Chapitre VI : Le souci comme être du Dasein


§ 39 La question de la totalité originelle de la structure du Dasein (12 al.)

L’être-au-monde est une structure originellement et en permanence intégrale. Au cours des chapitres précédents (1ère section, chapitres II à V), cette structure a été phénoménalement présentée comme étant un tout et, sur cette base, ses moments constitutifs ont été spécifiés. L’aperçu que nous avons donné dès le début |§ 12| sur l’ensemble du phénomène a désormais une consistance et n’a plus la fragilité de la première ébauche générale. Or la diversité phénoménale de la constitution du tout structurel et du mode d’être quotidien de ce tout peut faire perdre la vue phénoménologique unitaire du tout en tant que tel. Mais ce regard doit rester d’autant plus libre, et se tenir prêt avec d’autant plus d’assurance, que nous posons maintenant la question à laquelle tend l’analyse fondamentale préparatoire du Dasein en général : comment convient-il de déterminer ontologiquement le tout structurel que nous venons de mettre au jour en tant qu’il est existentialement fondé ? (39.al. 1)

C’est en situation que le Dasein existe. La question posée porte donc sur l’unité ontologique de l’existentialité et de la facticité, ou plutôt sur l’appartenance essentielle de la seconde à la première. En raison de la tonalité affective, qui par essence lui appartient, le Dasein a un mode d’être qui le place en face de lui-même et est ainsi ouvert à lui-même dans son être-jeté-là. Mais l’être-jeté-là est le mode d’être d’un étant qui, à chaque fois, est lui-même ses possibilités, et cela de telle sorte qu’il se comprend en elles et à partir d’elles (il se projette à partir d’elles). L’être-au-monde, duquel font co-originellement partie l’être-auprès-de-l’étant utilisable et l’être-avec en commun avec les autres, est à chaque fois à-dessein-de « soi-même ». Or, le soi-même est initialement et généralement inauthentique, il est « soi-comme-on ». L’être-au-monde est donc d’abord dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien. La quotidienneté moyenne du Dasein peut par conséquent être déterminée comme étant l’être-au-monde ouvert sur le mode de la déchéance-dans-le-quotidien qui, ayant été jeté-là, projette, être pour lequel, dans son être auprès du « monde » et dans son être-avec en commun avec les autres il y va de son propre pouvoir-être. (39.al. 2)

Est-il possible que nous parvenions à saisir dans sa totalité ce tout structurel de la quotidienneté du Dasein ? L’être du Dasein se laisse-t-il mettre en relief sous une forme unitaire telle que, tirée de cet être, la co-originarité essentielle des structures que nous avons mises à jour devienne compréhensible, et cela conjointement aux possibilités existentiales de modification qui leur appartiennent ? Y a-t-il un chemin qui permette de conquérir phénoménalement cet être qui s’appuie sur l’analytique existentiale telle qu’elle est désormais amorcée ? (39.al. 3)

Éliminons tout d’abord une possibilité : il ne peut être question de parvenir phénoménalement au tout structurel en le construisant à partir d’un assemblage de ses éléments. Pour ce faire, en effet, un plan de construction serait indispensable. L’être du Dasein, sur le plan ontologique, porte le tout structurel en tant que tel et ne nous devient accessible que dans un regard plein, traversant ce tout jusqu’à un phénomène originellement unitaire qui réside déjà dans ce tout, et cela au point qu’il soit ontologiquement au fondement de chaque moment structurel dans sa possibilité. En conséquence, l’interprétation « récapitulative » ne peut pas être un assemblage composite de ce qui a été jusqu’ici acquis. La question en quête du caractère existential fondamental du Dasein est par essence distincte de la question de l’être d’un étant substantiel. L’expérience quotidienne qui relève du monde ambiant et qui reste ontiquement et ontologiquement axée sur l’étant intramondain est incapable de dégager le Dasein aux fins d’une analyse ontologique. Pareillement fait défaut à la perception immanente des vécus un fil conducteur qui soit ontologiquement suffisant. D’un autre côté, l’être du Dasein ne saurait être déduit d’une idée de l’homme. Est-il possible, en partant de l’interprétation du Dasein que nous avons faite jusqu’ici, d’en déduire un chemin d’accès qui fasse communiquer l’ontique et l’ontologique, chemin que l’analyse du Dasein requiert en tant que seul accès adéquat qui parte de lui-même ? (39.al. 4)

La compréhension de l’être relève de la structure ontologique du Dasein. En tant qu’étant, il a la particularité d’être, en son être, ouvert à lui-même. La tonalité affective et la compréhension constituent le mode d’être de cet être-ouvert. Y a-t-il dans le Dasein une tonalité affective dans laquelle il soit ouvert à lui-même d’une manière privilégiée ? (39.al. 5)

Dès lors qu’il convient que l’analytique existentiale du Dasein conserve une clarté principielle sur sa fonction ontologique fondamentale, il lui faut, afin d’accomplir sa tâche préalable consistant à mettre en évidence l’être du Dasein, rechercher l’une des possibilités d’ouverture les plus étendues et les plus originelles que renferme le Dasein lui-même. La modalité de l’ouverture dans laquelle le Dasein se porte en face de lui-même doit être telle qu’en elle le Dasein lui-même devienne d’une certaine manière accessible sous une forme simplifiée. En nous appuyant sur ce qui s’y ouvre, il faut alors que la totalité de la structure de l’être que nous recherchons vienne à la lumière de façon élémentaire. (39.al. 6)

En tant qu’elle est la tonalité affective qui satisfait à de telles exigences de méthode, c’est le phénomène de l’angoisse que nous prendrons pour base de l’analyse. L’élaboration de cette tonalité affective fondamentale et la caractérisation ontologique de ce qui s’y trouve ouvert en tant que tel partiront du phénomène de la déchéance-dans-le-quotidien et délimiteront l’angoisse vis-à-vis du phénomène apparenté qu’est la peur que nous avons précédemment analysé. En tant que possibilité d’être du Dasein qui ne fait qu’un avec ce qui est ouvert en lui, l’angoisse fournit le sol phénoménal propice à la saisie explicite et originelle de l’être du Dasein, lequel être se révélera être le souci. L’élaboration ontologique de ce phénomène existential de base requiert qu’il soit délimité vis-à-vis de phénomènes qui, de prime abord, pourraient être identifiés au souci. Des phénomènes de ce type sont la volonté, le souhait, le désir et l’envie. Le souci ne peut pas être dérivé d’eux, parce que c’est eux-mêmes qui sont fondés en lui. (39.al. 7)

Comme il en va de toute analyse ontologique avec ce qu’elle conquiert, l’interprétation ontologique du Dasein comme souci se tient fort éloignée de ce qui reste accessible à la compréhension pré-ontologique de l’être et à la connaissance ontique de l’étant. Que ce que l’on parvient à connaître sur le plan ontologique soit déconcertant pour l’entendement commun, eu égard à ce qui est bien connu de celui-ci sur le plan uniquement ontique, cela ne saurait étonner. Malgré tout, il se pourrait bien également que le point de départ ontique de l’interprétation ontologique du Dasein en tant que souci que l’on tente ici apparaisse sophistiquée et artificielle ; pour ne rien dire de la brutalité que l’on pourrait trouver dans une démarche qui a conduit à mettre de côté la définition traditionnelle et éprouvée de l’homme. C’est pourquoi nous avons besoin d’une confirmation pré-ontologique de l’interprétation existentiale du Dasein comme étant souci. Cette confirmation se trouve dans le fait que le Dasein, très tôt déjà, s’est exprimé ouvertement sur lui-même au point qu’il s’est explicité, bien que de manière seulement pré-ontologique, comme étant souci (cura). (39.al. 8)

L’analytique du Dasein qui poursuit sa progression jusqu’au phénomène du souci, a vocation à préparer la problématique qui relève de l’ontologie fondamentale, à savoir la question du sens de l’être en lui-même. Partant des résultats acquis, si l’on veut diriger expressément le regard dans cette direction tout en allant au-delà de la tâche particulière d’une anthropologie existentiale et à priori, il faut que soient rétrospectivement saisis de manière plus pénétrante encore les phénomènes dont la connexion avec la question directrice de l’être est la plus étroite. Ces phénomènes sont d’abord les modes de l’être qui ont été expliqués jusqu’ici : l’utilisabilité et la substantialité, modes qui déterminent l’étant intramondain et sont distincts du mode d’être du Dasein. Comme jusqu’ici la problématique ontologique a en priorité compris l’être au sens de la substantialité (« réalité », effectivité du « monde »), comme l’être du Dasein est resté ontologiquement indéterminé, une élucidation de la connexion ontologique entre le souci, le phénomène du monde, l’utilisabilité et la substantialité (la réalité) est requise. Ceci nous conduira à une détermination plus précise du concept de réalité dans le contexte d’une discussion des questions que posent le réalisme et l’idéalisme qui sont axées sur cette idée de réalité dans toutes les théories de la connaissance. (39.al. 9)

Indépendamment de l’expérience, de la connaissance et de la saisie prédicative par lesquelles il va être ouvert, dévoilé et déterminé, l’étant est. Mais d’être il n’« est » que dans la compréhension de l’étant qu’a le Dasein auquel appartient une compréhension de l’être. Il se peut donc que l’être ne soit pas conceptualisé, mais il n’est jamais complètement incompris. Dans la problématique ontologique, l’être et la vérité ont de tout temps été rapprochés, sinon même identifiés. Même s’il se peut que les bases originelles en soient restées cachées, ce rapprochement atteste de la connexion nécessaire entre l’être et le comprendre. C’est pourquoi, pour préparer de façon satisfaisante la question de l’être, nous avons besoin d’une clarification ontologique du phénomène de la vérité. Pour mener à bien cette clarification, nous nous appuierons sur le sol que l’interprétation antérieure nous a permis de conquérir avec les phénomènes de l’être-ouvert, de l’être-dévoilé, de l’explicitation et de l’énoncé. (39.al. 11)

L’analyse fondamentale préparatoire du Dasein aura par conséquent pour thèmes : la tonalité affective fondamentale de l’angoisse en tant qu’ouverture privilégiée du Dasein (§ 40) ; l’être du Dasein en tant que souci (§ 41) ; la confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme étant le souci telle qu’elle est tirée de l’explicitation pré-ontologique de soi du Dasein (§ 42) ; Dasein, phénomène du monde et réalité (§ 43) ; Dasein, ouverture et vérité (§ 44). (39.al. 12)

§ 40 La tonalité affective fondamentale de l’angoisse en tant qu’ouverure privilégiéeréa du Dasein (23 al.)

Une certaine possibilité d’être du Dasein va nous fournir une « ouverture » ontique sur le Dasein lui-même en tant qu’étant. Cette ouverture n’est possible que dans l’être-ouvert qui va avec le Dasein, lequel être est fondé dans la tonalité affective et la compréhension. Dans quelle mesure l’angoisse est-elle une tonalité affective privilégiée ? Comment le Dasein en proie à l’angoisse en vient-il à être placé en face de lui-même par son propre être, et cela de façon telle que, phénoménalement, l’étant qui est ouvert comme en proie à l’angoisse puisse, en tant que tel, être déterminé dans son être ou bien, le cas échéant, de telle manière que cette détermination puisse être préparée de façon satisfaisante ? (40.al. 1)

Cherchant à pénétrer jusqu’au tout structurel du Dasein, nous partirons des analyses concrètes de la déchéance-dans-le-quotidien. Nous avons vu que l’immersion dans le on et dans le « monde » dont il se préoccupe manifeste chez le Dasein une fuite devant lui-même en tant que pouvoir-être-soi-même authentique. Toutefois, ce phénomène de la fuite du Dasein devant lui-même et devant son être-authentique semble bien être le moins apte à servir de sol phénoménal à l’investigation qui suit. En effet, en fuyant ainsi, le Dasein, précisément, ne se porte pas devant lui-même. Conformément au trait le plus propre de la déchéance-dans-le-quotidien, le fait que le Dasein se détourne de soi le conduit à l’écart de lui-même. Cependant, face à des phénomènes de ce type, notre investigation doit se garder de confondre la caractérisation ontique déterminée existentiellement avec l’interprétation ontologique fondée existentialement, et doit aussi se garder de négliger les assises phénoménales positives qui se trouvent existentialement à leur racine. (40.al. 2)

Existentiellement, l’être inauthentique qu’est le Dasein soumis au on dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien est certes fermé, mais cet état de fermeture n’est que la privation d’un être-ouvert qui se manifeste phénoménalement par le fait que la fuite du Dasein est fuite devant lui-même. Ce devant quoi le Dasein fuit se trouve justement « devant » lui. C’est dans la mesure où, du fait de l’être-ouvert du Dasein, celui-ci est par essence ontologiquement porté en face de lui-même, qu’il peut fuir devant lui. À vrai dire, lorsque le Dasein dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien se détourne de lui-même, ce devant quoi il fuit n’est pas saisi, pas plus qu’il n’est éprouvé lorsque le Dasein fait front. Mais, lorsque le Dasein se détourne de ce devant quoi il fuit, ce qui est ainsi fui est bien ouvert « là ». En raison de son caractère d’ouverture, le fait que le Dasein se détourne de lui-même, fait ontique et existentiellement constatable, donne phénoménalement au Dasein la possibilité de saisir ontologiquement ce devant quoi il fuit et de le rapporter à une structure existentiale. Au cœur de ce mouvement ontique « d’écart », mouvement auquel l’acte de se détourner de lui-même le conduit, le Dasein, dès lors qu’il « fait front » et interprète phénoménologiquement son comportement, a la possibilité de comprendre ce devant quoi il fuit et de le porter au concept. (40.al. 3)

Par conséquent, en s’orientant sur le phénomène de la déchéance-dans-le-quotidien, l’analyse n’est pas condamnée par principe à désespérer d’apprendre quelque chose d’ordre ontologique concernant le Dasein qui est ouvert dans ledit phénomène. Bien au contraire : c’est précisément ici que l’interprétation va se livrer à la saisie la moins artificielle du soi-même du Dasein. Elle explicite ce que le Dasein ouvre ontiquement. Plus est originel le phénomène qui, en tant que tonalité affective ouvrante, donne accès au Dasein, et plus s’accroît la possibilité de pénétrer jusqu’à l’être de ce dernier ; pour ce faire, il nous faut accompagner et suivre le phénomène, et cela dans l’intention de l’interpréter depuis l’intérieur de la compréhension d’un certain état affectif. Que l’angoisse permette une telle chose, c’est ce que nous affirmons d’emblée. (40.al. 4)

Pour analyser l’angoisse, nous ne sommes pas dépourvus de toute préparation. Sans doute, la façon dont elle se connecte ontologiquement avec la peur reste obscure. De manière évidente, il existe entre l’angoisse et la peur une parenté phénoménale. Un indice en est le fait que les deux phénomènes restent le plus souvent non démêlés ; c’est ainsi que l’on qualifie d’angoisse ce qui est peur et que l’on nomme peur ce qui a le caractère de l’angoisse. Nous allons tenter de progresser pas à pas jusqu’au phénomène de l’angoisse lui-même. (40.al. 5)

Le fait que le Dasein succombe au on et au « monde » dont il se préoccupe, nous l’avons appelé une « fuite » devant lui-même. Mais tout recul devant quelque chose, tout acte de se détourner de quelque chose, n’est pas forcément une fuite. Ce qui caractérise la fuite, c’est le recul, fondé dans la peur, devant ce que celle-ci ouvre, devant ce qui est menaçant. L’interprétation de la peur en tant que tonalité affective l’a montré : ce devant quoi le Dasein a peur est à chaque fois un étant intramondain préjudiciable, lequel étant, depuis des alentours déterminés, s’approche du périmètre de proximité du Dasein, tout en pouvant rester en dehors de ce périmètre. Dans la déchéance-dans-le-quotidien, le Dasein se détourne de lui-même. Ce devant quoi le Dasein recule doit avoir un caractère menaçant ; pourtant, c’est devant un étant ayant le même mode d’être que lui qu’il recule puisque c’est devant le Dasein lui-même. Ce devant quoi le Dasein recule ne peut pas ici être saisi comme étant « redoutable », puisqu’un étant de cette sorte n’est jamais présent qu’en tant qu’étant intramondain. La menace qui peut « faire peur », celle que dévoile la peur, provient toujours d’étants intramondains. (40.al. 6)

C’est pourquoi l’acte, inhérent à la déchéance-dans-le-quotidien, de se détourner de soi, n’est pas non plus une fuite qui dériverait de la peur devant un étant intramondain. Une fuite de ce type, fondée de la sorte, convient d’autant moins au comportement du Dasein suivant lequel il se détourne de lui-même, que le Dasein, précisément, en tant qu’il ne fait qu’un avec l’étant intramondain, affronte ce dernier. L’acte caractéristique de la déchéance-dans-le-quotidien consistant à se détourner de soi est fondé dans l’angoisse, laquelle de son côté rend possible la peur. (40.al. 7)

Pour comprendre ce dont il est question quand, alors qu’il est dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, nous parlons de la fuite du Dasein devant lui-même, il faut se remettre en mémoire l’être-au-monde comme étant la constitution fondamentale de cet étant. Dans l’angoisse, ce devant quoi le Dasein fuit, c’est l’être-au-monde en tant que tel. Sur le plan phénoménal, en quoi ce devant quoi l’angoisse s’angoisse diffère-t-il de ce en face de quoi la peur prend peur ? Nous venons de dire que le devant quoi propre à l’angoisse n’est pas un étant intramondain. Par conséquent, ce dont par essence elle retourne ne peut pas plus être un étant intramondain. La menace ne revêt pas l’aspect d’un être préjudiciable déterminé qui atteindrait le Dasein menacé au point de vue d’un pouvoir-être facticiel. Le devant quoi propre à l’angoisse est indéterminé. Non seulement cette indétermination ne permet pas de trancher sur le point de savoir quel étant intramondain est menaçant, mais elle veut surtout dire qu’associer la menace à l’étant intramondain n’est pas « pertinent ». Rien de ce qui, à l’intérieur du monde, est utilisable ou substantiel, ne fait office de ce devant-quoi l’angoisse s’angoisse. La tournure d’ensemble qui a été dévoilée de façon intramondaine, celle des étants utilisables comme celle des étants substantiels, devient, en tant que telle, sans importance. Elle s’effondre sur elle-même. Le monde se caractérise alors comme ayant perdu toute significativité. Dès lors que le Dasein est en proie à l’angoisse, ce n’est ni ceci ni cela qui, faisant encontre, pourrait être de l’ordre d’une menace. (40.al. 8)

