Résumé

L’objectif principal de cet article est de fournir un aperçu critique des contributions clés de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dans Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions aux XXIe siècle. Alors que Enrichissement ; une critique de la marchandise est essentiellement une étude de sociologie économique, le dernier livre de Boltanski et Esquerre reflète un changement d’orientation vers la sociologie politique. Comme le montre cet article, leur enquête sur l’ontologie de l’actualité - c’est-à-dire l’ontologie de la réalité contemporaine - contient des informations précieuses sur la relation entre la production, la circulation et la consommation de nouvelles, d’une part, et l’émergence de processus de politisation, d’autre part. La première moitié de cet article comprend un résumé des arguments centraux développés dans l’enquête de Boltanski et Esquerre, avant de passer, dans la seconde moitié, à une évaluation de ses limites les plus importantes.

Paru dans Theory, Culture & Society, 1–23, 2023 - TCS Online Forum: https://www.theoryculturesociety.org/

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Introduction : Entre Actualité et Politisation

Alors que Enrichissement : Une critique de la marchandise (2020 [2017] ; 2017a) [ci-après ECM] est une étude de sociologie économique1, le dernier ouvrage de Boltanski et Esquerre, intitulé Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions aux XXIe siècle (2022) [ci-après QAP], reflète un changement d’orientation vers la sociologie politique, prise dans un sens large. Dans cette enquête, les deux auteurs se concentrent sur la relation entre deux ensembles de processus qui sont constitutifs des sphères publiques modernes (cf. Habermas, 1989 [1962]) : d’une part, les processus de mise en actualité, qui encadrent et présentent des événements contemporains sélectionnés comme dignes d’intérêt, permettant ainsi à un grand nombre de personnes d’obtenir des informations sur ces événements. D’autre part, les processus de politisation qui, à travers la problématisation des faits et des événements, se manifestent par une multiplicité d’interprétations véhiculées dans les journaux, les discussions et les controverses.

Boltanski et Esquerre précisent que leur analyse n’est pas fondée sur une « définition normative de la sphère publique » (p. 9) ou attachée à une philosophie politique particulière. Au contraire, conformément à l’esprit « bottom-up » de la « sociologie critique pragmatique » (cf. Susen, 2012, 2015b, 2017 ; Susen et Turner, 2014), leur approche cherche à mettre en lumière « les notions implicites dont dépendent les compétences que les personnes mettent en œuvre pour agir » (p. 9). Compte tenu de leur dépendance au contexte, ces notions sont traitées comme des « ontologies historiquement et socialement situées » (p. 9).

Pour l’examen de la « sphère publique démocratique » (p. 9) par Boltanski et Esquerre, deux aspects sont particulièrement importants :

  1. Il existe une relation entre la sphère publique et l’actualité, c’est-à-dire tout ce qui se passe dans le présent, qui fait l’actualité (locale, nationale et/ou mondiale) et qui concerne (directement ou indirectement) la vie des personnes. À cet égard, le fait que la numérisation ait exacerbé la circulation continue des informations, façonnant la perception et l’interprétation de la réalité, est crucial.

  2. Il y a la dynamique de politisation qui fait référence à « la manière dont la politique se manifeste aujourd’hui dans la sphère publique » (p. 10). En s’intéressant à l’actualité, les personnes sont exposées aux processus de politisation et y participent souvent. Sans ces processus, le fonctionnement de la sphère politique serait inconcevable. Conformément à leur engagement en faveur d’une compréhension pragmatique de la réalité, Boltanski et Esquerre conçoivent la politique non pas comme le politique (dans un sens essentialiste ou substantialiste) mais comme la politisation (dans un sens relationnel et processuel).

En bref, la relation entre la production, la circulation et la consommation de nouvelles, d’une part, et l’émergence de processus de politisation, d’autre part, est au cœur de l’enquête de Boltanski et Esquerre. Dans le cadre de cette entreprise, les deux sociologues soulignent l’autonomie relative de chaque côté de cette relation complexe : tout fait ou événement rapporté dans l’actualité n’est pas nécessairement politisé, tout comme les processus de politisation peuvent se dérouler sans être couverts par l’actualité.

L’ontologie de la réalité contemporaine : Politique ou politisable ?

Dans QAP, Boltanski et Esquerre poursuivent deux objectifs principaux :

Inspirés par les commentaires de Foucault (1986 [1984]) sur la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant, ils cherchent à développer une « ontologie de l’actualité » (p. 10, italiques dans l’original) - c’est-à-dire une ontologie de la réalité contemporaine. Plutôt que de proposer une énième version d’une étude sur les media traitant du fonctionnement des technologies numériques de l’information et de la communication, Boltanski et Esquerre adoptent une approche néo-foucauldienne visant à explorer « les multiples savoirs relatifs au monde et à ce qui se passe » (p. 11). Cependant, lorsque ces connaissances circulent sous la forme de nouvelles, la plupart des gens n’ont pas d’expérience directe et personnelle des faits et des événements sur lesquels les récits sont construits. En d’autres termes, il existe un fossé entre leurs expériences directes des faits et des événements dans leur monde, d’une part, et leurs expériences indirectes des faits et des événements qu’ils connaissent via les médias, d’autre part (cf. Boltanski, 1999 [1993]).

Ces deux formes d’engagement dans le monde ont une dimension temporelle. Dans leurs travaux antérieurs, Boltanski et Esquerre (2017a, 2017b, 2020 [2017]) ont mis en évidence le rôle central de la temporalité dans l’économie de l’enrichissement, notamment en ce qui concerne la construction discursive du « passé » comme point de référence clé pour la création de valeur dans le « présent » (cf. Susen, 2018). Dans leur nouvel ouvrage, ils reconsidèrent cette « opposition canonique » (p. 12) entre « le présent » et « le passé » en termes ontologiques : le premier se produit « de manière ‘superficielle’ » (p. 12), à tel point que « la temporalité est jugée trop courte pour être vraie » (p. 12) ; le second est associé à l’idée d’une « longue période » (p. 12) - c’est-à-dire aux processus dans lesquels et à travers lesquels « l’évolution silencieuse, mais profonde, des structures a lieu » (p. 12), façonnant, sinon régissant, le cours des actions sociales.

Boltanski et Esquerre dissèquent le terrain de la politique, attirant l’attention sur sa constitution et sa fonction dans une société marquée par la production, la circulation et la consommation constante d’informations. Dans le monde occidental, la grande majorité des citoyens abordent la politique à travers le prisme des médias. Un élément vital de la politique consiste à définir ce qui compte (et ce qui ne compte pas) comme « politique » (pp. 12-13). Une partie de cette tâche consiste à s’attaquer aux questions, aux différences et aux luttes politiques - notamment en termes d’impact sur le développement de la société.

Délimiter le terrain de la politique est toutefois plus compliqué qu’il n’y paraît à première vue. En effet, Boltanski et Esquerre se méfient de la notion (sans doute inflationniste) selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, « tout est politique ». Depuis la Révolution française, ce dicton a renforcé les attentes utopiques quant à la possibilité d’une « révolution totale » (Yack, 1986 ; cf. Boltanski, 2002). Si tout était politique, alors la politique n’aurait rien en dehors d’elle-même et, par conséquent, pourrait être confondue avec la vie sociale, ou même avec n’importe quel aspect de l’existence humaine (p. 13). En remettant en question ce point de vue, nous devons reconnaître que le domaine du « politique » est plus spécifique (et plus limité) que le domaine du « social ».

En plaidant pour une « approche processuelle » (p. 13), Boltanski et Esquerre insistent sur le fait que suggérer que « tout est politique » (de manière normativiste) n’est pas moins problématique que de prétendre que « tout est social » (de manière socio-constructiviste). Ils soulignent toutefois que « tout est politisable » (p. 13, souligné dans l’original). En principe, toute facette de l’existence humaine - qu’elle puisse être classée comme dimension objective, normative ou subjective - peut être politisée. En bref, tout n’est pas politique, mais chaque chose est politisable. Étant donné ce haut degré de contingence, ce n’est pas un hasard si l’influence de la politique sur nos mondes de vie peut varier de manière significative entre différents contextes historiques (p. 13).

L’idée d’une sociologie temporalisée

L’étude de Boltanski et Esquerre repose sur une analyse approfondie de deux sources principales de données (voir pp. 23-241) : (a) 120 000 commentaires, publiés entre septembre et octobre 2019, dans Le Monde ; (b) de nombreux commentaires sur des événements passés, publiés sur deux chaînes vidéo en ligne en janvier 2021 par l’Institut national de l’audiovisuel sur YouTube - INA Société (environ 7000 commentaires) et INA Politique (environ 1300 commentaires). Les deux auteurs analysent en profondeur ce qui - conformément aux politiques de modération éditoriale - peut et ne peut pas être dit, en comparant les commentaires acceptés et rejetés entre eux, éclairant ainsi les processus de formation de l’opinion et de la volonté dans les sociétés pluralistes.

