La mémoire collective (1950)
Mémoire collective et mémoire historique
Mémoire autobiographique et mémoire historique: leur opposition apparente
On n’est pas encore habitué à parler de la mémoire d’un groupe, même par métaphore. Il semble qu’une telle faculté ne puisse exister et durer que dans la mesure où elle est liée à un corps ou à un cerveau individuel. Admettons cependant qu’il y ait, pour les souvenirs, deux manières de s’organiser et qu’ils puissent tantôt se grouper autour d’une personne définie, qui les envisage de son point de vue, tantôt se distribuer à l’intérieur d’une société grande ou petite, dont ils sont autant d’images partielles. Il y aurait donc des mémoires individuelles et, si l’on veut, des mémoires collectives. En d’autres termes, l’individu participerait à deux sortes de mémoires. Mais, suivant qu’il participe à l’une ou à l’autre, il adopterait deux attitudes très différentes et même contraires. D’une part, c’est dans le cadre de sa personnalité, ou de sa vie personnelle, que viendraient prendre place ses souvenirs : ceux-là mêmes qui lui sont communs avec d’autres ne seraient envisagés par lui que sous l’aspect qui l’intéresse en tant qu’il se distingue d’eux. D’autre part, il serait capable à certains moments de se comporter simplement comme le membre d’un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe. Si ces deux mémoires se pénètrent souvent, en particulier si la mémoire individuelle peut, pour confirmer tels de ses souvenirs, pour les préciser, et même pour combler quelques-unes de ses lacunes, s’appuyer sur la mémoire collective, se replacer en elle, se confondre momentanément avec elle, elle n’en suit pas moins sa voie propre, et tout cet apport extérieur est assimilé et incorporé progressivement à sa substance. La mémoire collective, d’autre part, enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles. Elle évolue suivant ses lois, et si certains souvenirs individuels pénètrent aussi quelquefois en elle, ils changent de figure dès qu’ils sont replacés dans un ensemble qui n’est plus une conscience personnelle.
Considérons maintenant la mémoire individuelle. Elle n’est pas entièrement isolée et fermée. Un homme, pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société. Bien plus, le fonctionnement de la mémoire individuelle n’est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventés, et qu’il a empruntés à son milieu. Il n’en est pas moins vrai qu’on ne se souvient que de ce qu’on a vu, fait, senti, pensé à un moment du temps, c’est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l’espace et dans le temps. La mémoire collective l’est aussi : mais ces limites ne sont pas les mêmes. Elles peuvent être plus resserrées, bien plus éloignées aussi. Durant le cours de ma vie, le groupe national dont je faisais partie a été le théâtre d’un certain nombre d’événements dont je dis que je me souviens, mais que je n’ai connus que par les journaux ou par les témoignages de ceux qui y furent directement mêlés. Ils occupent une place dans la mémoire de la nation. Mais je n’y ai pas assisté moi-même. Quand je les évoque, je suis obligé de m’en remettre entièrement à la mémoire des autres, qui ne vient pas ici compléter ou fortifier la mienne, mais qui est la source unique de ce que j’en veux répéter. Je ne les connais souvent pas mieux ni autrement que les événements anciens, qui se sont produits avant ma naissance. Je porte avec moi un bagage de souvenirs historiques, que je peux augmenter par la conversation ou par la lecture. Mais c’est là une mémoire empruntée et qui n’est pas la mienne. Dans la pensée nationale, ces événements ont laissé une trace profonde, non seulement parce que les institutions en ont été modifiées, mais parce que la tradition en subsiste très vivante dans telle ou telle région du groupe, parti politique, province, classe professionnelle ou même dans telle ou telle famille et chez certains hommes qui en ont connu personnellement les témoins. Pour moi, ce sont des notions, des symboles ; ils se représentent à moi sous une forme plus ou moins populaire; je peux les imaginer ; il m’est bien impossible de m’en souvenir. Par une partie de ma personnalité, je suis engagé dans le groupe, en sorte que rien de ce qui s’y produit, tant que j’en fais partie, rien même de ce qui l’a préoccupé et transformé avant que je n’y entre, ne m’est complètement étranger. Mais si je voulais reconstituer en son intégrité le souvenir d’un tel événement, il faudrait que je rapproche toutes les reproductions déformées et partielles dont il est l’objet parmi tous les membres du groupe. Au contraire, mes souvenirs personnels sont tout entiers à moi, tout entiers en moi.
Il y aurait donc lieu de distinguer en effet deux mémoires, qu’on appellerait, si l’on veut, l’une intérieure ou interne, l’autre extérieure, ou bien l’une mémoire personnelle, l’autre mémoire sociale. Nous dirions plus exactement encore : mémoire autobiographique et mémoire historique. La première s’aiderait de la seconde, puisque après tout l’histoire de notre vie fait partie de l’histoire en général. Mais la seconde serait, naturellement, bien plus étendue que la première. D’autre part, elle ne nous représenterait le passé que sous une forme résumée et schématique, tandis que la mémoire de notre vie nous en présenterait un tableau bien plus continu et plus dense.
S’il est entendu que nous connaissons notre mémoire personnelle seule du dedans, et la mémoire collective du dehors, il y aura en effet entre l’une et l’autre un vif contraste. Je me souviens de Reims parce que j’y ai vécu toute une année. Je me souviens aussi que Jeanne d’Arc a été à Reims, et qu’on y a sacré Charles VII, parce que je l’ai entendu dire ou que je l’ai lu. Jeanne d’Arc a été représentée si souvent au théâtre, au cinéma, etc., que je n’ai vraiment aucune peine à imaginer Jeanne d’Arc à Reims. En même temps, je sais bien que je n’ai pu être témoin de l’événement lui-même, je m’arrête ici aux mots que j’ai lus ou entendus, signes reproduits à travers le temps, qui sont tout ce qui me parvient de ce passé. Il en est de même de tous les faits historiques que nous connaissons. Des noms propres, des dates, des formules qui résument une longue suite de détails, quelquefois une anecdote ou une citation : c’est l’épitaphe des événements d’autrefois, aussi courte, générale et pauvre de sens que la plupart des inscriptions qu’on lit sur les tombeaux. C’est que l’histoire, en effet, ressemble à un cimetière où l’espace est mesuré, et où il faut, à chaque instant, trouver de la place pour de nouvelles tombes.
Si le milieu social passé ne subsistait pour nous que dans de telles notations historiques, si la mémoire collective, plus généralement, ne contenait que des dates et des définitions ou rappels arbitraires d’événements, elle nous demeurerait bien extérieure. Dans nos sociétés nationales si vastes, bien des existences se déroulent sans contact avec les intérêts communs du plus grand nombre de ceux qui lisent les journaux et prêtent quelque attention aux affaires publiques. Alors même que nous ne nous isolons pas à ce point, que de périodes pendant lesquelles, absorbés par la succession des jours, nous ne savons plus « ce qui se passe ». Plus tard, nous nous aviserons, peut-être, autour de telle partie de notre vie, de regrouper les événements publics contemporains les plus notables. Que se passa-t-il dans le monde et dans mon pays, en 1877, quand je suis né ? C’est l’année du 16 mai, où la situation politique se transformait d’une semaine à l’autre, où naissait vraiment la République. Le ministère de Broglie était au pouvoir. Gambetta déclarait : « Il faut se soumettre ou se démettre. » Le peintre Courbet meurt à ce moment. A ce moment aussi, Victor Hugo publie le second volume de la Légende des siècles. A Paris, on achève le boulevard Saint-Germain, et on commence à percer l’Avenue de la République. En Europe, toute l’attention se concentre sur la guerre de la Russie contre la Turquie. Osman pacha, après une longue et héroïque défense, doit rendre Plevna. Ainsi, je reconstitue un cadre, mais qui est bien large, et où je me sens singulièrement perdu. Dès ce moment j’ai été pris sans doute dans le courant de la vie nationale, mais a peine m’y suis-je senti entraîné. J’étais comme un voyageur sur un bateau. Les deux rives passent sous ses yeux ; la traversée s’encadre bien dans ce paysage, mais supposons qu’il soit absorbé par quelque réflexion, ou distrait par ses compagnons de voyage : il ne s’occupera de ce qui se passe sur la rive que de temps en temps ; et il pourra plus tard se souvenir de la traversée sans trop penser aux détails du paysage, ou bien il pourra en suivre le tracé sur une carte ; ainsi, il retrouvera peut-être quelques souvenirs oubliés, précisera les autres. Mais entre le pays traversé et le voyageur il n’y aura pas eu réellement contact.
Plus d’un psychologue aimera peut-être se représenter que, comme auxiliaires de notre mémoire, les événements historiques ne jouent pas un autre rôle que les divisions du temps marquées sur une horloge, ou déterminées par le calendrier. Notre vie s’écoule d’un mouvement continu. Mais lorsque nous nous retournons vers ce qui s’en est ainsi déroulé, il nous est toujours possible d’en distribuer les diverses parties entre les points de division du temps collectif que nous trouvons ainsi hors de nous et qui s’imposent du dehors à toutes les mémoires individuelles, précisément parce qu’elles n’ont leur origine dans aucune d’elles. Le temps social ainsi défini serait tout à fait extérieur aux durées vécues par les consciences. C’est évident lorsqu’il s’agit d’une horloge qui mesure le temps astronomique. Mais il en est de même des dates marquées au cadran de l’histoire, qui correspondent aux événements les plus notables de la vie nationale, que nous ignorons quelquefois quand ils se produisent, ou dont nous ne reconnaissons l’importance que plus tard. Nos vies seraient posées à la surface des corps sociaux, elles les suivraient dans leurs révolutions, subiraient le contrecoup de leurs ébranlements. Mais un événement ne prend place dans la série des faits historiques que quelque temps après qu’il s’est produit. C’est donc après coup que nous pouvons rattacher aux événements nationaux les diverses phases de notre vie. Rien ne prouverait mieux à quel point est artificielle et extérieure l’opération qui consiste à nous reporter, comme à des points de repère, aux divisions de la vie collective. Rien ne montrerait plus clairement aussi qu’on étudie en réalité deux objets distincts quand on fixe son attention soit sur la mémoire individuelle, soit sur la mémoire collective. Les événements et les dates qui constituent la substance même de la vie du groupe ne peuvent être pour l’individu que des signes extérieurs, auxquels il ne se reporte qu’à condition de sortir de lui.
Certes, si la mémoire collective n’avait pas d’autre matière que des séries de dates ou des listes de faits historiques, elle ne jouerait qu’un rôle bien secondaire dans la fixation de nos souvenirs. Mais c’est là une conception singulièrement étroite, et qui ne correspond pas à la réalité. Il nous a été difficile, pour cette raison même, de la présenter sous cette forme. Il le fallait cependant, car elle est bien en accord avec une thèse généralement acceptée. Le plus souvent, on considère la mémoire comme une faculté proprement individuelle, c’est-à-dire qui apparaît dans une conscience réduite à ses seules ressources, isolée des autres, et capable d’évoquer, soit à volonté, soit par chance, les états par lesquels elle a passé auparavant. Comme il n’est pas possible cependant de contester que nous replaçons souvent nos souvenirs dans un espace et dans un temps sur les divisions desquels nous nous entendons avec les autres, que nous les situons aussi entre des dates qui n’ont de sens que par rapport aux groupes dont nous faisons partie, on admet qu’il en est ainsi. Mais c’est une sorte de concession minima, qui ne saurait porter atteinte, dans l’esprit de ceux qui y consentent, à la spécificité de la mémoire individuelle.