C’est pourquoi l’angoisse ne « voit » pas non plus un « ici » ou un « là-bas » déterminé, depuis lequel ce qui menace se rapprocherait. Que ce qui est menaçant ne soit nulle part est ce qui caractérise ce devant quoi l’angoisse s’angoisse. Celle-ci ne « sait pas » devant quoi elle s’angoisse. Mais « nulle part » ne signifie pas rien ; dans ce nulle part au contraire se trouvent les alentours en général, l’ouverture du monde en général pour l’être-situé, spatial par essence. Par suite, ce qui est menaçant ne peut pas non plus, partant d’une direction déterminée, se rapprocher vers l’intérieur du périmètre de proximité du Dasein, il est déjà « là », et pourtant il n’est nulle part, et bien que n’étant nulle part, il est si proche qu’il oppresse et coupe le souffle. (40.al. 9)

Dans ce devant quoi l’angoisse s’angoisse, le « ce n’est rien » et le « ce n’est nulle part » deviennent manifestes. D’un point de vue phénoménal, le côté rebelle du rien et du nulle part intramondains veut dire ceci : ce devant quoi l’angoisse s’angoisse est le monde en tant que tel. L’absence totale de significativité qui s’annonce dans le rien et le nulle part ne signifie pas l’absence de monde, mais elle veut dire que l’étant intramondain est en lui-même si totalement dénué de sens que, sur la base de cette absence de significativité de ce qui est intramondain, seul le monde en son phénomène s’impose. (40.al. 10)

Ce qui oppresse, ce n’est pas ceci ou cela, ce n’est pas non plus le tout des étants substantiels, pris ensemble en tant que cumul, mais c’est que soit possible l’étant utilisable en général, c’est-à-dire le monde lui-même. Dès lors que l’angoisse s’est apaisée, le parler quotidien a coutume de dire : « à vrai dire, ce n’était rien ». En fait, ce propos touche ontiquement ce que c’était. Le parler quotidien ne fait qu’un avec la préoccupation et la discussion concernant l’étant utilisable. Ce devant quoi l’angoisse s’angoisse ne relève en rien de l’étant utilisable intramondain. Mais ce que le parler quotidien de la vue-native comprend comme ne relevant pas de l’étant utilisable intramondain n’est pas pour autant un rien. Ce qui n’est rien au regard de l’utilisabilité est fondé dans le « quelque chose » le plus originel qui soit, à savoir dans le monde. Sur le plan ontologique pourtant, le monde fait par essence partie de l’être du Dasein en tant qu’être-au-monde. Par conséquent, si ce qui se met en évidence est le rien en tant que ce devant quoi l’angoisse s’angoisse, c’est-à-dire le monde en tant que tel, alors cela veut dire la chose suivante : ce devant quoi l’angoisse s’angoisse, c’est l’être-au-monde lui-même. (40.al. 11)

Le fait pour le Dasein de s’angoisser ouvre originellement et directement le monde en tant que monde. Ce n’est pas le Dasein qui, initialement, par réflexion, fait abstraction de l’étant intramondain et ne pense qu’au monde en face duquel ensuite l’angoisse prend naissance, mais c’est l’angoisse qui, en tant que mode de la tonalité affective, ouvre le monde en tant que monde. Toutefois, ceci ne signifie pas que, dès lors qu’il est en proie à l’angoisse, le Dasein saisisse conceptuellement le phénomène du monde. (40.al. 12)

L’angoisse n’est pas seulement angoisse devant, mais, en tant que tonalité affective, elle est en même temps angoisse pour. Ce à propos de quoi l’angoisse s’angoisse n’est ni un mode d’être ni une possibilité déterminée du Dasein. La menace est indéterminée et n’a par conséquent pas le pouvoir d’envahir, en le menaçant, tel ou tel pouvoir-être concret. Ce à propos de quoi l’angoisse s’angoisse, c’est l’être-au-monde lui-même. Dès lors que le Dasein est en proie à l’angoisse, l’étant utilisable qui relève du monde ambiant et l’étant intramondain, sont engloutis. Le « monde » n’est plus capable de rien proposer, et l’être-là-avec des autres ne le peut pas davantage. Alors que le Dasein est dans la déchéance-dans-le-quotidien, l’angoisse lui ôte la possibilité de se comprendre à partir du « monde » et de l’état d’explicitation public. Elle renvoie le Dasein vers ce à propos de quoi il s’angoisse, à savoir vers son pouvoir-être-au-monde authentique. L’angoisse isole le Dasein dans son être-au-monde le plus authentiquement sien, lequel, en tant que, par essence, il comprend, se projette vers des possibilités. Avec ce à propos de quoi elle s’angoisse, l’angoisse ouvre le Dasein comme une possibilité qu’il ne peut être qu’à partir de lui-même, du plus profond de son esseulement. (40.al. 13)

Dans le Dasein, l’angoisse est la manifestation de l’être en rapport à son pouvoir-être le plus authentiquement sien, c’est-à-dire la manifestation de l’être libre de se choisir et de se saisir lui-même. L’angoisse porte le Dasein en face de la liberté qu’a son être d’accéder à l’authenticité, possibilité que son être possède toujours déjà. Mais cet être est en même temps ce à quoi le Dasein, en tant qu’être-au-monde, est livré. (40.al. 14)

Ce à propos de quoi l’angoisse s’angoisse se révèle être aussi ce devant quoi elle s’angoisse : à savoir l’être-au-monde. L’identité entre le devant-quoi l’angoisse s’angoisse et le à-propos-de-quoi elle s’angoisse s’étend jusqu’au fait d’angoisser le soi-même. Le soi-même, en tant que tonalité affective, est un mode de base de l’être-au-monde. L’identité existentiale entre le fait d’ouvrir et ce qui est ouvert, identité qui est telle qu’en ce qui ouvre le monde est ouvert un pouvoir-être jeté-là, fait comprendre qu’avec le phénomène de l’angoisse c’est un état affectif privilégié qui s’affiche comme thème de l’interprétation. L’angoisse ouvre le Dasein en tant que solus ipse. Mais ce « solipsisme existentiel » concerne si peu un sujet qui serait une chose isolée dans le vide inoffensif que serait pour lui le fait de se présenter sans monde, qu’il porte précisément le Dasein en face de son monde en tant que monde, et par là place le Dasein en face de soi-même comme être-au-monde. (40.al. 15)

Que ce soit de cette manière que l’angoisse, en tant que tonalité affective fondamentale, ouvre, c’est ce dont l’explicitation quotidienne du Dasein et son parler sont à une preuve manifeste. Comme nous l’avons remarqué précédemment la tonalité affective rend notoire le « comment l’on se sent ». Dans l’angoisse on se sent « inquiet sans cause et étranger à tout ». Dans cette formule, ce qui vient d’emblée à s’exprimer, c’est l’indétermination des situations dans lesquelles le Dasein se trouve en proie à l’angoisse : le rien et le nulle part. En une telle occurrence, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’ajoute à celui de ne pas être chez soi [« sentiment d’inquiétante étrangeté » traduit das Unheimliche qui est le contraite de la familiarité, donc de tout ce qui est décrit, au § 12-9, comme le sens du « in » permettant de définir l’« in-der-Welt-sein »]. Lorsque nous avons donné la première indication phénoménale de la constitution fondamentale du Dasein et clarifié le sens existential qu’a l’être-situé en le différenciant de la signification qu’a l’« inclusion catégoriale », nous avons déterminé l’être-situé comme étant le fait de résider-auprès-de, d’être-familier-de |§ 12|. Ce caractère de l’être-situé, nous l’avons par la suite rendu plus concrètement visible au moyen de l’être-public quotidien du on, lequel apporte dans la quotidienneté moyenne du Dasein un réconfort tenant au fait d’être sûr du soi-même, autrement dit un réconfort tenant à l’évidence d’un « être chez soi » |§ 27|. À contrario, l’angoisse interpelle le Dasein et le sort de son immersion dans la déchéance-dans-le-quotidien au sein du « monde ». La familiarité quotidienne s’effondre. Le Dasein est alors isolé en tant qu’être-au-monde. L’être-au-monde en vient au « mode » existential du pas-chez-soi. En parlant d’« inquiétante étrangeté », on vise précisément cet affect. (40.al. 16)

Ce devant-quoi la déchéance-dans-le-quotidien fuit devient ainsi phénoménalement visible. Ce n’est pas devant l’étant intramondain qu’elle fuit, mais en direction de celui-ci en tant qu’il est l’étant auprès duquel la préoccupation, perdue dans le on, peut séjourner dans une familiarité soulagée. La fuite du Dasein dans la déchéance-dans-le-quotidien au sein de ce chez-soi qu’est l’être-public est fuite devant ce qui n’est pas-chez-soi, c’est-à-dire devant l’inquiétante étrangeté qui se trouve dans le Dasein en tant qu’être-au-monde jeté-là, autrement dit devant le Dasein qui dans son être a été livré à lui-même. Cette inquiétante étrangeté poursuit le Dasein et menace, quoique de manière implicite, sa propension à se perdre dans la quotidienneté du on. Cette menace peut se faire sentir même au sein d’une absence de besoin venant de la préoccupation quotidienne. L’angoisse peut croître même dans les situations inoffensives. Elle n’a pas non plus besoin de l’obscurité dans laquelle d’ordinaire on se sent plus facilement inquiet et étranger. Dans l’obscurité il n’y a « rien » à voir mais le monde est toujours « là ». (40.al. 17)

Interpréter l’inquiétante étrangeté de façon ontologique existentialement fondée en tant qu’elle est la menace qui, partant du Dasein, le touche lui-même en retour, ne revient pas à affirmer qu’elle est, dans l’angoisse facticielle, également comprise en ce sens. La façon quotidienne qu’a le Dasein de comprendre l’inquiétante étrangeté où il se trouve est la suivante : alors qu’il est dans la déchéance-dans-le-quotidien, il se détourne de soi, « masquant » ainsi le fait qu’il n’est pas-chez-lui. Cependant, phénoménologiquement parlant, cette fuite quotidienne manifeste ceci : à cette constitution essentielle du Dasein qu’est l’être-au-monde, laquelle, en tant que constitution existentiale, n’est jamais substantielle, mais est toujours un mode d’être du Dasein en situation, c’est-à-dire une disposition affective, appartient l’angoisse en tant que tonalité affective fondamentale possible. C’est l’être-au-monde, soulagé et familier à la fois, qui est un mode masqué de l’inquiétante étrangeté du Dasein, et non pas l’inverse. Sur le plan ontologique, c’est le phénomène du pas-chez-soi qu’il faut concevoir comme le plus originel. (40.al. 18)

Et c’est seulement parce que l’angoisse détermine toujours déjà l’être-au-monde de façon latente, que le Dasein, en tant qu’être auprès du « monde » dans une certaine disposition affective, peut prendre peur. La peur est l’angoisse ayant succombé au « monde », angoisse inauthentique et, en tant que telle, cachée à elle-même. (40.al. 19)

La tonalité affective propre à l’inquiétante étrangeté reste la plupart du temps existentiellement incomprise. En outre, du fait de la prédominance de la déchéance-dans-le-quotidien et dans l’être-public, l’angoisse « proprement dite » est rare. Elle est souvent rabattue sur la « physiologie ». En sa facticité ce fait originel a une signification ontologique, et non pas seulement une étiologie et un déroulement ontique. Physiologiquement parlant, l’angoisse ne peut se déclencher que parce que le Dasein, au fond de son être, s’angoisse. (40.al. 20)

Plus rares encore que le fait originel existentiel qu’est l’angoisse proprement dite sont les tentatives visant à interpréter ce phénomène dans sa constitution et ses fonctions ontologiques principielles existentialement fondées. Les raisons tiennent en partie au fait que l’on néglige l’analytique existentiale du Dasein en général et plus particulièrement au fait que l’on méconnaît le phénomène de la tonalité affective |Ce n’est pas un hasard si les phénomènes que sont l’angoisse et la peur qui restent couramment indissociés, sont entrés, sur le plan ontique, et aussi, quoiqu’en des limites très étroites, sur le plan ontologique, dans le champ de vision de la théologie chrétienne. Cela s’est produit à chaque fois que le problème anthropologique de l’être de l’homme dans son rapport à Dieu a acquis la primauté et que des phénomènes tels que la foi, le péché, l’amour et le repentir ont guidé le mode de questionnement. Cf. la doctrine augustinienne de la crainte chaste et la crainte servile, laquelle est maintes fois discutée dans ses écrits exégétiques et ses lettres. Concernant la peur en général, voir dans le De diversis quaestionibus octoginta tribus la question 33 : « De la peur », 34 : « S’il n’y a rien d’autre à désirer qu’être sans peur » et 35 : « ce qu’il faut désirer », in Migne, Patrologie Latine, volume XL, Augustin VI, p. 22. Luther, dans son Commentaire sur la Genèse, a traité du problème de la peur en dehors du contexte traditionnel d’une interprétation de la pénitence et de la contrition, et il l’a fait, à vrai dire, de la façon la moins conceptuelle mais néanmoins édifiante et de manière d’autant plus pénétrante : Enarrationes in Genesin, chapitre 3, Édition d’Erlangen, Exegetica opera latina, tome I, p. 177 sq. Mais c’est S. Kierkegaard qui a progressé le plus avant dans l’analyse du phénomène de l’angoisse, et cela dans le contexte théologique d’une exposition « psychologique » du problème du péché originel. Le concept d’angoisse, 1844|. Toutefois, la rareté du phénomène de l’angoisse ne saurait lui ôter son aptitude à assumer, pour l’analytique existentiale, une fonction méthodologique principielle. Bien au contraire, la rareté du phénomène est l’indice de ce que le Dasein, qui du fait de l’état d’explicitation public du on reste le plus souvent dissimulé à lui-même au sein de son inauthenticité, va pouvoir, dans cette tonalité affective fondamentale, être ouvert en un sens originel. (40.al. 21)

Certes, il appartient à la nature de chaque tonalité affective d’ouvrir à chaque fois l’être-au-monde selon ses trois moments constitutifs (monde, être-situé, soi-même). Mais parce que l’angoisse isole, elle renferme la possibilité d’ouvrir de façon privilégiée. Cet isolement interpelle le Dasein en le sortant de sa déchéance-dans-le-quotidien et lui rend manifestes les possibilités de son être que sont l’être-authentique et l’être-véridique. Ces possibilités fondamentales du Dasein, qui est toujours le Dasein de quelqu’un, se manifestent dans l’angoisse telles qu’elles sont en elles-mêmes, non déguisées par l’étant intramondain auquel le Dasein s’attache initialement et généralement. (40.al. 22)

Avec cette interprétation existentiale de l’angoisse, dans quelle mesure un sol phénoménal a-t-il été conquis qui réponde à la question directrice en quête de l’être du tout structurel du Dasein ? (40.al. 23)

§ 41 L’être du Dasein en tant que souci (18 al.)

Notre intention étant de saisir ontologiquement le tout structurel du Dasein, il nous faut poser la question suivante : le phénomène de l’angoisse, compris comme ce qui, dans celle-ci, est ouvert, est-il à même de nous donner accès au tout du Dasein de façon phénoménalement originelle et de telle manière que ce tout apparaisse pleinement ? La consistance d’ensemble de cette donnée se laisse enregistrer sous la forme énumérative suivante : en tant que tonalité affective, le fait de s’angoisser est un mode de l’être-au-monde ; ce devant quoi l’angoisse s’angoisse, c’est le jeté-là de l’être-au-monde ; ce à propos de quoi l’angoisse s’angoisse, c’est le pouvoir-être-au-monde. Par conséquent, dans sa plénitude, le phénomène de l’angoisse manifeste le Dasein comme l’être-au-monde qui existe effectivement. Les caractères ontologiques fondamentaux de cet étant sont l’existentialité, la facticité et la déchéance-dans-le-quotidien. Ces déterminations existentiales ne sont pas comme des morceaux formant ensemble un composé auquel l’un d’entre eux pourrait de temps à autre manquer ; en ces déterminations, au contraire, se tisse une connexion originelle, constitutive de la complétude de leur tout structurel. Dans l’unité des trois déterminations ontologiques du Dasein énumérées ci-dessus, l’être de celui-ci devient ontologiquement saisissable. Comment convient-il de caractériser cette unité ? (41.al. 1)

Le Dasein est un étant pour lequel il y va de son être en cet être lui-même. Dans la constitution d’être du comprendre, l’expression « il y va de » s’est précisée comme étant la constitution d’être de l’être qui se projette vers le pouvoir-être qui est le plus proprement sien. Ce pouvoir-être propre est ce à-dessein-de-quoi le Dasein, à chaque fois, est tel qu’il est. Dans son être, le Dasein est assorti d’une possibilité que lui-même a. Le fait qu’il soit libre en vue du pouvoir-être le plus proprement sien, et par là même, en vue de la possibilité qu’est l’authenticité se manifeste sous une forme concrète, originelle et première dans l’angoisse. Toutefois, ontologiquement, le fait que le Dasein soit en vue du pouvoir-être le plus proprement sien veut dire : dans son être, le Dasein est, pour lui-même, en avance. Le Dasein est toujours déjà « au-delà de soi », non pas en tant qu’il adopte un certain comportement en rapport à un autre étant qu’il n’est pas, mais en tant qu’être en vue du pouvoir-être qu’il est lui-même. Cette structure d’être que révèle l’expression « il y va de », nous la saisissons donc comme étant l’être-en-avance-sur-soi du Dasein. (41.al. 2)

Cette structure concerne le tout de la constitution du Dasein. L’être-en-avance-sur-soi ne désigne pas une propension isolée qu’aurait un « sujet » dépourvu de monde, mais caractérise l’être-au-monde dans sa totalité. Ce qui relève encore de ce dernier, c’est que, ayant été livré à lui-même, il est jeté-là dans un monde. C’est dans l’angoisse que l’état d’abandon du Dasein à lui-même se manifeste concrètement, et originellement. Saisi dans toute sa plénitude, l’être-en-avance-sur-soi veut dire : être-en-avance-sur-soi-dans-un-monde. Dès l’instant que cette structure, par essence unitaire, est regardée phénoménalement, tout ce que notre analyse précédente du phénomène du monde avait mis en évidence se précise également. Nous étions parvenus au résultat suivant : le réseau de renvois qui est inhérent à la significativité en tant qu’elle constitue le phénomène du monde est « amarré » à un à-dessein-de-quoi. L’étroite solidarité du réseau de renvois, des relations qu’instaure le « en-vue-de » avec ce dont il y va pour le Dasein, tout cela ne doit pas être compris comme la soudure d’un « monde substantiel d’objets » avec un sujet. Cette solidarité est l’expression phénoménale du tout originel qu’est la constitution du Dasein, dont la complétude est désormais discernée formellement comme étant l’en-avance-sur-soi-dans-un-monde. En d’autres termes : pour le Dasein, exister, c’est toujours être en situation. L’existentialité est par essence déterminée par la facticité. (41.al. 3)