Dans leur perspective théorique, Boltanski et Esquerre soulignent le statut paradoxal de l’actualité (pp. 13-14) : d’une part, elle joue un rôle central dans nos vies, dans le sens où chacun est immergé dans une forme de réalité contemporaine, qu’elle soit vécue directement ou indirectement ; d’autre part, elle joue un rôle marginal dans nos vies, dans le sens où le type d’information qui retient notre attention tire son importance du fait qu’il se distingue des expériences quotidiennes. En effet, l’une des caractéristiques les plus remarquables de l’actualité est qu’elle rend souvent présent ce que nous pouvons vivre comme inaccessible (p. 14).

L’interprétation du matériel examiné dans QAP pose un nouveau défi aux sciences sociales (p. 15), puisqu’elle nous oblige à dépasser une sociologie pragmatique qui se limite à l’étude des pratiques journalistiques et, par conséquent, ne s’engage pas de manière soutenue dans l’axe principal du travail journalistique : l’actualité. Tout comme Boltanski et Esquerre écartent les versions réductrices des études sur les médias, ils rejettent toute « routine explicative de la sociologie classique » (p. 15) visant à mettre au jour les « propriétés dites ‘sociales’ des acteurs » (p. 15) et conduisant à un « essentialisme identitaire et comportemental » (p. 15). Dans le droit fil de cette « mission de mise au jour », il est courant de distinguer deux niveaux d’analyse dans la sociologie moderne (p. 16) : d’une part, un niveau superficiel, qui est composé de faits observables, se succédant dans le temps et aboutissant à l’émergence de l’actualité, plus ou moins ignorés ou traités comme s’ils étaient contingents et échappaient à l’investigation scientifique ; d’autre part, un niveau profond, qui est communément conçu en termes de structures sous-jacentes - un point exploré dans ECM (2020 [2017] : 338-42). Le second niveau est incarné par différentes formes de structuralisme - notamment le structuralisme social (qui tend à se concentrer sur les organisations et institutions sociales) et le structuralisme cognitif (qui présuppose l’existence de structures invariantes au sein de l’esprit humain, servant de point fixe).

Cherchant à résoudre l’opposition entre ces deux niveaux d’analyse, Boltanski et Esquerre plaident en faveur d’une sociologie temporalisée (p. 16), capable de saisir « la manière dont les gens coexistent et interagissent à un moment donné dans le temps » (p. 16) et, par conséquent, de comprendre les contingences qui imprègnent à la fois l’« actualité » et l’« histoire » (sic) de leurs mondes-de-la-vie. Les deux chercheurs résument l’objectif de leur enquête comme suit :

Nous avons pris au sérieux les commentaires d’actualité, en les considérant à la fois comme l’expression de singularités et comme des tentatives de généralisation, observer la manière dont les différents acteurs, dans le monde-de-la-vie de chacun d’eux, cherchent à s’ajuster à l’actualité, c’est-à-dire à ce qu’ils savent, en même temps que les autres, par ouï-dire. Cette possibilité de se détacher temporairement de son monde-de-la-vie pour prêter attention à ce qui est inaccessible est une manière centrale de se coordonner avec les autres et, ainsi, de « faire société ». (p. 16)

Foules, masses et réseaux

Boltanski et Esquerre distinguent trois périodes clés, qu’ils qualifient de « moments » :

  1. Le moment foule : 1870–1914
  2. Le moment masses : 1930–1970
  3. Le moment réseau : 1990–présent

Ces trois « moments » partagent plusieurs caractéristiques essentielles. Premièrement, chacun d’entre eux est façonné par un nouvel actant qui - « par son action violente, aveugle et néfaste » - « menace la société et détruit ses régulations politiques » (p. 18). Deuxièmement, chacun d’entre eux est caractérisé par « une logique d’association grégaire » (p. 18), qui rapproche les gens et, de manière quasi-collectiviste, dépouille chacun de son sens de la singularité et de l’unicité. Troisièmement, dans chacun d’entre eux, les choix individuels et l’exercice de l’autonomie de la personne sont sévèrement limités par la logique horizontale de l’imitation et/ou la logique verticale de l’intimidation ou de la manipulation. Généralement, ce type de dynamique profite aux individus qui parviennent à endosser le rôle de leader et/ou d’influenceur, dotés du pouvoir d’imposer leurs souhaits et leurs désirs à leurs adeptes (quasi-hypnotisés). En bref, ces trois « moments » ont un potentiel destructeur, normatif et imitatif/manipulateur prononcé, qui se manifeste non seulement par une transformation radicale mais aussi par une synchronisation progressive [Gleichschaltung] de la société.

L’enjeu de ces trois « moments » est la relation étroite entre l’ordre social et l’ordre politique :

  1. Le moment des foules (1870-1914) doit son essor, dans une large mesure, aux mouvements révolutionnaires. L’ouvrage d’Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine (publié en six volumes entre 1875 et 1883), qui expose les conséquences sociales et politiques de la « décadence nationale » (p. 19), est un exemple d’une telle narration. On peut également citer la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895), qui s’interroge sur le lien entre « l’esprit populaire » et « les foules criminelles » (p. 19). La Commune de Paris (1871) ainsi que les nombreuses grèves et émeutes qui ont eu lieu en France à la fin du XIXe siècle sont des points de référence clés pour ce récit de « foule » (cf. Borch, 2012).

  2. Le moment des masses (1930-1970) est inextricablement lié à la montée du fascisme (notamment en Italie, mais aussi dans d’autres pays, comme l’Espagne et le Japon), du national-socialisme (en Allemagne) et du stalinisme (en URSS). Les masses associées à ce « moment » sont devenues visibles lors des cérémonies publiques spectaculaires des régimes totalitaires et ont été amplifiées par les mécanismes de propagande, notamment à la radio et à la télévision. Ayant souffert de différents degrés de désespoir et de aliénation (cf. Arendt, 1967 [1951]), ces masses suivent un leader, dont elles confirment l’autorité - généralement renforcée par un certain pouvoir charismatique - en le (ou la) reconnaissant comme leur point de référence ultime. Les masses sont composées d’individus distincts, « qui - en raison de leur similitude absolue et des nouvelles techniques de communication et de contrôle auxquelles ils sont soumis - sont unifiés en constituant un seul corps » (p. 19).

  3. Dans le contexte du moment des réseaux (1990-présent), les gens ne sont pas moins déindividualisés et dépersonnalisés que dans les deux périodes précédentes. Étant donné les expériences désincarnées (et désincarnantes) générées par les réseaux numériques, les gens semblent être privés de leur corps. Bien sûr, les gens continuent d’exister, mais, dans la logique des réseaux numériques, ils le font principalement en laissant des traces textuelles et visuelles sur Internet. « La logique des réseaux permet de séparer le nombre d’interventions sur le Web et le nombre de personnes auxquelles ces interventions sont attribuées » (p. 20) et par lesquelles elles sont consommées. Cette logique est toutefois loin d’être sans problème : en principe, les participants au réseau peuvent dire et écrire ce qu’ils veulent, à moins que leurs contributions ne soient surveillées, et potentiellement censurées, par ceux qui contrôlent les platesformes numériques sur lesquelles elles sont publiées. Dans une large mesure, ils jouissent de cette liberté, car leur existence numérique (surtout si elle reste anonyme) échappe aux risques physiques (et de réputation) auxquels les foules et les masses sont exposées lorsqu’elles adoptent un comportement socialement « déviant » (p. 20) dans le monde « réel ». Ce problème se reflète dans le grand nombre de comportements abusifs qui sont répandus sur Internet. Un autre problème largement débattu est la mesure dans laquelle les médias sociaux et numériques ont contribué non seulement à la montée des chambres d’écho, mais aussi à la montée du populisme et de l’autoritarisme dans le monde (p. 17). En dépit de leurs avantages et de leurs inconvénients, les réseaux numériques se sont imposés comme les principaux domaines de formation de l’opinion et de la volonté au XXIe siècle. Devenu un espace de communication aussi vaste et dynamique, l’influence d’Internet semble illimitée. L’Internet est devenu si puissant qu’il peut sérieusement déstabiliser non seulement les structures et les pratiques politiques associées à la démocratie libérale mais aussi, dans un sens plus fondamental, la société dans son ensemble (p. 18).