Leur réelle interpénétration (l’histoire contemporaine)
« En écrivant ma vie en 1835, observait Stendhal, j’y fais bien des découvertes… A côté des morceaux de fresque conservés, il n’y a pas de dates ; il faut que j’aille à la chasse des dates… A partir de mon arrivée à Paris en 1799, comme ma vie est mêlée avec les événements de la gazette, toutes les dates sont sûres… En 1835, je découvre la physionomie et le pourquoi des événements. » (Vie de Henri Brulard.) Les dates et les événements historiques ou nationaux qu’elles représentent (car c’est bien en ce sens que les entend Stendhal) peuvent être tout à fait extérieurs, en apparence au moins, aux circonstances de notre vie ; mais, plus tard, quand nous y réfléchissons, nous «faisons bien des découvertes », nous « découvrons le pourquoi de bien des événements ». Ceci peut s’entendre en plusieurs sens. Quand je feuillette une histoire contemporaine et que je passe en revue les divers événements français ou européens qui se sont succédé depuis la date de ma naissance, durant les huit ou dix premières années de ma vie, j’ai l’impression en effet d’un cadre extérieur dont j’ignorais alors l’existence, et j’apprends à replacer mon enfance dans l’histoire de mon temps. Mais, si j’éclaire ainsi cette première phase de ma vie du dehors, ma mémoire, en ce qu’elle a de personnel, n’en est guère enrichie, et dans mon passé d’enfant, je ne vois pas briller de nouvelles lumières, et de nouveaux objets surgir et se révéler. C’est sans doute qu’alors je ne lisais pas encore les journaux et que je ne me mêlais pas aux conversations des grandes personnes. A présent, je peux me faire une idée, mais une idée nécessairement arbitraire, des circonstances publiques et nationales auxquelles mes parents durent s’intéresser : de ces faits, non plus que des réactions qu’ils déterminèrent chez les miens, je n’ai aucun souvenir direct. Il me semble bien que le premier événement national qui pénétra dans la trame de mes impressions d’enfant, ce fut l’enterrement de Victor Hugo (alors que j’avais huit ans). Je me vois au côté de mon père, montant la veille vers l’Arc de triomphe de l’Étoile, où était dressé le catafalque, et, le lendemain, assistant au défilé d’un balcon à l’angle de la rue Soufflot et de la rue Gay-Lussac. Jusqu’à cette date, du groupe national où j’étais enfermé jusqu’à moi et au cercle étroit de mes préoccupations, aucun ébranlement ne s’est-il prolongé ? Pourtant, j’étais en contact avec mes parents : eux-mêmes étaient ouverts à bien des influences ; ils étaient en partie ce qu’ils étaient parce qu’ils vivaient à telle époque, en tel pays, en telles circonstances politiques et nationales. Dans leur aspect habituel, dans la tonalité générale de leurs sentiments, je ne retrouve peut-être pas la trace d’événements « historiques » déterminés. Mais il y avait certainement en France, durant la période de dix, quinze et vingt ans qui suivit la guerre de 1870-1871, une atmosphère psychologique et sociale unique, et qu’on ne retrouverait à aucune autre époque. Mes parents étaient des Français de cette époque, c’est alors qu’ils ont pris certaines habitudes et revêtu certains traits qui n’ont pas cessé de faire partie de leur personnalité, et qui durent s’imposer de bonne heure à mon attention. Il n’est donc plus question de dates et de faits. Certes, l’histoire, même contemporaine, se réduit trop souvent à une série de notions trop abstraites. Mais je peux les compléter, je puis substituer aux idées des images et des impressions, lorsque je regarde les tableaux, les portraits, les gravures de ce temps, que je songe aux livres qui paraissaient, aux pièces qu’on représentait, au style de l’époque, aux plaisanteries et au genre d’esprit comique alors en faveur. Ne nous figurons pas, maintenant, que ce tableau d’un monde disparu depuis peu, ainsi recréé par des moyens artificiels, va devenir le fond un peu factice sur lequel nous projetterons les profils de nos parents, et qu’il y a là comme un milieu où nous replongerons notre passé pour le « révéler ». Bien au contraire, si le monde de mon enfance, tel que je le retrouve quand je me souviens, se replace ainsi naturellement dans le cadre que l’étude historique de ce passé proche me permet de reconstituer, c’est qu’il en portait déjà la marque. Ce que je découvre, c’est qu’avec un effort suffisant d’attention j’aurais pu, dans mes souvenirs de ce petit monde, retrouver l’image du milieu où il était compris. Beaucoup de détails dispersés, trop familiers peut-être pour que j’aie songé à les rattacher les uns aux autres et que j’en aie recherché la signification, se détachent maintenant et se rejoignent. J’apprends à distinguer, dans la physionomie de mes parents, et dans l’aspect de cette période, ce qui s’explique non plus par la nature personnelle des êtres, par les circonstances telles qu’elles auraient pu se reproduire en tout autre temps, mais par le milieu national contemporain, Mes parents, comme tous les hommes, étaient de leur temps, et de même leurs amis, et tous les adultes avec qui j’étais en contact à cette époque. Quand je veux me représenter comment on vivait, comment on pensait, dans cette période, c’est bien vers eux que se tourne ma réflexion. C’est ce qui fait que l’histoire contemporaine m’intéresse d’une tout autre manière que l’histoire des siècles précédents. Certes, je ne puis dire que je me souviens du détail des événements, puisque je ne les connais que par les livres. Mais, à la différence des autres époques, celle-ci vit dans ma mémoire, puisque j’y ai été plongé, et que toute une part de mes souvenirs d’alors n’en est que le reflet.
Ainsi, même lorsqu’il s’agit de souvenirs de notre enfance, il vaut mieux ne pas distinguer une mémoire personnelle, qui reproduirait telles quelles nos impressions d’autrefois, qui ne nous ferait point sortir du cercle étroit de notre famille, de l’école et de nos amis, et une autre mémoire qu’on appellerait historique, où ne seraient compris que des événements nationaux que nous n’avons pu connaître alors, si bien que par l’une, nous pénétrerions dans un milieu dans lequel notre vie se déroulait déjà, mais à notre insu, tandis que l’autre ne nous mettrait en contact qu’avec nous-même, ou avec un moi élargi réellement aux limites du groupe qui enferme le monde de l’enfant. Ce n’est pas sur l’histoire apprise, c’est sur l’histoire vécue que s’appuie notre mémoire. Par histoire, il faut entendre alors non pas une succession chronologique d’événements et de dates, mais tout ce qui fait qu’une période se distingue des autres, et dont les livres et les récits ne nous présentent en général qu’un tableau bien schématique et incomplet.
On nous reprochera de dépouiller cette forme de la mémoire collective que serait l’histoire de ce caractère impersonnel, de cette précision abstraite et de cette relative simplicité qui en font précisément un cadre sur lequel notre mémoire individuelle pourrait s’appuyer. Si nous nous en tenons aux impressions qu’ont faites sur nous soit tels événements, soit l’attitude de nos parents en face d’événements qui auront plus tard une signification historique, soit seulement les mœurs, les façons de parler et d’agir d’une époque, en quoi se distinguent-elles de tout ce qui occupe notre vie d’enfant, et que la mémoire nationale ne retiendra pas ? Comment l’enfant serait-il capable d’attribuer des valeurs différentes aux parties successives du tableau que la vie déroule devant lui, et pourquoi serait-il surtout frappé par les faits ou par les traits qui retiennent l’attention des adultes parce que ceux-ci disposent, dans le temps et dans l’espace, de beaucoup de termes de comparaison ? Une guerre, une émeute, une cérémonie nationale, une fête populaire, un nouveau mode de locomotion, les travaux qui transforment les rues d’une cité peuvent être envisagés en effet de deux points de vue. Ce sont des faits uniques en leur genre, par lesquels l’existence d’un groupe est modifiée. Mais ils se résolvent, d’autre part, en une série d’images qui traversent les consciences individuelles. Si vous ne retenez que ces images, elles pourront trancher sur les autres, dans l’esprit d’un enfant, par leur singularité, leur éclat, leur intensité ; mais il en est de même de bien des images qui ne correspondent pas à des événements de pareille portée. Un enfant arrive la nuit dans une gare remplie de soldats. Que ceux-ci reviennent des tranchées ou y repartent, ou qu’ils soient simplement en manœuvres, ils ne l’impressionneront ni plus, ni moins. Qu’était de loin le canon de la bataille de Waterloo, si ce n’est un roulement confus de tonnerre ? Un être tel que le tout petit enfant, réduit à ses perceptions, ne gardera de tels spectacles qu’un souvenir fragile et peu durable. Pour que, derrière l’image, il atteigne la réalité historique, il faudra qu’il sorte de lui-même, qu’on le place au point de vue du groupe, qu’il puisse voir comment tel fait marque une date, parce qu’il a pénétré dans le cercle des préoccupations, des intérêts et des passions nationaux. Mais à ce moment le fait cesse de se confondre avec une impression personnelle. Nous reprenons contact avec le schéma de l’histoire. C’est donc bien, dira-t-on, sur la mémoire historique qu’il faut s’appuyer. C’est par elle que ce fait extérieur à ma vie d’enfant vient quand même marquer de son empreinte telle journée, telle heure, et que la vue de cette empreinte me rappellera l’heure ou la journée ; mais l’empreinte en elle-même est une marque superficielle, faite du dehors, sans rapport avec ma mémoire personnelle et mes impressions d’enfant.
A la base d’une telle description, il y a encore l’idée que les esprits sont séparés les uns des autres aussi nettement que les organismes qui en seraient le support matériel. Et chacun de nous est d’abord et reste le plus souvent enfermé en lui-même. Comment expliquer alors qu’il communique avec les autres, et accorde ses pensées avec les leurs ? On admettra alors qu’il se crée une sorte de milieu artificiel, extérieur à toutes ces pensées personnelles, mais qui les enveloppe, un temps et un espace collectifs, et une histoire collective. C’est dans de tels cadres que les pensées des individus se rejoindraient, ce qui suppose que chacun de nous cesserait momentanément d’être lui-même. Il rentrerait en lui bientôt, introduisant dans sa mémoire des points de repère et divisions qu’il apporte tout faits de l’extérieur. Nous y rattacherons nos souvenirs, mais entre ces souvenirs et ces points d’appui il n’y aura aucun rapport intime, aucune communauté de substance. C’est pourquoi ces notions historiques et générales ne joueraient ici qu’un rôle très secondaire : elles supposent l’existence préalable et autonome de la mémoire personnelle. Les souvenirs collectifs viendraient s’appliquer sur les souvenirs individuels, et nous donneraient ainsi sur eux une prise plus commode et plus sûre; mais il faudra bien alors que les souvenirs individuels soient d’abord là. Sinon notre mémoire fonctionnerait à vide. C’est ainsi qu’il y a eu certainement un jour où, pour la première fois, j’ai rencontré tel camarade, ou, comme dit M. Blondel, un premier jour où j’ai été au lycée. Ceci, c’est une notion historique ; mais, si je n’ai pas gardé, intérieurement, un souvenir personnel de cette première rencontre ou de ce premier jour, cette notion demeurera en l’air, ce cadre restera vide, et je ne me rappellerai rien. Tant il peut paraître évident qu’il y a, dans tout acte de mémoire, un élément spécifique, qui est l’existence même d’une conscience individuelle capable de se suffire.