Reprenons : pour le Dasein exister en situation ce n’est pas seulement, alors qu’il a été jeté-là, pouvoir-être-au-monde, mais c’est également ne faire qu’un avec le monde dont il se préoccupe. Dans cet être-auprès-de-l’étant qui implique la déchéance-dans-le-quotidien ce qui s’annonce, que ce soit expressément ou non et qu’il le comprenne ou non, c’est la fuite devant l’inquiétante étrangeté, laquelle, tout comme l’angoisse latente, reste la plupart du temps dissimulée, et cela parce que l’être-public du on neutralise tout ce qui n’est pas familier. Dans l’en-avance-sur-soi est par essence également inclus l’être-auprès-de-l’étant intramondain utilisable dont le Dasein se préoccupe, lequel être-auprès-de-l’étant est déchéance-dans-le-quotidien et implique un ce-qui-fut-dans-un-monde. (41.al. 4)

La totalité existentiale de la structure ontologique du Dasein doit par conséquent être saisie de la façon suivante : l’être du Dasein est en-avance-sur-soi en tant qu’être-auprès-de-l’étant qui-fut-dans-un-monde. Cet être donne sa pleine signification au titre de souci, dont il est fait usage d’une façon ontologique existentialement fondée. De cette signification, on exclura toute tendance d’être d’ordre ontique, comme par exemple l’inquiétude ou, à l’inverse, l’insouciance. (41.al. 5)

C’est parce que l’être-au-monde est par essence souci que, dans les analyses précédentes, l’être auprès de l’étant utilisable a pu être saisi en tant que préoccupation, et que l’être partagé de l’être-là-avec des autres intramondains et présents, a pu être saisi comme étant la sollicitude. L’être-auprès-de est préoccupation parce que, en tant que mode d’être de l’être-situé, il est déterminé par la structure de souci de ce dernier. Le souci ne fait pas que caractériser l’existentialité, telle qu’elle est détachée de la facticité et de la déchéance-dans-le-quotidien, mais il enveloppe l’unité de ces déterminations d’être. Par suite, le souci ne désigne pas non plus un comportement isolé du je par rapport à lui-même. Entendue par analogie à la préoccupation pour autrui et à la sollicitude, l’expression « souci de soi » est une tautologie. Le souci ne désigne pas seulement un comportement particulier en rapport au soi-même en tant que le soi-même est caractérisé ontologiquement par l’être-en-avance-sur-soi. Dans cette dernière détermination, en effet, les deux autres moments structurels du souci, à savoir le ce-qui-fut-dans-un-monde et l’être-auprès-de, sont posés de concert. (41.al. 6)

En tant qu’être en rapport au pouvoir-être le plus authentiquement sien, l’être-en-avance-sur-soi renferme la condition de possibilité ontologique existentialement fondée de la liberté du Dasein pour ses possibilités existentielles propres. Le pouvoir-être est ce à-dessein-de-quoi le Dasein, à chaque fois, est comme il est en situation. Or, dans la mesure où cet être en rapport au pouvoir-être est lui-même déterminé par la liberté, le Dasein est également capable d’ignorer ses possibilités, il est capable d’être inauthentique, et il est d’ailleurs initialement et généralement effectivement dans ce mode d’être. L’à-dessein-de-quoi qui lui est propre, il ne le prend pas en charge ; la projection inhérente à son pouvoir-être, il l’abandonne au on. Dans l’être-en-avance-sur-soi, le « soi » peut donc désigner le soi-même au sens du soi-comme-on. Même dans l’inauthenticité, le Dasein, par essence, reste en-avance-sur-soi ; et de la même manière, en fuyant devant lui-même, le Dasein dans la déchéance-dans-le-quotidien manifeste encore la constitution d’être qui veut que pour cet étant, il y aille en son être de son être. (41.al. 7)

En tant que totalité originelle de structure le souci « précède », de façon ontologique existentialement fondée, tout comportement ; c’est-à-dire qu’il est toujours déjà là à l’occasion de toute « attitude » de fait du Dasein et de toute « situation ». Le phénomène n’exprime donc pas une primauté qu’aurait le comportement « pratique » sur le comportement théorique. Le fait de déterminer par la seule observation un étant comme substantiel ne se caractérise pas moins en tant que souci que ne le fait une « action politique » ou un divertissement délassant. « Théorie » et « pratique » sont des possibilités d’être d’un étant dont l’être se détermine comme souci. (41.al. 8)

C’est pourquoi la tentative de ramener le phénomène du souci, dont le tout ne peut être fragmenté, à des actes particuliers tels que la volonté, l’aspiration ou le désir, ou à le recomposer à partir d’eux, est vouée à l’échec. (41.al. 9)

Par nécessité ontologique, volonté et aspiration sont enracinées dans le Dasein en tant que souci ; elles ne sont pas des vécus ontologiquement différenciés qui se présentent dans un « flux » indéterminé quant à son sens d’être. Et cela ne vaut pas moins du désir. Pour autant qu’ils puissent être mis en lumière de façon pure dans le Dasein en général, les désirs eux aussi sont fondés dans le souci. Ceci n’exclut pas que le désir constitue ontologiquement l’étant qui se contente de « vivre ». « Vivre » n’en pose pas moins un problème particulier quant à sa constitution ontologique fondamentale, problème qu’il ne faut déployer qu’en partant de l’ontologie du Dasein. (41.al. 10)

Le souci est ontologiquement « plus originel » que tous les phénomènes qu’on vient de citer, lesquels pourraient néanmoins, dans certaines limites, être convenablement « décrits » sans que leur horizon ontologique eût pour cela besoin d’être saisi dans sa plénitude ou même seulement connu. Pour la présente investigation qui relève de l’ontologie fondamentale et qui ne vise ni à une ontologie thématiquement exhaustive du Dasein ni à une anthropologie concrète, il suffit que nous nous référions à la manière dont ces phénomènes sont existentialement fondés dans le souci. (41.al. 11)

Le pouvoir-être, à dessein duquel le Dasein est, a lui-même pour mode d’être l’être-au-monde. Par conséquent, sur le plan ontologique, c’est dans le pouvoir-être que réside la relation à l’étant intramondain. Même si c’est de façon négative, la préoccupation et la sollicitude sont toujours souci. Dans le désir, un étant qui est compris, c’est-à-dire un étant qui est projeté dans une possibilité du Dasein, en vient à être saisi, ou bien comme un étant dont il faut que le Dasein se préoccupe, ou bien comme un étant que, par sollicitude, il lui faut porter à son être. À l’acte de vouloir appartient à chaque fois quelque chose de voulu, lequel a lui-même déjà été configuré à partir d’un à-dessein-de-quoi. Sont donc constitutifs de la possibilité ontologique de la volonté : (i) l’être-ouvert préalable du à-dessein-de-quoi en général (le en-avance-sur-soi), (ii) l’être-ouvert de ce dont il est possible que le Dasein se préoccupe (le monde inhérent au ce-qui-fut-dans-un-monde), et (iii) la propension qu’a le Dasein à se projeter de façon compréhensive vers un pouvoir-être en rapport à une possibilité de l’étant présent qui est « désiré » (l’être-auprès-de-l’étant). Dans le phénomène de la volonté perce donc l’entièreté sous-jacente du souci. (41.al. 12)

En tant que le Dasein est en situation, la propension qui est la sienne à se projeter de façon compréhensive est exercée auprès d’un monde qui a été dévoilé. C’est de ce dernier que le Dasein tire ses possibilités – et cela d’emblée, conformément à l’état d’explicitation du on. Cette explicitation a d’entrée de jeu restreint ses possibilités de libre choix au périmètre de ce qui est bien connu, de ce qui est accessible, de ce qui est supportable, ou au périmètre de ce qui se fait et est convenable. Ce nivellement des possibilités du Dasein au niveau de ce qui est d’emblée quotidiennement à disposition opère parallèlement un masquage de ce qui est possible en tant que tel. La quotidienneté moyenne de la préoccupation devient aveugle à ce qui est possible et trouve un réconfort auprès de ce qui est « habituellement » praticable. Ce réconfort n’exclut pas que la préoccupation donne lieu à une activité intense voire débordante : il la suscite même, au contraire. Dans ce cas, ce ne sont pas des possibilités positives nouvelles qui sont voulues, mais c’est ce qui est à disposition qui est transformé de telle sorte que naisse l’illusion qu’il se passe quelque chose. (41.al. 13)

Cependant, le fait pour la « volonté », sous la conduite du on, d’être réconfortée, ne signifie pas qu’est éliminé l’être du Dasein en rapport au pouvoir-être, mais seulement que ce pouvoir-être est modifié. L’être en rapport à ses possibilités se manifeste alors le plus souvent comme simple aspiration. Dans l’aspiration, le Dasein projette son être vers des possibilités dont non seulement il ne se préoccupe pas véritablement mais dont encore il ne considère ni n’attend la réalisation. À contrario, la propension qu’a l’être-en-avance-sur-soi à s’exprimer dans le mode de la simple aspiration entraîne avec elle une incompréhension de l’étendue des possibilités facticielles du Dasein. L’être-au-monde, dont le monde est alors principalement projeté comme un monde rêvé, s’est perdu, inconsistant, à même ce qui est à sa disposition, et cela au point cependant que ce qui est à sa disposition, en tant que seul étant utilisable observé à la lumière de ce qui est souhaité, ne suffit pas au regard de ce qui est souhaité. L’aspiration est une modification existentiale de la propension qu’a le Dasein à se projeter en avant de lui-même de façon compréhensive, laquelle propension, incapable qu’elle est d’échapper à l’être-jeté-là, est seule encore à donner libre cours aux possibilités. Pareil libre cours donné aux possibilités les referme ; le « là » que laissent les aspirations rêveuses derrière le Dasein devient le « monde effectif ». Dans l’ordre ontologique, l’aspiration présuppose donc aussi le souci. (41.al. 14)

Dès lors que le Dasein donne libre cours aux possibilités ainsi entrevues, c’est le « être-auprès-de » qui a la primauté. Le en-avance-sur-soi et le ce-qui-fut-dans-un-monde sont modifiés en conséquence. Le fait que le Dasein, dans la déchéance-dans-le-quotidien, donne libre cours aux possibilités entrevues, manifeste son désir de « conduire sa vie » d’après le monde dans lequel, à chaque fois, il est. Le désir caractérise l’acte de chercher à faire quelque chose. L’en-avance-sur-soi s’est perdu dans un « être-auprès-de ». Ce « à quoi incline » le désir, c’est de se laisser entraîner par ce à quoi l’« être-auprès-de » donne libre cours. Chaque fois que le Dasein s’abandonne à un désir, ce n’est pas ce désir qui se manifeste mais c’est la structure du souci, en sa plénitude, qui est modifiée. Devenu aveugle, le Dasein met toutes ses possibilités au service du désir. (41.al. 15)

Eu égard à ce régime d’être, le désir apparaît comme une « inclination » dont la nature est d’être son propre moteur. C’est une inclination qui peut être « à n’importe quel prix ». Le désir tend ainsi à évincer d’autres possibilités. Ici encore, l’être-en-avance-sur-soi est un être inauthentique puisque le fait d’être envahi par le désir provient de ce qui pousse à désirer. Le désir peut dépasser la tonalité affective et la compréhension du moment. Dans ce cas cependant, le Dasein n’est pas, et n’est jamais, un « simple désir » auquel viendrait s’ajouter d’autres attitudes, de contrôle ou de guidage, mais il est modification de l’être-au-monde en sa plénitude et toujours déjà souci. (41.al. 16)

Dans le désir, le souci n’est pas libéré puisque c’est ce dernier qui rend ontologiquement possible que le Dasein se mette sous la tension d’un devenir. Dans le désir, le souci, on l’a vu, est toujours déjà impliqué. Les désirs sont ainsi des possibilités qui s’enracinent dans l’être-jeté-là du Dasein et son souci. Il ne peut être question ni d’éliminer le désir, ni de l’extirper. Mais parce qu’il est ontologiquement fondé dans le souci, c’est par celui-ci qu’il peut être existentiellement modifié et ontiquement configuré. (41.al. 17)

L’expression « souci » désigne un phénomène ontologique existentialement fondé qui, dans sa structure, n’est pas simple. On ne peut pas ramener l’entièreté ontologiquement élémentaire de la structure du souci à un « proto-élément » ontique, pas plus qu’on ne peut « expliquer » l’être en partant de l’étant. En fin de compte, il apparaîtra que l’idée de souci n’est pas plus « simple » que celle de Dasein. La détermination du souci comme être-en-avance-sur-soi d’un étant qui-fut-dans-un-monde en tant qu’être-auprès-de l’étant intramondain, montre que le phénomène du souci est structurellement ordonné. Mais n’est-ce pas là l’indice phénoménal que la question ontologique doit être prolongée jusqu’à ce que soit mis en évidence un phénomène plus originel encore qui porte l’unité structurale du tout ontologique du souci ? Avant que notre investigation ne creuse cette question, nous avons besoin de nous approprier, de façon plus rigoureuse et rétrospective, tout ce qui a été interprété jusqu’ici, et cela en visant la question du sens de l’être en lui-même, laquelle relève de l’ontologie fondamentale. Mais avant cela, il nous faut montrer que ce qu’a de « nouveau », sur le plan ontologique, cette interprétation est, sur le plan ontique, fort ancien. Cette explicitation montrera que déterminer l’être du Dasein comme souci ne revient pas à lui imposer une idée fabriquée de toutes pièces, mais au contraire conceptualise existentialement ce qui a déjà été ouvert de façon ontique dans des modalités existentielles spécifiques. (41.al. 18)

§ 42 La confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci par une explicitation pré-ontologique (11 al.)

Tout l’enjeu des interprétations précédentes qui ont conduit à mettre en évidence le souci comme être du Dasein, était de conquérir, pour l’étant que nous sommes nous-mêmes et que nous appelons « homme », les fondements ontologiques appropriés. À cette fin, il a fallu que l’analyse se détourne de la direction que fixe la position classique, solidaire de la définition traditionnelle de l’homme [animal parlant], mais ontologiquement non clarifiée et problématique quant aux principes qu’elle met en jeu. Mesurée à l’aune de cette dernière, il se peut que l’interprétation ontologique existentialement fondée soit déconcertante, surtout, dans le cas présent, si le « souci » est compris de façon exclusivement ontique, en tant qu’« inquiétude » et « tourment ». Aussi convient-il maintenant de produire un témoignage pré-ontologique dont le caractère « historique » constitue la force probante. (42.al. 1)

Dans le témoignage en question, le Dasein s’exprime ouvertement sur lui-même, et ce de façon « originelle », sans être déterminé par des interprétations théoriques et sans non plus viser à en acquérir. De plus, nous considérons provisoirement que ce qui caractérise l’être du Dasein est l’historicité, affirmation qui devra ultérieurement être justifiée ontologiquement. À supposer que le Dasein, au fond de son être, soit « historique », alors un énoncé le concernant issu de son histoire et y retournant, énoncé qui de surcroît est antérieur à toute science, un tel énoncé reçoit une importance particulière, mais en aucun cas purement ontologique. La compréhension de l’être qui réside dans le Dasein lui-même s’y exprime ouvertement de façon pré-ontologique. Le témoignage que nous produisons ci-après a vocation à faire comprendre que l’interprétation existentiale, loin d’être une invention, a au contraire, en tant que « construction » ontologique, son sol, et avec celui-ci ses grandes lignes élémentaires. (42.al. 2)

L’explicitation de soi-même suivante du Dasein en tant que « souci » est tirée d’une vieille fable |C’est dans l’essai de Karl Burdach, Faust und die Sorge in Revue allemande trimestrielle de science de la littérature et d’histoire des idées, I (1923), p. 1 sq, que l’auteur a trouvé ce document pré-ontologique qui plaide en faveur de l’interprétation ontologique existentialement fondée du Dasein en tant que souci. Karl Burdach montre que Goethe a repris de Herder cette fable concernant le Souci, fable qui est transmise comme 220ème fable d’Hygin, et l’a arrangée pour la seconde partie de Faust (cf., en particulier, p. 40 sq). Le texte ci-dessus est cité d’après Franz Bücheler, Musée Rhénan, tome 41 (1886), p. 5 ; la traduction est d’après Burdach, op. cit., p. 41 sq| : (42.al. 3)

Un jour qu’il franchissait un fleuve, le « Souci » aperçut un limon d’argile calcaire ; songeur, il en prit un morceau et commença à le modeler. Tandis qu’il médite sur ce qu’il vient de créer, Jupiter survient. Le « Souci » prie celui-ci de concéder un esprit au morceau d’argile. Ce que Jupiter accorde volontiers. Mais lorsque le « Souci » voulut imposer son propre nom à son œuvre, Jupiter le lui interdit et exigea que ce soit son nom qui lui fût donné. Tandis que le « Souci » et Jupiter se disputaient à ce sujet, la Terre (Tellus) se dressa à son tour, désirant que l’œuvre se vît adjoindre son propre nom, puisqu’elle lui avait offert une partie de sa chair. Les plaideurs prirent Saturne pour juge. Et Saturne rendit la décision suivante, apparemment équitable : « Toi, Jupiter, puisque tu as donné l’esprit, il convient qu’à la mort de l’œuvre, tu reçoives son esprit ; toi, Terre, puisque tu as fait présent du corps, il convient que tu reçoives son corps. Mais puisque c’est le « Souci » qui, le premier, a façonné cet être, alors, aussi longtemps que cet être vivra, que ce soit le « Souci » qui le possède. Mais puisqu’existe un litige en ce qui concerne son nom, alors qu’il se nomme « homo » puisqu’il a été fait avec de l’humus (de la terre). (42.al. 4)

Ce témoignage pré-ontologique acquiert une signification particulière en ceci qu’il ne voit pas seulement le « souci » comme quelque chose qui ferait partie du Dasein humain « sa vie durant », mais que cette primauté du « souci » y apparaît en connexion avec la conception bien connue de l’homme comme étant un composé de chair (terre) et d’esprit. Cura prima finxit : cet étant tire du souci l’« origine » de son être. Cura teneat, quamdiu vixerit : l’étant ne va pas être libéré de cette origine, mais va y rester fixé, entièrement régi par elle aussi longtemps que cet étant « sera au monde ». L’« être-au-monde » a ainsi l’empreinte ontologique du « souci ». Le nom (homo), cet étant ne le reçoit pas en considération de son être, mais il le reçoit en référence à ce dont il se compose (humus). Dans quoi faut-il voir l’être « originel » de cette œuvre ? La décision sur ce point est laissée à Saturne, autrement dit au « temps » |Le poème de Herder, Das Kind der Sorge in Suphan XXIX, p. 75)|. La détermination pré-ontologique de l’essence de l’homme exprimée dans la fable a donc d’entrée de jeu mis en avant le mode d’être qui régit sa marche temporelle dans le monde. (42.al. 5)