La démocratie : Vrai ou faux ?

Selon l’anthropologie pessimiste de Hobbes (pp. 20-21 ; cf. Hobbes, 1996 [1651]), la politique est un arrangement artificiel destiné à faire en sorte que les hommes, ayant quitté l’état de nature, puissent coexister de manière plus ou moins pacifique. Cette perspective donne lieu à plusieurs oppositions curieuses : le social contre le politique, l’état de nature contre le contrat social, la barbarie contre la civilisation, la guerre contre la paix. On peut douter de la validité de ces oppositions, notamment parce que certains régimes politiques produisent des formes de vie qui sont plus proches de l’imposition de l’état de nature, de la barbarie et/ou de la guerre que de la défense des contrats sociaux, de la civilisation et/ou de la paix. En effet, les sceptiques peuvent concevoir les sociétés de foule, de masse et/ou de réseau comme des formations historiques hors de contrôle qui devraient - mais ne peuvent pas - être atténuées, et encore moins régulées, par la politique démocratique.

Boltanski et Esquerre refusent cependant de concevoir la démocratie en termes de binômes, tels que les suivants : vrai vs faux, authentique vs inathentique, direct vs indirect, délibératif vs représentatif, parfait vs imparfait, responsabilisant vs déresponsabilisant, libéral vs autoritaire - pour n’en citer que quelques-uns. Pour illustrer l’importance de ce point, ils font référence à la position adoptée par de nombreux intellectuels dans la République de Weimar au début des années 1930. Tant à droite qu’à gauche, nombre d’entre eux n’étaient pas prêts à faire le moindre effort pour défendre la République de Weimar, car elle ne répondait pas à leurs attentes irréalistes, c’est-à-dire à leur vision quelque peu limitée, puriste et finalement intransigeante de ce à quoi une « bonne » démocratie devrait ressembler (pp. 21-2). En fin de compte, non seulement l’Allemagne, mais le monde entier a payé un lourd tribut à cette poursuite dogmatique de la pureté idéologique. Elle a empêché les acteurs démocratiques d’unir leurs forces pour défendre les institutions libérales et contrecarrer la montée du national-socialisme. Les leçons tirées des grands événements historiques posent de sérieuses questions sur la nature de l’interprétation.

Interprétation : Entre suspicion et souvenir

Boltanski et Esquerre attirent l’attention sur la distinction faite par Paul Ricœur entre deux types fondamentaux d’interprétation : l’interprétation comme remémoration du sens et l’interprétation comme exercice du soupçon (p. 246).

L’interprétation, en tant qu’exercice de suspicion, vise à « réduire les illusions, à découvrir les mensonges et à exposer les simulacres » (p. 246). Elle est essentiellement motivée par l’exigence de vérité. Cette orientation peut s’exprimer de nombreuses façons - par exemple, la critique radicale de l’empire médiatique (par les intellectuels), l’exercice illégitime de l’autorité de l’État (par les journalistes), ou la reproduction systémique du pouvoir des élites (par les groupes sociaux marginalisés). Les membres du public peuvent remettre en question la validité de l’information qui leur est fournie (et la rejeter en la qualifiant de « désinformation » ou de « malinformation »). Cette perspective n’est cependant pas réductible à une forme de réalisme objectiviste, qui présuppose que les « faits » peuvent et doivent être considérés comme « réels » (p. 247) et exige que des « épreuves » soient entreprises pour établir leur véracité. Elle peut plutôt s’articuler autour de différentes versions du scepticisme catégorique et des théories de la conspiration, qui tendent à supposer que les récits sont construits par des groupes puissants pour dissimuler leurs « véritables » intérêts et agendas (cf. Boltanski, 2014 [2012] ; Susen, 2021a).

L’interprétation en tant que rappel de la signification reconnaît que « la signification la plus probable d’un texte ou d’un énoncé […] peut sembler mystérieuse ou ambiguë » (p. 247) et peut, en ce sens, être au-dessus et au-delà de notre portée immédiate. Un élément clé de cette approche est de chercher à comprendre les textes et les énoncés non seulement en contextualisant « l’interprété » mais aussi « l’interprète » (p. 247-8). Dans le cas de l’actualité, le processus interprétatif peut être basé sur l’extension contextuelle orientée vers le passé ou sur l’extension contextuelle orientée vers le futur. La première consiste à établir un lien entre les faits du présent et les faits du passé ; la seconde consiste à porter des jugements sur les conséquences (réelles ou potentielles) des faits actuels sur l’avenir à moyen et long terme (p. 248).

Dans un cas comme dans l’autre, le domaine de l’actualité se présente comme « la scène d’un processus » (p. 249 ; cf. Boltanski et Claverie, 2007), c’est-à-dire comme un cadre en constante évolution. Si, toutefois, une interprétation est poursuivie principalement dans le but de se rapprocher des faits de l’avenir, elle ne peut être qualifiée de « vraie » ou de « fausse », puisque les états de choses auxquels elle fait référence ne se sont pas encore produits et n’ont donc pas encore le statut d’une réalité établie (p. 251). En d’autres termes, les interprétations orientées vers le futur sont, par définition, plus provisoires que leurs homologues orientées vers le passé. La question de l’exactitude des jugements fondés sur le sens commun est inextricablement liée à la question de la justesse d’une interprétation (p. 252). Cela signifie que « le sentiment de justesse qui peut déclencher l’interprétation d’une nouvelle repose sur un jugement synthétique orienté à la fois vers la question de la vérité et la question de la justice » (p. 252). En termes kantiens, la recherche d’une interprétation exacte repose sur la confluence de la raison théorique et de la raison pratique dans la quête quotidienne de la vérité et de la justice.

L’exactitude d’une interprétation, cependant, est une question non seulement de (a) la relation entre ses fonctions de représentation et ses fonctions morales, mais aussi de (b) la relation entre l’interprète et l’interprété et (c) la relation entre la personne qui articule une interprétation et la personne qui essaie de lui donner un sens. De ce point de vue, une interprétation - malgré « la violence inhérente à toute opération interprétative » (p. 252) - peut être considérée comme juste dans la mesure où elle obtient un « degré d’acceptabilité, qui est lui-même, dans une certaine mesure, fonction de la convergence entre les croyances et les préjugés de la personne qui la propose et les croyances et les préjugés de ses destinataires » (p. 252 ; cf. Gadamer, 1989 [1960/1975]).

Interprétations à la « droite contre la gauche » ? L’une des caractéristiques les plus significatives des idéologies dominantes est qu’elles ont le pouvoir de façonner la manière dont les membres d’une société donnée interprètent (et, de manière cruciale, la manière dont ils n’interprètent pas) les éléments clés du passé, du présent et de l’avenir (p. 253 ; cf. Boltanski, 2008 ; Bourdieu et Boltanski, 2008 [1976] ; Susen, 2014, 2016). Réfléchissant au rôle des idéologies dans les sociétés modernes, Boltanski et Esquerre examinent la fameuse division droite-gauche, apparue à l’Assemblée nationale française il y a plus de deux siècles et qui s’est ensuite répandue dans d’autres parties du monde. À l’origine, elle traduisait la division entre les partisans de l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, similaire au modèle britannique (assis à droite de la tribune), et les partisans de la concession d’un rôle limité au roi (assis à gauche de la tribune). Différentes significations peuvent être attribuées à la division droite-gauche :

En tant qu’opposition sociale : capitalisme vs. socialisme, noble vs. non-noble, haut vs. bas, riche vs. pauvre, élite vs. peuple, dominant vs. dominé, bourgeoisie vs. proletariat, patrons vs. masses, goûts distingués vs. goûts vulgaires. Cette opposition est au cœur de la politisation des hiérarchies et des inégalités sociales. En tant qu’opposition temporelle : passé vs. futur, conservateur vs. progressiste, conservatisme vs. progressisme, arrière-garde vs. avant-garde, tradition vs. invention/renouvellement, répétition du même vs. exploration des différences. Cette opposition est au cœur de la politisation des temporalités. En tant qu’opposition normative : conformisme vs. critique, aliénation vs. émancipation, ordre vs. désordre, autoritarisme vs. démocratisme, docilité vs. révolte/revolution. Cette opposition est centrale dans la politisation de la question de la liberté.

En tant qu’opposition transcendantale : spiritualisme/idéalisme vs. matérialisme, croyance vs. raison, travail vs. travail. Cette opposition est au cœur de la politisation de la relation entre le religieux et le séculier.