L’histoire vécue à partir de l’enfance
Mais peut-on distinguer vraiment d’une part une mémoire sans cadres, ou qui ne disposerait pour classer ses souvenirs que des mots du langage et de quelques notions empruntées à la vie pratique, d’autre part un cadre historique ou collectif, sans mémoire, c’est-à-dire qui ne serait point construit, reconstruit et conservé dans les mémoires individuelles ? Nous ne le croyons pas. Dès que l’enfant dépasse l’étape de la vie purement sensitive, dès qu’il s’intéresse à la signification des images et tableaux qu’il perçoit, on peut dire qu’il pense en commun avec les autres, et que sa pensée se partage entre le flot des impressions toutes personnelles et divers courants de pensée collective. Il n’est plus enfermé en lui-même, puisque sa pensée commande maintenant des perspectives entièrement nouvelles, et où il sait bien qu’il n’est pas seul à promener ses regards ; mais il n’est pas, cependant, sorti de lui, et, pour s’ouvrir à ces séries de pensées qui sont communes aux membres de son groupe, il n’est pas obligé de faire le vide dans son esprit, car, par quelque aspect et sous quelque rapport, ces nouvelles préoccupations tournées vers le dehors intéressent toujours ce que nous appelons ici l’homme intérieur, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas entièrement étrangères à notre vie personnelle.
Stendhal enfant assista, de la galerie de la maison où habitait son grand-père, à une émeute populaire qui éclata au début de la Révolution, à Grenoble : la journée des Tuiles. « L’image, dit-il, est on ne peut plus nette chez moi. Il y a peut-être de cela 43 ans. Un ouvrier chapelier blessé dans le dos d’un coup de baïonnette marchait avec beaucoup de peine, soutenu par deux hommes sur les épaules desquels il avait les bras passés. Il était sans habit, sa chemise et son pantalon de nankin ou blanc étaient remplis de sang. Je le vois encore. La blessure d’où le sang sortait abondamment était au bas du dos, à peu près vis-à-vis le nombril… Je revis ce malheureux à tous les étages de l’escalier de la maison Périer (où on l’y fit monter au 6e étage). Ce souvenir, comme il est naturel, est le plus net qui me soit resté de ce temps-là. » (Vie de Henri Brulard, p. 64.) C’est là, en effet, une image, mais qui est au centre d’un tableau, d’une scène populaire et révolutionnaire dont Stendhal a été le spectateur : il a dû en entendre souvent le récit plus tard, surtout alors que cette émeute apparaissait comme le commencement d’une période politique très agitée et d’une importance décisive. En tout cas, même si sur le moment il ignorait que cette journée aurait sa place dans l’histoire grenobloise tout au moins, l’animation inusitée de la rue, les gestes et les commentaires de ses parents suffisaient pour qu’il comprît que l’événement dépassait le cercle de sa famille ou de son quartier. De même, un autre jour de cette période, il se voit dans la bibliothèque, écoutant son grand-père dans une salle remplie de monde. « Mais pourquoi ce monde ? A quelle occasion ? C’est ce que l’image ne dit pas. Elle n’est qu’image. » (Ibid., p. 60.) En aurait-il conservé, cependant, le souvenir, si elle ne se replaçait pas, comme la journée des Tuiles, dans un cadre de préoccupations qui durent se faire jour en lui dans cette période, et par lesquelles il s’engageait déjà dans un courant de pensée collective plus large ?
Il se peut que le souvenir ne soit pas pris tout de suite dans ce courant, et que quelque temps s’écoule avant que nous comprenions le sens de l’événement. L’essentiel est que le moment où nous comprenons vienne assez tôt, c’est-à-dire alors que le souvenir est encore vivant. Alors c’est du souvenir lui-même, c’est autour de lui, que nous voyons en quelque sorte rayonner sa signification historique. Nous savions bien, par l’attitude des grandes personnes en présence du fait qui nous a frappés, qu’il méritait d’être retenu. Si nous nous en souvenons, c’est parce que nous sentions qu’autour de nous on s’en préoccupait. Plus tard, nous comprendrons mieux pourquoi. Le souvenir, au début, était bien dans le courant, mais il était retenu par quelque obstacle, il restait trop au bord, pris dans les herbes de la rive. Aussi bien des courants de pensée sociale traversent l’esprit de l’enfant, mais ce n’est qu’à la longue qu’ils entraînent tout ce qui leur appartient.
Je me rappelle (c’est un de mes plus anciens souvenirs) que devant notre maison, rue Gay-Lussac, sur l’emplacement actuel de l’Institut océanographique, il y avait, en bordure d’un couvent, un petit hôtel, où étaient descendus des Russes. On les voyait en bonnet de fourrure et touloupe, assis devant la porte, on voyait leurs femmes et leurs enfants. Peut-être, malgré l’étrangeté de leurs costumes et de leurs types, ne les aurais-je pas considérés si longtemps, si je n’avais pas remarqué que les passants s’arrêtaient et que mes parents eux-mêmes venaient sur le balcon pour les regarder. C’étaient des habitants de la Sibérie, qui avaient été mordus par des loups enragés, et qui s’installaient quelque temps à Paris, à proximité de la rue d’Ulm et de l’École Normale, pour être soignés par Pasteur. J’entendais ce nom pour la première fois, et pour la première fois aussi je me représentais qu’il existait des savants qui faisaient des découvertes. Je ne sais d’ailleurs pas jusqu’à quel point je comprenais ce que j’entendais dire là-dessus. Peut-être ne l’ai-je pleinement compris que plus tard. Mais je ne crois pas que ce souvenir serait demeuré si net dans mon esprit si, à l’occasion de cette image, ma pensée ne s’était pas orientée déjà vers de nouveaux horizons, vers des régions inconnues où je me sentais de moins en moins isolé.
Ces occasions où, par suite de quelque ébranlement du milieu social, l’enfant voit brusquement s’entrouvrir le cercle étroit qui l’enfermait, ces révélations, à travers de soudaines échappées, d’une vie politique, nationale, au niveau de laquelle il ne s’élève pas normalement, sont assez rares. Lorsqu’il se mêlera aux conversations sérieuses des adultes, lorsqu’il lira les journaux, il aura le sentiment de découvrir une terre inconnue. Ce ne sera pas, cependant, la première fois qu’il entre en contact avec un milieu plus large que sa famille ou le petit groupe de ses amis et des amis de ses parents. Les parents ont leurs intérêts, les enfants en ont d’autres, et il y a beaucoup de raisons pour que la limite qui sépare ces deux zones de pensées ne soit point franchie. Mais l’enfant est aussi en rapport avec une catégorie d’adultes que la simplicité habituelle de leurs conceptions rapproche de lui. Ce sont, par exemple, les domestiques. Avec eux, l’enfant s’entretient volontiers et prend sa revanche de la réserve et du silence auxquels le condamnent ses parents en tout ce qui n’est pas « de son âge ». Les domestiques, quelquefois, parlent librement devant l’enfant ou avec lui, et il les comprend parce qu’ils s’expriment souvent comme de grands enfants. Presque tout ce que j’ai su et pu comprendre de la guerre 1870, de la Commune, du Second Empire, de la République, m’est parvenu par ce que m’en racontait une vieille bonne, pleine de superstitions et de partis pris, qui acceptait sans discussion le tableau de ces événements et de ces régimes qui avait été peint par l’imagination populaire. Par elle me parvenait la rumeur confuse qui est comme le remous de l’histoire qui se propage dans les milieux de paysans, d’ouvriers, de petites gens. Mes parents, quand ils l’entendaient, pouvaient hausser les épaules. A ces moments, ma pensée atteignait confusément, sinon les événements eux- mêmes, du moins une partie des milieux humains qui en avaient été agités. Ma mémoire, aujourd’hui encore, évoque ce premier cadre historique de mon enfance, en même temps que mes premières impressions. C’est en tout cas sous cette forme que je me suis d’abord représenté les événements qui précédèrent de peu ma naissance, et si je reconnais à présent à quel point ces récits étaient inexacts, je ne puis faire que je ne me sois penché alors sur ce courant trouble et que plus d’une de ces images confuses n’encadre encore, en le déformant, tel de mes souvenirs d’autrefois.
Le lien vivant des générations
L’enfant est aussi en contact avec ses grands-parents, et par eux c’est jusqu’à un passé plus reculé encore qu’il remonte. Les grands-parents se rapprochent des enfants, peut-être parce que, pour des raisons différentes, les uns et les autres se désintéressent des événements contemporains sur lesquels se fixe l’attention des parents. « Dans des sociétés rurales, dit M. Marc Bloch, il arrive assez fréquemment que, pendant la journée, alors que père et mère sont occupés aux champs ou aux mille travaux de la maison, les jeunes enfants restent confiés à la garde des « vieux », et c’est de ceux-ci, autant et même plus que de leurs parents directs, qu’ils reçoivent le legs des coutumes et des traditions de toute sorte. » (Mémoire collective, traditions et coutumes, Revue de synthèse historique, 1925, nos 118-120, p. 79.) Certes, les grands-parents aussi, les gens âgés, sont « de leur temps ». Bien que l’enfant ne s’en aperçoive pas tout de suite, et ne distingue pas chez son grand-père les traits personnels, ce qui semble s’expliquer simplement par le fait qu’il est vieux, et ce qu’il tient de la société ancienne où il a vécu, s’est formé et dont il garde l’empreinte, l’enfant sent toutefois confusément qu’en entrant dans la maison de son grand-père, en arrivant dans son quartier, ou dans la ville où il habite, il pénètre dans une région différente, et qui ne lui est cependant pas étrangère parce qu’elle s’accorde trop bien avec la figure et la manière d’être des membres les plus âgés de sa famille. Aux yeux de ceux-ci, et il s’en rend compte, il tient en quelque mesure la place de ses parents eux-mêmes, mais de parents qui seraient restés enfants et ne seraient pas engagés tout entiers dans la vie et la société du présent. Comment lie s’intéresserait-il pas, comme à des événements qui le concernent et auxquels il a été mêlé, à tout ce qui reparaît maintenant dans les récits de ces vieilles personnes qui oublient la différence des temps et, par-dessus le présent, renouent le passé à l’avenir ? Ce ne sont pas seulement les faits, mais les manières d’être et de penser d’autrefois qui se fixent ainsi dans sa mémoire. On regrette quelquefois de ne pas avoir profité davantage de cette occasion unique qu’on a eue d’entrer en contact direct avec des périodes qu’on ne connaîtra maintenant que du dehors, par l’histoire, par les tableaux, par la littérature. En tout cas, c’est souvent dans la mesure où la figure d’un parent âgé est en quelque sorte étoffé par tout ce qu’elle nous a révélé d’une période et d’une société ancienne, qu’elle se détache dans notre mémoire non pas comme une apparence physique un peu effacée, mais avec le relief et la couleur d’un personnage qui est au centre de tout un tableau, qui le résume et le condense. De tous les membres de sa famille, pourquoi Stendhal a-t-il gardé un souvenir si profond et nous trace-t-il un portrait si vivant surtout de son grand-père ? N’est-ce pas parce que celui-ci représentait pour lui le XVIIIe siècle finissant, qu’il avait connu quelques-uns des « philosophes » et que, par lui, il a pu pénétrer vraiment dans cette société d’avant la Révolution, à laquelle il ne cessera pas de se rattacher ? Si la personne de ce vieillard n’avait pas été liée de bonne heure dans sa pensée aux Oeuvres de Diderot, Voltaire, d’Alembert, à un genre d’intérêts et de sentiments qui dépassait l’horizon d’une petite province étriquée et conservatrice, il n’aurait pas été lui-même, c’est-à-dire celui de ses parents que Stendhal a le plus estimé et le plus cité. Il se le serait rappelé peut-être avec autant de précision, mais il n’aurait pas tenu une telle place dans sa mémoire. C’est le XVIIIe siècle, mais le XVIIIe siècle vécu, et dans lequel sa pensée s’est réellement répandue, qui lui rendra, en toute sa profondeur, la ressemblance de son grand-père. Tant il est vrai que les cadres collectifs de la mémoire ne se ramènent pas à des dates, à des noms et à des formules, qu’ils représentent des courants de pensée et d’expérience où nous ne retrouvons notre passé que parce qu’il en a été traversé.