L’histoire de la signification du concept ontique de « cura » fait entrevoir d’autres structures de base du Dasein. Burdach attire l’attention sur un double sens du terme « cura », selon lequel il ne signifie pas seulement « effort anxieux », mais également « soin », « dévouement » |Op. cit., p. 49. Dans le stoïcisme déjà, merimna qui signifie soin, souci, sollicitude, était un terme bien établi qu’on trouve aussi dans le Nouveau Testament et que la Vulgate assimile à sollicitudo ; la focalisation sur le souci qui guide l’analytique existentiale du Dasein qui vient d’être présentée a grandi chez l’auteur dans le contexte de ses tentatives d’interprétation de l’anthropologie augustinienne – donc gréco-chrétienne – en relation avec les fondements de l’ontologie d’Aristote|. C’est ainsi que Sénèque écrit dans la dernière de ses Lettres à Lucilius (lettre CXXIV) : « Parmi les quatre natures existantes (la plante, l’animal, l’homme, le dieu), les deux dernières, qui seules sont douées de raison, diffèrent en ceci que le dieu est immortel, l’homme mortel. Or, ce qui parachève le bien de l’un, à savoir du dieu, c’est sa nature, ce qui parachève le bien de l’autre, à savoir de l’homme, c’est le souci (cura). » (42.al. 6)

La perfectio de l’homme, autrement dit le fait qu’il devienne ce que, dans son être-libre en vue de ses possibilités les plus proprement siennes il peut être est une conséquence du « souci ». Mais ce dernier détermine co-originellement le mode de base de l’étant Dasein, mode conformément auquel il est livré en tant qu’être-jeté-là dans le monde dont il se préoccupe. Le « double sens » de « cura » reflète ainsi un aspect de la constitution fondamentale du Dasein : la structure, par essence à deux faces, d’après laquelle le Dasein, tout en étant jeté-là, projette. (42.al. 7)

Face à l’explicitation ontique, l’interprétation ontologique existentialement fondée n’est pas une simple généralisation théorique de données ontiques. Une telle généralisation voudrait dire : sur le plan ontique, toutes les attitudes de l’homme sont « soucieuses » et guidées par un « dévouement » envers quelque chose. La « généralisation » en question est une généralisation ontologique et présente le caractère d’un à priori. Elle ne vise pas des propriétés ontiques qui entreraient continuellement en scène, mais elle vise une constitution d’être qui leur est toujours sous-jacente. Cette constitution d’être et elle seule rend ontologiquement possible que l’on puisse aborder ontiquement cet étant en tant que cura. La condition existentiale qui rend possible les « soucis de la vie » et le « dévouement » doit être conçue dans un sens originel, c’est-à-dire ontologique, comme étant le souci. (42.al. 8)

Par ailleurs, l’« universalité » transcendantale, donc là encore à priori, du phénomène du souci et de tous les existentiaux fondamentaux qui en découlent, est le sol sur lequel se meut toute explicitation ontique du Dasein, que cette explicitation comprenne le Dasein comme « soucis et peines », ou en leurs contraires, comme « insouciance et plaisirs ». (42.al. 9)

L’« universalité » mais aussi le « vide » ontique des structures existentiales ont leur propre détermination d’être et leur propre plénitude ontologiques. C’est pourquoi le tout de la constitution du Dasein n’est lui-même pas simple en son unité, mais manifeste une ordonnance structurelle qui vient s’exprimer dans le concept existential de souci. (42.al. 10)

L’interprétation ontologique du Dasein a conduit de l’explicitation pré-ontologique de cet étant en tant que « souci » au concept existential de souci. Toutefois, l’analytique du Dasein n’a pas pour but de fournir une fondation ontologique à l’anthropologie, sa finalité relève de l’ontologie fondamentale. Cette finalité est ce qui a déterminé de façon implicite le cours des considérations que nous avons déroulées jusqu’ici, le choix des phénomènes et les limites de la progression de l’analyse. Mais, dans l’optique de la question directrice, à savoir celle du sens de l’être, et dans l’optique de son élaboration, notre investigation doit désormais s’assurer expressément de tout ce qui a été acquis jusqu’ici. Elle ne saurait parvenir à un tel résultat au moyen d’une récapitulation superficielle de ce qui a été tiré au clair. Plus encore, en nous aidant de cet acquis, il nous faut revenir sur ce qui n’a été indiqué que de façon rudimentaire au commencement de l’analytique existentiale, et cela en l’affinant de façon à permettre une compréhension plus pénétrante du problème. (42.al. 11)

§ 43 Dasein, phénomène du monde et réalité (36 al.)

La question du sens de l’être, on l’a vu, ne peut être posée qu’à condition que quelque chose de tel qu’une compréhension de l’être soit par avance donné. Au mode d’être de l’étant que nous appelons Dasein appartient la compréhension de l’être. Plus l’explicitation de cet étant aura pu parvenir à se faire adéquate et originelle, plus l’élaboration du problème relevant de l’ontologie fondamentale sera assurée d’atteindre son but. (43.al. 1)

Dans le cadre de la poursuite des tâches préparatoires à une analytique existentiale du Dasein, une interprétation du comprendre, du sens et de l’explicitation ont été dégagées. En outre, l’analyse de l’ouverture du Dasein a montré qu’avec cet être-ouvert, et conformément à sa constitution fondamentale d’être-au-monde, le Dasein est co-originellement révélé quant au monde, quant à l’être-situé et quant au soi-même. Enfin, l’ouverture facticielle au monde dévoile simultanément l’étant intramondain. Tout ceci implique que l’être du Dasein est d’une certaine manière toujours déjà compris, même s’il n’est pas conçu ontologiquement de façon adéquate. La compréhension pré-ontologique de l’être enveloppe assurément tout étant qui par essence est révélé par le Dasein, mais la compréhension de l’être elle-même ne s’est pas encore articulée conformément aux divers modes d’être du Dasein. (43.al. 2)

En même temps, l’interprétation du comprendre a montré que celui-ci, conformément au mode d’être qu’est la déchéance-dans-le-quotidien, s’est initialement et généralement déjà orienté vers une compréhension du « monde ». Même là où il y va non seulement d’une expérience ontique mais encore d’une compréhension ontologique, l’explicitation de l’être s’oriente d’emblée sur l’étant intramondain. Ce faisant, on en vient à sauter par-dessus l’être de l’étant initialement utilisable et à concevoir, avant tout, l’étant comme un ensemble de choses substantielles (res). L’être reçoit alors le sens de réalité. La détermination fondamentale de l’être devient la substantialité. Conformément à cette compréhension de l’être, la compréhension ontologique du Dasein se déplace elle aussi pour prendre place dans l’horizon de ce concept d’être comme réalité substantielle. Le Dasein, comme tout autre étant, est à son tour pensé comme réalité substantielle. C’est ainsi que l’être « en général » reçoit le sens de réalité. Dans la problématique ontologique, le concept de « réalité » a par conséquent une primauté spécifique. Ce concept est celui qui barre le chemin conduisant à une véritable analytique existentiale du Dasein et qui empêche même tout regard porté sur l’être de l’étant intramondain immédiatement utilisable autre qu’en terme de réalité substantielle. Finalement, il pousse la problématique de l’être dans une direction erronée. Et c’est ainsi que tous les modes d’être en viennent à être déterminés eu égard à la seule réalité. (43.al. 3)

C’est pourquoi ce n’est pas seulement l’analytique du Dasein, mais également l’élaboration de la question de l’être en lui-même qui doivent être détournées de cette orientation unilatérale sur l’être au sens de réalité substantielle. Il s’ensuit, même si cela demande encore à être justifié, que la réalité n’est pas seulement un mode d’être parmi d’autres, mais qu’elle se tient, avec le monde et l’utilisabilité, ontologiquement dans une certaine connexion de fondation et de dérivation avec le Dasein. Cette justification réclame une élucidation de principe du problème de la réalité, ainsi que des conditions et limites dudit problème. (43.al. 4)

Sous le titre de « problème de la réalité » s’entremêlent différentes questions : 1°) celle de savoir si l’étant qu’on présente comme « transcendant à la conscience » est vraiment ; 2°) celle de savoir si cette réalité du « monde extérieur » pourrait être prouvée ; 3°) celle de savoir jusqu’à quel point, s’il est réel, peut être connu cet étant en son être-en-soi ; 4°) celle de savoir ce qu’est le sens de cet étant, autrement dit, le sens de la réalité. Étant donné que la question relève de l’ontologie fondamentale, l’examen du problème de la réalité abordera les trois points suivants : a) la réalité en tant que problème de l’être et le problème de la possibilité de prouver le « monde extérieur » ; b) la réalité en tant que problème ontologique ; c) réalité et souci. (43.al. 5)

a) La réalité en tant que problème de l’être et le problème de la possibilité de prouver le « monde extérieur ». Dans l’ordre des questions ci-dessus énumérées qui portent sur la réalité, c’est la question ontologique, celle de savoir ce que signifie vraiment la réalité, qui est la première. Toutefois, aussi longtemps que manquaient une problématique ontologique et une méthodologie ontologique, il était obligatoire que cette question, si tant est même qu’elle fût expressément posée, se confonde avec l’examen du « problème du monde extérieur » ; l’analyse de la réalité n’est en effet possible que sur la base de l’accès adéquat au réel. Or, depuis toujours, c’est l’intuition qui a été considérée comme le mode de saisie du réel. En tant que conduite de l’âme, en tant que conduite de la conscience, cette connaissance intuitive « est ». Dans la mesure où ce qui caractérise l’en-soi et l’indépendance appartient à la réalité, alors, à la question du sens de la réalité se rattache à celle de l’indépendance possible du réel « par rapport à la conscience », ou plutôt celle de la possibilité de la transcendance de la conscience vers la « sphère » du réel. Mais la possibilité d’une analyse ontologique satisfaisante de la réalité dépend de la mesure dans laquelle ce par rapport à quoi il convient qu’une indépendance existe, autrement dit que ce qui a vocation à être transcendé, soit lui-même clarifié quant à son être. C’est de cette seule façon également que le mode d’être de l’acte de transcender peut lui aussi être ontologiquement saisi. Et finalement, c’est le mode primitif d’accès au réel qu’il faut préciser, et cela au sens où la question à trancher est de savoir si le connaître est vraiment capable d’assumer cette fonction d’accès. (43.al. 6)

Ces investigations préalables à une possible question ontologique de la réalité ont été poursuivies tout au long de l’analytique existentiale qui précède. D’après elles, connaître est un mode dérivé et non pas originel d’accès au réel. Par essence, le réel n’est lui-même accessible qu’en tant qu’étant intramondain. Tout accès à un tel étant est ontologiquement fondé dans la constitution fondamentale du Dasein, autrement dit dans l’être-au-monde. La constitution d’être, plus originelle encore, de ce dernier est le souci (être-en-avance-sur-soi de ce-qui-fut-dans-un-monde et cela en tant qu’être-auprès-de l’étant intramondain). (43.al. 7)

Comme question que le Dasein, en tant qu’être-au-monde, pose lui-même (et qui d’autre irait la poser ?), la question de savoir si un monde est vraiment et s’il est possible de prouver l’être dudit monde, est dénuée de sens. De surcroît, elle reste sujette à l’ambiguïté. Le monde en tant que ce dans quoi l’être-au-monde se comprend et le monde en tant qu’étant intramondain, autrement dit le monde en tant que ce qu’a pour finalité l’immersion dans la préoccupation, sont tous deux confondus, ou plutôt ne sont pas du tout différenciés. Mais le monde est par essence ouvert par l’être du Dasein ; le monde quant à lui, dès lors qu’il est ouvert, est dévoilé. Il est vrai que l’étant intramondain, pris au sens du réel, autrement dit au sens de ce qui est substantiel, peut justement rester encore dissimulé. Toutefois ce n’est que sur la base d’un monde déjà ouvert qu’il est possible de dévoiler le réel. Et c’est seulement sur cette base que du réel encore peut rester caché. On pose donc, le plus souvent, la question de la « réalité » du « monde extérieur » sans clarifier au préalable le phénomène du monde en tant que tel. De fait, le « problème du monde extérieur » s’oriente en permanence sur l’étant intramondain (les choses et les objets). C’est ainsi que, sur le plan ontologique, ces discussions dérivent vers une problématique presque inextricable. (43.al. 8)

L’enchevêtrement des questions, la confusion entre ce que l’on souhaite prouver, ce qui peut l’être effectivement et ce à l’aide de quoi la démonstration est conduite, tout cela, Kant le met en évidence dans sa « réfutation de l’idéalisme » |Critique de la raison pure, B 274 sq, voir en outre les améliorations ajoutées dans la préface à cette seconde édition, note de B XXXIX ; de même le chapitre Des paralogismes de la raison pure, B 399 sq, en particulier B 412|. Kant qualifie de « scandale de la philosophie et de la raison humaine universelle » le fait que soit encore et toujours manquante la preuve contraignante et éliminant tout scepticisme de l’« existence des choses hors de nous » |Ibid., préface, note citée|. Lui-même propose une telle preuve, et il en fait même la fondation du « théorème » suivant : « La simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence prouve l’existence des objets dans l’espace en dehors de moi » |Ibid., B 275|. (43.al. 9)

Il faut d’emblée remarquer expressément que Kant emploie le terme d’« existence » pour désigner le mode d’être que, dans la présente investigation, nous avons nommé « substantialité ». « Conscience de mon existence », cela veut dire, pour Kant : conscience de ma substantialité, et cela au sens que Descartes donne à ce mot. Le terme d’« existence » désigne donc pour lui aussi bien la substantialité de la conscience que la substantialité des choses. (43.al. 10)

La preuve de l’« existence des choses en dehors de moi » s’appuie sur le fait que le changement et la permanence participent co-originellement de la nature du temps. Ma substantialité, c’est-à-dire la substantialité d’une multiplicité de représentations données dans le sens interne est le changement d’une substance. Or, la détermination d’être du temps présuppose quelque chose de substantiel et de permanent. Mais ce quelque chose ne peut pas être « en nous » et cela « précisément parce que c’est en premier lieu au moyen de ce quelque chose de permanent que mon existence dans le temps peut être déterminée » |Ibid., B 275|. Il s’ensuit que, de concert avec le changement « en moi », changement qui est posé empiriquement, est nécessairement posé empiriquement quelque chose de permanent, de substantiel, « en dehors de moi ». La substantialité de ce quelque chose de permanent est la condition rendant possible du changement « en moi ». L’expérience que je fais, suivant laquelle les représentations sont dans le temps, pose co-originellement quelque chose de changeant « en moi » et de permanent « en dehors de moi ». (43.al. 11).

Il est vrai que la preuve n’est pas une inférence causale et n’est donc pas entachée des inconvénients de ce type de preuves. Kant fournit pour ainsi dire une « preuve ontologique » tirée de l’idée d’un étant temporel. De prime abord, il semble que Kant ait abandonné le point de départ cartésien qu’est un sujet qui se présente comme isolé. Mais ce n’est là qu’apparence. Somme toute, que Kant réclame une preuve de l’« existence des choses en dehors de moi », cela montre déjà que, par le « moi », il prend le sujet pour point d’appui de la problématique. La preuve elle-même va alors être déroulée en partant elle aussi du changement empiriquement donné en « moi ». Car ce n’est qu’en « moi » qu’est faite l’expérience du « temps », lequel temps porte la preuve. Le temps fournit le sol du saut démonstratif vers le « en dehors de moi ». De surcroît, Kant met l’accent sur ceci : « L’idéalisme problématique, lequel n’affirme rien de tel, mais n’allègue que notre impuissance à démontrer par expérience immédiate une existence en dehors de la nôtre, cet idéalisme est rationnel et conforme à un mode de pensée profond et philosophique ; à savoir, ne permettre aucun jugement définitif avant qu’une preuve satisfaisante ait été trouvée » |Ibid., B 274-B 275|. (43.al. 12)

Mais même si la primauté ontique du sujet isolé et de l’expérience interne était abandonnée, la position de Descartes n’en resterait pas moins ontologiquement sauvegardée. Ce que prouve Kant – la légitimité de la preuve et de le fondement de ladite preuve étant une fois pour toutes admis –, c’est la nécessaire substantialité-ensemble d’un étant changeant et d’un étant permanent. Mais cette coordination de deux étants substantiels ne veut pas encore dire la substantialité du sujet et de l’objet réunis. Et même si on la prenait dans ce sens, ce qui est ontologiquement décisif n’en resterait pas moins toujours dissimulé : la constitution fondamentale du « sujet », autrement dit du Dasein, en tant qu’être-au-monde resterait informulée. Ontiquement et ontologiquement, la substantialité du physique et du psychique réunis diffère totalement du phénomène de l’être-au-monde. (43.al. 13)

La différence et la connexion entre le « en moi » et le « en dehors de moi », Kant les présuppose – présupposition légitime, mais faite cependant à tort par rapport à ce qu’il entend prouver. De même, il n’est pas établi que les résultats obtenus en suivant le fil conducteur du temps en ce qui concerne la substantialité de l’ensemble réuni de ce qui change et de ce qui est permanent soient applicables à la connexion entre le « en moi » et le « en dehors de moi ». Mais si l’on voyait ce qui est présupposé dans la preuve, à savoir le tout que constituent la différence entre l’« intérieur » et l’« extérieur » d’une part, et leur connexion d’autre part, et si l’on concevait ontologiquement ce que cette présupposition elle-même présuppose, alors s’effondrerait la possibilité de tenir pour encore en souffrance et nécessaire la preuve de l’« existence des choses en dehors de moi ». (43.al. 14)

Le « scandale de la philosophie » ne consiste pas en ce que cette preuve soit jusqu’ici encore en souffrance, mais en ce que de telles preuves soient encore et toujours attendues et cherchées. Des attentes, des intentions et des exigences de ce type naissent du fait que l’on pose de façon ontologiquement non satisfaisante ce indépendamment et « en dehors » de quoi il convient qu’un « monde », en tant que substantiel, soit prouvé. Ce ne sont pas les preuves qui sont insuffisantes, mais c’est le mode d’être de l’étant qui apporte les preuves et qui en même temps les réclame qui est insuffisamment déterminé. Par suite, l’illusion peut naître qu’en justifiant la nécessaire substantialité de la réunion de deux étants substantiels on aurait établi, ou l’on pourrait tout au moins prouver, quelque chose concernant le Dasein en tant qu’être-au-monde. Le Dasein bien compris répugne à de telles preuves, et cela parce qu’il est en son être ce que des preuves apportées après-coup tiennent pour nécessaire de lui démontrer au préalable. (43.al. 15)