On pourrait évidemment pousser cet exercice sémantique plus loin, en classant différentes valeurs, principes et/ou caractéristiques selon la taxonomie classique droite-gauche. Un tel exercice démontrerait cependant que ces schémas de classification sont variables et dépendent du contexte (p. 255) : un terme qui peut être situé à gauche dans un champ taxonomique peut être situé à droite dans un autre champ. Pour illustrer ce point, Boltanski et Esquerre font référence à « l’orientation vers la différence » (p. 255) : elle se situe « à droite » lorsqu’elle est associée à la recherche délibérée de la « distinction sociale » (p. 255), qui se manifeste par des hiérarchies et des inégalités sociales, et « à gauche » lorsqu’elle est associée à « la logique de l’émancipation, de la liberté et de la créativité » (p. 255).

Le point clé pour Boltanski et Esquerre est donc de rejeter toute lecture substantialiste de la taxonomie droite-gauche et de la remplacer par une lecture relationnelle. Dans le cadre de cette ambition, ils ne sont pas d’accord avec l’affirmation (sans doute substantialiste) de Jean-Michel Salanskis selon laquelle la « poursuite de l’égalité » est au centre de l’univers idéologique habité par « la gauche » (p. 255 ; cf. Salanskis, 2009). Les acteurs de « droite » peuvent également suivre des programmes politiques axés sur l’« égalité », même s’ils interprètent ce concept de manière très différente (par exemple, en termes d’« égalité des chances », plutôt que d’« égalité des résultats »). Un argument similaire peut être avancé pour d’autres principes et idéaux clés, tels que la « liberté », l’« autonomie », la « souveraineté », la « solidarité », etc. Dans cette optique (relationnelle), il est difficile de défendre une dichotomie rigide du type « sensibilité de droite » contre « sensibilité de gauche » (p. 256). Dans une large mesure, les termes « droite » et « gauche » tirent leur signification de « la structure de la situation d’énonciation » (p. 256) dans laquelle ils sont utilisés. En d’autres termes, le « structuralisme pragmatique » de Boltanski et Esquerre s’appuie sur les précieux enseignements du contextualisme de Wittgenstein et du poststructuralisme de Foucault, tout en rejetant toute forme de « substantialisme sémantique » (p. 257). Tout comme, selon le dernier Wittgenstein (2009 [1953], §43), « le sens d’un mot est son utilisation dans la langue », la valeur d’un principe est son utilisation dans un contexte particulier.

Numérisation et (dé)politisation

L’une des caractéristiques les plus notables de la démocratie est que, en tant que modus operandi politique, elle est censée offrir aux gens la liberté d’expression - écrite ou orale, privée ou publique, informelle ou formelle - et garantir ce privilège dans un cadre judidique définissant les limites de ce droit (p. 257). Les cas évidents où une ligne rouge est franchie sont les discours de haine, la négation de faits historiques majeurs (tels que les génocides) et les comportements discriminatoires fondés sur des formes extrêmes de classisme, de sexisme, de racisme, d’âgisme et/ou de handicap, pour n’en citer que quelques-uns. Dans les sociétés contemporaines, les acteurs individuels et collectifs peuvent être influencés de nombreuses manières : non plus exclusivement par les idéologies dominantes (p. 258) mais aussi, de plus en plus, par des stratégies de nudging (p. 260 ; cf. Gane, 2021). Celles-ci comprennent l’utilisation de l’émotion, du cadrage ou de l’ancrage pour influencer les décisions que les gens prennent, remplaçant ainsi un ensemble de modèles comportementaux par un autre et rebiaisant leurs préférences et inclinations largement inconscientes. En particulier à l’ère du numérique, où les modes d’interaction avec le monde sont fortement influencés par les algorithmes, ce changement a des répercussions importantes sur la vie des gens.

Les implications pour la régulation systémique des modes de fonctionnement comportementaux, idéologiques et institutionnels

Boltanski et Esquerre soulignent le caractère ambivalent de la politique : d’une part, elle façonne le monde de vie de chacun, exerçant son pouvoir en tant que « principe supérieur de réalité » (p. 263), auquel personne ne peut échapper ; d’autre part, elle peut être perçue comme une préoccupation spéciale, c’est-à-dire comme quelque chose qui est imposé aux gens ordinaires de l’extérieur et qui, par conséquent, peut être largement ignoré, ou du moins pas pris au sérieux, par eux (p. 263). Paradoxalement, la politique est donc à la fois un élément endogène et exogène (et, par conséquent, à la fois universel et contingent) de la vie quotidienne.

Pendant les périodes de politisation intense, les frontières entre « le politique » et « le non-politique » sont de plus en plus floues. Dans de telles périodes, le développement spontané - et souvent accéléré - des mondes de vie (p. 263) indique que tous les aspects (y compris les plus triviaux en apparence) de l’existence des gens peuvent être politisés - de leurs habitudes d’achat et de leur comportement sexuel à leur vie domestique et à leur identité personnelle. Tout comme les processus de politisation peuvent être une expression de progrès et d’émancipation, ils peuvent être rétrogrades et, par conséquent, utilisés comme un instrument de contrôle et de domination (p. 263). Au sein des démocraties, « il est toujours possible d’échapper aux campagnes de politisation en les ignorant » (p. 263). Paradoxalement, les démocraties peuvent être marquées par des degrés variables de politisation et par des degrés variables de dépolitisation. Indépendamment de l’équilibre des pouvoirs au sein d’un régime politique particulier, les sociétés démocratiques sont façonnées par des luttes pour la reconnaissance et par la concurrence entre différents agendas (p. 263 ; cf. Chaumont, 1997).

On peut soutenir que la montée du populisme et de l’autoritarisme, exacerbée par les chambres d’écho des médias sociaux et numériques, est au moins en partie le résultat du profond sentiment d’incertitude existentielle, voire d’insécurité, que ressentent de plus en plus de personnes dans le monde (p. 264). En particulier, ceux qui se considèrent comme « politiquement cohérents et responsables » (p. 264) peuvent constater qu’ils ont « perdu le sens de l’Histoire [mondiale] » (p. 264, souligné dans l’original) ainsi que « le sens de leur histoire [locale] » (p. 264) et, par conséquent, de leur capacité à donner un sens à leur existence dans le contexte de leur monde de vie. C’est donc l’un des plus grands défis pour les acteurs humains que d’attacher un sens à la fois à l’Histoire (en tant que processus de transcendance du monde de vie) et à l’histoire (en tant que processus de gestion du monde de vie) et de saisir les tensions possibles entre les deux (p. 264).

S’inspirant de Hannah Arendt, Boltanski et Esquerre insistent sur le fait que - pour éviter de tomber dans les pièges du relativisme, du nihilisme, des théories du complot et/ou de la simple propagande - nous devons faire la différence entre les vérités factuelles et les interprétations (p. 267). Cette distinction rend possible, et même nécessaire, « l’assujettissement de la politique aux exigences constantes de justification, malgré la pluralité des espaces temporels auxquels elle est confrontée » (p. 267). Dans cette optique, il est impératif que la politique - dans la mesure où elle est orientée vers le changement social et, par extension, vers la construction d’un avenir meilleur - soit attentive aux vérités factuelles du passé, établies par les historiens, et aux vérités factuelles du présent, garanties par les gardiens de l’actualité, des journalistes et commentateurs aux universitaires et chercheurs. Si, en revanche, les vérités factuelles sont traitées comme s’il s’agissait de « créations imaginaires » (p. 267), nous entrons alors dans le territoire de la « fausse actualité » fondée sur les « fake news ».

La « dialectique des Lumières » est à la modernité ce que la « dialectique de l’Internet » est à la modernité tardive : toutes deux sont révélatrices de la profonde ambivalence intégrée aux formes de vie technologiquement avancées. D’une part, les réseaux sociaux créés par l’Internet ont généré des sphères de communication et de discussion plus accessibles, plus inclusives et plus globales que tous leurs prédécesseurs. D’autre part, ces réseaux ont produit non seulement des chambres d’écho à une échelle sans précédent, mais aussi un flux accéléré de données, dont la fiabilité et la véracité peuvent, dans de nombreux cas, être mises en doute - étant donné la rapidité et la facilité avec lesquelles l’information (et, par voie de conséquence, la désinformation) peut circuler sans être soumise à des processus éditoriaux sérieux de « vérification des faits ». L’info-divertissement (voir Susen, 2015a : 227) est une manifestation relativement bénigne de cette tendance. La propagation des discours de haine, la négation de faits historiques majeurs, les théories du complot et les discours discriminatoires, ainsi que la montée du populisme et de l’autoritarisme, intensifiée par la diffusion de la mission et de la désinformation, sont des manifestations malignes de cette tendance (pp. 268-70).