L’histoire n’est pas tout le passé, mais elle n’est pas, non plus, tout ce qui reste du passé. Ou, si l’on veut, à côté d’une histoire écrite, il y a une histoire vivante qui se perpétue ou se renouvelle à travers le temps et où il est possible de retrouver un grand nombre de ces courants anciens qui n’avaient disparu qu’en apparence. S’il n’en était pas ainsi, aurions-nous le droit de parler de mémoire collective, et quel service pourraient nous rendre des cadres qui ne subsisteraient plus qu’à l’état de notions historiques, impersonnelles et dépouillées ? Les groupes, au sein desquels autrefois s’élaborèrent des conceptions et un esprit qui régnèrent quelque temps sur toute la société, reculent bientôt et font place à d’autres qui tiennent à leur tour, pendant une période, le sceptre des mœurs et qui façonnent l’opinion suivant de nouveaux modèles. On pourrait croire que le monde sur lequel, avec nos grands-parents âgés, nous nous sommes encore penchés, s’est dérobé tout à coup. Comme, du temps intermédiaire entre celui-là, très antérieur à notre naissance, et l’époque où les intérêts nationaux contemporains s’empareront de notre esprit, il ne nous reste guère de souvenirs qui dépassent le cercle familial, tout se passe comme s’il y avait eu, en effet, une interruption, durant laquelle le monde des gens âgés s’est lentement effacé, tandis que le tableau se couvrait de nouveaux caractères. Considérons cependant qu’il n’y a peut-être pas un milieu, pas un état des pensées ou des sensibilités d’autrefois, dont il ne subsiste des traces, et même plus que des traces, bref tout ce qui est nécessaire pour le recréer temporairement.
Ainsi il m’a semblé souvent que j’ai perçu les dernières vibrations du romantisme dans le groupe que j’ai formé et reformé quelquefois avec mes grands-parents. Par romantisme, j’entends non pas seulement un mouvement artistique et littéraire, mais un mode de sensibilité particulier qui ne se confond point avec les dispositions des âmes sensibles à la fin du XVIIIe siècle, mais qui ne s’en distingue pas non plus trop nettement, et qui s’était en partie dissipé dans la frivolité du Second Empire, mais qui subsistait sans doute avec plus de ténacité dans les provinces un peu reculées (et c’est bien là que j’en ai retrouvé les dernières traces). Or, il nous est parfaitement loisible de reconstruire ce milieu et de reconstituer autour de nous cette atmosphère, en particulier au moyen des livres, des gravures, des tableaux. Il ne s’agit pas surtout des grands poètes et de leurs plus fortes oeuvres. Elles produisent sur nous, sans doute, une tout autre impression que sur les contemporains. Nous y avons fait bien des découvertes. Mais il y a les magazines de l’époque et toute cette littérature « des familles », où ce genre d’esprit qui pénétrait tout et se manifestait sous toutes les formes se trouve en quelque sorte enfermé. En feuilletant ces pages, il nous semble voir encore les vieux parents qui avaient les gestes, les expressions, les attitudes et les costumes que reproduisent les gravures, il nous semble entendre leurs voix et retrouver les expressions mêmes dont ils usaient. Sans doute, que ces « musées des familles » et « magasins pittoresques » aient subsisté, c’est un accident. On aurait d’ailleurs pu ne jamais les tirer de leurs rayons et les ouvrir. Pourtant, si je rouvre ces livres, si je retrouve ces gravures, ces tableaux, ces portraits, ce n’est point que, poussé par une curiosité d’érudit ou par le goût des vieilles choses, j’aille consulter ces livres dans une bibliothèque, et regarder ces tableaux dans un musée. Ils sont chez moi ou chez mes parents, j’en découvre chez des amis, ils accrochent mes regards sur les quais, aux devantures des boutiques d’antiquaires.
Au reste, en dehors des gravures et des livres, dans la société d’aujourd’hui, le passé a laissé bien des traces, visibles quelquefois, et qu’on perçoit aussi dans l’expression des figures, dans l’aspect des lieux et même dans les façons de penser et de sentir, inconsciemment conservées et reproduites par telles personnes et dans tels milieux. On n’y prend point garde d’ordinaire. Mais il suffit que l’attention se tourne de ce côté pour qu’on s’aperçoive que les coutumes modernes reposent sur des couches anciennes qui affleurent à plus d’un endroit.
Quelquefois, il faut aller assez loin, pour découvrir des îlots de passé conservés, semble-t-il, tels quels, si bien qu’on se sent transporté soudain à cinquante ou soixante ans en arrière. En Autriche, à Vienne, un jour, dans la famille d’un banquier chez qui j’avais été invité, j’ai eu l’impression de me trouver dans un salon français des environs de 1830. C’était moins le décor extérieur, le mobilier, qu’une atmosphère mondaine assez singulière, la façon dont les groupes se formaient, je ne sais quoi d’un peu conventionnel et compassé et comme un reflet de « l’ancien régime ». Il m’est arrivé aussi, en Algérie, dans une région où les habitations européennes étaient un peu dispersées, et où l’on ne parvenait qu’en diligence, d’observer avec curiosité des types d’hommes et de femmes qui me paraissaient familiers, parce qu’ils ressemblaient à ceux que j’avais vus sur des gravures du Second Empire, et je m’imaginais que, dans cet isolement et cet éloignement, les Français qui étaient venus s’établir là au lendemain de la conquête et leurs enfants avaient dû vivre sur un fond d’idées et de coutumes qui dataient encore de cette époque. En tout cas, ces deux images, réelles ou imaginaires, rejoignaient dans mon esprit des souvenirs qui me reportaient dans des milieux semblables : une vieille tante que je voyais assez bien dans tel salon, un vieil officier en retraite qui avait vécu en Algérie dans la période où commençait la colonisation. Mais, sans sortir de France, ni même de Paris, ou d’une ville où nous avons toujours vécu, il est facile et fréquent de faire des observations du même genre. Bien que, depuis un demi-siècle, les aspects urbains aient bien changé, il est plus d’un quartier, à Paris, même plus d’une rue ou d’un pâté de maisons, qui tranche sur le reste de la ville et qui garde sa physionomie d’autrefois. Les habitants, d’ailleurs, ressemblent au quartier ou à la maison. Or, il existe à chaque époque un étroit rapport entre les habitudes, l’esprit d’un groupe et l’aspect des lieux où il vit. Il y a eu un Paris de 1860, dont l’image est étroitement liée à la société et aux coutumes contemporaines. Il ne suffit pas pour l’évoquer de chercher les plaques qui commémorent les maisons où ont vécu et où sont morts quelques personnages fameux de cette époque, non plus que de lire une histoire des transformations de Paris. C’est dans la ville et la population d’aujourd’hui qu’un observateur remarque bien des traits d’autrefois, surtout dans ces zones désaffectées où se réfugient des petits métiers et, encore, certains jours ou certains soirs de fête populaire, dans le Paris boutiquier et ouvrier qui a moins changé que l’autre. Mais le Paris d’autrefois se retrouve peut-être encore mieux dans telles petites villes de province, d’où n’ont pas disparu les types, les costumes même, et les façons de parler qu’on rencontrait rue Saint-Honoré et sur les boulevards parisiens au temps de Balzac.
Dans le cercle même de nos parents, nos grands-parents ont laissé leur marque. Nous ne nous en apercevions pas autrefois, parce que nous étions surtout sensibles à ce qui distinguait une génération de l’autre. Nos parents marchaient devant nous, et nous guidaient vers l’avenir. Il arrive un moment où ils s’arrêtent et nous les dépassons. Alors, il nous faut nous retourner vers eux et il nous semble qu’à présent ils ont été repris par le passé et sont confondus maintenant parmi les ombres d’autrefois. Marcel Proust, en quelques pages émues et profondes, décrit comment, dès les semaines qui suivirent la mort de sa grand-mère, il lui semblait que brusquement, par ses traits, son expression et tout son aspect, sa mère s’identifiait peu à peu à celle qui venait de disparaître et lui en présentait l’image, comme si, à travers les générations, un même type se reproduisait chez deux êtres successifs. Est-ce là un simple phénomène de transformation physiologique, et faut-il dire que, si nous retrouvons nos grands-parents dans nos parents, c’est que nos parents vieillissent et que, sur l’échelle des âges, les places laissées libres sont vite occupées, puisque l’on ne cesse pas de descendre ? Mais peut-être est-ce plutôt parce que notre attention a changé de sens. Nos parents et nos grands-parents représentaient pour nous deux époques distinctes et nettement séparées. Nous n’apercevions pas que nos grands-parents étaient plus engagés dans le présent, et nos parents dans le passé, que nous ne nous le figurions. Entre le moment où je me suis éveillé au milieu des gens et des choses, dix ans s’étaient écoulés depuis la guerre de 1870. Le Second Empire représentait à mes yeux une période lointaine correspondant à une société qui avait à peu près disparu. A présent, de douze à quinze ans me séparent de la grande guerre, et je suppose que pour mes enfants la société d’avant 1914, qu’ils n’ont pas connue, recule de la même manière dans un passé où leur mémoire croit ne pas atteindre. Mais, pour moi, entre les deux périodes, il n’y a pas de solution de continuité. C’est la même société, transformée sans doute par de nouvelles expériences, allégée peut-être de préoccupations ou préjugés anciens, enrichie d’éléments plus jeunes, adaptée en quelque mesure puisque les circonstances ont changé, mais c’est la même. Il y a sans doute une part plus ou moins grande d’illusion, chez moi, comme chez mes enfants. Un moment viendra où, regardant autour de moi, je ne retrouverai qu’un petit nombre de ceux qui ont vécu et pensé avec moi et comme moi avant la guerre, où je comprendrai, comme j’en ai quelquefois le sentiment et l’inquiétude, que de nouvelles générations ont poussé sur la mienne et qu’une société qui, par ses aspirations et ses coutumes, m’est dans une large mesure étrangère, a pris la place de celle à laquelle je me rattache le plus étroitement ; et mes enfants, ayant changé de point de perspective, s’étonneront de découvrir soudain que je suis si loin d’eux, et que, par mes intérêts, mes idées et mes souvenirs, j’étais si près de mes parents. Eux et moi serons alors, sans doute, sous le coup d’une illusion inverse : je ne serai pas si loin d’eux, puisque nies parents ne sont pas si loin de moi ; mais suivant l’âge et aussi les circonstances, on est frappé surtout des différences ou des similitudes entre les générations qui tantôt se replient sur elles-mêmes et s’éloignent l’une de l’autre et tantôt se rejoignent et se confondent.
Souvenirs reconstruits
Ainsi - et c’est ce que nous venons de montrer dans ce qui précède - la vie de l’enfant plonge plus qu’on ne croit dans des milieux sociaux par lesquels il entre en contact avec un passé plus ou moins éloigné, et qui est comme le cadre dans lequel sont pris ses souvenirs les plus personnels. C’est ce passé vécu, bien plus que le passé appris par l’histoire écrite, sur lequel pourra plus tard s’appuyer sa mémoire. Si au début il n’a pas distingué ce cadre et les états de conscience qui y prenaient place, il est bien vrai que, peu à peu, la séparation entre son petit monde interne et la société qui l’entoure s’opérera dans son esprit. Mais, du moment que ces deux sortes d’éléments auront été à l’origine étroitement fondus, qu’ils lui seront apparus comme faisant tous partie de son moi d’enfant, on ne peut dire que, plus tard, tous ceux qui correspondent au milieu social se présenteront à lui comme un cadre abstrait et artificiel. C’est en ce sens que l’histoire vécue se distingue de l’histoire écrite : elle a tout ce qu’il faut pour constituer un cadre vivant et naturel sur quoi une pensée peut s’appuyer pour conserver et retrouver l’image de son passé.