Devant l’impossibilité de prouver la substantialité des choses en dehors de nous, à supposer que l’on veuille en conclure qu’il faille par conséquent « admettre cet être par un simple acte de foi », alors l’inversion du problème n’en serait pas pour autant surmontée |Ibid., préface, note|. L’idée préconçue persisterait, suivant laquelle, idéalement, il faudrait qu’une telle preuve puisse être apportée. En se restreignant à « croire en la réalité du monde extérieur », dès lors que l’on rend expressément à cette foi son propre « droit », on approuve également le fait que le problème soit posé de façon inadéquate. De façon concomitante, on pose par principe qu’une preuve est exigée, même si l’on tente de satisfaire cette exigence par d’autres moyens que ceux d’une démonstration serrée |W. Dilthey, Contributions à la résolution de la question de l’origine de notre foi en la réalité du monde extérieur, ainsi que de la question de sa légitimité, 1890 dans Œuvres complètes, tome V-1, p. 90 sq. Dès le commencement de ce traité, Dilthey dit sans la moindre équivoque : « Car s’il doit y avoir une vérité universellement valable pour l’homme, alors la pensée, en suivant la méthode qu’a fournie en premier Descartes, doit se frayer un chemin partant des faits de la conscience pour aller au-devant de l’effectivité extérieure » (p. 90)|. (43.al. 16)

Même si l’on voulait invoquer le fait qu’il faut que le sujet présuppose toujours déjà, au moins inconsciemment, que le « monde extérieur » est substantiel, la manière de construire qui consiste à partir d’un sujet isolé n’en resterait pas moins encore en jeu. Dans ces conditions en effet, le phénomène de l’être-au-monde ne serait pas plus atteint qu’il ne le serait si l’on parvenait à justifier une substantialité du physique et du psychique réunis. En partant d’une telle présupposition, et dans la mesure où c’est en tant qu’étant que le Dasein l’effectue – et il est impossible qu’il en aille autrement –, le Dasein arrive toujours « trop tard », et cela parce que, en tant qu’étant, il est toujours déjà dans un monde. L’« à priori » qu’est la constitution d’être suivant le mode d’être du souci est « plus originel » que toute présupposition et que toute attitude, même conforme à ce qu’est le Dasein. (43.al. 17)

Croire, que ce soit ou non de façon légitime, à la réalité du « monde extérieur », prouver, que ce soit ou non de façon satisfaisante, cette réalité, la présupposer, que ce soit ou non de façon explicite, toutes les tentatives de ce type qui ne maîtrisent pas leur propre sol en toute transparence présupposent un sujet initialement sans monde, ou plutôt sans assurance quant à son monde, sujet qui, au fond, est obligé de commencer par s’assurer d’un monde. En l’occurrence, l’être-au-monde se met dès le début à concevoir, à présumer, à être certain et à croire, autant de conduites qui sont elles-mêmes, toujours déjà, des modes dérivés de l’être-au-monde. (43.al. 18)

Si le « problème de la réalité », au sens de la question de savoir si un monde extérieur substantiel est et si cela peut être prouvé, se révèle être un problème impossible, ce n’est pas parce que, du fait de ses conséquences, il conduit à des apories irréductibles, mais c’est parce que l’étant lui-même qui est pris pour thème de ce problème rejette pour ainsi dire une telle façon de poser la question. Il ne s’agit pas de prouver qu’un « monde extérieur substantiel » est, et comment il est, mais il s’agit de mettre en lumière pourquoi le Dasein, en tant qu’être-au-monde, a initialement une propension à rabattre la question du « monde extérieur » sur le plan d’une « théorie de la connaissance », s’obligeant du même coup à partir de l’hypothèse d’un « monde extérieur » comme n’étant rien pour ensuite s’appliquer à prouver qu’il est quelque chose. La raison de cela tient à la déchéance-dans-le-quotidien du Dasein et au déplacement, dont elle est le lieu, de la compréhension primitive de l’être vers l’être en tant que substantialité. Dès lors que, suivant cette orientation ontologique, le mode de questionnement est « critique », l’étant substantiel immédiat et seul certain qu’elle trouve devant elle est un simple étant « intérieur ». Une fois désagrégé le phénomène originel de l’être-au-monde, c’est sur la base de ce qui reste, à savoir le sujet isolé, que va devoir être tenté un réajointement avec le monde. (43.al. 19)

Il n’est pas possible, dans la présente investigation, de commenter en détail les multiples tentatives qui ont été faites pour résoudre le « problème de la réalité », lesquelles ont été façonnées au moyen de toutes les nuances du réalisme, de l’idéalisme et de leurs formes intermédiaires. Autant il est certain qu’on peut trouver dans toutes ces doctrines un noyau de questionnement authentique, autant ce serait un contresens que de vouloir obtenir la solution du problème en combinant les parts de vérité présentes en chacune d’elles. Ce dont on a besoin, c’est de parvenir à cette conclusion de principe que les divers courants de la théorie de la connaissance ne se fourvoient pas tant sur le plan du raisonnement que du fait que, ayant raté l’analytique existentiale du Dasein, ils ne conquièrent pas le sol propice à l’acquisition d’une problématique phénoménalement assurée. Ce sol, il est exclu de le conquérir en apportant des améliorations phénoménologiques ultérieures aux concepts de sujet et de conscience. De tels procédés ne peuvent éviter la persistance de la façon inadéquate de poser la question. (43.al. 20)

Avec le Dasein en tant qu’être-au-monde l’étant intramondain est ouvert. Cet énoncé ontologique semble s’accorder avec la thèse du réalisme, suivant laquelle le monde extérieur est réellement et qu’il est substantiel. Dans la mesure où, dans l’énoncé existential, la substantialité de l’étant intramondain n’est pas nié, ledit énoncé est, quant au résultat – sur le plan doxographique en quelque sorte – en accord avec la thèse du réalisme. Mais il diffère radicalement de tout réalisme en ceci que ce dernier estime que la réalité du « monde » a besoin d’être prouvée et qu’il estime aussi qu’elle peut l’être. Points de vue qui, tous deux, précisément, sont niés dans l’énoncé existential. Mais ce qui le sépare complètement du réalisme, c’est l’incompréhension qu’a ce dernier de l’ontologie. Le réalisme tente, en effet, d’expliquer la réalité au moyen de connexions ontiquement causales au sein du réel. (43.al. 21)

Face au réalisme l’idéalisme, si opposé et si indéfendable qu’en soit le résultat, a une primauté de principe mais cela pour autant seulement qu’il ne se méprenne pas sur lui-même en se confondant avec un idéalisme « psychologique ». Quand l’idéalisme met l’accent sur le fait que l’être et la réalité ne seraient que « dans la conscience », il comprend que l’être ne peut être expliqué au moyen de l’étant. Or, dans la mesure où reste non clarifié (i) le fait qu’ici ait lieu la compréhension de l’être et (ii) ce que cette compréhension elle-même veut dire sur le plan ontologique, (iii) comment elle est possible et (iv) le fait qu’elle relève de la constitution d’être du Dasein, pour toutes ces raisons, l’idéalisme bâtit l’interprétation de la réalité dans le vide. Que l’être ne puisse être expliqué au moyen de l’étant et que la réalité ne soit possible qu’au sein d’une compréhension de l’être, cela ne dispense pas de s’enquérir de l’être de la conscience, autrement dit de l’être de la res cogitans elle-même. La thèse idéaliste a comme conséquence qu’il lui faut s’atteler au préalable, et cela de façon incontournable, à l’ébauche d’une analyse ontologique de la conscience. C’est seulement parce qu’être est « dans la conscience », c’est-à-dire c’est seulement parce que la compréhension possible de l’être est dans le Dasein que le Dasein peut également comprendre et porter au concept des caractères d’être tels que l’indépendance, l’« en-soi », et donc la réalité. C’est la seule raison pour laquelle l’étant « indépendant », transcendant, est accessible à la vue-native en tant qu’étant intramondain présent. (43.al. 22)

Si le terme d’idéalisme est pris comme voulant dire que l’être ne peut jamais être expliqué au moyen de l’étant, mais que, pour tout étant, l’être est à chaque fois un « transcendantal », alors c’est dans l’idéalisme que réside l’unique possibilité, qui plus est correcte, d’une problématique philosophique. À ce compte Aristote n’était pas moins idéaliste que Kant. Si l’idéalisme signifie que tout étant est ramené à un sujet ou à une conscience, lesquels ont pour seul trait distinctif de rester indéterminés dans leur être et sont tout au plus caractérisés négativement en tant qu’ils « ne participent pas des choses », alors, sur le plan de la méthode, un tel idéalisme n’est pas moins naïf que le réalisme le plus grossier. (43.al. 23)

Reste encore la possibilité de placer la problématique de la réalité en deçà de toute orientation privilégiant tel ou tel « point de vue », et cela en soutenant la thèse suivante : tout sujet est ce qu’il est, et cela uniquement pour un objet, et inversement. Toutefois, dans cette façon formelle de poser le problème, les membres de la corrélation restent ontologiquement tout aussi indéterminés que cette corrélation elle-même. Mais au fond, le tout de la corrélation est nécessairement pensé comme étant « une sorte » d’étant, donc pensé dans l’optique d’une idée déterminée de l’être. À vrai dire, dès lors que le sol ontologique existentialement fondé est assuré par la mise en lumière de l’être-au-monde il devient possible de se rendre compte que la corrélation en question est un rapport formalisé et qu’elle est, par conséquent, ontologiquement indifférente. (43.al. 24)

La discussion des présupposés implicites inhérents aux « raisonnements » qui ont pu être tentés pour résoudre le problème de la réalité montre que, dans l’analytique existentiale du Dasein, il faut poser ce problème comme problème ontologique |Avant tout, § 16, « La conformité du monde et du monde ambiant telle qu’elle s’annonce dans l’étant intramondain » ; § 18 : « Ajustement et significativité ; le phénomène du monde » ; § 29 : « L’être-le-là en tant que disposition affective ». Concernant l’être-en-soi de l’étant intramondain : § 29|. (43.al. 25)

b) La réalité en tant que problème ontologique. Si le terme de réalité désigne l’être de l’étant (res) substantiel intramondain – et si rien d’autre n’est compris par là –, alors, pour l’analyse de ce mode d’être, réalité signifie ceci : l’étant intramondain ne peut être ontologiquement conçu que si le phénomène de l’intramondanéité est tout d’abord clarifié. Or, l’intramondanéité est fondée dans le phénomène du monde, lequel monde, de son côté, en tant que moment structurel essentiel de l’être-au-monde, relève de la constitution fondamentale du Dasein. L’être-au-monde est ontologiquement attaché à la complétude structurelle de l’être du Dasein, laquelle a été caractérisée comme étant le souci. Et c’est par là que sont mis au jour les fondements et les horizons dont la clarification rend possible l’analyse de la réalité. C’est dans ce contexte également que le caractère de l’en-soi devient ontologiquement compréhensible. C’est en partant de l’orientation sur ce contexte problématique que nous avons, dans nos analyses précédentes, interprété l’être de l’étant intramondain |Récemment, Nicolai Hartmann, précédé en cela par Max Scheler, a placé la thèse du comprendre en tant que « rapport d’être » à la base de sa théorie de la connaissance, orientée dans un sens ontologique. Grundzüge einer Metaphysik der Erkenntnis, 2ème édition complétée, 1925. Mais Scheler, tout comme Hartmann, méconnaissent pareillement, en dépit de tout ce qui différencie leur base de départ phénoménologique, que l’« ontologie », en son orientation fondamentale traditionnelle, se dérobe face au Dasein, et que le « rapport d’être » (supra) qui est inclus dans le comprendre contraint justement à sa révision de principe, et interdit de se contenter de son amélioration critique. En sous-estimant la répercussion implicite qu’a une position de départ, ontologiquement non clarifiée, du rapport d’être, Hartmann est acculé à un « réalisme critique », lequel est au fond complètement étranger à la problématique exposée par lui. Sur la conception qu’a Hartmann de l’ontologie, voir son étude Wie ist kritische Ontologie überhaupt möglich ?, dans la publication commémorative qu’en fait Paul Natorp, 1924, p. 124 sq|. (43.al. 26)

Il est certes possible, dans certaines limites, de donner dès maintenant, et sans même disposer de la base ontologique existentialement fondée requise, une caractérisation phénoménologique de la réalité du réel. C’est ce que Dilthey a tenté dans le traité que nous avons cité plus haut. Selon lui, c’est dans le stimulus et la volonté que l’on fait l’expérience du réel. La réalité est résistance, plus exactement capacité à opposer de la résistance. L’élaboration analytique du phénomène de la résistance est ce qu’a de positif le traité en question ainsi que la meilleure confirmation concrète de l’idée d’une « psychologie descriptive et analytique ». Mais l’impact exact de l’analyse du phénomène de la résistance est minimisé par la problématique épistémologique de la réalité. Le « principe de phénoménalité » ne permet pas à Dilthey de parvenir à une interprétation ontologique de l’être de la conscience. « La volonté et ce qui s’y oppose entrent en scène à l’intérieur de la même conscience » |Beiträge, op. cit., p. 134|. Le mode d’être de l’« entrée en scène », le sens d’être qu’a la locution « à l’intérieur », le trait reliant la conscience au réel lui-même, tout cela a besoin d’être déterminé ontologiquement. Que cette détermination soit absente, cela tient finalement à ceci que Dilthey a laissé la « vie » dans l’indifférence ontologique « en deçà » de laquelle, selon lui, il est exclu de remonter. Toutefois, interpréter ontologiquement le Dasein, cela ne signifie pas remonter ontiquement vers un autre étant. Que Dilthey ait été réfuté sur le plan épistémologique ne saurait empêcher que l’on fasse fructifier ce qu’ont de positif ses analyses, ce que précisément lesdites réfutations n’ont pas compris. (43.al. 27)

Ainsi, Scheler a récemment repris l’interprétation de la réalité qu’avait donnée Dilthey |Die Formen des Wissens und die Bildung, conférence de 1925, notes 24 et 25. Note ajoutée lors de la correction du présent traité : Scheler vient de publier, dans le recueil de traités Die Wissensformen und die Gesellschaft, 1926, son investigation, depuis longtemps annoncée concernant « connaissance et travail » (p. 233 sq). La section VI de ce traité (p. 455) apporte un exposé plus détaillé de la « théorie de l’existence comme volonté », en liaison avec une appréciation et une critique de Dilthey|. Il défend une « théorie de l’existence comme volonté ». Existence s’entend ici au sens kantien de présence substantielle. L’« être des objets n’est donné immédiatement que dans leur interrelation avec l’instinct et la volonté ». Scheler n’insiste pas seulement, comme le fait Dilthey, sur le fait que la réalité n’est jamais donnée primairement dans la pensée et la saisie, il fait avant tout également remarquer que le comprendre lui-même ne revient pas à porter un jugement, et que le savoir est un « rapport d’être ». (43.al. 28)

Ce qui a été dit de l’indétermination ontologique des fondements chez Dilthey vaut également pour cette théorie. L’analyse ontologique fondamentale de la « vie » ne peut pas être introduite à posteriori en tant qu’infrastructure. C’est elle qui porte et conditionne l’analyse de la réalité, la pleine explicitation de la capacité à opposer de la résistance et la pleine explicitation des présupposés phénoménaux de cette dernière. La résistance se rencontre sous la forme d’une interdiction de passer à travers, en tant que ce qui empêche une volonté de passer outre à un obstacle. Mais avec cette volonté de passer outre, ce qui est d’ores et déjà ouvert, c’est quelque chose que l’instinct et la volonté cherchent à faire. Sur le plan ontologique l’indétermination ontique de cette « perspective » ne saurait être négligée ou saisie comme un rien. L’action de chercher à faire quelque chose, action qui se heurte à la résistance et qui seule peut s’y « heurter », est elle-même déjà ouverte à une tournure d’ensemble. Mais le dévoilement de cette tournure est fondé dans l’ouverture du réseau de renvois inhérent à la significativité. L’expérience que l’on fait de la résistance lorsque l’on s’efforce d’atteindre un objectif, c’est-à-dire le dévoilement de ce qui résiste, n’est possible ontologiquement que sur la base de l’ouverture du monde. La capacité à opposer de la résistance caractérise l’être de l’étant intramondain. Les expériences que l’on fait de la résistance ne déterminent en fait que l’étendue et la direction suivant lesquelles se dévoile l’étant intramondain présent. Leur cumul est bien loin de préluder à l’ouverture du monde, mais il le présuppose au contraire. Ce qui « résiste » et est « contre » est, en sa possibilité ontologique, porté par l’être-au-monde ouvert. (43.al. 29)

La résistance n’est pas non plus dans l’expérience d’un instinct ou d’une volonté qui « entreraient en scène » pour soi. L’un comme l’autre se montrent comme étant des modifications du souci. Seul un étant ayant ce mode d’être est capable de se heurter à l’étant qui, en tant qu’étant intramondain, offre une résistance. Lors donc que la réalité en vient à être déterminée par la capacité d’un étant à opposer de la résistance, deux choses restent à considérer : d’abord, avec cette capacité, seul un caractère de la réalité parmi d’autres est atteint ; ensuite, la capacité à opposer de la résistance présuppose nécessairement que le monde soit d’ores et déjà ouvert. La résistance caractérise le « monde extérieur » au sens de l’étant intramondain, mais jamais au sens de monde. La « conscience de la réalité » est elle-même une manière d’être-au-monde. Toute « problématique du monde extérieur » doit être ramené à cet existential de base. (43.al. 30)

À supposer qu’il convienne que le « cogito sum » serve de point de départ à l’analytique existentiale, alors il n’y aurait pas seulement besoin d’en bouleverser le contenu, mais il faudrait aussi soumettre ledit contenu à une nouvelle épreuve phénoménologique et ontologique. L’énoncé premier est en ce cas : « sum », et cela assurément au sens de : je-suis-dans-un-monde. En tant qu’étant tel, « je suis » dans la possibilité d’être en rapport à diverses conduites (cogitationes), lesquelles sont autant de modes d’être de l’être-auprès-de l’étant intramondain. Descartes dit en revanche : des cogitationes sont substantielles et un ego substantiel en est déduit, lequel est déterminé comme une res cogitans, d’abord dépourvue de monde. (43.al. 31)

c) Réalité et souci. En tant que terme ontologique, le mot « réalité » se réfère à l’étant intramondain. Dans ce cas, utilisabilité et la substantialité sont des modes d’être de la réalité. Laisse-t-on au mot de réalité sa signification traditionnelle, il désigne alors l’être au sens de la substantialité d’une chose. Mais la substantialité ne se réduit pas à la substantialité d’une chose. La « nature » qui nous « entoure » dans sa totalité, assurément, est de l’étant intramondain, mais elle ne se réduit ni à de l’étant utilisable, ni à de l’étant substantiel qui renverrait à une « choséité de la nature ». Quelle que soit la manière dont cet être de la « nature » puisse jamais être interprété, tous les modes d’être de l’étant intramondain dérivent ontologiquement du phénomène du monde et, par là, du phénomène qu’est l’être-au-monde. De là provient cette façon de voir : la réalité n’a pas de primauté à l’intérieur des modes d’être de l’étant intramondain, pas davantage la réalité ne peut-elle caractériser de façon ontologiquement adéquate le Dasein et le monde. (43.al. 32)