Les technologies numériques ont redéfini la relation entre la circulation des informations et l’articulation de la critique sociale. L’Internet est devenu l’un des principaux outils de politisation de la réalité. Étant donné qu’un nombre croissant de personnes à travers la planète obtiennent leurs informations sur des faits et des événements (locaux, nationaux, régionaux et mondiaux) sur Internet, leur perception de la réalité est fondamentalement médiatisée par la numérisation de leur subjectivité. À travers « la relation dialectique entre les faits connus par expérience et les éléments rapportés » (p. 270) pertinents pour la construction symbolique de la réalité, les « principaux objets de lutte » (p. 270) sont constamment reconstitués. Les acteurs doivent mobiliser les ressources cognitives et normatives de leur capacité critique afin de préparer un sentiment d’agentivité dans des sociétés de plus en plus numérisées.

Réflexions critiques

Comme nous l’avons vu plus haut, les deux pierres angulaires de l’enquête de Boltanski et Esquerre sont le processus de mise en actualité et le processus de politisation. Comme le soulignent les deux auteurs, tout n’est pas politique, mais tout est politisable. On pense au célèbre slogan « le personnel est politique », qui était au cœur du mouvement étudiant et du féminisme de la seconde vague à partir de la fin des années 1960. Les deux sociologues ont raison de se méfier de toute forme de « pan-politisme », selon lequel « tout est politique », et pas seulement politisable. Des critiques peu sympathiques pourraient cependant objecter que Boltanski et Esquerre énoncent une évidence et que le même argument (« anti-pan-iste ») s’applique à d’autres dimensions de la vie sociale. Par exemple, si tout n’est pas moral, esthétique ou marchandisé, tout peut être moralisé, esthétisé ou marchandisé. Ces questions sont au cœur des préoccupations de la sociologie (et de la philosophie) morale, culturelle et économique. Dans le même ordre d’idées, la différence entre « le politique » et « le politisable » est un objet de controverse en sociologie (et en philosophie) politique. Le défi consiste donc à mettre en lumière la confluence de processus sociaux puissants (tels que la politisation, la moralisation, l’esthétisation et la marchandisation), notamment en termes d’impact sur la constitution et le développement des formes de vie (cf. Jaeggi, 2018 [2014] ; Susen, 2022a).

Dans ECM, Boltanski et Esquerre identifient quatre principales « formes d’évaluation » (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : esp. ch. 4 ; cf. Boltanski et Esquerre, 2017b : 67-70, 72-3), également désignées comme une « pragmatique distinctive de l’établissement de la valeur » (Fraser, 2017 : 59 ; cf. Susen, 2020 : 325-30). Ces formes d’évaluation, dont les « relations peuvent être articulées comme un ensemble de transformations » (Boltanski et Esquerre, 2017b : 68, souligné dans l’original)2, peuvent être résumées comme suit :

  1. La « forme standard », qui est vitale pour les économies industrielles et qui permet une production de masse (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : esp. ch. 5, ch. 6) ;

  2. La « forme collection », qui prévaut dans les économies d’enrichissement et qui repose sur un récit attaché au passé de l’objet (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : esp. ch. 7, ch. 8) ;

  3. La « forme tendance », qui est cruciale pour les économies de la mode et dont les principaux points de référence sont des individus contemporains très en vue, comme les célébrités actuelles (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : esp. ch. 9) ;

  4. la « forme de l’actif », qui est prépondérante dans les économies financières et qui est motivée par l’incitation à revendre les objets à profit à un moment donné dans le futur (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : esp. ch. 10).

Ces quatre formes d’évaluation, indépendamment des différences émanant de leurs « arènes de transaction spécifiques » (Boltanski et Esquerre, 2017b : 70), partagent une caractéristique importante : les prix des marchandises qui les soutiennent « peuvent être justifiés ou critiqués selon une série d’arguments différents » (Boltanski et Esquerre, 2017b : 70, nous soulignons). Leur développement est contingent aux pratiques justificatives et critiques réalisées par les acteurs du marché, qui - notamment en tant qu’acheteurs et/ou vendeurs - contribuent à la reproduction de la logique d’interaction et de transaction propre à chacune de ces formes de valorisation.

Étant donné son intérêt marqué pour la numérisation de la société (y compris la numérisation de la politique), le dernier livre de Boltanski et Esquerre aurait bénéficié d’une analyse approfondie des « formes d’évaluation » susmentionnées.

Tout d’abord, on peut se demander si les économies numériques méritent ou non d’être considérées comme une « forme d’évaluation » distincte, fondée sur la « forme virtuelle ». Les économies numériques s’inscrivent dans un réseau mondial d’interactions et de transactions commerciales, qui sont toutes non seulement rendues possibles mais aussi accélérées par des technologies de l’information et de la communication très avancées. En raison de la numérisation de presque tout, il semble que la « base » et la « superstructure » s’effondrent l’une dans l’autre (cf. Hall, 1977 ; Susen, 2015a : 90-92, 97-8, 100-1).

Deuxièmement, on peut se demander quelles sont les implications de cette cinquième « forme d’évaluation », non seulement pour la sociologie économique (l’objet de ECM), mais aussi pour la sociologie politique (l’objet de QAP). Boltanski et Esquerre soulignent à juste titre le caractère profondément ambivalent de l’ère numérique. En substance, cette ambivalence est due à la tension entre les caractéristiques progressives et rétrogrades des formes de vie technologiquement avancées, y compris leurs « formes d’évaluation » prédominantes. La question est de savoir où ce voyage va nous mener, en tant que société et en tant qu’espèce (cf. Susen, 2022b).

Troisièmement, pour saisir la spécificité du type de capitalisme qui tire parti de l’ensemble des (quatre - ou, sans doute, cinq) formes d’évaluation, Boltanski et Esquerre proposent d’utiliser le terme « capitalisme intégral »3. La co-articulation de ces formes de valorisation est centrale à l’émergence d’une nouvelle variante du capitalisme. La principale raison pour laquelle ce type d’organisation économique multicouche est non seulement remarquablement robuste mais aussi hautement adaptable est que le secret de son succès consiste à « exploiter de nouveaux gisements de richesse et à interconnecter différentes manières de valoriser les choses » (Boltanski et Esquerre, 2017b : 74), en veillant à ce que celles-ci soient mises en circulation pour acquérir un profit maximal. Une question clé qui requiert l’attention des sociologues contemporains concerne donc les nombreuses façons dont les biens peuvent être situés simultanément dans (a) des économies industrielles de « formes standard », (b) les économies d’enrichissement qui ont des « formes de collection », (c) les économies de mode qui ont des « formes de tendance », (d) les économies financières qui ont des « formes d’actifs », et - comme nous pouvons l’ajouter - (e) les économies numériques qui ont des « formes virtuelles ». En fait, les valeurs attribuées à un élément peuvent différer selon les économies « spécifiques à une forme » et selon les contextes spatio-temporels. On peut soutenir que cette dynamique à plusieurs niveaux s’applique, pour utiliser la terminologie bourdieusienne, à plusieurs champs sociaux4 - c’est-à-dire non seulement au champ économique (et à ses divers sous-domaines) mais aussi, par exemple, au champ journalistique et au champ politique. Une dimension clé qui doit être explorée plus avant est la mesure dans laquelle les « formes d’évaluation » susmentionnées façonnent simultanément l’immersion des gens dans l’actualité et la dynamique de politisation.

L’utilisation du terme « monde vécu » par Boltanski et Esquerre peut susciter une certaine sympathie. Reconnaissant l’influence de philosophes éminents, tels que Dilthey et Husserl, Boltanski et Esquerre précisent qu’ils emploient essentiellement ce concept de manière habermassienne (pp. 297-298n7). Comme Habermas, ils considèrent l’« interaction sociale » en général et l’« action communicative » en particulier comme deux composantes constitutives du monde de la vie. Cependant, contrairement à Habermas, ils rejettent l’opposition conceptuelle entre « monde de la vie » et « système » et la remplacent par la distinction entre « la relation des gens à ce qui leur est accessible » et « la relation des gens à ce qui leur est inaccessible » (298n7). La première est basée sur leur expérience directe et « vécue » de la réalité, tandis que la seconde résulte de leur engagement technologiquement médiatisé avec la réalité. Cette approche alternative, cependant, n’est pas nécessairement moins problématique que celle proposée par Habermas.