Mais nous devons maintenant aller plus loin. A mesure que l’enfant grandit, et surtout lorsqu’il devient adulte, il participe de façon plus distincte et plus réfléchie à la vie et à la pensée de ces groupes dont il faisait partie, d’abord, sans bien s’en rendre compte. Comment l’idée qu’il se fait de son passé n’en serait-elle pas modifiée ? Comment les notions nouvelles qu’il acquiert, notions de faits, réflexions et idées, ne réagiraient-elles point sur ses souvenirs ? Nous l’avons souvent répété : le souvenir est dans une très large mesure une reconstruction du passé à l’aide de données empruntées au présent, et préparée d’ailleurs par d’autres reconstructions faites à des époques antérieures et d’où l’image d’autrefois est sortie déjà bien altérée. Certes, si par la mémoire, nous étions remis en contact directement avec telle de nos impressions anciennes, le souvenir se distinguerait, par définition, de ces idées plus ou moins précises que notre réflexion, aidée par les récits, les témoignages et les confidences des autres, nous permet de nous faire de ce qu’a dû être notre passé. Mais, même s’il est possible d’évoquer de façon aussi directe quelques souvenirs, il ne l’est pas de distinguer les cas où nous procédons ainsi, et ceux où nous imaginons ce qui a été. Nous pouvons donc appeler souvenirs bien des représentations qui reposent, au moins en partie, sur des témoignages et des raisonnements. Mais alors, la part du social ou, si l’on veut, de l’historique dans notre mémoire de notre propre passé, est bien plus large que nous ne le pensions. Car nous avons, depuis l’enfance, au contact avec les adultes, acquis bien des moyens de retrouver et préciser beaucoup de souvenirs que, sans cela, nous aurions, en totalité ou en partie, bien souvent oubliés.
Ici, sans doute, nous nous heurtons à une objection déjà mentionnée et qui mérite d’être examinée d’un peu près. Suffit-il de reconstruire la notion historique d’un événement qui a certainement eu lieu, mais dont nous n’avons gardé aucune impression, pour constituer de toutes pièces un souvenir ? Par exemple, je sais, parce qu’on me le dit et qu’à la réflexion cela me paraît certain, qu’il y a eu un jour où j’ai été pour la première fois au lycée. Pourtant, je n’ai aucun souvenir personnel et direct de cet événement. Peut-être parce qu’étant allé bien des jours successifs dans le même lycée, tous ces souvenirs se sont confondus. Peut-être encore, parce que j’étais ému, ce premier jour : « Je n’ai, dit Stendhal, aucune mémoire des époques ou des moments où j’ai senti trop vivement. » (Vie de Henri Brulard.) Suffit-il que je reconstitue le cadre historique de cet événement pour que je puisse dire que j’en ai recréé le souvenir ?
Certes, si je n’avais, en vérité, aucun souvenir de cet événement, et si je m’en tenais à la notion historique a laquelle on me réduit, la conséquence s’ensuivrait : un cadre vide ne peut se remplir tout seul ; c’est le savoir abstrait qui interviendrait, et non la mémoire. Mais, sans se souvenir d’une journée, on peut se rappeler une période, et il n’est pas exact que le souvenir de la période soit simplement la somme des souvenirs de quelques journées. A mesure que les événements s’éloignent, nous avons l’habitude de nous les rappeler sous forme d’ensembles, sur lesquels se détachent parfois quelques-uns d’entre eux, mais qui embrassent bien d’autres éléments, sans que nous puissions distinguer l’un de l’autre, ni en faire jamais une énumération complète. C’est ainsi qu’ayant été successivement dans plusieurs écoles, pensionnats et lycées, et étant entré chaque année dans une nouvelle classe, j’ai un souvenir général de toutes ces rentrées, qui comprend la journée particulière où j’ai pénétré pour la première fois dans un lycée. Je ne puis donc pas dire que je me souvienne de cette rentrée, mais je ne puis dire non plus que je ne m’en souvienne pas. D’autre part, la notion historique de mon entrée au lycée n’est pas abstraite. D’abord j’ai lu, depuis, un certain nombre de récits, réels ou fictifs, où l’on décrit les impressions d’un enfant qui entre pour la première fois dans une classe. Il se peut très bien que, quand je les ai lus, le souvenir personnel que je gardais de semblables impressions se soit fondu avec la description du livre. Je me rappelle ces descriptions, et c’est peut-être en elles que se trouve conservé et que je ressaisis sans le savoir tout ce qui subsiste de mon impression ainsi transposée. Quoi qu’il en soit, l’idée, ainsi étoffée, n’est plus un simple schéma sans contenu. Ajoutez que, du lycée où je suis entré la première fois, je connais et je retrouve bien autre chose que le nom, ou la place sur un plan. J’y ai été chaque jour à cette époque, je l’ai revu plusieurs fois depuis. Quand même je ne l’aurais pas revu, j’ai connu d’autres lycées, j’y ai conduit mes enfants. Du milieu familial que je quittais quand j’allais en classe, je me rappelle bien des traits, car je suis resté depuis en contact avec les miens : il ne s’agit pas d’une famille en général, mais d’un groupe vivant et concret, dont l’image entre naturellement dans le tableau tel que je le recrée, de ma première entrée en classe. Quelle objection voit-on dès lors à ce qu’en réfléchissant sur ce qu’a dû être notre première entrée en classe, nous réussissions à en recréer l’atmosphère et l’aspect général ? Image flottante, incomplète, sans doute et, surtout, image reconstruite : mais combien de souvenirs que nous croyons avoir fidèlement conservés, et dont l’identité ne nous paraît pas douteuse, sont eux aussi forgés presque entièrement sur de fausses reconnaissances, d’après des récits et témoignages! Un cadre ne peut produire tout seul un souvenir précis et pittoresque. Mais ici, le cadre est étoffé de réflexions personnelles, de souvenirs familiaux, et le souvenir est une image engagée dans d’autres images, une image générique reportée dans le passé.
Souvenirs enveloppés
Nous dirons de même : il est bien inutile, si je veux rassembler et préciser tous ceux de mes souvenirs qui pourraient me restituer la figure et la personne de mon père tel que je l’ai connu, que je passe en revue les événements de l’histoire contemporaine pendant la période où il a vécu. Cependant, si je rencontre quelqu’un qui l’a connu et qui me communique sur lui des détails et des circonstances que j’ignorais, si ma mère élargit et complète le tableau de sa vie et m’en éclaire certaines parties qui demeuraient obscures pour moi, n’est-il pas vrai, cette fois, que j’ai l’impression de redescendre dans le passé et d’augmenter toute une catégorie de mes souvenirs ? Ce n’est pas là une simple illusion rétrospective, comme si je retrouvais une lettre de lui que j’aurais pu lire alors qu’il vivait, si bien que ces souvenirs nouveaux, correspondant à des impressions récentes, viendraient se juxtaposer aux autres sans se confondre réellement avec eux. Mais le souvenir de mon père dans son ensemble se transforme et me paraît maintenant plus conforme à la réalité. L’image que je me suis faite de mon père, depuis que je l’ai connu, n’a pas cessé d’évoluer, non pas seulement parce que, pendant sa vie, les souvenirs se sont ajoutés aux souvenirs : mais moi-même, j’ai changé, c’est-à-dire que mon point de perspective s’est déplacé, parce que j’occupais dans ma famille une place différente et surtout parce que je faisais partie d’autres milieux. dira-t-on qu’il y a cependant une image de mon père qui doit l’emporter, par son caractère authentique, sur toutes les autres : c’est celle qui était fixée au moment où il est mort ? Mais, jusqu’à ce moment, combien de fois s’est-elle déjà transformée ? Au reste, la mort, qui met un terme à la vie physiologique, n’arrête pas brusquement le courant des pensées, telles qu’elles se développent dans l’entourage de celui dont le corps disparaît. Quelque temps encore on se le représente comme s’il était vivant, il reste mêlé à la vie quotidienne, on imagine ce qu’il dirait et ferait en telles circonstances. C’est au lendemain de la mort de quelqu’un que l’attention des siens se fixe avec le plus de force sur sa personne. C’est alors, aussi, que son image est la moins fixée, qu’elle se transforme incessamment, suivant les diverses parties de sa vie qu’on évoque. En réalité, jamais l’image d’un disparu ne s’immobilise. A mesure qu’elle recule dans le passé, elle change, parce que certains traits s’effacent et d’autres ressortent, suivant le point de perspective d’où on la regarde, c’est-à-dire suivant les conditions nouvelles où l’on se trouve quand on se tourne vers elle. Tout ce que j’apprends de nouveau sur mon père, et aussi sur ceux qui furent en rapport avec lui, tous les jugements nouveaux que je porte sur l’époque où il a vécu, toutes les réflexions nouvelles que je fais, à mesure que je deviens plus capable de réfléchir et que je dispose de plus de termes de comparaison, m’inclinent à retoucher son portrait. C’est ainsi que le passé, tel qu’il m’apparaissait autrefois, se dégrade lentement. Les nouvelles images recouvrent les anciennes comme nos parents les plus proches s’interposent entre nous et nos ascendants lointains, si bien que, de ceux-ci, nous ne connaissons que ce que ceux-là nous en rapportent. Les groupes dont je fais partie aux diverses époques ne sont pas les mêmes. Or, c’est de leur point de vue que je considère le passé. Il faut donc bien qu’à mesure que je suis plus engagé dans ces groupes et que je participe plus étroitement à leur mémoire mes souvenirs se renouvellent et se complètent.
Cela suppose, il est vrai, une double condition : d’une part, que mes souvenirs eux-mêmes, tels qu’ils étaient avant que je n’entre dans ces groupes, ne fussent pas également éclairés sur toutes leurs faces comme si, jusqu’ici, nous ne les avions pas entièrement aperçus et compris ; d’autre part, que les souvenirs de ces groupes ne soient pas sans rapport avec les événements qui constituent mon passé.
La première condition est remplie du fait que beaucoup de nos souvenirs remontent à des périodes où, faute de maturité, d’expérience ou d’attention, le sens de plus d’un fait, la nature de plus d’un objet ou d’une personne nous échappaient à demi. Nous étions, si l’on veut, trop engagés encore dans le groupe des enfants et tenions déjà par une part de notre esprit, mais peu étroitement, au groupe des adultes. De là, certains effets de clair obscur : ce qui intéresse un adulte nous frappe aussi, mais souvent pour la seule raison que nous sentons que les adultes s’y intéressent, et reste dans notre mémoire comme une énigme ou comme un problème que nous ne comprenons pas, mais dont nous sentons qu’il peut se résoudre. Quelquefois, nous ne remarquons même pas sur le moment ces aspects indécis, ces zones d’obscurité, mais nous ne les oublions point cependant, parce qu’ils entourent nos souvenirs les plus clairs et nous aident à passer de l’un à l’autre. Quand un enfant s’endort dans son lit et se réveille en chemin de fer, sa pensée trouve une sécurité dans le sentiment qu’ici et là il est resté sous la surveillance de ses parents, sans que d’ailleurs il puisse s’expliquer comment et pourquoi ils ont agi dans l’intervalle. Il y a bien des degrés dans cette ignorance ou dans cette incompréhension, et dans l’un ou l’autre sens, on n’atteint jamais la limite de la clarté totale ou de l’ombre entièrement impénétrable.