Dans l’ordre des connexions ontologiques de fondation et de dérivation et dans celui de l’identification catégoriale et existentiale possible, la réalité est ainsi renvoyée au phénomène du souci. Toutefois, que la réalité soit ontologiquement fondée dans l’être du Dasein cela ne peut pas signifier que ce qui est réel ne pourrait être, en lui-même, ce qu’il est que pour autant que le Dasein existe et aussi longtemps qu’il existe. (43.al. 33)

C’est bien évidemment seulement aussi longtemps que le Dasein est, c’est-à-dire aussi longtemps qu’est la possibilité ontique de la compréhension de l’être et, par là, qu’« il y a » de l’être. Si le Dasein cessait d’exister, alors le « transcendant », les choses indépendantes, ne « seraient » pas non plus et l’« en-soi » ne « serait » pas davantage. De telles choses, en effet, dans cette éventualité, ne seraient ni compréhensibles ni incompréhensibles. Alors également il ne serait pas possible de dévoiler de l’étant intramondain, pas plus qu’un tel étant ne pourrait se trouver dans un état caché. On ne pourrait dire ni que l’étant est ni qu’il n’est pas. Mais aussi longtemps qu’est la compréhension de l’être, et, avec elle, la compréhension de la substantialité, on peut dire que même si le Dasein disparaissait l’étant continuerait d’être, car cette continuité dans l’être appartient elle-même à la compréhension du substantiel. (43.al. 34)

La dépendance, ainsi caractérisée, de l’être, et non pas de l’étant, par rapport à la compréhension de l’être, c’est-à-dire la dépendance de la réalité, et non pas du réel, par rapport au souci, tout cela met l’élaboration de l’analytique du Dasein à l’abri d’une interprétation non critique, mais non d’une interprétation, toujours en passe de s’introduire, menée d’après le fil conducteur de l’idée de réalité. Seule l’orientation sur l’existentialité, pour autant qu’on l’interprète comme trait ontologique positif du Dasein, apporte la garantie qu’un quelconque sens, fût-il indifférent, de la réalité ne sera pas replacé au fondement lors de l’analyse de la « conscience » ou de la « vie ». (43.al. 35)

Que l’étant ayant le mode d’être du Dasein ne puisse être conçu à partir de la réalité et de la substantialité, nous l’avons exprimé au moyen de cette thèse : la substance de l’homme est l’existence. Toutefois, l’interprétation de l’existentialité en tant que souci et la délimitation de celui-ci face à la réalité ne signifient pas la fin de l’analytique existentiale ; elles ne font ressortir qu’avec plus d’acuité l’imbrication des problèmes inhérents à la question de l’être et des modes possibles de celui-ci, ainsi que la question du sens de modifications d’un mode dans un autre : ce n’est que si la compréhension de l’être est que l’étant en tant qu’étant devient accessible ; ce n’est que si l’étant ayant le mode d’être du Dasein est que la compréhension de l’être est possible. (43.al. 36)

§ 44 Dasein, ouverture et vérité (63 al.)

De tout temps, la philosophie a associé la vérité et l’être. Le premier dévoilement de l’être de l’étant par Parménide « identifie », on l’a vu, l’être et la compréhension réceptive de être : « le pensé et l’être sont une même chose » |Hermann Diels, Fragment 3 du Poème de Parménide|. Dans son esquisse de l’histoire de la découverte des arkhai |Métaphysique, A|, Aristote met l’accent sur le fait que les philosophes antérieurs à lui auraient été guidés par « les choses mêmes » et qu’ils furent contraints de questionner plus avant : « la chose elle-même força d’avancer encore et imposa de nouvelles recherches » |Ibid., 984 a 18 sq.|. Il caractérise encore cette réalité patente par ces mots : « forcé de s’en tenir aux phénomènes, il (Parménide) était contraint de suivre ce qui se montrait en lui-même |Ibid., 986 b 31|. À un autre endroit, Aristote dit : « forcés, par la vérité elle-même à chercher le principe, ils menèrent leur recherche » |Ibid., 984 b 10|. Cette recherche, Aristote la qualifie de « philosopher sur la vérité » |Ibid., 983 b 2; 988 a 20|, ou encore comme un « faire-voir (apophaenesthai) qui met en lumière, conformément à la « vérité » et dans son rayon |Ibid., Alpha 1, 993 b 17|. La philosophie elle-même est déterminée comme étant une science de la « vérité » |Ibid., 993 b 20|. Mais en même temps, elle est caractérisée comme une science (episteme) qui considère l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire au point de vue de son être |Ibid., Gamma 1, 1003 a 21|. (44.al. 1)

Que signifie ici « faire une recherche sur la vérité » et science de la « vérité » ? Dans cette recherche, la « vérité » est-elle prise pour thème, au sens où on l’entend dans une théorie de la connaissance ou une théorie du jugement ? Manifestement pas puisque « vérité » équivaut à signifier une « chose », à signifier « ce qui se montre ». Mais que signifie l’expression « vérité » si l’on peut en faire usage pour désigner l’« étant » aussi bien que l’« être » ? (44.al. 2)

Si c’est à juste titre que la vérité entretient une connexion originelle avec l’être, alors le phénomène de la vérité se déplace pour entrer dans le périmètre des problèmes qui relèvent de l’ontologie fondamentale. Mais alors, ce phénomène, ne faut-il pas aussi qu’on le rencontre déjà au sein de l’analyse fondamentale préparatoire du Dasein ? Quelle connexion ontico-ontologique la « vérité » entretient-elle avec le Dasein et avec la détermination d’être ontique de celui-ci, détermination d’être que nous appelons la compréhension de l’être ? Partant de cette dernière question, est-il possible de mettre en évidence la raison pour laquelle l’être va nécessairement de pair avec la vérité, et cette dernière de pair avec l’être ? (44.al. 3)

Ces questions ne sauraient être éludées. C’est en effet parce que l’être « va de pair » avec la vérité, que le phénomène de la vérité a lui aussi déjà pris place dans le thème des analyses précédentes, même si ce ne fut pas explicitement sous ce titre. Étant donné que nous cherchons à affiner le problème de l’être, il convient désormais de délimiter expressément le phénomène de la vérité et de fixer les problèmes qui y sont renfermés. À cette occasion, il ne s’agit pas uniquement de récapituler ce qui a été exposé précédemment. Notre investigation va, en effet, prendre un nouvel élan. (44.al. 4)

L’analyse commence avec (a) l’examen du concept traditionnel de vérité dont elle tente de dégager les fondements ontologiques. À partir de ces fondements, le phénomène originel qu’est la vérité devient visible. À partir de là, il devient possible de mettre en évidence (b) le caractère dérivé du concept traditionnel de vérité. L’investigation fait ensuite comprendre qu’à la question de l’« essence » de la vérité appartient en même temps, nécessairement, celle portant sur le mode d’être de la vérité. Du même coup sera éclairci (c) le sens ontologique qu’a cette façon de parler suivant laquelle « il y a de la vérité », et l’espèce de nécessité avec laquelle « il nous faut présupposer » qu’il y a de la vérité. (44.al. 5)

a) Le concept traditionnel de vérité et ses fondements ontologiques. Trois thèses caractérisent la conception traditionnelle de l’essence de la vérité et ce que l’on pense avoir été sa première définition : 1°) Le « lieu » de la vérité est l’énoncé (le jugement) ; 2°) L’essence de la vérité réside dans l’« adéquation » du jugement avec son objet ; 3°) Aristote, le père de la logique, a attribué la vérité au jugement comme étant son lieu originel et a ainsi été le précurseur de la définition selon laquelle la vérité est « adéquation » entre un objet et un jugement. (44.al. 6)

Notre intention ici n’est pas de retracer une histoire du concept de vérité, histoire qui ne pourrait, au demeurant, n’être présentée qu’appuyée sur une histoire de l’ontologie. Quelques références visant à rappeler des choses bien connues, auront pour vocation d’introduire les discussions d’ordre analytique qui suivront. (44.al. 7)

Aristote dit : « ce que l’âme ressent correspond aux choses » |De Interpretatione, 1, 16 a 6.|, les « vécus » de l’âme, les noemata (« représentations ») sont des équivalences des choses. Cet énoncé, qui n’est en aucune façon présenté comme étant une définition explicite de l’essence de la vérité, a fourni un socle au façonnement ultérieur de la formulation de l’essence de la vérité comme adaequatio intellectus et rei. Thomas d’Aquin qui, pour cette définition, renvoie à Avicenne, lequel de son côté l’avait reprise du Livre des Définitions d’Isaac Israëli (Xème siècle), emploie également, pour adaequatio (adéquation), les termes techniques de correspondentia (correspondance) et de convenientia (accord) |Quaestiones disputatae de veritate, quaestio I, article 1|. (44.al. 8)

La théorie néo-kantienne de la connaissance, qui a prévalu au 19ème siècle, a caractérisé cette définition de la vérité comme étant l’expression d’un réalisme naïf, retardataire quant à la méthode, et l’a déclarée incompatible avec une mise en question qui prendrait acte de la « révolution copernicienne » qu’introduit Kant. Ce disant, on néglige – ce que Brentano avait déjà fait remarquer – que Kant est si fermement attaché à ce concept de la vérité qu’il ne cherche même pas à l’examiner : « L’ancienne et célèbre question par laquelle on prétendait pousser les logiciens dans leurs retranchements […] est celle-ci : Qu’est-ce que la vérité ? La définition nominale de la vérité, suivant laquelle elle serait l’adéquation de la connaissance avec son objet, en vient ici à être accordée et même présupposée » |Critique de la raison pure, B 82|. (44.al. 9)

« Si la vérité consiste en l’adéquation entre une connaissance et son objet, cet objet doit par là même être distingué des autres ; car une connaissance est fausse si elle ne s’accorde pas avec l’objet auquel elle se rapporte, et cela même si elle contient quelque chose qui pourrait valoir pour d’autres objets » |Ibid., B 83|. Et dans l’introduction à la dialectique transcendantale, Kant dit : « La vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet en tant que cet objet est intuitionné, mais dans le jugement porté sur lui, en tant qu’il est pensé » |Ibid., B 350|. (44.al. 10)

La caractérisation de la vérité en tant qu’« adéquation », adaequatio, omeosis, est assurément très générale et vide. Mais elle a pourtant une certaine légitimité dès lors qu’elle s’est maintenue fermement sur une longue durée, et cela sous l’extrême variété des interprétations de la connaissance, qui, dans le même temps, est le sujet de ce prédicat d’adaequatio. Nous posons, quant à nous, la question des fondements de ce « rapport ». Dans ce réseau de rapports qu’est l’adaequatio intellectus et rei, qu’est-ce qui est implicitement posé ? Quel est le caractère ontologique de cette présupposition elle-même ? (44.al. 11)

Que vise donc le terme d’« adéquation » ? Sur le plan formel, l’adéquation de quelque chose avec quelque chose se caractérise comme le rapport de quelque chose à quelque chose d’autre. Toute adéquation, et de ce fait donc toute « vérité », est un rapport. Mais tout rapport n’est pas une adéquation. Un signe, par exemple, pointe en direction de ce qui est montré. Or, montrer est une mise en rapport mais n’est pas une adéquation entre le signe et ce qui est montré. Il est aussi manifeste que toute adéquation ne désigne pas non plus quelque chose de tel que la convenientia qui est fixée dans la définition de la vérité. Le nombre 6, par exemple, concorde avec la soustraction : 16 moins 10. Les nombres concordent au sens où ils sont égaux dans l’optique de la question : « combien ? ». L’égalité est une forme d’adéquation. Du fait de sa structure, l’adéquation implique un « sous le rapport de ». Qu’est donc la chose sous le rapport de laquelle les deux membres s’accordent dans l’adaequatio ? En même temps que l’on clarifie le « rapport qui est propre à la vérité », il faut considérer la particularité des membres qui sont ainsi mis en rapport. Sous quel rapport intellectus et res, s’accordent-ils ? Du fait de leur mode d’être et de la teneur de leur essence, présentent-ils vraiment quelque chose sous le rapport de quoi ils puissent s’accorder ? Si, en raison de leur différence de nature, l’égalité des deux est impossible, peut-être alors intellectus et res sont-ils seulement analogues ? Mais la connaissance doit « présenter » la chose telle qu’elle est. L’« adéquation » se caractérise alors comme étant une relation du type « telle – telle » (telle elle est dans l’idée qu’on s’en fait, telle elle est dans la réalité). De quelle manière ce rapport entre intellectus et res est-il possible en tant que rapport ? De ces questions, il ressort clairement ceci : pour éclaircir la structure de la vérité, il ne suffit pas de présupposer cet ensemble de rapports, mais il faut faire remonter le questionnement jusqu’à la connexion d’être qui porte cet ensemble en tant que tel. (44.al. 12)

Faut-il pour cela cependant déployer la problématique de la « théorie de la connaissance » au sujet de la relation sujet-objet ? Ou bien l’analyse peut-elle se restreindre à l’interprétation de la « conscience immanente de la vérité », donc rester « à l’intérieur de la sphère du sujet » ? Selon l’opinion courante, on dit : ce qui est susceptible d’être vrai est la connaissance. Mais connaître, c’est juger. Quant au jugement, il faut distinguer deux choses : la chose jugée en tant que réelle, et le jugement émis à son propos en tant qu’idée. C’est ce dernier qui peut être dit « vrai ». En regard, la chose réelle est ou n’est pas conforme à ce qui en est dit. C’est par conséquent la teneur en idée du jugement qui prend place dans le rapport d’adéquation. Il s’ensuit que ce rapport concerne une connexion entre l’idée contenue dans le jugement et la chose réelle en tant qu’elle est ce dont il est jugé. Du fait de son mode d’être, l’accord lui-même ressort-il du réel ou de l’idée ? Ou bien n’est-il ni l’un ni l’autre ? Sur le plan ontologique, comment convient-il de saisir le rapport entre une idée et un étant substantiel réel ? Ce rapport existe bel et bien et, dans des jugements de fait, il ne fait pas qu’exister entre la teneur d’idée du jugement et l’objet réel, mais il existe parallèlement entre la teneur d’idée et l’effectuation réelle du jugement ; et en l’occurrence manifestement, plus « profondément » encore. (44.al. 13)

Ou bien n’est-il pas permis de s’enquérir du sens ontologique qu’a le rapport entre le réel et l’idée, de la participation de l’un à l’autre (methexis) ? La relation doit avoir le caractère d’une relation subsistante. Mais que veut dire, ontologiquement, subsistance ? (44.al. 14)

Qu’est-ce qui pourrait empêcher cette question d’être légitime ? Est-ce un hasard si, depuis plus de deux millénaires, ce problème n’avance pas ? Le fait que la question soit posée à l’envers tiendrait-il à son amorce, tiendrait-il à la séparation ontologiquement non clarifiée entre le réel et l’idée ? (44.al. 15)

De plus, dès lors que l’on prend en considération le fait que ce qui a été jugé relève de l’action « effective » de juger, la séparation entre l’effectuation réelle et la teneur d’idée n’est-elle pas totalement illégitime ? L’effectivité du connaître et celle de l’acte de jugement ne sont-elles pas disloquées en deux modes d’être, en deux « couches » d’être, dont le recollage n’atteint jamais le mode d’être de la connaissance ? En cela, le psychologisme n’a-t-il pas raison de s’opposer à cette séparation, même si lui-même, sur le plan ontologique, n’éclaircit pas le mode d’être de l’acte de penser ce qui est pensé, ni même ne le connaît comme problème ? (44.al. 16)

Là où la question est en quête du mode d’être de l’adaequatio, le recours à la distinction entre l’effectuation du jugement et la teneur du jugement ne fait pas progresser la discussion, mais fait seulement comprendre que l’éclaircissement du mode d’être du comprendre devient lui-même incontournable. L’analyse requise à cet effet doit tenter de porter dans le même temps sous le regard le phénomène de la vérité qui caractérise la connaissance. Dans le comprendre lui-même, à quel moment la vérité devient-elle phénoménalement explicite ? Réponse : au moment où le connaître se déclare comme vrai. C’est par cette légitimation de soi par soi qu’il garantit sa vérité. Par conséquent, c’est dans la connexion phénoménale avec la légitimation de soi par soi que le rapport d’adéquation doit devenir visible. (44.al. 17)

Supposons que quelqu’un, dos au mur, profère l’énoncé suivant : « Le tableau au mur est accroché de travers. » Cet énoncé se légitime par le fait que son auteur, s’il se retourne, remarque que le tableau au mur est effectivement accroché de travers. Qu’est-ce qui, dans cette identification, en vient à être légitimé ? Quel est le sens du fait que l’énoncé en question soit avéré ? Ce que l’on constate, est-il de l’ordre d’une adéquation entre la « connaissance » et la chose qui est accrochée au mur ? Oui et non, et cela suivant que l’on interprète ce que veut dire l’expression « connaissance » de manière phénoménalement erronée ou correcte. À quoi l’auteur de l’énoncé se rapporte-t-il lorsque – ne percevant pas le tableau, mais « ne faisant que se le représenter » – il porte un jugement ? Serait-ce à des « représentations » ? Certainement pas si représentation est pris au sens du représenter en tant que processus psychique. Il ne se rapporte pas non plus à des représentations au sens de ce qui est représenté si on désigne par là une « image » de la chose réelle accrochée au mur. L’énonciation « qui ne fait que représenter » est, suivant son sens le plus propre, en rapport au tableau réel accroché au mur. C’est le tableau qui est visé. Toute interprétation qui insère à cet endroit quoi que ce soit d’autre que ce qui est visé dans l’énonciation au motif que celle-ci ne ferait que « représenter » falsifie le constat phénoménal de ce sur quoi porte l’énoncé. Énoncer, c’est être en rapport avec la chose qui est elle-même. Et qu’est-ce qui va être identifié au moyen de la perception ? Rien d’autre que ceci : c’est l’étant lui-même qui est visé dans l’énoncé. Ce qui va être avéré, c’est (i) que l’auteur de l’énoncé est, en rapport à ce qui est énoncé, celui qui met en évidence l’étant, et (ii) il dévoile l’étant en rapport auquel il est. Est ainsi mis en évidence l’être-dévoilant de l’énoncé. C’est ainsi que, lors de l’effectuation de l’identification, le comprendre reste uniquement en rapport à l’étant lui-même. C’est à même ce dernier que se déroule, pour ainsi dire, l’acte d’avérer. L’étant lui-même qui est visé se montre tel qu’il est en lui-même, c’est-à-dire que cet étant en vient à être dévoilé comme étant le même que l’étant qu’il est quand il est mis en évidence dans l’énoncé. Il ne s’agit pas de comparer des représentations, ni entre elles, ni en rapport à la chose réelle. Ce qui se trouve légitimé de la sorte, ce n’est pas une adéquation entre l’énoncé et l’objet, ni même entre le psychique et le physique, mais ce n’est pas non plus une adéquation entre eux de « contenus de conscience ». Ce qui se trouve légitimé, c’est uniquement l’être-dévoilé de l’étant lui-même dans le comment de son être-dévoilé. Ce dernier est avéré en ceci que ce qui a été énoncé, qui est l’étant lui-même, se montre comme étant identique à ce qui en a été dit. Avérer signifie le fait pour l’étant de se montrer tel qu’il a été présenté |Pour l’idée de légitimation, en tant qu’« identification », Husserl, Recherches logiques, tome II, 2ème partie, VIème recherche. Sur « l’évidence et la vérité », ibid., §§ 36-39, p. 115 sq. Les présentations usuelles de la théorie phénoménologique de la vérité se restreignent à ce qui en est dit dans la partie critique des Prolégomènes (tome I) et soulignent le lien étroit qu’entretient cette théorie avec la doctrine de la proposition de Bolzano. En revanche, on en reste là des interprétations phénoménologiques positives qui diffèrent radicalement de celles de Bolzano. Le seul qui, tout en se situant en dehors de la recherche phénoménologique, ait positivement reçu les analyses citées fut Emil Lask, dont la Logik der Philosophie (1911) est tout aussi fortement influencée par la VIème recherche (Sur les intuitions sensibles et catégoriales, p. 128 sq) que l’est sa Lehre vom Urteil (1912) par les chapitres cités portant sur l’évidence et la vérité|. L’acte d’avérer se déroule sur la base de ceci : l’étant se montre lui-même. Mais cela n’est possible que d’une seule façon : il faut que le comprendre qui énonce et qui s’avère soit lui-même, quant à son sens ontologique, par rapport à l’étant réel, un être-dévoilant. (44.al. 18)