D’abord, on peut objecter que la conception qu’Habermas se fait du monde de la vie est beaucoup plus différenciée que Boltanski et Esquerre ne semblent le suggérer. (Pour un compte rendu détaillé et critique, voir Susen, 2007 : ch. 3, ch. 4 ; voir aussi Susen, 2021b : 381-2, 389-92). Non seulement la relation entre « monde de la vie » et « système » (et, par voie de conséquence, entre herméneutique/phénoménologie et fonctionnalisme/théorie des systèmes) est plus complexe que Boltanski et Esquerre ne semblent le dire, mais il en va de même pour la relation entre les différentes composantes du monde de la vie (c’est-à-dire la culture, la société et la personnalité), y compris leur fonction constitutive de l’espèce (qui est de fournir des sources d’interprétation, d’intégration et de formation de l’identité). Il est vrai que, pour Habermas, l’action communicative est le moteur de l’activité humaine au sein du monde de la vie. Pour lui, cependant, d’autres formes d’action (notamment l’action téléologique, l’action normativement régulée et l’action dramaturgique) sont également toujours déjà présentes dans le monde de la vie - c’est-à-dire avant d’être colonisées par la capacité de pilotage des deux principaux domaines du système, à savoir l’État et le marché (cf. Habermas, 1987a [1981], 1987b [1981]). Ce point de vue illustre le fait que certaines des dimensions les plus problématiques de la vie sociale (comme la prépondérance de l’action instrumentale en fonction du contexte), loin d’émaner exclusivement du « système » (Habermas) et/ou de la « relation des gens à ce qui leur est inaccessible » (Boltanski et Esquerre), sont des composantes endogènes, plutôt que simplement exogènes, du monde de la vie et/ou de la « relation des gens à ce qui leur est accessible ».

Deuxièmement, la « thèse de la colonisation » - malgré ses limites - est plus perspicace que Boltanski et Esquerre, qui rejettent l’ensemble de l’architecture du système des mondes de vie, ne le reconnaissent à Habermas. Cette thèse est basée sur l’hypothèse que nos mondes-de-la-vie sont colonisés par la rationalité fonctionnaliste du système, notamment par la logique administrative de la bureaucratisation de l’État et la logique de maximisation des profits de la concurrence du marché. On peut soutenir que la « thèse de la colonisation » peut être appliquée pour saisir l’influence exercée par les réseaux technologiques. Il est difficile de surestimer le degré auquel, dans le « moment réseau », le monde de la vie des gens a été profondément colonisé par les technologies numériques. Cette tendance pose de sérieuses questions sur la nature de l’« agentivité », notamment parce que les technologies avancées sont essentiellement des formes d’agentivité non humaines (ou des formes étendues d’agentivité humaine), confirmant la proposition de Boltanski et Esquerre selon laquelle chacun de leurs grands « moments » historiques est façonné par un nouvel agent [actant], transformant ainsi la société à un niveau fondamental. Pour défendre Boltanski et Esquerre, nous devons reconnaître que, dans de nombreuses situations, la différence entre « monde de vie » et « système » peut être floue. Par exemple, lorsque nous utilisons un ordinateur et surfons sur Internet, nous sommes - présumément - immergés à la fois dans un « monde de vie » (expérientiel) et dans un « système » (numérique). C’est précisément en raison de la mesure dans laquelle le premier peut être colonisé par le second que la « thèse de la colonisation » de Habermas a un poids explicatif important.

Troisièmement, comme le montre clairement une compréhension nuancée du monde de la vie, il n’existe pas, à proprement parler, d’expérience « directe » ou « immédiate » de la réalité. Même lorsque nous faisons une expérience  « directe » ou « immédiate » du monde, nous le faisons par l’intermédiaire de nos sens, c’est-à-dire par le biais de ces derniers. Par définition, même lorsque notre expérience du monde n’est pas médiatisée par des forces systémiques (y compris technologiques), elle est médiatisée par nos sens. L’une des principales contributions de l’idéalisme transcendantal de Kant à la philosophie moderne est d’avoir attiré l’attention sur le fait que, grâce à nos sens, tout ce à quoi nous pouvons accéder est le  « monde phénoménal » (c’est-à-dire le monde que nous percevons et dont nous faisons l’expérience), plutôt que le « monde nouménal » (le monde en soi ou le monde des choses telles qu’elles sont réellement). Alors que le premier est connaissable, le second n’est que déductible. Bien entendu, il ne s’agit pas de suggérer que la distinction de Boltanski et Esquerre entre « l’accessible » et « l’inaccessible » est équivalente à la distinction de Kant entre « le phénoménal » et « le nouménal » (voir Kant, 1995 [1781] ; cf. Oberst, 2015 ; Ward, 2006 : Partie I). Un défi potentiellement fructueux découlant du mouvement contre-intuitif qui consiste à combiner le structuralisme pragmatique de Boltanski et Esquerre avec l’idéalisme transcendantal de Kant peut toutefois être résumé comme suit : nous devons examiner les implications ontologiques, épistémologiques et sociologiques du fait que la tension entre « l’accessible » et « l’inaccessible » est équivalente à l’idéalisme transcendantal de Kant (voir Kant, 1995 [1781]) toujours déjà présente dans le monde de la vie - c’est-à-dire avant toute forme de médiation systémique ou technologique.

Enfin, en développant le point précédent, la vie quotidienne comprend un « constant mouvement de va-et-vient […] entre ce qui peut être connu par l’expérience et ce qui ne peut être connu que de manière médiate » (Boltanski, 2014 [2012] : 229 ; cf. Susen, 2021a : 33), entre l’accès apparemment direct que nous obtenons au monde en vertu de nos sens et les moyens indirects d’acquérir des connaissances sur le monde en vertu de la raison et de la logique. La portée considérable de cette question est illustrée par l’éternel débat entre l’empirisme et le rationalisme. Les empiristes peuvent rechercher des preuves empiriques, les rationalistes des arguments solides étayés par un raisonnement logique, et les kantiens peuvent s’efforcer de combiner les données rapportées par nos sens avec les idées obtenues par l’interaction triadique entre Verstand, Vernunft et Urteilskraft (cf. Susen, 2022a : 305). Un autre défi (empirique et théorique) pour Boltanski et Esquerre serait d’explorer la mesure dans laquelle tant « la relation des gens à ce qui leur est accessible » que « la relation des gens à ce qui leur est inaccessible » sont fondamentalement façonnées par leur relation à l’expérience et à la raison.

Boltanski et Esquerre ont raison de rejeter les approches réductrices - notamment substantialiste, essentialiste, comportementaliste et déterministe - dans les sciences sociales. En sociologie, comme ils le soulignent, il est courant d’établir une distinction entre un niveau superficiel, qui est composé de faits observables, et un niveau profond, qui contient différents ensembles de structures sous-jacentes. En y regardant de plus près, on s’aperçoit toutefois que cette approche souffre de plusieurs lacunes.

Premièrement, la distinction entre « le niveau superficiel » et « le niveau profond » est bien plus complexe que Boltanski et Esquerre semblent le suggérer. Dans l’histoire des idées, cette distinction remonte à la philosophie grecque antique (Grayling, 2020 [2019]), partie I ; cf. Susen, 2021a : 44). Toutes les grandes branches de la recherche - c’est-à-dire les sciences humaines, les sciences sociales et les sciences naturelles - ont été aux prises avec l’idée que la réalité se divise en deux niveaux fondamentaux : d’une part, le niveau des surfaces et des apparences ; d’autre part, le niveau des essences et des substances. En philosophie (notamment dans ses variantes kantienne et néo-kantienne), cette distinction peut être saisie dans l’opposition « phénoménal-vs-nouménal ». En sociologie (notamment dans ses variantes structuraliste et « critique »), cette distinction peut être saisie dans l’opposition entre l’« apparent », l’« illusoire », le « trompeur » et le « mensonger », d’une part, et le « caché », le « réel », le « véritable » et l’« authentique », d’autre part. Dans l’un de ses précédents ouvrages, Boltanski (2014 [2012]) a procédé à un examen approfondi de ces tensions, notamment dans le cadre de l’antinomie « REALITÉ versus realité » (p. xv ; cf. ch. 1). Étant donné l’importance de cette question pour l’analyse de la relation entre actualité et politisation, QAP aurait bénéficié d’une évaluation plus nuancée de cette question.