Une scène de notre passé peut nous paraître telle qu’il n’y aura jamais rien à en retrancher ni à y ajouter, et qu’il n’y aura jamais rien de plus ni de moins à y comprendre. Mais que nous rencontrions quelqu’un qui y ait été mêlé, ou y ait assisté, qu’il l’évoque et la raconte : après l’avoir entendu, nous ne serons plus aussi assurés qu’auparavant que nous ne pouvions nous tromper sur l’ordre des détails, l’importance relative des parties et le sens général de l’événement ; car il est bien impossible que deux personnes qui ont vu un même fait, lorsqu’elles en rendent compte quelque temps après, le reproduisent sous des traits identiques. Reportons-nous encore ici à la vie de Henri Brulard. Stendhal raconte comment lui et deux amis ont tiré, quand ils n’étaient qu’enfants, un coup de pistolet sur l’arbre de la Fraternité. C’est une succession de scènes fort simples. Mais, à chaque instant, son ami R. Colomb, annotant le manuscrit, relève des erreurs. « Les soldats nous touchaient presque, dit Stendhal, nous nous sauvâmes par la porte G. de la maison de mon grand-père, mais on nous vit fort bien. Tout le monde était aux fenêtres. Beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient. » « Erreur, écrit Colomb. Tout ceci eut lieu quatre minutes après le coup. Alors nous étions tous trois dans la maison. » « Lui et un autre (Colomb peut-être), continue Stendhal, montèrent dans la maison et se réfugièrent chez deux vieilles marchandes de modes fort dévotes. » Les commissaires arrivent. Ces vieilles jansénistes mentent, disant qu’ils ont passé là toute la soirée. Note de R. Colomb : « Il n’y a que H. B. (Stendhal) qui entra chez les demoiselles Caudey. R. C. (lui-même) et Mante filèrent par le passage dans les greniers et atteignirent ainsi la Grande-Rue. » - Stendhal : « Quand nous n’entendîmes plus les commissaires, nous sortîmes et continuâmes à monter vers le passage. » Colomb : « Erreurs». Stendhal : « Mante et Treillard, plus agiles que nous (Colomb : « Treillard n’était pas avec nous trois ») nous contèrent le lendemain que, quand ils parvinrent à la porte de la Grande-Rue, ils la trouvèrent occupée par deux gardes. Ils se mirent à parler de l’amabilité des demoiselles avec lesquelles ils avaient passé la soirée. Les gardes ne leur firent aucune question et ils filèrent. Leur récit m’a fait tellement l’impression de la réalité que je ne saurais dire si ce ne fut pas Colomb et moi qui sortîmes en parlant de l’amabilité de ces demoiselles. » Colomb : « En réalité, R. C. et Mante grimpaient dans les greniers où R. C., enrhumé de la poitrine, se remplit la bouche de sue de réglisse, afin que sa toux n’attirât pas l’attention des explorateurs de la maison. R. C. se rappelle un corridor au moyen duquel on communiquait à un escalier de service donnant dans la Grande-Rue. C’est là qu’ils virent deux personnes qu’ils prirent pour des agents de police et se mirent à causer tranquillement et comme des enfants des jeux qui venaient de les occuper. » Stendhal : « En écrivant ceci, l’image de l’arbre de la Fraternité apparaît à mes yeux. Ma mémoire fait des découvertes. Je crois voir que l’arbre de la Fraternité était environné d’un mur de deux pieds de haut, garni de pierres de taille et soutenant une grille de fer de cinq ou six pieds de haut. » R. Colomb : « Non. » - Il n’était pas inutile d’observer, sur un exemple, quelles parties d’un récit, qui paraissaient jusqu’alors aussi lumineuses que les autres, vont soudain changer d’aspect, et devenir obscures ou incertaines, jusqu’à faire place à des traits et caractères opposés, dès qu’un autre témoin confrontera ses souvenirs avec les nôtres. L’imagination de Stendhal a comblé les lacunes de sa mémoire : dans son récit tout semble mériter foi, une même lumière joue sur toutes les parois ; mais les fissures se découvrent quand on les considère sous un autre angle.
Inversement, il n’y a pas dans la mémoire de vide absolu, c’est-à-dire des régions de notre passé à ce point sorties de notre mémoire que toute image qu’on y projette ne peut s’accrocher à aucun élément de souvenir et découvre une imagination pure et simple, ou une représentation historique qui nous resterait extérieure. On n’oublie rien, mais cette proposition peut être entendue en des sens différents. Pour Bergson, le passé demeure tout entier dans notre mémoire, tel qu’il a été pour nous ; mais certains obstacles, en particulier le comportement de notre cerveau, empêchent que nous en évoquions toutes les parties. En tout cas, les images des événements passés sont entièrement achevées dans notre esprit (dans la partie inconsciente de notre esprit) comme des pages imprimées dans les livres qu’on pourrait ouvrir, alors même qu’on ne les ouvre plus. Pour nous, au contraire, ce qui subsiste, ce n’est pas, dans quelque galerie souterraine de notre pensée, des images toutes faites, mais c’est, dans la société, toutes les indications nécessaires pour reconstruire telles parts de notre passé que nous nous représentons de façon incomplète ou indistincte, ou que, même, nous croyons entièrement sorties de notre mémoire. D’où vient en effet que, lorsque le hasard nous remet en présence de ceux qui ont participé aux mêmes événements, qui en ont été acteurs ou témoins en même temps que nous, lorsqu’on nous raconte ou que nous découvrons autrement ce qui se passait alors autour de nous, nous remplissions ces lacunes apparentes ? C’est qu’en réalité ce que nous prenions pour un espace vide n’était qu’une zone un peu indécise, dont notre pensée se détournait parce qu’elle y trouvait trop peu de vestiges. A présent qu’on nous indique avec précision le chemin que nous avons suivi, ces traces ressortent, nous les rattachons l’une à l’autre, elles s’approfondissent et se rejoignent d’elles-mêmes. Elles existaient donc, mais elles étaient plus marquées dans la mémoire des autres qu’en nous- même. Sans doute nous reconstruisons mais cette reconstruction s’opère suivant des lignes déjà marquées et dessinées par nos autres souvenirs ou par les souvenirs des autres. Les images nouvelles s’amorcent sur ce qui, dans ces autres souvenirs, demeurerait sans elles indécis et inexplicable, mais qui n’en a pas moins une réalité. C’est ainsi que, lorsque nous parcourons les vieux quartiers d’une grande ville, nous éprouvons une satisfaction particulière à nous faire raconter l’histoire de ces rues et de ces; maisons. Ce sont là autant de notions nouvelles, mais qui nous paraissent bientôt familières parce qu’elles s’accordent avec nos impressions et prennent place sans peine dans le décor subsistant. Il nous semble que ce décor lui-même et tout seul aurait pu les évoquer, et que ce que nous imaginons n’est que le développement de ce que nous percevions déjà. C’est que le tableau qui se déroule sous nos yeux était chargé d’une signification qui demeurait obscure pour nous, mais dont nous devinions quelque chose. La nature des êtres avec lesquels nous avons vécu doit nous être découverte et expliquée à la lumière de toute notre expérience telle qu’elle s’est formée aux périodes suivantes. Le tableau nouveau, projeté sur les faits que nous connaissions déjà, nous y révèle plus d’un trait qui prend place dans celui-ci, et qui en reçoit une signification plus claire. C’est ainsi que la mémoire s’enrichit d’apports étrangers qui, dès qu’ils ont pris racine et retrouvé leur place, ne se distinguent plus des autres souvenirs.
Cadres lointains et milieux proches
Pour que la mémoire des autres vienne ainsi renforcer et compléter la nôtre, il faut aussi, disions-nous, que les souvenirs de ces groupes ne soient point sans rapport avec les événements qui constituent mon passé. Chacun de nous, en effet, est membre à la fois de plusieurs groupes, plus ou moins larges. Or, si nous fixons notre attention sur les groupes les plus larges, par exemple sur la nation, bien que notre vie et celle de nos parents ou de nos amis soient comprises dans la sienne, on ne peut dire que la nation comme telle s’intéresse aux destinées individuelles de chacun de ses membres. Admettons que l’histoire nationale soit un résumé fidèle des événements les plus importants qui ont modifié la vie d’une nation. Elle se distingue des histoires locales, provinciales, urbaines, en ce qu’elle ne retient que les faits qui intéressent l’ensemble des citoyens, ou, si l’on veut, les citoyens en tant que membres de la nation. Pour que l’histoire ainsi entendue, même si elle est très détaillée, nous aide à conserver et retrouver le souvenir d’une destinée individuelle, il faut que l’individu considéré ait été lui-même un personnage historique. Certes, il y a des moments où tous les hommes d’un pays oublient leurs intérêts, leur famille, les groupes restreints aux limites desquels s’arrête d’ordinaire leur horizon. Il y a des événements nationaux qui modifient en même temps toutes les existences. Ils sont rares. Néanmoins ils peuvent offrir à tous les hommes d’un pays quelques points de repère dans le temps. Mais d’ordinaire la nation est trop éloignée de l’individu pour qu’il considère l’histoire de son pays autrement que comme un cadre très large, avec lequel son histoire à lui n’a que fort peu de points de contact. Dans bien des romans qui retracent la destinée d’une famille ou d’un homme, il n’importe guère qu’on sache à quelle époque ces événements se déroulent : ils ne perdraient rien de leur contenu psychologique, si on les transportait d’une période à une autre. La vie intérieure ne s’intensifie-t-elle point dans la mesure où elle s’isole des circonstances extérieures qui passent au premier plan de la mémoire historique ? Si plus d’un roman ou d’une pièce de théâtre sont placés par leur auteur dans une période éloignée de nous de plusieurs siècles, n’est-ce point le plus souvent un artifice en vue d’écarter le cadre des événements actuels, et de mieux faire sentir à quel point le jeu des sentiments est indépendant des événements de l’histoire et se ressemble à lui-même à travers le temps ? Si, par mémoire historique, on entend la suite des événements dont l’histoire nationale conserve le souvenir, ce n’est pas elle, ce ne sont pas ses cadres qui représentent l’essentiel de ce que nous appelons la mémoire collective.
Mais, entre l’individu et la nation, il y a bien d’autres groupes, plus restreints que celle-ci, qui eux aussi, ont leur mémoire et dont les transformations réagissent bien plus directement sur la vie et la pensée de leurs membres. Qu’un avocat garde le souvenir des causes qu’il a plaidées, un médecin, des malades qu’il a soignés ; que l’un ou l’autre se rappelle les hommes de sa profession avec lesquels il a été en rapport, ne pénètre-t-il point bien avant, lorsqu’il fixe son attention sur toutes ces figures, dans le détail de sa vie personnelle, et n’évoque-t-il pas ainsi bien des pensées et préoccupations qui sont liées à son moi d’autrefois, aux destinées de sa famille, à ses relations d’amitié, c’est-à-dire à tout ce qui constitue son histoire ? Certes, ce n’est là qu’un aspect de sa vie. Mais, nous l’avons rappelé, chaque homme est plongé en même temps ou successivement dans plusieurs groupes. Chaque groupe, d’ailleurs, se morcelle et se resserre, dans le temps et dans l’espace. C’est à l’intérieur de ces sociétés que se développent autant de mémoires collectives originales qui entretiennent pour quelque temps le souvenir d’événements qui n’ont d’importance que pour elles, mais qui intéressent d’autant plus leurs membres qu’ils sont peu nombreux. Tandis qu’il est facile de se faire oublier dans une grande ville, les habitants d’un village ne cessent pas de s’observer, et la mémoire de leur groupe enregistre fidèlement tout ce qu’elle peut atteindre des faits et gestes de chacun d’eux, parce qu’ils réagissent sur toute cette petite société et contribuent à la modifier. Dans de tels milieux, tous les individus pensent et se souviennent en commun. Chacun, sans doute, a son point de perspective, mais en relation et correspondance si étroites avec ceux des autres que, si ses souvenirs se déforment, il lui suffit de se placer au point de vue des autres pour les rectifier.
