentale. Ce chemin est-il unique, est-il le bon, voilà qui ne peut être décidé qu’après l’avoir parcouru. Comme il n’est pas même encore posé, le problème concernant l’interprétation de l’être ne peut pas être aplani. Le problème n’apparaît d’ailleurs pas « de façon immédiate », de sorte que son activation a au contraire déjà besoin d’être préparée. C’est d’ailleurs avec ce seul objectif que la présente investigation s’est engagée. À quel endroit du chemin se trouve-t-elle ? (83.al. 3)
Dans la compréhension de l’être, l’« être » est d’emblée ouvert. En tant que compréhension, cette compréhension de l’être fait partie du Dasein qui existe. Bien qu’elle ne soit pas conceptuelle, l’ouverture préalable de l’être rend possible que le Dasein, en tant qu’être-au-monde qui existe, puisse se rapporter à l’étant, qu’il s’agisse de l’étant intramondain présent, ou qu’il s’agisse de lui-même en tant qu’il existe. Comment une compréhension qui ouvre l’être de façon conforme à ce qu’est le Dasein est-elle possible ? La question peut-elle obtenir sa réponse en recourant à la constitution d’être originelle du Dasein qui comprend l’être ? La constitution ontologique existentialement fondée du Dasein dans sa totalité est fondée dans la temporalité. Il faut par conséquent qu’une manière originelle de temporaliser qu’aurait la temporalité elle-même rende possible l’accès aux ekstases temporelles de l’être en lui-même. Comment convient-il d’interpréter ce mode de temporalisation de la temporalité ? Un chemin conduit-il depuis le temps originel jusqu’au sens de l’être ? Le temps lui-même se manifeste-t-il comme étant l’horizon ultime de l’être ? (83.al. 4)