Deuxièmement, Boltanski et Esquerre mentionnent le structuralisme social (qui tend à se concentrer sur les organisations et les institutions sociales) et le structuralisme cognitif (qui présuppose l’existence de structures invariantes dans l’esprit humain, servant de point fixe). Leur exposé aurait cependant pu être plus raffiné, en attirant l’attention sur le fait qu’il existe des structures invariantes dans l’esprit humain. Il existe de nombreux types de structuralisme, qui reposent tous sur une distinction fondamentale entre « un niveau superficiel » (celui des faits observables) et « un niveau profond » (celui des structures sous-jacentes) : structuralisme linguistique, structuralisme anthropologique, structuralisme économique, structuralisme biologique, structuralisme génétique, pour n’en citer que quelques-uns. Il aurait été utile que les auteurs identifient les principaux points de (a)convergence, de (b) divergence et de (c) fertilisation croisée entre leur propre « structuralisme pragmatique » (voir Boltanski et Esquerre, 2020 [2017] : 5-6, 338-42, 343) et d’autres formes de structuralisme.

Troisièmement, Boltanski et Esquerre soutiennent que, dans les sciences sociales contemporaines, l’étude du présent est sous-estimée et l’étude de l’histoire est surestimée. Selon eux, la première est associée au niveau superficiel des faits observables, tandis que la seconde est associée au niveau profond des structures sous-jacentes, notamment en termes de généalogie. La sociologie contemporaine (du moins dans le monde académique anglophone), cependant, a été marquée par la tendance opposée - c’est-à-dire l’obsession à courte vue du présent (exprimée dans une recherche de « changements d’époque ») et le manque d’intérêt pour le passé (et, par conséquent, un manque de compréhension du degré auquel son étude est indispensable à une compréhension globale du présent). La prépondérance de la « lentille présentiste » se manifeste par le fait que de grandes parties de l’agenda disciplinaire de la sociologie ne contribuent pas à une compréhension véritablement historique de la réalité sociale. Au début du XXIe siècle, la sociologie historique tend à être considérée comme un sous-domaine hautement spécialisé de la sociologie, plutôt que comme un domaine central de celle-ci. Cette limitation conceptuelle et méthodologique importante est renforcée par l’utilisation répandue d’étiquettes de périodisation simplistes (telles que « prémoderne », « moderne » et « tardive-moderne »/« postmoderne »). Ainsi, nous sommes confrontés à un curieux paradoxe : dans les cercles sociologiques dominants, « la volonté de périodiser » reste forte, tout comme l’accent analytique sur le présent, plutôt que l’engagement en profondeur avec le passé, reste populaire. Tant le « stagisme » que le « présentisme » soulignent l’esprit critique (et historiciste) qui imprègne la sociologie classique (Susen, 2020 : ch. 7). Ironiquement, cette tendance converge avec l’intérêt de Boltanski et Esquerre pour l’immersion et l’engagement des gens dans l’actualité - bien que, à leur décharge, il faille dire que leur engagement sérieux à mener des recherches empiriques et généalogiques va à l’encontre du type d’attitude de fanfaronnade associée au Zeitgeist-surfing.

Le compte rendu de Boltanski et Esquerre sur la division droite-gauche est perspicace pour plusieurs raisons :

  1. Il souligne que cette division peut être conceptualisée à différents niveaux - notamment en termes sociaux, temporels, normatifs et transcendantaux.

  2. Il illustre la constitution multiforme de cette division - à la fois au sein et entre les niveaux d’analyse susmentionnés.

  3. Il démontre que les schémas de classification attachés à cette division, loin d’être fixes et universels, sont variables et dépendent du contexte.

De manière générale, Boltanski et Esquerre ont raison de rejeter toute forme de réduction substantialiste de la taxonomie droite-gauche et de la remplacer par une interprétation relationnelle de cette taxonomie. Il existe toutefois des questions essentielles qui n’ont pas été abordées (mais qui devraient l’être) en ce qui concerne la division droite-gauche :

  1. En raison de sa structure dichotomique, elle ne parvient pas à rendre compte des paysages politiques très différenciés des sociétés pluralistes du XXIe siècle. La plupart des sociétés pluralistes contiennent des arènes politiques avec un large spectre de positions et de dispositions, dont la diversité, la complexité et la confluence sont irréductibles à la logique étroite d’une simple antinomie droite-gauche.

  2. En raison de sa structure anachronique, elle ne rend pas compte du rôle des processus d’hybridation politique qui ont façonné, et continuent de façonner, la plupart des sociétés pluralistes au XXIe siècle. Les idéologies politiques « majeures » de la modernité (c’est-à-dire l’anarchisme, le communisme/socialisme, le libéralisme, le conservatisme et le fascisme), ainsi que leurs équivalents « sub-majors » (tels que le nationalisme, le féminisme et l’environnementalisme) et les idéologies « intersectionnelles », L’anarchisme, le communisme/socialisme, le libéralisme, le conservatisme et le fascisme), ainsi que leurs contreparties « sous-majoritaires » (telles que le nationalisme, le féminisme et l’environnementalisme) et leurs éléments « intersectionnels » (tels que l’« anti-classisme », l’« anti-sexisme », l’« antiracisme », l’« anti-âgisme » et l’« anti-capacitisme »), ont été de plus en plus féconds, donnant lieu à des projets et à des alliances qui, au moins dans une certaine mesure, transcendent le clivage traditionnel entre la droite et la gauche (cf. Susen, 2015a : 192-4).

  3. En raison de sa structure essentialiste, elle ne parvient pas à rendre compte de la constitution intersectionnelle des sociétés hautement différenciées du XXIe siècle. Les modèles de classification susmentionnés doivent être révisés en fonction des multiples significations qu’ils acquièrent par l’interaction entre des variables sociologiques clés - telles que la classe, le genre, l’orientation sexuelle, l’ethnicité, la « race », l’âge et les (in)capacités.

Pour être clair, il ne s’agit pas de suggérer que nous sommes entrés dans une ère « post-idéologique » (Bell, 2000 [1960] ; Donskis, 2000 ; Rubinstein, 2009 ; Susen, 2014 ; Susen, 2015a : 32, 192-5 ; Waxman, 1968). Il s’agit plutôt de reconnaître que - étant donné la pluralisation des champs sociaux (et, par conséquent, des positions, des dispositions, des intérêts, des identités et des discours) dans des formes de vie complexes - les conceptions classiques de la division droite-gauche ne rendent guère justice à la multiplicité des facteurs qui façonnent la diversité des modes de fonctionnement comportementaux, idéologiques et institutionnels prévalant dans les sociétés polycentriques.

La distinction entre les trois périodes clés - à savoir le « moment de la foule » (1870-1914), le « moment de la masse » (1930-1970) et le « moment du réseau » (1990-présent) - est au cœur de QAP. Ce cadre tripartite est toutefois loin d’être sans problème.

Tout d’abord, le potentiel destructeur que, vraisemblablement, les trois « moments » ont en commun peut être central aux « foules » et aux « masses », mais il est difficile de voir pourquoi il devrait être considéré comme une caractéristique constitutive des « réseaux ». Il est vrai que l’essor des périodes historiques est inconcevable sans la force transformatrice de l’Aufhebung : elles comprennent et transcendent les éléments du passé, entraînant la consolidation d’un nouveau « moment ». En ce sens, non seulement la notion de « sublation » de Hegel mais aussi celle de « destruction créatrice » de Schumpeter peuvent rendre compte de la mesure dans laquelle chaque nouveau « moment » d’époque peut succéder au précédent en l’incorporant et en le remplaçant simultanément. Comme l’ont illustré les grandes guerres de la fin du 19e siècle et du début et du milieu du 20e siècle, le potentiel destructeur du « moment de foule » et du « moment de masse » dépasse de loin celui du « moment de réseau ». Il ne s’agit pas de nier que les réseaux numériques ont des aspects transformateurs (avant tout, la numérisation de presque toutes les facettes de nos vies) ainsi que des aspects négatifs (comme la diffusion de discours haineux, la négation de faits historiques majeurs, les théories du complot, les discours discriminatoires et la diffusion de fausses informations et de désinformation). Il est toutefois exagéré de suggérer qu’elle contribue ainsi effectivement à la destruction de la société en général et des régulations politiques en particulier.