Opposition finale entre la mémoire collective et l’histoire
De tout ce qui précède il résulte bien que la mémoire collective ne se confond pas avec l’histoire, et que l’expression : mémoire historique, n’est pas très heureusement choisie, puisqu’elle associe deux termes qui s’opposent sur plus d’un point. L’histoire, sans doute, est le recueil des faits qui ont occupé la plus grande place dans la mémoire des hommes. Mais lus dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s’imposaient pas aux cercles d’hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant. C’est qu’en général l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu’un souvenir subsiste, il est inutile de le fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. Aussi le besoin d’écrire l’histoire d’une période, d’une société, et même d’une personne ne s’éveille-t-il que lorsqu’elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu’on ait chance de trouver longtemps encore autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelque souvenir. Quand la mémoire d’une suite d’événements n’a plus pour support un groupe, celui-là même qui y fut mêlé ou qui en subit les conséquences, qui y assista ou en reçut un récit vivant des premiers acteurs et spectateurs, quand elle se disperse dans quelques esprits individuels, perdus dans des sociétés nouvelles que ces faits n’intéressent plus parce qu’ils leur sont décidément extérieurs, alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c’est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées meurent, les écrits restent. Si la condition nécessaire, pour qu’il y ait mémoire, est que le sujet qui se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu’il remonte à ses souvenirs d’un mouvement continu, comment l’histoire serait-elle une mémoire, puisqu’il y a une solution de continuité entre la société qui lit cette histoire, et les groupes témoins ou acteurs, autrefois, des événements qui y sont rapportés ?
Certes, un des objets de l’histoire peut être, précisément, de jeter un pont entre le passé et le présent, et de rétablir cette continuité interrompue. Mais comment recréer des courants de pensée collective qui prenaient leur élan dans le passé, alors qu’on n’a prise que sur le présent ? Les historiens, par un travail minutieux, peuvent retrouver et mettre au jour une quantité de faits grands et petits qu’on croyait définitivement perdus, surtout s’ils ont la chance de découvrir des mémoires inédits. Pourtant, lorsque, par exemple, les Mémoires de Saint-Simon furent publiés au début du XIXe siècle, peut-on dire que la société française de 1830 reprit réellement contact, un contact vivant et direct, avec la fin du XVIIe et le temps de la Régence ? Qu’a-t-il passé de ces Mémoires dans les histoires élémentaires, celles qui sont lues par un assez grand nombre d’hommes pour créer des états d’opinion collectifs ? Le seul effet de telles publications, c’est de nous faire comprendre à quel point nous sommes éloignés de celui qui écrit et de ceux qu’il décrit. Il ne suffit pas que quelques individus dispersés aient consacré à cette lecture beaucoup de temps et de force d’attention pour renverser les barrières qui nous séparent de cette époque. L’étude de l’histoire ainsi entendue n’est réservée qu’à quelques spécialistes, et quand même il existerait une société des lecteurs des Mémoires de Saint-Simon, elle serait décidément trop limitée pour toucher un nombreux publie.
L’histoire qui veut serrer de près le détail des faits devient érudite et l’érudition n’est le fait que d’une toute petite minorité. Si elle s’en tient, au contraire, à conserver l’image du passé qui peut encore avoir sa place dans la mémoire collective d’aujourd’hui, elle n’en retient que ce qui intéresse encore nos sociétés, c’est-à-dire en somme bien peu de chose.
La mémoire collective se distingue de l’histoire au moins sous deux rapports. C’est un courant de pensée continu, d’une continuité qui n’a rien d’artificiel, puisqu’elle ne retient du passé que ce qui en est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient. Par définition, elle ne dépasse pas les limites de ce groupe. Lorsqu’une période cesse d’intéresser la période qui suit, ce n’est pas un même groupe qui oublie une partie de son passé : il y a, en réalité, deux groupes qui se succèdent. L’histoire divise la suite des siècles en périodes, comme on distribue la matière d’une tragédie en plusieurs actes. Mais, tandis que, dans une pièce, d’un acte à l’autre, la même action se poursuit, avec les mêmes personnages, qui demeurent jusqu’au dénouement conformes à leur caractère, et dont les sentiments et les passions progressent d’un mouvement ininterrompu, dans l’histoire on a l’impression que, d’une période à l’autre, tout est renouvelé, intérêts en jeu, direction des esprits, modes d’appréciation des hommes et des événements, traditions aussi et perspectives d’avenir, et que si, en apparence, les mêmes groupes reparaissent, c’est que les divisions extérieures, qui résultent des lieux, des noms, et aussi de la nature générale des sociétés, subsistent. Mais les ensembles d’hommes qui constituent un même groupe à deux périodes successives sont comme deux tronçons en contact par leurs extrémités opposées, mais qui ne se rejoignent pas autrement, et ne forment pas réellement un même corps.
Sans doute on ne voit pas dès l’abord, dans la succession des générations, de raison suffisante pour qu’à un moment plutôt qu’à d’autres leur continuité s’interrompe, puisque le nombre des naissances ne varie guère d’une année à l’autre, si bien que la société ressemble à ces fils obtenus en faisant glisser l’une sur l’autre, de façon à ce qu’elles s’échelonnent régulièrement, une série de fibres animales ou végétales, ou plutôt au tissu qui résulte de l’entrecroisement de tous ces fils. Il est vrai que le tissu de coton ou de soie se divise, et que les lignes de division correspondent à la fin d’un motif ou d’un dessin. En est-il de même de la suite des générations ?
L’histoire, qui se place hors des groupes et au-dessus d’eux, n’hésite pas à introduire dans le courant des faits des divisions simples, et dont la place est fixée une fois pour toutes. Elle n’obéit pas, ce faisant, qu’à un besoin didactique de schématisation. Il semble qu’elle envisage chaque période comme un tout, indépendant en grande partie de celle qui précède et de celle qui suit, parce qu’elle a une oeuvre, bonne, mauvaise, ou indifférente, à accomplir. Tant que cette oeuvre n’est point achevée, tant que telles situations nationales, politiques, religieuses, n’ont point développé toutes les conséquences qu’elles comportaient en dépit des différences d’âge, les jeunes gens comme les hommes âgés s’enfermeraient dans le même horizon. Qu’elle soit terminée, que de nouvelles tâches s’offrent ou s’imposent, à partir de ce moment les générations qui viennent se trouvent sur un autre versant que les précédentes. Il y a quelques retardataires. Mais les jeunes gens entraînent même avec eux une partie des adultes plus âgés, qui pressent le pas comme s’ils craignaient de « manquer le coche ». Inversement, ceux qui se distribuent entre les deux versants, même s’ils sont très près de la ligne qui les sépare, ne se voient pas mieux, ils s’ignorent aussi bien les uns les autres que s’ils étaient plus bas, les uns sur une pente, les autres sur l’autre, c’est-à-dire plus loin dans le passé, et dans ce qui n’est plus le passé ou, si l’on veut, en des points plus éloignés l’un de l’autre, sur la ligne sinueuse du temps.
Tout n’est pas inexact dans ce tableau. Vus de loin et d’ensemble, mais surtout vus du dehors, contemplés par un spectateur qui ne fait point partie des groupes qu’il observe, les faits se laissent ainsi grouper en ensembles successifs et séparés, chaque période ayant un commencement, un milieu et une fin. Mais l’histoire qui s’intéresse surtout aux différences et aux oppositions, de même qu’elle concentre et reporte sur une figure individuelle, de façon à ce qu’ils soient bien visibles, des traits éparpillés dans le groupe, reporte aussi et concentre sur un intervalle de quelques années des transformations qui, en réalité, s’accomplirent en un temps bien plus long. Il est possible qu’au lendemain d’un événement qui a ébranlé, détruit en partie, renouvelé la structure d’une société, une autre période commence. Mais on ne s’en apercevra que plus tard, quand une société nouvelle, en effet, aura tiré d’elle-même de nouvelles ressources, et qu’elle se sera proposé d’autres buts. Les historiens ne peuvent prendre au sérieux ces lignes de séparation, et se figurer qu’elles ont été remarquées par ceux qui vivaient durant les années qu’elles traversent, comme ce personnage d’un drame bouffon s’écrie : « Aujourd’hui commence la guerre de cent ans ! » Qui sait si, au lendemain d’une guerre, d’une révolution, qui ont creusé un fossé entre deux sociétés d’hommes, comme si une génération intermédiaire avait disparu, la société jeune ou la partie jeune de la société ne se préoccupe pas surtout, d’accord avec la partie âgée, d’effacer les traces de cette rupture, de rapprocher les générations extrêmes, et de maintenir malgré tout la continuité de l’évolution ? Il faut bien que la société vive ; quand même les institutions sociales seraient profondément transformées, et alors surtout qu’elles le sont, le meilleur moyen de leur faire prendre racine, c’est de les étayer de tout ce qu’on peut ressaisir de traditions. Alors, au lendemain de ces crises, on se répète : il faut recommencer au point où on a été interrompu, il faut reprendre les choses à pied d’œuvre. Et quelque temps, en effet, on se figure que rien n’est changé, parce qu’on a renoué le fil de la continuité. Cette illusion, dont on se débarrassera bientôt, aura au moins permis qu’on passe d’une étape à l’autre sans que la mémoire collective ait eu à aucun moment le sentiment de s’interrompre.
En réalité, dans le développement continu de la mémoire collective, il n’y a pas de lignes de séparation nettement tracées, comme dans l’histoire, mais seulement des limites irrégulières et incertaines. Le présent (entendu comme s’étendant sur une certaine durée, celle qui intéresse la société d’aujourd’hui) ne s’oppose pas au passé comme se distinguent deux périodes historiques voisines. Car le passé n’existe plus, tandis que, pour l’historien, les deux périodes ont autant de réalité l’une que l’autre. La mémoire d’une société s’étend jusque-là où elle peut, c’est-à-dire jusqu’où atteint la mémoire des groupes dont elle est composée. Ce n’est point par mauvaise volonté, antipathie, répulsion ou indifférence qu’elle oublie une si grande quantité des événements et des figures anciennes. C’est que les groupes qui en gardaient le souvenir ont disparu. Si la durée de la vie humaine était doublée ou triplée, le champ de la mémoire collective, mesuré en unités de temps, serait bien plus étendu. Il n’est pas évident d’ailleurs que cette mémoire élargie aurait un plus riche contenu, si la société liée par tant de traditions évoluait avec plus de difficulté. De même, si la vie humaine était plus courte, une mémoire collective, couvrant une durée plus restreinte, n’en serait peut-être point appauvrie, parce que, dans une société ainsi allégée, les changements se précipiteraient. En tout cas, puisque la mémoire d’une société s’effrite lentement, sur les bords qui marquent ses limites, à mesure que ses membres individuels, surtout les plus âgés, disparaissent ou s’isolent, elle ne cesse pas de se transformer, et le groupe lui-même change sans cesse. Il est d’ailleurs difficile de dire à quel moment un souvenir collectif a disparu, et s’il est sorti décidément de la conscience du groupe, précisément parce qu’il suffit qu’il se conserve dans une partie limitée du corps social pour qu’on puisse toujours l’y retrouver.