L’énoncé est vrai, cela signifie : il dévoile l’étant tel qu’il est lui-même. Il énonce, il met en évidence, il « fait voir » (apophansis) l’étant en le dévoilant tel qu’il est. La vérité de l’énoncé doit être comprise comme dévoilement. La vérité n’a donc pas la structure d’une adéquation entre la connaissance et l’objet, au sens d’une équivalence entre un étant (sujet) et un autre étant (objet). (44.al. 19)

En tant qu’être dévoilé, l’être vrai n’est ontologiquement possible que sur la base de l’être-au-monde. Ce phénomène de l’être-au-monde, dans lequel nous avons discerné une constitution fondamentale du Dasein, est le fondement du phénomène originel de la vérité. C’est ce phénomène de la vérité qu’il convient maintenant de décrire plus en profondeur. (44.al. 20)

b) Le phénomène originel de la vérité et le caractère dérivé du concept traditionnel de vérité. Vérité veut dire dévoilement. Mais n’est-ce pas là une définition suprêmement arbitraire de la vérité ? Et si des déterminations conceptuelles aussi radicales peuvent permettre de mettre l’idée d’adéquation hors circuit du concept de la vérité, ce gain douteux n’est-il pas payé du prix d’une annulation de la « bonne » vieille tradition ? Réponse à l’objection : notre définition apparemment arbitraire ne contient que l’interprétation nécessaire de ce que la plus ancienne tradition de la philosophie antique a originairement pressenti, et même pré-phénoménologiquement compris. L’être-vrai du logos en tant qu’apophansis est l’aletheuein selon le mode de l’apophainesthai : faire voir, en l’extrayant de sa cachette, l’étant tel qu’il est (en son être dévoilé). L’aletheia qui, d’après les passages cités plus haut, est pour Aristote synonyme de pragma, de phainomena, signifie les « choses mêmes », ce qui se montre, autrement dit l’étant tel qu’il apparaît dans son être dévoilé. Et est-ce un hasard si, dans l’un des fragments d’Héraclite, un des plus anciens éléments philosophiques qui traitent explicitement du logos, transparaît le phénomène de la vérité, ici mis en évidence au sens de l’être dévoilé et de la non-occultation ? |Cf. Diels, Fragments des présocratiques, Héraclite, fragment 1| Au logos, ainsi qu’à celui qui le profère et le comprend, sont opposés ceux qui sont dépourvus de compréhension. Le logos est ce qui « dit les choses comme elles sont », qui dit comment l’étant se comporte. En revanche, le logos échappe à ceux qui sont dépourvus de compréhension, les choses comme elles sont leur restent cachées ; ils ne se souviennent pas, ils oublient, c’est-à-dire que, pour eux, cela sombre à nouveau dans le voilé et l’occulté. Ainsi, au logos appartient la non-occultation, a-letheia. La traduction par le mot « vérité », et plus encore les déterminations conceptuelles théoriques de cette expression, dissimulent le sens de ce que les Grecs placèrent en tant que compréhension pré-philosophique, à la base de l’utilisation du terme aletheia. (44.al. 21)

Le recours à de telles références doit se garder d’une mystique intempérante des mots ; toutefois, c’est après tout l’affaire de la philosophie que de mettre la force des mots les plus élémentaires dans lesquels s’exprime ouvertement le Dasein à l’abri du nivellement que provoque l’entendement commun, et ce au point parfois de les rendre inintelligibles, inintelligibilité qui de son côté fait ensuite office de source des pseudo-problèmes. (44.al. 22)

Ce que, dans une interprétation en quelque sorte dogmatique, nous avons exposé précédemment à propos du logos et de l’aletheia, a désormais reçu sa légitimation phénoménale. « Définir », comme nous le proposons, la vérité, ce n’est pas s’affranchir de la tradition, mais au contraire, c’est se la réapproprier dans son origine : et nous nous la serons alors d’autant mieux réappropriée que, sur la base du phénomène originel de la vérité, nous serons parvenus à justifier qu’il fallait que la théorie en vienne à l’idée d’adéquation, et comment elle pouvait y venir. (44.al. 23)

La « définition » de la vérité comme dévoilement et être dévoilé n’est pas une simple explication verbale, mais se développe à partir de l’analyse des conduites du Dasein que nous avons coutume de qualifier d’emblée de « vraies ». (44.al. 24)

En tant qu’être dévoilant, l’être vrai est un mode d’être du Dasein. Ce que ce dévoilement rend lui-même possible doit aussi être qualifié de « vrai », et ce en un sens plus originel encore. Ce sont les fondements ontologiques du dévoilement, eux-mêmes fondés existentialement, qui montrent avant tout le phénomène le plus originel de la vérité. (44.al. 25)

Le dévoilement est un mode d’être de l’être-au-monde. La préoccupation avec sa vue-native, tout comme celle qui observe à distance, dévoile l’étant intramondain. Ce dernier devient ce qui est dévoilé. Il est « vrai », et ce en un second sens encore. Le « vrai », en un sens premier, c’est-à-dire ce qui dévoile, c’est le Dasein. En un second sens, la vérité ne veut pas dire dévoilement, mais caractère de ce qui est dévoilé, être dévoilé. (44.al. 26)

Cependant, l’analyse de l’étant intramondain et du phénomène du monde qui précède a montré que le caractère de ce qui est dévoilé de l’étant intramondain est fondé dans l’ouverture du monde. Mais l’ouverture est le mode d’être de base du Dasein, mode conformément auquel il est son là. L’être-ouvert est constitué par la tonalité affective, la compréhension et le parler, et il concerne co-originellement le monde, l’être-situé et le soi-même. Étant en-avance-sur-soi de ce-qui-fut-dans-un-monde en tant qu’être-auprès-de l’étant intramondain, la structure du souci abrite en soi l’être-ouvert du Dasein. C’est dans cette structure, et par elle, que se définit le caractère de ce qui est dévoilé ; c’est pour cette raison que seule l’ouverture du Dasein permet d’atteindre le phénomène le plus originel de la vérité. Ce qui a précédemment été souligné au sujet de la constitution existentiale du là et de l’être quotidien de ce là, ne concernait rien d’autre que le phénomène le plus originel de la vérité. Dans la mesure où, par essence, le Dasein est son ouverture, et où, en tant qu’il est ouvert, il ouvre et dévoile, il est par essence « vrai ». Le Dasein est « dans la vérité ». Le sens de cet énoncé est ontologique. Il n’entend pas le fait que le Dasein, sur le plan ontique, serait toujours le point de départ « de toute vérité », mais il entend le fait qu’à sa constitution existentiale appartient l’ouverture de l’être du Dasein qui rend possible la vérité. (44.al. 27)

En intégrant les acquis précédents, il devient possible de restituer le plein sens existential de la proposition : « le Dasein est dans la vérité », et ce au moyen des déterminations suivantes : (44.al. 28)

1°) Par essence, l’ouverture relève de la constitution d’être du Dasein. Cet être-ouvert enveloppe le tout de la structure d’être du Dasein qui s’explicite dans le phénomène du souci. Au souci appartient non seulement l’être-au-monde, mais encore le fait pour le Dasein d’être auprès de l’étant intramondain. Le caractère de ce qui est dévoilé de l’étant intramondain est donc tout aussi originel que l’être du Dasein et que l’être-ouvert de celui-ci. (44.al. 29)

2°) L’être-jeté-là relève de la constitution d’être du Dasein, et cela en tant qu’il est constitutif de l’ouverture de ce dernier. En lui se révèle que le Dasein, en tant qu’il est celui-de-quelqu’un et en tant que tel, est dans un monde déterminé et dans un périmètre déterminé d’étants intramondains eux aussi déterminés. Par essence, l’être-ouvert est en situation. (44.al. 30)

3°) La projection, autrement dit l’ouverture ayant pour perspective son pouvoir-être relève de la constitution d’être du Dasein. En tant qu’il comprend, le Dasein peut se comprendre ou bien à partir du « monde » et des autres, ou bien à partir de son pouvoir-être le plus authentiquement sien. La seconde possibilité veut dire : le Dasein s’ouvre à lui-même dans son pouvoir-être authentique et en tant que ce pouvoir-être. Cette ouverture témoigne du phénomène de la vérité le plus originel, et cela suivant le mode de l’être authentique. L’être-ouvert le plus originel et assurément le plus propre, être-ouvert dans lequel le Dasein a la possibilité d’être en tant que pouvoir-être est la vérité de l’existence. C’est seulement dans le contexte d’une analyse de l’être authentique du Dasein que cette vérité recevra son élucidation ontologique existentialement fondée. (44.al. 31)

4°) La déchéance-dans-le-quotidien relève de la constitution d’être du Dasein. Initialement et généralement, le Dasein est perdu à même son « monde ». En tant que projection vers ses possibilités d’être, la compréhension s’est orientée vers ledit « monde ». Ce que signifie l’immersion dans le on, c’est la suprématie de l’état d’explicitation public. Du fait du bavardage, de la curiosité et de l’équivocité, ce qui est dévoilé et ouvert au Dasein authentique se trouve voilé et fermé pour le Dasein inauthentique. Dans son rapport à l’étant, l’être n’est pas éteint mais déraciné. L’étant n’est pas complètement dissimulé, il est même dévoilé, mais en même temps voilé ; il se montre mais sur le mode de l’apparence. De même, ce qui était auparavant dévoilé sombre dans l’état voilé et dans la dissimulation. Parce que, par essence, le Dasein est dans le mode de la déchéance-dans-le-quotidien, il est, du fait de sa constitution d’être, dans la « non-vérité ». L’expression de « non-vérité », tout comme celle de « déchéance-dans-le-quotidien », sont ici employées ontologiquement. Il convient d’écarter de l’analytique existentiale tout « jugement de valeur » ontiquement dépréciatif. L’état fermé et l’occultation font partie des possibilités d’être du Dasein. Prise en son sens ontologique existentialement plein, la proposition : « le Dasein est dans la vérité », dit par conséquent, simultanément et co-originellement : « le Dasein est dans la non-vérité ». Ce n’est que dans la mesure où le Dasein est ouvert qu’il peut être également fermé ; et c’est dans la mesure où, avec le Dasein, de l’étant intramondain est toujours dévoilé que ce dernier peut aussi être voilé. (44.al. 32)

C’est pourquoi le Dasein, par essence, a pour obligation de s’approprier expressément même ce qui est déjà dévoilé et cela en s’opposant à l’apparence et à la dissimulation et de s’assurer ainsi, toujours de nouveau, de l’être-dévoilé. Toute redécouverte ne s’accomplit justement jamais sur la base d’un total dévoilement, mais à partir de l’être-découvert sur le mode de l’apparence. L’étant a l’air-de, il paraît – c’est-à-dire que d’une certaine manière il est déjà découvert et pourtant encore dissimulé. (44.al. 33)

La vérité (l’être-dévoilé) doit toujours d’abord être arrachée de haute lutte à l’étant. L’étant, quant à lui, est arraché à la dissimulation. L’être-dévoilé facticiellement est presque toujours une conquête. Est-ce par hasard que, concernant l’essence de la vérité, les Grecs s’expriment ouvertement à l’aide d’une expression privative (a-letheia) ? Dès lors que le Dasein s’exprime ouvertement de cette manière, n’annonce-t-il pas une compréhension originelle de l’être qui est sien, quand bien même elle ne serait qu’une compréhension pré-ontologique de ce que l’être-dans-la-non-vérité est une détermination essentielle de l’être-au-monde ? (44.al. 34)

Que la déesse de la vérité qui guide Parménide le place à la croisée de deux chemins, celui du dévoilement et celui du voilement, ne signifie rien d’autre que ceci : le Dasein est toujours à la fois dans la vérité et dans la non-vérité. Le chemin du dévoilement ne se gagne que dans le différencier par la pensée, par le discours critique, krinein, par la différenciation qui comprend vérité et non-vérité et par le fait d’opter pour le premier plutôt que pour le second |Karl Reinhardt dans Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie, 1916, a pour la première fois compris et résolu le problème tant débattu du lien étroit entre les deux parties du poème didactique de Parménide, bien qu’il ne mette pas expressément en lumière le fondement ontologique de la connexion entre aletheia et doxa, ainsi que sa nécessité propre|. (44.al. 35)

La condition ontologique existentialement fondée requise pour que l’être-au-monde soit déterminé par la « vérité » et la « non-vérité » réside dans la constitution d’être du Dasein que nous avons caractérisée comme étant ce qui, tout en ayant été jeté-là, projette. Elle est constitutive de la structure du souci. (44.al. 36)

L’interprétation ontologique existentialement fondée du phénomène de la vérité a conduit au résultat suivant : 1°) Au sens le plus originel, la vérité est l’ouverture du Dasein, auquel appartient l’être-dévoilé de l’étant intramondain. 2°) Le Dasein est co-originellement dans la vérité et dans la non-vérité. (44.al. 37)

Tant que l’on se situe à l’intérieur de l’horizon de l’interprétation traditionnelle du phénomène de la vérité, ces propositions ne peuvent devenir pleinement sensées que si l’on parvient à montrer deux choses : 1°) comprise en tant qu’adéquation, la vérité provient de l’être-ouvert, et cela par la voie d’une modification déterminée de celui-ci ; 2°) le mode d’être de l’être-ouvert lui-même fait que c’est sa modification dérivée qui vient d’emblée sous le regard et qui guide le plus souvent l’explicitation théorique de la structure de la vérité. (44.al. 38)

L’énoncé et sa structure, à savoir l’en-tant-que apophantique, sont fondés dans l’explicitation et sa structure, à savoir le « comme » herméneutique, et en outre dans la compréhension, à savoir l’être-ouvert du Dasein. Mais la vérité passe pour être la détermination distinctive de l’énoncé ainsi dérivé. Par conséquent, les racines de la vérité de l’énoncé remontent jusqu’à l’être-ouvert qu’est la compréhension |§ 33, L’énoncé en tant que mode dérivé de l’explicitation|. Or, au-delà de cette indication de la provenance de la vérité de l’énoncé, c’est désormais le caractère dérivé du phénomène de l’adéquation qu’il faut mettre explicitement en évidence. (44.al. 39)

L’être-auprès-de l’étant intramondain, à savoir la préoccupation, est dévoilant. Mais, par essence, à l’ouverture du Dasein appartient le parler, le discours |§ 34|. Le Dasein s’exprime ouvertement ; il s’exprime en tant qu’être qui, dans son rapport à l’étant, dévoile. Et c’est comme tel que, dans l’énoncé, il s’exprime au sujet de l’étant qu’il dévoile. L’énoncé communique l’étant tel qu’il est dévoilé. Le Dasein qui réceptionne la communication se porte lui-même dans son propre être-dévoilant, tel qu’il est mis en rapport à l’étant qui est ainsi dévoilé. « Ce dont » parle l’énoncé qui a été proféré, autrement dit le contenu dudit énoncé, c’est l’être-dévoilé de l’étant. Cet être-dévoilé est mis en dépôt dans ce qui est proféré. Ce qui a été proféré devient ainsi en quelque sorte un étant intramondain à son tour utilisable et qui peut être repris et transmis à nouveau. En raison de la mise en dépôt de l’être-dévoilé, ce qui a été proféré, et qui est de ce fait devenu utilisable, se rapporte lui-même à l’étant au sujet duquel ce qui a été proféré est énoncé. À chaque fois, l’être-dévoilé est l’être-dévoilé de quelque chose. Même lorsqu’il retransmet, le Dasein qui retransmet accède à un être en rapport à l’étant lui-même dont on parle. Mais il est en ce cas dispensé d’en effectuer à nouveau le dévoilement d’origine. (44.al. 40)

Le Dasein n’a pas besoin de se porter en face de l’étant lui-même, comme il le ferait s’agissant d’une expérience « fondamentalement nouvelle », et cependant il reste en rapport audit étant comme si cette expérience avait été faite. Dans une large mesure, le Dasein ne s’approprie pas l’être-dévoilé de l’étant au moyen d’un dévoilement qui serait le sien propre, mais le fait par l’ouï-dire de ce qui en a été dévoilé par d’autres. L’immersion dans ce qui a déjà été dévoilé relève du mode d’être du on. En tant que tel, ce qui a été proféré prend en charge l’être en rapport à l’étant qui a déjà été dévoilé dans l’énoncé. Mais si le Dasein s’approprie cet étant en son être-dévoilé, cela veut dire que l’énoncé se voit légitimé en tant qu’énoncé qui dévoile. L’énoncé proféré est un étant d’une nature telle que, en tant qu’il met en dépôt l’être-dévoilé de l’étant, il se rapporte à ce même étant. Légitimer l’être-dévoilant de l’énoncé cela veut donc dire désormais : légitimer la relation qu’a avec l’étant l’énoncé qui a mis en dépôt ce qui en a été dévoilé. L’énoncé est devenu un étant utilisable. Et l’étant auquel il se rapporte peut être utilisable ou substantiel. Mais la relation elle-même se donne comme substantielle. Cette relation tient à ce que l’être-dévoilé qui a été mis en dépôt dans l’énoncé est à chaque fois l’être-dévoilé d’un certain étant. Le jugement « contient quelque chose qui concerne des objets » (Kant). La relation qui porte sur un rapport entre étants, reçoit elle-même le caractère de la substantialité. L’être-dévoilé d’un certain étant devient ainsi la conformité d’un étant substantiel, l’énoncé qui a été proféré, à l’étant dont on parle. Et pour peu que la conformité en question ne soit plus regardée que comme étant un rapport entre étants substantiels, c’est-à-dire pour peu que le mode d’être des membres du rapport ne soit plus compris que comme étant celui de deux étants substantiels, alors la relation se montre comme étant l’adéquation entre deux étants substantiels. (44.al. 41)