Deuxièmement, l’idée que chacun de ces trois « moments » est caractérisé par « une logique d’association grégaire » (p. 18) - qui rapproche les gens et, d’une manière quasi collectiviste, dépouille chaque personne de son sentiment de singularité et d’unicité - peut s’appliquer aux « foules » et aux « masses », mais elle ne s’applique que partiellement aux « réseaux » (numériques). En fait, l’essor des réseaux numériques a contribué aux processus d’hyper-individualisation et a renforcé l’idéologie de l’hyper-individualisme (Susen, 2015a : 36, 120). Cette tendance a été largement discutée en termes de « transformation du soi » dans les sociétés modernes, voire postmodernes (cf. Susen, 2015a). Dans la mesure où, dans un sens durkheimien, le passage de la société prémoderne à la société moderne a conduit à la transition de la solidarité « mécanique » à la solidarité « organique », dans un sens post-durkheimien, le passage de la société moderne à la société tardive ou postmoderne s’accompagne de la transition de la solidarité « organique » à la solidarité « liquide » (cf. Gafijczuk, 2005). Autrement dit, nous sommes passés du « culte de Dieu » prémoderne au « culte de l’individu fragmenté » postmoderne, en passant par le « culte du sujet unitaire » moderne. Dans les sociétés modernes et postmodernes, les acteurs sont censés être capables de construire et de reconstruire leur identité en choisissant parmi une grande variété de variables sociologiques, ce qui leur permet de développer un sentiment de subjectivité unique : classe, sexe, orientation sexuelle, ethnicité, « race », préférences culturelles, style de vie, religion, âge, capacité ou idéologie politique - pour n’en citer que quelques-unes. Le « moment réseau » a plutôt exacerbé et accéléré cette tendance. Pour être clair, l’impact de « l’ère numérique » sur la constitution de la personnalité est étudié depuis plusieurs décennies5. L’essor du « moi numérique » a conduit à l’émergence d’un nouveau type de « subjectivité numérique », de plus en plus répandu6. L’analyse du »moment réseau » par Boltanski et Esquerre aurait gagné à examiner dans quelle mesure la numérisation de la subjectivité implique divers processus contradictoires - tels que l’individualisation vs la standardisation, la personnalisation vs l’homogénéisation, la fragmentation vs l’unification, l’exclusion vs l’inclusion, l’isolement vs l’intégration, l’aliénation vs la réalisation de soi, et la domination vs l’émancipation (voir Susen, 2015a : 116).

Troisièmement, une autre réserve évidente, susceptible d’être soulevée par certains critiques, notamment ceux qui défendent une perspective postcoloniale, est que - en termes de données empiriques, de points de référence historiques et d’orientation théorique - l’enquête de Boltanski et Esquerre est non seulement largement eurocentrique mais aussi, à bien des égards, francocentrique. Cette limitation se reflète dans les fondements empiriques, historiques et théoriques de leur projet :

• Les sources de données utilisées dans QAP sont essentiellement françaises (Le Monde et Institut national de l’audiovisuel sur YouTube - INA Société et INA Politique).

• La grande majorité des exemples donnés sont européens (principalement français), et la période est basée sur une vision eurocentrique de l’histoire (qui, bien que pertinente pour le monde « occidental », peut ne pas s’appliquer à d’autres parties du monde).

• Leur cadre théorique, que l’on peut qualifier de « structuralisme pragmatique », n’intègre aucune des approches visant à remettre en question les agendas eurocentriques dans le monde universitaire, notamment celles associées aux études postcoloniales et décoloniales (cf. Bhambra, 2007, 2014).

Pour être clair, il ne s’agit pas de rejeter (a) la quantité impressionnante de données que les auteurs ont recueillies et minutieusement disséquées pour leur entreprise, (b) la pertinence de leur schéma de périodisation tripartite, et (c) les contributions précieuses de leur « structuralisme pragmatique ». Il s’agit plutôt de prendre au sérieux l’accusation selon laquelle les fondements empiriques, historiques et théoriques de leur projet restent eurocentriques, voire largement francocentriques. La tentative d’aborder ce point ne se veut pas un exercice de correction politique (ou sociologique). Si elle était poursuivie de manière constructive, elle élargirait encore davantage la portée de la recherche de pointe et très originale de Boltanski et Esquerre, contribuerait à la (dé)provincialisation des sciences sociales (cf. Burawoy, 2005 ; Chakrabarty, 2000 ; Kerner, 2018) et ouvrirait de nouvelles voies pour le développement d’une sociologie véritablement mondiale (cf. Susen, 2020 : partie II).

Conclusion

Comme nous l’avons montré ci-dessus, la question de la relation entre actualité et politisation est au cœur de l’étude de Boltanski et Esquerre. Les gens sont constamment exposés à la première et influencés par elle - surtout à l’époque actuelle, où leur vie est de plus en plus colonisée par les technologies de l’information numérique. Dans le même temps, les gens sont directement ou indirectement affectés par les secondes - les faits et les événements sont politisés et, par conséquent, intégrés de manière discursive dans leur imaginaire et leurs conversations quotidiennes. Comme illustré dans la première partie de cet article, l’enquête de Boltanski et Esquerre sur l’ontologie de la réalité contemporaine contient des informations précieuses sur la relation entre la production, la circulation et la consommation des informations, d’une part, et l’émergence de processus de politisation, d’autre part. Leur contribution la plus importante est peut-être de mettre en lumière les implications sociologiques (et philosophiques) de l’écart entre nos expériences directes des faits et des événements dans nos mondes de vie, d’une part, et nos expériences indirectes des faits et des événements via les médias numériques, d’autre part. Les processus de politisation qui se produisent principalement par le biais de ces derniers sont potentiellement problématiques, car ils n’ont pas la qualité et l’intensité des expériences de première main et de l’implication de la base fournies et encouragées par les premiers. Les processus de politisation qui se déroulent principalement par le biais des premiers sont potentiellement problématiques, car ils n’ont pas la portée mondiale et le sens de l’interconnexion générés et renforcés par les seconds. Comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce document, QAP, malgré ses atouts considérables, présente des limites importantes, qui peuvent être surmontées en affinant et en élargissant les dimensions empiriques, historiques et théoriques du travail de Boltanski et Esquerre.

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Simon Susen

Simon Susen est professeur de sociologie à l’Université de Londres. Avant de rejoindre City en 2011, il a été chargé de cours à Birkbeck, Université de Londres (2010-2011), à l’Université de Newcastle (2008-2010) et à Goldsmiths, Université de Londres (2007-2008). Il a obtenu son doctorat à l’université de Cambridge en 2007. Auparavant, il a étudié la sociologie, la politique et la philosophie dans plusieurs universités et centres de recherche internationaux, dont l’université de Cambridge, l’université d’Édimbourg, le Colegio de México, la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales à Mexico et l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il est professeur affilié de sociologie à l’Universidad Andrés Bello de Santiago du Chili. En outre, il est membre associé de l’Institut Bauman et, avec Bryan S. Turner, rédacteur en chef du Journal of Classical Sociology.

Notes

Sauf indication contraire, toutes les références de pages sont celles de Boltanski et Esquerre (2022). Je suis reconnaissant à Christopher Mikton et Catherine Porter d’avoir fait plusieurs suggestions utiles.


  1. Voir Fraser (2017). Voir également Boltanski et Esquerre (2017b). En outre, voir, par exemple : Angeletti (2019) ; Boltanski et al. (2015) ; Outhwaite (2018) ; Susen (2018). Cf. Diaz-Bone (2021).↩︎

  2. Boltanski et Esquerre précisent qu’ils conçoivent cet « ensemble de transformations » au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss. Sur ce point, voir Boltanski et Esquerre (2020 [2017] : 4, 110). Voir, en particulier, Lévi-Strauss (1962). Voir aussi Maniglier (2002 : 55-6). Sur la pertinence des travaux de Lévi-Strauss pour l’argumentation de Boltanski et Esquerre, voir, par exemple : Boltanski et Esquerre (2020 [2017] : 4, 79-80, 110-11, 132, 163, 190-191, 336-7, 388n1, 410-411n3) ; Boltanski et Esquerre (2017b : 68-9). Cf. Lévi-Strauss (1962) ; cf. également Lévi-Strauss (1949, 1971).↩︎

  3. Sur le concept de « capitalisme intégral », voir par exemple : Boltanski et Esquerre (2017a : 26, 375, 399-400, 566, 2017b : 68, 73-5).↩︎

  4. Sur la « théorie des champs » de Bourdieu, voir, par exemple : Bourdieu (1993 [1984]) ainsi que Bourdieu et Wacquant (1992). Voir aussi, par exemple, Susen (2007 : esp. 171-80).↩︎

  5. Sur l’« ère numérique », voir, par exemple : Belk et Llamas (2013) ; Burda (2011) ; Junge et al. (2013) ; Negroponte (1995) ; Runnel et al. (2013) ; Westera (2013) ; Zhao (2005).↩︎

  6. Voir, par exemple, Zhao (2005). Voir également Belk et Llamas (2013).↩︎