L’histoire, tableau d’événements ; les mémoires collectives, foyers de traditions
Il y a, en effet, plusieurs mémoires collectives. C’est le second caractère par lequel elles se distinguent de l’histoire. L’histoire est une et l’on peut dire qu’il n’y a qu’une histoire. Voici ce que, par là, nous entendons. Certes, on peut distinguer l’histoire de France, l’histoire de l’Allemagne, l’histoire de l’Italie, et encore l’histoire de telle période ou de telle région, d’une ville (et même d’un individu). On reproche même quelquefois au labeur historique cet excès de spécialisation et le goût extrême de l’étude détaillée qui se détourne de l’ensemble et prend en quelque sorte la partie pour un tout. Mais regardons-y de plus près. Ce qui justifie aux yeux de l’historien ces recherches de détail, c’est que le détail ajouté au détail donnera un ensemble, que cet ensemble s’additionnera à d’autres ensembles, et que, dans le tableau total qui résultera de toutes ces sommations successives, rien n’est subordonné à rien, n’importe quel fait est aussi intéressant que tout autre, et mérite autant d’être relevé et transcrit. Or, un tel genre d’appréciation résulte de ce qu’il ne se place au point de vue d’aucun des groupes réels et vivants qui existent, ou même qui ont existé, pour qui, au contraire, tous les événements, tous les lieux et toutes les périodes sont loin de présenter la même importance, puisqu’ils n’en sont pas affectés de la même manière. Mais un historien entend bien être objectif et impartial. Même quand il écrit l’histoire de son pays, il s’efforce de réunir un ensemble de faits qui pourra être juxtaposé à tel autre ensemble, à l’histoire d’un autre pays, de telle façon qu’il n’y ait de l’un à l’autre aucune solution de continuité, et, que dans le tableau total de l’histoire de l’Europe, on trouve, non point la réunion de plusieurs points de vue nationaux sur les faits, mais plutôt la série et la totalité des faits tels qu’ils sont, non pour tel pays ou pour tel groupe, mais indépendamment de tout jugement de groupe. Dès lors, dans un tel tableau, les divisions mêmes qui séparent les pays sont des faits historiques au même titre que les autres. Tout est donc sur le même plan. Le monde historique est comme un océan où affluent toutes les histoires partielles. Il n’est pas étonnant qu’à l’origine de l’histoire, et même à toutes les époques, on ait songé à écrire tant d’histoires universelles. Telle est l’orientation naturelle de l’esprit historique. Telle est la pente fatale sur laquelle serait entraîné tout historien, s’il n’était pas retenu dans le cadre de travaux plus limités, par la modestie ou par le manque de souffle.
Certes, la muse et l’histoire est Polymnie. L’histoire peut se représenter comme la mémoire universelle du genre humain. Mais il n’y a pas de mémoire universelle. Toute mémoire collective a pour support un groupe limité dans l’espace et dans le temps. On ne peut rassembler en un tableau unique la totalité des événements passés qu’à la condition de les détacher de la mémoire des groupes qui en gardaient le souvenir, de couper les attaches par où ils tenaient à la vie psychologique des milieux sociaux où ils se sont produits, de n’en retenir que le schéma chronologique et spatial. Il ne s’agit plus de les revivre dans leur réalité, mais de les replacer dans les cadres dans lesquels l’histoire dispose les événements, cadres qui restent extérieurs aux groupes eux-mêmes, et de les définir en les opposant les uns aux autres. C’est dire que l’histoire s’intéresse surtout aux différences, et fait abstraction des ressemblances sans lesquelles cependant il n’y aurait pas de mémoire, puisqu’on ne se souvient que des faits qui ont pour trait commun d’appartenir à une même conscience. Malgré la variété des lieux et des temps, l’histoire réduit les événements à des termes apparemment comparables, ce qui lui permet de les relier les uns aux autres, comme des variations sur un ou quelques thèmes. Ainsi seulement, elle réussit à nous donner une vision en raccourci du passé, ramassant en un instant, symbolisant en quelques changements brusques, en quelques démarches des peuples et des individus, de lentes évolutions collectives. C’est de cette façon qu’elle nous en présente une image unique et totale.
Pour nous faire une idée, au contraire, de la multiplicité des mémoires collectives, imaginons ce que serait l’histoire de notre vie si, tandis que nous la racontons, nous nous arrêtions chaque fois que nous nous rappelons un des groupes que nous avons traversés, pour l’examiner en lui-même et dire tout ce que nous en avons connu. Il ne suffirait pas de distinguer quelques ensembles: nos parents, l’école, le lycée, nos amis, les hommes de notre profession, nos relations mondaines, et encore telle société politique, religieuse, artistique à laquelle nous avons pu nous attacher. Ces grandes divisions sont commodes, mais elles répondent à une vue encore extérieure et simplifiée de la réalité. Ces sociétés comprennent des groupes bien plus petits, qui n’occupent qu’une partie de l’espace, et ce n’est qu’avec une section locale de tel d’entre eux que nous avons été en contact. Ils se transforment, se segmentent, si bien qu’alors même que nous restons sur place, que nous ne sortons pas d’un groupe, il arrive que par le renouvellement lent ou rapide de ses membres, il devient réellement un autre groupe qui n’a que peu de traditions communes avec ceux qui le constituaient au début. C’est ainsi que, vivant longtemps dans une même ville, on a des amis nouveaux, des amis anciens, et que, même à l’intérieur d’une famille, les deuils, les mariages, les naissances sont comme autant de points de départ successifs et de recommencements. Certes, ces groupes plus récents ne sont quelquefois que des subdivisions d’une société qui s’est étendue, ramifiée, sur laquelle des ensembles nouveaux sont venus se greffer. Nous discernons en eux cependant des zones distinctes, et quand nous passons de l’une à l’autre, ce ne sont pas les mêmes courants de pensée et les mêmes séries de souvenirs qui traversent notre esprit. C’est dire que la plupart de ces groupes, alors même qu’ils ne sont pas divisés actuellement, comme disait Leibniz, représentent cependant une sorte de matière sociale indéfiniment divisible, et suivant les lignes les plus diverses.
Considérons maintenant le contenu de ces mémoires collectives multiples. Nous ne dirons pas qu’à la différence de l’histoire, ou, si l’on veut, de la mémoire historique, la mémoire collective ne retient que des ressemblances. Pour qu’on puisse parler de mémoire, il faut bien que les parties de la période sur laquelle elle s’étend soient différenciées en quelque mesure. Chacun de ces groupes a une histoire. On y distingue des figures et des événements. Mais ce qui nous frappe, c’est que, dans la mémoire, les similitudes passent cependant au premier plan. Le groupe, au moment où il envisage son passé, sent bien qu’il est resté le même et prend conscience de son identité à travers le temps. L’histoire, nous l’avons dit, laisse tomber ces intervalles où il ne se passe rien en apparence, où la vie se borne à se répéter, sous des formes un peu différentes, mais sans altération essentielle, sans rupture ni bouleversement. Mais le groupe qui vit d’abord et surtout pour lui-même, vise a perpétuer les sentiments et les images qui forment la substance de sa pensée. C’est alors le temps écoulé au cours duquel rien ne l’a profondément modifie qui occupe la plus grande place dans sa mémoire. Ainsi les événements qui peuvent se produire dans une famille et les démarches diverses de ses membres, sur lesquels on insisterait si l’on écrivait l’histoire de la famille, tirent pour elle tout leur sens de ce qu’ils permettent au groupe des parents de manifester qu’il a bien un caractère propre, distinct de tous les autres, et qui ne change guère. Si l’événement au contraire, si l’initiative d’un ou de quelques-uns de ses membres, ou enfin, si des circonstances extérieures introduisaient dans la vie du groupe un élément nouveau, incompatible avec son passé, un autre groupe prendrait naissance, avec une mémoire propre, où ne subsisterait qu’un souvenir incomplet et confus de ce qui a précédé cette crise.
L’histoire est un tableau des changements, et il est naturel qu’elle se persuade que les sociétés changent sans cesse, parce qu’elle fixe son regard sur l’ensemble, et qu’il ne se passe guère d’année où, dans une région de cet ensemble, quelque transformation ne se produise. Or, puisque, pour l’histoire, tout est lié, chacune de ces transformations doit réagir sur les autres parties du corps social, et préparer, ici ou là, un nouveau changement. En apparence, la série des événements historiques est discontinue, chaque fait étant séparé de celui qui le précède ou qui le suit par un intervalle, où l’on peut croire qu’il ne s’est rien produit. En réalité, ceux qui écrivent l’histoire, et qui remarquent surtout les changements, les différences, comprennent que, pour passer de l’un à l’autre, il faut qu’il se développe une série de transformations dont l’histoire n’aperçoit que la somme (au sens du calcul intégral), ou le résultat final. Tel est le point de vue de l’histoire, parce qu’elle examine les groupes du dehors, et qu’elle embrasse une durée assez longue. La mémoire collective, au contraire, c’est le groupe vu du dedans, et pendant une période qui ne dépasse pas la durée moyenne de la vie humaine, qui lui est, le plus souvent, bien inférieure. Elle présente au groupe un tableau de lui-même qui, sans doute, se déroule dans le temps, puisqu’il s’agit de son passé, mais de telle manière qu’il se reconnaisse toujours dans ces images successives. La mémoire collective est un tableau des ressemblances, et il est naturel qu’elle se persuade que le groupe reste, est resté le même, parce qu’elle fixe son attention sur le groupe, et que ce qui a changé, ce sont les relations ou contacts du groupe avec les autres. Puisque le groupe est toujours le même, il faut bien que les changements soient apparents : les changements, c’est-à-dire les événements qui se sont produits dans le groupe, se résolvent eux-mêmes en similitudes, puisqu’ils semblent avoir pour rôle de développer sous divers aspects un contenu identique, c’est-à-dire les divers traits fondamentaux du groupe lui-même.
Du reste, comment une mémoire serait-elle possible, et n’est-il point paradoxal de prétendre conserver le passé dans le présent, ou introduire le présent dans le passé, si ce ne sont point là deux zones d’un même domaine, et si le groupe, dans la mesure où il rentre en lui-même, où il prend conscience de lui en se souvenant et s’isole des autres, ne tendait pas à s’enfermer dans une forme relativement immobile ? Sans doute, il est sous le coup d’une illusion lorsqu’il croit que les ressemblances l’emportent sur les différences, mais il lui est bien impossible de s’en rendre compte puisque l’image qu’il se faisait autrefois de lui-même s’est lentement transformée. Mais, que le cadre se soit élargi ou resserré, à aucun moment, il ne s’est brisé, et l’on peut toujours admettre que le groupe a seulement fixé peu à peu son attention sur des parties de lui-même qui passaient autrefois à l’arrière-plan. L’essentiel est que les traits par lesquels il se distingue des autres subsistent, et qu’ils soient empreints sur tout son contenu. N’est-il pas vrai que, quand nous devons nous détacher d’un de ces groupes, non point pour une séparation momentanée, mais parce qu’il se disperse, que ses derniers membres disparaissent, qu’un changement de lieu, de carrière, de sympathies ou de croyances nous oblige à lui dire adieu, quand nous nous rappelons alors tout le temps que nous y avons passé, c’est comme d’un seul tenant que ces souvenirs s’offrent à nous, au point qu’il nous semble quelquefois que les plus anciens sont les plus proches, ou plutôt ils s’éclairent tous d’une lumière uniforme, comme des objets en train de se fondre ensemble dans le crépuscule…