Sitôt qu’il s’accompagne de l’être-proféré de l’énoncé qui se rapporte à lui, l’être-dévoilé de l’étant adopte le mode d’être de l’étant intramondain utilisable. Or, dans la mesure où, en tant qu’il est l’être-dévoilé d’un certain étant, une relation avec l’étant substantiel en question se maintient en lui, l’être-dévoilé (la vérité) se transforme de son côté en un rapport entre étants substantiels : intellectus d’un côté et res, de l’autre. (44.al. 42)

Le phénomène existential qu’est l’être-dévoilé qui dérive de l’ouverture du Dasein, devient une propriété substantielle qui, de surcroît, abrite en elle un caractère relationnel, qui a pour effet de disloquer cette propriété en un rapport entre deux membres. La vérité en tant que dévoilement de l’étant résultant de l’être-ouvert du Dasein s’est transformée en vérité en tant qu’adéquation entre étants intramondains substantiels. Ainsi est mis en évidence le caractère ontologiquement dérivé du concept traditionnel de vérité. (44.al. 43)

Cependant, ce qui vient en dernier dans l’ordre des connexions ontologiques existentialement fondées et de leurs dérivations vaut, sur le plan ontique existentiellement attesté, comme ce qui vient en premier et le plus immédiatement. Mais, s’agissant de sa nécessité, ce fait originel est fondé dans le mode d’être du Dasein lui-même. Alors qu’il ne fait qu’un avec ce dont il se préoccupe, le Dasein se comprend à partir de l’étant intramondain présent. D’emblée, on tombe sur de l’être-dévoilé intramondain qui va avec le dévoilement, comme dans ce qui a déjà été extériorisé en paroles. Mais ce n’est pas seulement la vérité qui est présente en tant qu’étant substantiel dans ces paroles, c’est plus encore la compréhension en général de l’être qui tend à comprendre tout étant en tant que substantiel. La méditation ontologique immédiate sur la « vérité » qui est présente initialement ontiquement comprend le logos comme logos tinos (énoncé sur, être-dévoilé de), mais elle interprète le phénomène en tant qu’étant substantiel qui vient s’ajouter à une autre substantialité dans un rapport d’adéquation possible. Comme, de plus, cette substantialité est confondue avec le sens de l’être en lui-même, la question de savoir si ce mode d’être de la vérité et si la structure supposée de celle-ci sont ou non originels ne peut pas même naître. La compréhension de l’être inhérente au Dasein qui domine d’emblée chez les Grecs et aujourd’hui encore n’a été ni radicalement ni explicitement surmontée, et dissimule le phénomène originel de la vérité. (44.al. 44)

Mais parallèlement, il convient de ne pas négliger que chez les Grecs, qui furent les premiers à donner une forme scientifique à cette compréhension immédiate de l’être et les premiers à faire qu’elle domine, la compréhension originelle de la vérité était également vivante, et qu’elle s’affirma, même si c’est seulement de façon pré-ontologique – tout au moins chez Aristote –, contre la dissimulation qui était inhérente à leur ontologie |Éthique à Nicomaque, livre VI et Métaphysique, Theta, 10|. (44.al. 45)

Aristote n’a jamais défendu la thèse suivant laquelle le « lieu » originel de la vérité serait le jugement. Il dit bien plutôt que le logos est un mode d’être du Dasein, mode d’être qui peut être soit dévoilant, soit dissimulant. Cette double possibilité est ce qu’a de distinctif l’être-vrai du logos ; le logos est la conduite qui peut dévoiler et également dissimuler. Et comme Aristote n’a jamais affirmé la thèse en question, il ne s’est jamais non plus trouvé en situation d’« étendre » le concept de vérité, depuis le logos, jusqu’au noein pur. La « vérité » propre à l’aiesthesis et à la vision des « idées » est le dévoilement originel. Et c’est seulement parce que, en priorité, la noesis dévoile, que le logos, en tant que dianoein, peut également avoir une fonction de dévoilement. (44.al. 46)

Non seulement c’est à tort que la thèse faisant du jugement le « lieu » natif de la vérité se réclame d’Aristote, mais encore, par sa teneur, elle méconnaît la structure de la vérité. Ce n’est pas l’énoncé qui est le « lieu » premier de la vérité, c’est à l’inverse l’énoncé qui, en tant que mode d’appropriation de l’être-dévoilé et en tant que mode d’être de l’être-au-monde, est fondé dans le dévoilement, autrement dit dans l’ouverture du Dasein. La « vérité » la plus originelle est le « lieu » où peut naître l’énoncé et la condition ontologique de possibilité permettant que des énoncés puissent être vrais ou faux (puissent dévoiler ou dissimuler). (44.al. 47)

La vérité, comprise au sens le plus originel, relève de la constitution fondamentale du Dasein. Le terme de vérité a la signification d’un existential. Mais par là est déjà esquissée la réponse à la question du mode d’être de la vérité et du sens qu’a la nécessité de présupposer qu’« il se donne de la vérité ». (44.al. 48)

c) Le mode d’être de la vérité et la présupposition de la vérité. En tant qu’il est constitué par l’ouverture le Dasein est par essence dans la vérité. L’ouverture est un mode d’être essentiel du Dasein. Si « il y a » de la vérité, c’est dans la seule mesure où le Dasein est, et aussi longtemps qu’il est. L’étant n’est dévoilé que dans le cas où le Dasein est, et l’étant n’est ouvert qu’aussi longtemps que le Dasein est. Les lois de Newton, le principe de contradiction, toute vérité en général ne sont vrais qu’aussi longtemps qu’un Dasein est. Avant qu’aucun Dasein ne fût, aucune vérité n’était ; dès lors que le Dasein ne sera plus, aucune vérité ne sera, et cela parce que dans ces deux cas la vérité, en tant qu’ouverture, en tant que dévoilement et en tant qu’être-dévoilé, ne peut être. Avant qu’elles n’aient été découvertes, les lois de Newton n’étaient pas « vraies » ; il ne s’ensuit pas qu’elles étaient fausses ; il s’ensuit encore moins qu’elles le deviendraient au cas où aucun être-dévoilé ne serait plus possible ontiquement. Cette « restriction » implique tout aussi peu un amoindrissement de l’être-vrai des « vérités ». (44.al. 49)

Dire que, avant Newton, les lois éponymes n’étaient ni vraies ni fausses, cela ne peut pas signifier que l’étant qu’elles mettent en évidence en le dévoilant n’aurait pas lui-même été précédemment. Ces lois devinrent vraies grâce à Newton : avec elles l’étant en lui-même devint accessible au Dasein. Avec l’être-dévoilé de l’étant, ce dernier se montre précisément comme l’étant qui, précédemment, était déjà. Dévoiler de cette manière, tel est le mode d’être de la « vérité ». (44.al. 50)

Qu’il y ait des « vérités éternelles », cela ne sera prouvé de manière satisfaisante que si l’on parvient à justifier que de toute éternité le Dasein était, et que de toute éternité il sera. Aussi longtemps que cette preuve est en souffrance, la proposition reste une affirmation gratuite qui ne tire aucune légitimité du fait que les philosophes lui aient communément accordé crédit. (44.al. 51)

En vertu du mode d’être essentiel de la vérité, mode d’être conforme à ce qu’est le Dasein, toute vérité est relative à l’être du Dasein. Cette relativité équivaut-elle à signifier : toute vérité est « subjective » ? Si l’on interprète « subjectif » comme signifiant « à la discrétion du sujet », alors certainement pas. Car d’après son sens le plus propre, le dévoilement soustrait l’énonciation à la discrétion « subjective » et porte le Dasein qui dévoile en face de l’étant lui-même. Et c’est seulement parce que, en tant que dévoilement, la « vérité » est un mode d’être du Dasein, qu’elle peut ne pas être à la discrétion de celui-ci. Même la « validité universelle » de la vérité est exclusivement enracinée dans le fait que le Dasein peut dévoiler l’étant en lui-même, et le montrer tel qu’il est. Ce n’est qu’ainsi que cet étant est en mesure d’attacher à lui-même tout énoncé possible, c’est-à-dire toute mise en évidence de ce qu’il est. Porte-t-on le moins du monde atteinte à la vérité bien comprise en constatant qu’elle n’est ontiquement possible que dans le « sujet » et qu’elle dépend de l’être dudit sujet ? (44.al. 52)

En partant du mode d’être, conçu existentialement, de la vérité, le sens qu’a la nécessité de présupposer de la vérité devient également compréhensible. Pourquoi nous faut-il présupposer qu’il se donne de la vérité ? Que veut dire « présupposer » ? À qui s’adressent les mots « faut » et « nous » ? Que veut dire : « il se donne de la vérité » ? Si « nous » présupposons la vérité, c’est parce que, étant dans le mode d’être du Dasein, « nous » sommes « dans la vérité ». Nous ne la présupposons pas en tant qu’elle serait quelque chose « en dehors » de nous, ou dans un « au-dessus » de nous auquel nous nous rapporterions comme à une « valeur » à côté d’autres « valeurs ». Ce n’est pas nous qui présupposons la « vérité », c’est elle au contraire qui rend ontologiquement possible que nous puissions « présupposer » ou « présumer » quelque chose. C’est la vérité qui rend avant tout possible quelque chose de tel que l’hypothèse et la supposition. (44.al. 53)

Que veut dire « supposer » ? Réponse : comprendre quelque chose comme étant la raison d’être possible d’autre chose. Comprendre ainsi l’étant dans ses connexions d’être n’est possible que sur la base de l’ouverture, c’est-à-dire sur la base de l’être-dévoilant du Dasein. Supposer la « vérité » vise en ce cas le fait de la comprendre comme quelque chose à dessein de quoi le Dasein est. Mais le Dasein, du fait de sa constitution d’être en tant que souci, est toujours en avance sur soi. Il est l’étant pour lequel il y va en son être du pouvoir-être qui est le plus authentiquement sien. À l’être et au pouvoir-être du Dasein en tant qu’être-au-monde appartiennent par essence l’ouverture et le dévoilement. Pour le Dasein, il y va de son pouvoir-être-au-monde, et, en cela, il y va de ceci que, en le dévoilant il se préoccupe avec sa vue-native de l’étant intramondain. Dans la constitution d’être du Dasein en tant que souci, autrement dit dans l’être-en-avance-sur-soi, se trouve l’acte de supposer le plus originel. C’est parce qu’à l’être du Dasein, en tant qu’il est déterminé par son ouverture, appartient un tel acte de supposer originel que « nous » devons nécessairement aussi « nous » supposer nous-même. Ce « supposer » inhérent à l’être du Dasein ne se rapporte pas à de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, étant que, par ailleurs, le Dasein se donne, mais il se rapporte uniquement à lui-même. La vérité présupposée, ou le « il y a » par lequel son être doit être déterminé a le mode ou le sens d’être du Dasein lui-même. Si nous devons nécessairement « faire » la présupposition de la vérité, c’est parce qu’elle est elle-même déjà « faite » avec l’être du « nous ». (44.al. 54)

Il nous faut présupposer la vérité ; il faut que celle-ci, en tant qu’ouverture du Dasein, soit ; de même, il faut que le Dasein lui-même, en tant qu’il est à chaque fois le celui-de-quelqu’un et celui-ci lui-même, soit. Tout cela participe de l’essentiel être-jeté-là dans le monde inhérent au Dasein. En tant qu’il est lui-même libre, le Dasein a-t-il à chaque fois décidé, et pourra-t-il à chaque fois décider, sur le point de savoir s’il veut, ou s’il ne veut pas, entrer dans « son là » ? « En soi », on ne voit pas du tout pourquoi il convient que l’étant soit dévoilé, pourquoi il faut que la vérité et le Dasein soient. La réfutation usuelle, inhérente au scepticisme, qu’elle consiste à nier l’être ou à nier que soit possible la connaissance de la « vérité », reste toujours à mi-chemin. Ce qu’elle montre, et cela dans le cadre d’une argumentation formelle, c’est uniquement que, dès lors qu’un jugement est émis, la vérité est présupposée. C’est là renvoyer au fait que la « vérité » fait partie de l’énoncé, autrement dit, c’est renvoyer au fait que mettre en évidence, au sens exact que peut avoir cette expression, c’est dévoiler. Dans tout cela, ce qui reste non clarifié, c’est la raison pour laquelle il faut qu’il en soit ainsi et ce dans quoi se trouve le fond ontologique propice à cette connexion d’être nécessaire entre l’énoncé et la vérité. De même, le mode d’être de la vérité, ainsi que le sens qu’a l’acte de supposer et le fondement ontologique de ce comportement du Dasein, restent obscurs. En outre, on méconnaît alors que la vérité est déjà présupposée, dès lors que Dasein est, même si aucun jugement n’est émis. (44.al. 55)

On ne peut pas plus réfuter un sceptique que l’on ne peut « prouver l’être de la vérité ». Du reste, s’il est effectivement tel qu’il nie la vérité, le sceptique n’a pas besoin d’être réfuté. Dans la mesure où il est, et où, en cet être, il s’est convenablement compris, il devrait, dans le désespoir du suicide, éradiquer le Dasein pour que la vérité le soit également. La vérité ne se laisse pas prouver dans sa nécessité, et cela parce que le Dasein ne saurait être pour lui-même soumis à une preuve. Tout aussi peu qu’il est montré qu’il y a des « vérités éternelles », tout aussi peu est-il montré qu’il y ait jamais eu – ce que croient au fond ceux qui s’efforcent de réfuter le scepticisme, en dépit de leur entreprise – un sceptique « conséquent ». Mais il y en eut d’inconséquents, peut-être plus souvent que ne voudraient l’admettre, dans leur candeur, les tentatives dialectiques ou formelles visant à contrer la doctrine dont ils se réclamaient. (44.al. 56)

C’est ainsi que dès lors qu’est posée la question de la vérité et qu’on se met en quête de la nécessité de présupposer celle-ci, dès lors qu’est de même posée la question de la nature de la connaissance, un « sujet idéal » est, en général, concomitamment posé. Ce qui, explicitement ou implicitement, motive qu’on pose cette base d’élan tient à l’exigence légitime, mais qui n’en demande pas moins à être d’abord fondée ontologiquement, suivant laquelle la philosophie aurait pour thème l’« à priori » et non pas des « faits empiriques » en tant que tels. Mais poser un « sujet idéal » comme base d’élan, cela satisfait-il à cette exigence ? N’est-ce pas là un sujet idéalisé de manière arbitraire ? Avec le concept d’un tel sujet, n’est-ce pas justement l’à priori du seul sujet « facticiel », à savoir le Dasein, que l’on rate ? Est-ce qu’à la facticité du Dasein n’appartient pas co-originellement le fait d’être dans la vérité et dans la non-vérité ? (44.al. 57)

Les idées que sont le « je pur » et la « conscience en général » contiennent si peu l’à priori propre à la subjectivité « effective » qu’elles sautent par-dessus, voire n’aperçoivent pas du tout, les caractères ontologiques de la facticité du Dasein et de sa constitution d’être. Rejeter une « conscience en général », cela ne signifie pas nier l’à priori, pas plus d’ailleurs que le fait de poser un sujet idéalisé ne garantit un à priori du Dasein convenablement fondé. (44.al. 58)

L’affirmation de « vérités éternelles », de même que la confusion entre l’« idéalité », phénoménalement fondée, du Dasein et un sujet absolu, idéalisé, font partie des résidus de théologie chrétienne qui subsistent au cœur de la problématique philosophique, résidus qui sont encore loin d’avoir été expulsés de façon radicale. (44.al. 59)

L’être de la vérité se tient en connexion originelle avec le Dasein. Et c’est seulement parce que le Dasein est un étant constitué par l’être-ouvert, donc par la compréhension, que quelque chose de tel que l’être peut être compris, autrement dit que la compréhension de l’être est possible. (44.al. 60)

S’« il y a » l’être – non pas l’étant –, c’est uniquement dans la mesure où la vérité est. Et la vérité n’est que dans la mesure où le Dasein est, et aussi longtemps qu’il est. L’être et la vérité « sont » co-originels. Ce que signifie l’expression : l’être « est », expression dans laquelle il convient de bien différencier l’être de tout étant, cela ne peut faire l’objet d’une question concrète que si le sens de l’être et sa compréhension ont été éclaircis. C’est alors seulement qu’il faut déployer, et ce de façon originelle, ce qui relève du concept d’une science de l’être en tant qu’être et ce qui relève des possibilités et des modifications de l’être. Et c’est en délimitant cette recherche et sa vérité qu’il faudra montrer qu’elle consiste en un dévoilement ontologique de l’étant et en quoi consiste la vérité de ce dévoilement. (44.al. 61)

La réponse à la question du sens de l’être est encore en souffrance. Qu’est-ce que l’analyse fondamentale du Dasein que nous avons menée jusqu’ici a mis en place, qui serve à élaborer ladite question ? Ce qu’a clarifié le dégagement du phénomène du souci, c’est la constitution d’être de l’étant à l’être duquel appartient la compréhension de l’être elle-même. Ce faisant, l’être du Dasein a été parallèlement délimité vis-à-vis des modes d’être (utilisabilité, substantialité, réalité) qui caractérisent l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein. Le comprendre lui-même a été précisé, ce qui a permis également de garantir la transparence méthodologique du procédé d’interprétation de l’être, procédé visant à comprendre et à expliciter à la fois. (44.al. 62)

Si, avec le souci, il semble que l’on ait conquis la constitution d’être originelle du Dasein, alors, sur cette base, il faut que la compréhension de l’être qu’implique le souci soit elle aussi portée au concept, c’est-à-dire que le sens de l’être puisse venir à être délimité. Mais, avec le phénomène du souci, est-ce bien la constitution ontologique existentialement fondée la plus originelle du Dasein que nous avons révélée ? La diversité structurelle que renferme le phénomène du souci fournit-elle la complétude la plus originelle de l’être du Dasein en situation ? En somme, l’investigation que nous avons menée jusqu’ici est-elle parvenue à envisager le Dasein en tant qu’un tout ? (44.al. 63)